27 juillet 2005
Si Kikyô Long devait employer un mot unique pour résumer sa vie, elle choisirait « imprévu » sans le moindre doute, à la fois parce que ça lui arrivait souvent à elle, et parce que c'était aussi son influence sur les vies de son entourage.
D'abord, l'échec du Sombre Idiot à la tuer à quinze mois, parce qu'elle avait survécu on ne sait trop comment à un maléfice qui jusque là ne manquait jamais de tuer sa cible : imprévu. Sa découverte par les Dursley sur leur paillasson avec obligation de la prendre en charge, ruinant leur existence si parfaitement normale : imprévu. Sa transformation en kitsune et décision de rester à San Fransokyo, contre les attentes du monde sorcier qu'elle les rejoindrait : imprévu. Les Long qui l'adoptent pour se faire pardonner de l'avoir renversée : imprévu. La naissance de Cassie-framboise alors que les Long croyaient avoir passé l'âge : imprévu.
Ouais, il y avait beaucoup d'imprévus dans la vie de Kikyô, qu'elle soit la concernée ou bien ses proches. Daiki Hamada n'était que le dernier en date, cet adorable garçon qui fauchait les sacoches sans le faire exprès et avait réussi elle ne savait trop comment à la convaincre de venir avec lui au Japon pour le grand lancer de feux d'artifice de Tokyo.
Oh, et apparemment, ses parents habitaient dans le coin, donc ils logeraient là-bas. Ce qui voulait dire être présentée à M. et Mme Hamada. En tant que quoi, au juste ? Kikyô se sentait assez à l'aise avec Daiki pour l'appeler son ami, mais quand un garçon veut vous présenter à ses parents, ça indique qu'il aimerait passer au stade supérieur.
Stephen et Alice pensaient apparemment la même chose, vu leurs sourires entendus quand elle leur avait balancé la bombe. Ce qui les avaient poussé à demander un dîner en famille quand elle reviendrait, avec Daiki comme invité d'honneur. Le kitsune se demandait toujours si elle devait paniquer à cette perspective. Ou même si elle voulait passer à ce stade.
Elle avait dû lire et relire Laisse-moi entrer une bonne douzaine de fois dans l'avion et sur le trajet en taxi pour se calmer les nerfs et esquiver la question – rien de tel qu'une bonne histoire de vampire gore et déprimante à souhait pour ça. Hélas, ils avaient fini par arriver à destination, le parc Kinuta dans l'arrondissement Setagaya.
« Dis donc, Daiki, les espaces verts sont sensés être inhabités, non ? »
L'étudiant en médecine émit un petit bruit de confirmation.
« Le privilège de l'ancienneté, ça aide beaucoup. Le sanctuaire familial a été fondé au tout début de l'ère Sengoku, pendant la guerre d'Ônin, je crois, et il est resté intact jusqu'à maintenant. Quand le parc a été construit en 1935, ma famille a refusé de se laisser expulser parce que ça faisait si longtemps, et on a décidé de la laisser tranquille. D'autant plus que c'était un lieu saint, et personne ne veut recevoir de malédiction. »
Si Kikyô se rappelait bien, la guerre d'Ônin avait duré de 1467 à 1477. Pour une famille humaine, c'était des racines rudement profondes, pas étonnant qu'elle ait refusé de bouger de son territoire. Ceci dit, c'était encore plus étonnant que Daiki ait choisi de partir en Amérique, surtout qu'il avait avoué être fils unique – ne laissant personne pour veiller sur ses parents, et c'était un devoir très crucial dans les cultures asiatiques.
« Avec un passé comme ça, on se demande pourquoi tu t'es sauvé pour étudier la médecine » fit-elle remarquer, et l'espace d'un instant, Daiki parut gêné.
« Même si tu descends de la bonne lignée, ça ne veut pas dire que tu feras la même chose que tes ancêtres » se borna-t-il à répondre. « Tu me suis ? C'est par là. »
Ils s'engagèrent ensemble sur un chemin de graviers blancs polis par le passage d'innombrables visiteurs.
« Et à tous les coups, elle voudra dormir avec lui ! » tempêta le quinquagénaire furieux depuis le salon.
« Ils sont venus ensemble, très cher, pourquoi cela serait-il si surprenant ? » objecta la ménagère d'âge mûr occupée à vérifier qu'elle n'avait rien oublié pour l'apéritif. « Et Daiki-kun est trop bien élevé pour se laisser aller à des imprudences. A moins que tu ne fasses pas confiance à ta chair et ton sang ? »
Un reniflement méprisant lui tint lieu de réponse.
Intérieurement, Maemi Hamada était loin d'éprouver le calme qu'elle affichait en présence de son époux. Que leur fils ait trouvé quelqu'un – c'était encourageant, après sa décision de fuguer en Amérique quand ses parents avaient commencé à s'inquiéter qu'il finisse vieux garçon. Mais une gaijin ? Daiki-kun fiancé à une Américaine ? Rien qu'à repenser à certaines des rumeurs qui couraient sur ces gens-là, Maemi se sentait prête à défaillir. Et quant à penser aux possibles petit-enfants…
La sonnette retentit et la matriarche Hamada reposa immédiatement le verre en cristal qu'elle inspectait à la recherche de traces honteuses pour se diriger vers la porte et l'ouvrir.
