25 décembre 1988
En matière de Noël mémorable, on pouvait certainement trouver mieux qu'une soirée coincé dans la voiture, songea Stephen Long avec une pointe d'irritation. Surtout après avoir dû se promener de boutique en boutique pour trouver une volaille appropriée pour le réveillon – à compter de maintenant, il s'en tiendrait au poulet rôti de supermarché, et au diable le chapon soi-disant biologique dont Alice lui avait rebattu les oreilles.
En parlant de sa femme, celle-ci était au bord de l'explosion. Oh, elle ne disait rien, mais après douze ans de mariage, il la connaissait bien. A sa façon de pincer la bouche, elle était à deux doigts du hurlement, et il savait que si elle se lâchait, il craquerait aussi, et la soirée – enfin, matinée plutôt, déjà une heure du matin – deviendrait encore plus merdique qu'elle ne l'était déjà.
Joie et bonne volonté sur la Terre, ses fesses. Et que foutait ce panneau déviation ici ? Encore une perte de temps !
« Si tu va par là, tu sais que tu nous rajoutes une demi-heure de trajet ? » lâcha Alice d'un ton aussi acide qu'épuisé alors qu'il s'engageait dans une voie latérale.
« Et tu veux que j'aille où ? » lui renvoya-t-il plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu. « Que je prenne la route qui nous rajoutes une heure entière, peut-être ? »
« Le chapon est déjà aux trois quarts décongelé, alors vraiment – STEPHEN, ATTENTION ! »
Il freina par réflexe. Les pneus émirent un terrifiant hurlement alors qu'ils dérapaient sur le bitume verglacé. Un choc sourd contre le pare-chocs. Le cœur de Stephen rata deux battements.
Oh Seigneur non –
En un tournemain, Alice avait dégrafé sa ceinture de sécurité, ouvert la portière et s'était ruée dehors. Pour sa part, son mari venait à peine de se libérer de sa propre ceinture lorsqu'il l'entendit crier :
« Stephen ! Oh, Stephen... »
Lorsqu'il sortit dans le noir, l'homme crut voir quelque chose bouger dans l'obscurité, mais il battit des paupières et les ombres se fondirent dans les ombres, le laissant se concentrer sur la présente catastrophe. Parce que c'était indubitablement une catastrophe de renverser quelqu'un, qui plus est un enfant.
La fillette blottie dans les bras d'Alice portait un gros anorak jaune fluo, passablement sale, sous lequel il apercevait une petite robe d'été bleue imprimée de cercles rouges, ainsi que des tongs en plastique noir aux pieds – qui laisse sa fille s'habiller comme ça en plein mois de décembre ? Elle avait les yeux clos et ne semblait pas gravement blessée, mais toutes ces histoires de contusions internes – et ces cheveux si rouges, impossible de discerner du sang mélangé à une couleur si frappante…
« Stephen, on ne peut pas la laisser comme ça ! Où est l'hôpital ? »
Peut-être aurait-ce été plus sûr de ne pas déplacer la petite, de téléphoner aux urgences pour une ambulance, mais Alice s'était déjà relevée, la fillette dans les bras, l'installant sur la banquette arrière, et Stephen s'était déjà reprécipité derrière le volant, le chapon en danger de décongeler entièrement oublié.
Kikyô avait l'étrange sensation d'avoir tous ses organes enrobés de guimauve et remis en désordre à l'intérieur de son corps – très, très bizarre comme impression. Ça la rendait vaguement nauséeuse aussi. Mais elle ne pensait pas avoir quelque chose de cassé, ce qui constituait un bon signe puisque ça signifiait probablement que le minotaure ne l'avait pas rattrapée.
D'un autre côté, une situation inconnue n'était pas souvent bon signe, et elle se força à écarquiller les paupières pour voir dans quel sorte de mélasse elle venait de dégringoler.
Elle était dans un lit très blanc, dans une pièce très blanche, une chemise de nuit très blanche sur le dos – tout ce blanc, c'était un petit peu oppressant, et elle sentit ses yeux larmoyer.
« Bonjour, ma chérie. Tu es réveillée ? »
Une femme – humaine, probablement – en blouse blanche, un petit bonnet blanc posé sur son chignon noir – contraste élémentaire mais toujours élégant – penchée sur elle, son sourire dévoilant des dents blanches. Pourquoi tant de blanc ?
« Moui ? » parvint à éructer le kitsune, ses efforts pour se concentrer échouant de manière pitoyable.
« Parfait. Tu es à l'hôpital VA Medical Center, et je vais devoir être sûre que tu n'as rien de trop grave. Est-ce que je peux te poser quelques questions ? »
Kikyô referma les yeux, espérant mieux réunir ses pensées de la sorte. Échec sur toute la ligne.
