15 avril 2011
Tous les guides pour jeunes parents reconnaissaient l'inutilité du « langage de bébé » : pour que votre enfant développe un vocabulaire et une syntaxe corrects, il est nécessaire de vous adresser à lui comme à un adulte de taille malencontreusement réduite. Cela avait été rédigé en noir sur blanc par des tripotées d'experts en la matière.
« Qui c'est, mon chaton ? Qui c'est, mon gentil minet ? Oui, c'est toi ! »
Kikyô ne s'était jamais beaucoup souciée de l'opinion des autres. Si tel avait été le cas, elle n'aurait certainement pas quitté l'Angleterre, et alors où en serait-elle aujourd'hui ? Elle n'aurait assurément pas rencontré Daiki, et elle serait encore moins devenu la mère du merveilleux petit prince absolument parfait sur lequel elle était en train de bêtifier.
Ledit petit prince – deux mois déjà ! C'était de la folie, le temps passait tellement vite, encore un peu et il rentrerait à l'université – accueillait les effusions de l'auteure de ses jours avec des roucoulements curieux et enjoués, faisant fondre encore davantage Kikyô.
Inari, était-il possible d'être à ce point mignon ? Il fallait croire que oui.
La stridulation joviale du lave-vaisselle arracha la jeune mère à sa contemplation béate. Elle agita négligemment la main, prenant soin de ne pas mettre trop de pouvoir dans le geste – électronique et magie se mélangeaient de manière un peu trop explosive la plupart du temps. Aussitôt, l'engin s'ouvrit et la vaisselle s'en envola pour aller se ranger d'elle-même dans le placard ouvert.
Ah, c'est si bon d'être une ménagère quand on connaît une ou deux petites astuces…
Un tiraillement sur son cuir chevelu l'obligea à baisser les yeux sur son poupon : fasciné par les longues mèches rouge tomate de sa mère, il en empoignait une avec enthousiasme pour s'efforcer de la fourrer dans sa bouche édentée.
« Non, non, mon chat, ça, c'est pas mangeable. Et puis, c'est à maman, pas touche aux affaires de maman. Oui ? »
Le nourrisson geignit de protestation quand elle desserra ses petits doigts pour en dégager sa mèche, et son minois joufflu se froissa pour annoncer une crise de larmes.
« Ah, ah, regarde, mon bijou. C'est pas mieux ? »
A en juger par les cris d'excitation émis par l'enfant à la vue des flammèches vert et or qui cabriolaient dans l'air, ça l'était. Kikyô fondait comme neige au soleil.
« Ah – Ki… ? »
Elle se pétrifia, et les flammèches avec elle. Daiki devait avoir quitté le labo plus tôt que prévu, et se tenait maintenant dans le vestibule de l'entrée, qui offrait une vue imprenable sur la cuisine. Même sans les effets pyrotechniques, il restait le couteau en train de peler les patates, le velouté potiron-carottes remué par la cuillère en bois et l'aspirateur ronronnant actuellement dans la chambre – sans qu'elle les touche.
Tout à coup, l'air lui parut se raréfier dans la pièce. L'expression de Daiki lui était aussi accessible qu'un code crypté par les pires agents de la CIA.
Monstre ! Tu n'en as pas fini d'exhiber ton anormalité ?
Mais j'ai rien fait !
Personne ne devait voir, personne ne pouvait savoir, si elle n'avait pas été épargnée à sept ans pour la magie qu'elle n'avait même pas conscience de pratiquer, que lui arriverait-il maintenant qu'elle avait trente ans et usait volontairement de ses dons ? Tu ne souffriras pas que vive une sorcière, c'étaient les mots, et elle n'avait pas voulu tenter le sort avec les Long, si sa famille par le sang ne pouvait pas supporter sa différence, pourquoi tolérer l'anomalie chez une branche rapportée ?
Contre sa poitrine, le bébé remua. Oh non, Tadashi – il avait à peine deux mois, c'était trop petit, trop vulnérable, Daiki n'oserait sûrement pas – mais elle n'avait qu'un an et demi lors de son arrivée chez les Dursley, ça aussi était trop jeune, non ?
« Ki. S'il te plaît… calme-toi. »
Daiki avait les mains levées, le geste bien connu pour signaler je suis inoffensif, pas la peine de causer un massacre. Il s'approcha lentement, un pas, deux, trois, jusqu'à se trouver sur le seuil de la cuisine. Le siège le plus proche étant un tabouret un peu bas pour sa grande carcasse, il s'assit de manière un rien maladroite. Et tout ce temps, il avait gardé les yeux fixés sur elle.