Il était là, Daiki-kun était sur le pas de la porte, l'air un peu fatigué et hésitant, mais toujours grand, toujours large d'épaules, toujours le regard brun brillant sous les épais sourcils qu'elle lui avait malencontreusement transmis. Et un sourire sur les lèvres.
« Bonjour, maman. »
« Daiki-kun » ronronna-t-elle tandis qu'il lui faisait la bise, « le voyage n'a pas été trop contraignant ? Je te trouve une petite mine... »
« C'est pas le voyage, c'est d'être en médecine » décréta fermement son magnifique garçon avant de s'écarter légèrement. « Et voici Kikyô. »
« Hamada-san » fit poliment la fille en inclinant la tête.
La première pensée de Maemi devant cette potentielle belle-fille fut qu'une fille incapable de prendre soin d'elle correctement ne serait jamais une épouse acceptable. Qu'est-ce que c'était que cette tignasse ? A croire qu'elle n'avait jamais vu de peigne de sa vie !
La seconde fut que la fille était désespérément occidentale. Tout depuis la rougeur intense de ses mèches désordonnées à ses larges pieds aux orteils vernis de bleu métallisé, sans parler de sa robe si décolletée qu'on lui voyait presque le soutien-gorge et de son sac à autocollants de petits chats criait la pure Américaine, le genre qui n'aurait aucun respect pour la tradition ni pour la famille.
La troisième fut qu'elle tenait le coude de Daiki-kun, et rien que pour ça, Maemi sentait monter la détestation abjecte que toutes les belle-mères nourrissent à l'endroit de leurs brus.
Elle sourit poliment.
« Kikyô-chan, c'est bien ça ? »
« Kikyô-sensei » rectifia Daiki-kun tandis qu'ils entraient dans le vestibule, se débarrassant de leurs chaussures et de leurs vestes. « Elle est institutrice de primaire, figure-toi. »
« Ah… presque » nuança la fille dans un japonais hésitant.
Maemi avait du mal à le croire. Elle aurait eu bien moins de mal à imaginer cette créature rouquine en vendeuse d'épicerie quelconque, ou encore posant pour ces horribles publicités qui semblaient croire qu'un produit se vendait du moment qu'il partageait l'affiche avec une femme quasi nue.
« Alors, ils sont là ? » tonitrua la voix de son cher et tendre, l'arrachant à ses réflexions. « Ou bien cette gaijin n'a même pas la politesse d'être à l'heure ? »
Oh, Tomeo. Toujours aussi brut de décoffrage. Il n'avait jamais vraiment compris l'intérêt de la politesse, et à son âge, il avait très peu de chance de modifier ses habitudes. Mais vraiment, en présence d'une invitée – toute indésirable qu'elle fût – il poussait un peu loin.
« Si, elle est là » lança Daiki-kun d'une voix forte. « Comme tu vois, elle a la politesse d'être à l'heure et d'insulter les autres en les regardant bien dans les yeux. »
Sur un reniflement, Tomeo fit son apparition, la mâchoire contractée et les narines pincées, foudroyant du regard son unique héritier avant de zyeuter l'hérétique que celui-ci avait eu l'audace d'amener sous son toit.
« Alors, c'est ça que tu nous ramènes ? » finit-il par lâcher du bout des lèvres.
« Oui » reconnut le jeune homme placidement, sans la moindre touche de remords dans la voix.
« Très cher, puisque tu viens de te lever, tu pourrais aller chercher les boissons ? » intervint Maemi qui sentait déjà que la soirée serait épuisante pour ses nerfs. « Je m'occupe d'installer les enfants, ils viennent à peine d'arriver et ce n'est pas correct d'exploiter nos invités. »
« Oh, maman, on n'est pas manchots, tu sais... »
« Tut tut » coupa la matriarche Hamada en poussant gentiment les jeunes vers le salon. « Règles de l'hospitalité. Oh, et ramène aussi les amuse-bouches, très cher. Dans les petits bols laqués. »
« Oui chérie » répondit immédiatement Tomeo.
A voir l'expression de la fille, celle-ci se trouvait déroutée par le changement de « vieux grincheux hostile » à « mari aimant et respectueux ». Ah, la jeune génération, si ignare de tant d'astuces.
31 juillet 2005
« Je crois que tes parents ne m'aiment pas beaucoup » laissa tomber Kikyô alors que l'avion de nuit stabilisait son vol après le décollage.
« Je suis vraiment désolé » grimaça Daiki des plus contrits. « Quand mon père décide d'être odieux, il se donne à fond. »
« Non, sans blague ? Au moins il cache pas ses sentiments, celui-là. Ta mère est bien gentille, mais je détesterais entendre ce qu'elle pense de moi. »
L'étudiant en médecine aurait bien défendue l'auteure de ses jours, mais il la connaissait trop bien pour ne pas savoir quand celle-ci n'était pas contente de quelque chose. Maemi s'était montrée d'une politesse impeccable mais à aucun moment elle ne s'était réjouie de savoir l'amie occidentale de son fils sous son toit.
« J'imagine que tes parents trouveront moyen de me le faire payer » se borna-t-il à commenter.
Kikyô parut tout d'abord décontenancée, puis un sourire se dessina lentement sur son visage.
« Oh oui, ils te le feront payer cher. Prépare-toi à des étreintes viriles, de la cuisine qui vous tient au corps et des discussions cœur à cœur. Un supplice ignoble, vraiment. »
Il lui fit des yeux de chien battu. Elle éclata de rire.