« Mm-kay. »
Alice avait terminé de ruiner consciencieusement sa manucure lorsqu'un docteur était enfin venu leur dire ce qui était arrivé à leur petite accidentée. Pour sa part, Stephen parvint enfin à retrouver une respiration normale quand la blouse blanche leur assura que l'enfant n'avait que des bosses, peut-être une commotion, mais rien qui menaçât dangereusement sa vie.
« Heureusement » soupira Alice. « Qu'est-ce qu'on aurait dit à ses parents, sinon ? Vous les avez contactés ? Quand arrivent-ils ? On aimerait leur assurer toutes nos excuses. »
Le médecin parût tout à coup coincé, et Stephen se rappela la saleté de l'anorak et les tongs en plein hiver. Un parent digne de ce nom donnerait à sa fille des chaussures fermées et un manteau propre – mais si l'enfant était négligée…
« Les parents ne viendront pas. Kikyô – c'est son nom – n'a pas été très claire à leur sujet, mais elle en a dit bien assez pour que nous appelions les Services Sociaux. Sans compter qu'elle présente des marques assez évocatrices – elle a reconnu être à la rue depuis plusieurs mois, et vu l'agitation récente des gangs dans le quartier, ce serait impensable de ne pas la placer en foyer... »
Les yeux d'Alice s'écarquillaient tant que les iris marron ressemblaient à des têtes d'épingle dans un océan de blanc.
« La placer ? Vous voulez dire qu'elle n'a personne ? »
Le docteur soupira, mais à voir sa mine éreintée, on comprenait clairement qu'il n'était pas surpris et se retrouvait avec ce genre de situations de manière constante.
« S'il y a quelqu'un, ce n'est pas quelqu'un qui prend soin d'elle comme il faut. On voit ça plus que vous ne sauriez croire, madame. »
Stephen la connaissait, sa femme : quand Alice prenait une décision, c'était généralement le fruit spontané d'un élan irréfléchi. Et elle ne manquait jamais de se liquéfier quand elle voyait un enfant de moins de douze ans.
Il aurait pu protester, mais la culpabilité lui grignotait un rien la conscience. Et puis, c'était le matin de Noël, le jour de la paix et de la bonne volonté sur Terre, il pouvait bien faire honneur à ça, non ?
1 janvier 1989
Kikyô se demandait vraiment comment les choses avaient pu tourner de la sorte. Se faire renverser par une voiture, passe encore. Se retrouver épinglée par les Services Sociaux, passe encore. Mais que ses involontaires bourreaux lui ouvrent leur porte ? Le monde avait dû se mettre à marcher à l'envers tandis qu'elle était dans les pommes. Ou peut-être qu'elle rêvait.
Seulement, ça avait paru bien réel, quand l'assistant social l'avait sortie de l'hôpital en fauteuil roulant pour l'amener jusqu'à la voiture qui se garait à présent devant une de ces maisons dans le style victorien, à la façade bleu pastel, aux plates-bandes décorées de galets.
Soi-disant sa nouvelle maison, parce que la municipalité ne voulait pas s'encombrer d'une énième gosse des rues et qu'il y avait un couple de cœurs saignants qui ne demandait qu'à la réceptionner, faire d'elle une citoyenne modèle et productive. Ah. Rien que d'y penser, elle hésitait à éclater de rire.
Enfin, elle pouvait bien jouer le jeu. Et ce serait plus confortable et plus sûr que la rue, songea-t-elle tandis que le couple Long la recevait, lui faisait faire le tour du propriétaire, essayait de la mettre à l'aise.
« Et voilà ta chambre. Pardon, on a fait un peu vite... »
Des murs peints d'un beau vert océan. Un lit aux draps jaunes, garni d'une bonne demi-douzaine de coussins. Un bureau sur lequel trônait un lecteur de cassette flambant neuf. Une bibliothèque et une armoire en bois laqué aux étagères vides.
« Tout ça pour moi ? »
Les mots avaient échappé à Kikyô, mais elle n'avait pas pu s'en empêcher. Dans le placard, elle n'avait eu qu'un grabat et un recoin dans le mur. Dans les rues, elle n'avait eu que le contenu de son sac et les porches et bancs partagés avec la multitude des sans-abris.
Après ça, une pièce entière, une vraie, représentait un luxe presque royal.
L'homme Long la fixait attentivement des yeux tandis qu'elle allait inspecter le lecteur de cassettes sous toutes les coutures.
« C'est ta chambre » déclara-t-il. « C'est à toi. »
« Et dès que tu en auras envie » ajouta la femme, « on ira chercher de quoi décorer un peu, pas vrai ? Et aussi de quoi t'habiller – et des livres, des peluches… tout ce qui te fera plaisir. »
Dans leurs mots, il n'y avait que sincérité. Le kitsune cligna des yeux, une fois, deux fois.
Oui, elle allait certainement rester.