Elle resserra imperceptiblement son étreinte sur le bébé – quoi qu'il allait se passer, Tadashi en sortirait intact, elle n'accepterait aucune alternative.
« Mon père est prêtre shinto, tu sais. Il était toujours sur mon dos pour que je lui succède – il l'est encore, d'ailleurs » concéda son vis-à-vis. « Peut-être que j'ai opté pour une carrière scientifique, mais ça ne veut pas dire que je ne connais pas mon folklore ou la mythologie. »
Kikyô avala sa salive.
« Depuis quand tu sais ? » parvint-elle à interroger, sa voix encore plus rauque qu'à l'accoutumée.
Daiki lui adressa un sourire presque penaud.
« Je dirais – une semaine ou deux après le mariage ? Tes pupilles sont bizarres parfois… Pas rondes, plutôt comme celles d'un chat. C'est aussi ton ombre et ton reflet – tu ressembles toujours à une femme, mais avec des oreilles et un museau de renard. C'est bien ce que tu es, n'est-ce pas ? Un kitsune. »
Bien sûr que c'était ça qui l'avait trahie. Un kitsune avait beau exceller naturellement en métamorphose et changement de peau, le dicton stupide comme quoi les yeux étaient les fenêtres de l'âme ne mentait pas. Et comment avait-elle pu oublier que les miroirs reflétaient ce qui était plutôt que ce que l'on voulait montrer, quelle idiote elle avait été…
Elle voulait pleurer, mais se contint. Si elle perdait le contrôle, Tadashi le sentirait, et elle ne pouvait pas lui infliger ça.
« Oui » répondit-elle platement, « je suis un kitsune. »
« Oh. »
Une simple syllabe, qui enfla lentement pour remplir la pièce d'une lourde tension, se posant sur les épaules du couple à la manière d'une chape de plomb. Enfin, Daiki reprit la parole :
« ...Je ne veux pas que tu partes. »
Prise au dépourvu, Kikyô plissa le front. De quoi – oh, bien sûr. Quand un homme épousait un kitsune, ça ne finissait jamais heureusement, puisqu'il ignorait toujours la vraie nature de son épouse et finissait toujours par l'apprendre au plus mauvais moment. Ce qui poussait toujours le kitsune à s'enfuir.
Je ne veux pas que tu partes.
« Tu ne pourrais pas m'arrêter » rappela-elle doucement, et son mari eut un petit sourire navré.
« Je sais bien. Je peux juste te demander. »
« Pas exiger que je reste ? »
« Tu es ma femme. Si tu n'es pas heureuse avec moi, si tu veux t'en aller, alors je n'ai ni les moyens ni le droit de t'en empêcher. D'ailleurs, je ne veux pas. »
« ...Mais tu veux que je reste. »
Les yeux brun chocolat de Daiki étaient étonnamment clairs et lumineux, et Kikyô en oublia brièvement de respirer.
« Tu es ma femme et la mère de mon fils, Ki. Tu es la fille dont je suis tombé amoureux au point de vouloir partager une vie ensemble. Mais ça, on peut le faire qu'à deux. Je peux pas le faire sans toi. »
Elle le regarda longuement, longuement avant de se lever, calant soigneusement Tadashi au creux d'un coude, pour s'avancer et passer son bras libre sur les épaules de son mari, si bien qu'il se retrouva la joue tout contre son plexus solaire.
« Daiki » souffla-t-elle d'une voix étranglée, « un type aussi gentil que toi, ça devrait pas être possible. »
Il lui enlaça délicatement la taille avant de rétorquer :
« Je ne suis pas de nature gentille, c'est seulement que tu me donnes une bonne raison de l'être. »
« Ah ouais ? Laquelle ? »
Daiki sourit tout contre le chemisier de sa femme.
« Koishiteru yo. »
Même si elle n'avait pas appris le japonais sur le tas au cours des dix dernières années, Kikyô aurait tout de suite compris le sens de cette phrase. Avec une telle émotion dans la voix, une seule traduction était possible.
Pour dire « je t'aime » en japonais
« Daisuki » pour les amis et gens que vous appréciez beaucoup
« Aishiteru » pour les relations dans lesquelles vous êtes sincèrement investis
« Koishiteru » pour la personne avec laquelle vous voulez passer le reste de votre vie
