4 mars 2021
De toute sa vie, Maemi n'avait jamais voyagé hors du Japon. En fait, elle pouvait compter sur les doigts d'une seule main le nombre d'occasions où elle avait quitté la ville de Tokyo, sans parler de la préfecture elle-même. Oui, elle était consciente que cela faisait d'elle une souris des villes, et non, elle n'en ressentait aucune honte. Si elle avait eu le choix, elle ne se serait jamais aventurée à l'étranger jusqu'à la fin de ses jours.
Mais il y avait eu ce coup de téléphone. Celui que Tomeo avait reçu ce matin, qui l'avait fait si violemment pâlir que Maemi avait craint l'espace d'un instant qu'il lui faudrait contacter le médecin. Celui qui venait d'un hôpital dans la banlieue de San Fransokyo.
L'hôpital où Daiki-kun et sa famille se trouvaient actuellement. À cause d'un accident de voiture. Mais Daiki-kun était un conducteur si prudent – pas du tout comme ces Américains qui faisaient toujours des concours de vitesse sur l'autoroute. Et puis, ça ne pouvait pas être si grave que cela, n'est-ce pas ? On mourait de vieillesse ou de maladie dans la famille, pas dans un accident de la route. Son bébé allait forcément bien – et si ça n'allait pas, il se remettrait forcément.
Elle avait beau le répéter à Tomeo, son cher époux n'avait rien dit du tout pendant tout le voyage en avion, puis pendant le trajet en taxi qui les avait emmenés jusqu'à l'hôpital, son visage toujours blême, ses yeux bruns fixant un point inaccessible de l'horizon.
À l'intérieur de l'hôpital, il faisait si clair que ça brûlait les paupières, si bien que Maemi n'avait pas été capable de garder les yeux ouverts tandis que son mari donnait leur nom à leur réception et qu'une infirmière les dirigeait vers une petite salle d'attente, où se trouvaient déjà deux autres personnes.
L'une d'elle était la sœur de… de cette créature rousse. Quel âge avait-elle ? Vingt-cinq ans, vingt-quatre ? Son visage arborait la même expression hallucinée que celui de Tomeo, ses cheveux étaient décoiffés – quoique pas aussi débraillés que l'était sa sœur – et une larme de mascara avait laissé une trace noirâtre le long de sa joue gauche.
L'autre était un médecin caucasien au regard fatigué qui se leva aussitôt à l'arrivée du couple.
« Monsieur et madame Hamada, c'est bien cela ? Nous avons essayé de vous contacter pour évolution de la situation, mais vous n'étiez pas joignables... »
Tomeo agita la main de manière crispée, saccadée, qui rappelait davantage une marionnette qu'un être humain.
« Nous sommes là maintenant » déclara-t-il d'un ton morne. « Où... »
Comme sa voix se brisait, Maemi décida de prendre le relais.
« Où est Daiki-kun ? Il ne peut pas être blessé très gravement, n'est-ce pas ? »
Le médecin lui adressa un regard bizarre, puis se tourna vers Tomeo.
« … Montrez-lui. Je… je ne peux pas lui expliquer. »
« Très bien » murmura le docteur. « Madame, si vous voulez bien me suivre... »
Tomeo resta derrière alors qu'elle suivait la blouse blanche hors de la salle d'attente, sans doute pour obtenir davantage d'explications de la fille – pauvre petite. Maemi n'avait eu guère d'affection pour la créature lui tenant lieu de belle-fille, mais cela ne signifiait pas qu'elle voulait du mal à la famille de cette dernière.
Le médecin ne l'amena pas dans une chambre, non, c'était une grande salle très froide, encombrée de plusieurs tables de métal à roulettes sur lesquelles reposaient diverses formes couvertes d'un drap blanc, et Maemi ne voulait vraiment pas lever ces draps.
« Voici, madame. Si cela vous console… la mort a été immédiate. »
Pourquoi avoir allongé Daiki-kun sur une de ces tables, et apparemment sans rien d'autre que cette couverture trop fine ? Il allait attraper du mal, il s'enrhumait dès qu'il oubliait son écharpe pour sortir ! Tenez, il était déjà glacé, elle le sentait sous ses doigts, sa joue était si froide…
« Daiki-kun » souffla Maemi.
Il était si pâle…
« Daiki. »
La table grinça faiblement alors qu'elle tombait à genoux, la vision brouillée par les larmes.
À une occasion, alors qu'il visitait un ami, Tomeo avait eu l'occasion de vivre un tremblement de terre. Sans mentir, il n'avait jamais éprouvé pareille horreur. Jusqu'à aujourd'hui.
Pas ça tout sauf ça ce n'est pas possible ça n'arrive qu'aux autres pas moi pas nous pas mon garçon –
Mais c'était arrivé.
Pourquoi le cauchemar refusait-il de s'achever ? Ce tremblement de terre dans sa jeunesse avait bien fini par se terminer, alors pourquoi pas cette catastrophe-là ? La fin du monde ne pouvait pas durer éternellement, n'est-ce pas ?
En face de lui, la fille – car ce n'était qu'une fille, même pas une femme, il était bien assez vieux pour être son grand-père, lui et Maemi étaient devenus parents sur le tard après tout – partageait visiblement son calvaire. Il était décidément tombé bien bas, pour avoir un point commun avec une dégénérée d'Américaine.
« … Vous voulez voir Hiro ? » finit-elle par proposer. « Oh non, attendez – ils l'ont mis sous sédatif. Mais à priori… il n'a rien. Que des bleus. »
Hiro. Les tripes de Tomeo se serrèrent à l'énoncé de ce nom. Le nom du hanyô qui était né à Daiki. Non. Il ne pouvait pas. Le garçon… il était trop comme elle. Et ce n'était pas à elle qu'il voulait penser.
« Et Tadashi ? »
La fille se raidit, un lapin embusqué par un renard, et il sentit ce qu'il lui restait de sang dans le visage s'en retirer aussitôt.
« Il – les docteurs croyaient qu'il était juste sous le choc. Mais il reste là, comme un pantin sans ficelles, il – il ne répond plus ! Comme un coma mais les yeux ouverts, et personne ne dit quand il va se réveiller ou même s'il va se réveiller un jour, ils me parlent d'état végétatif au lieu de le soigner et ! »
La fille commençait à s'agiter, battant l'air des mains, les mots giclant de plus en plus vite hors de sa bouche. Tomeo lui saisit les poignets, plus brutalement qu'il ne l'aurait voulu.
« Emmenez-moi le voir. »
Morte à soixante-deux ans d'avoir les intestins rongés par le cancer – mort à quatorze ans de la septicémie pour s'être éraflé avec un clou rouillé – mort à trente-trois ans de s'être pendu avec la corde à linge – mort à vingt-six ans d'avoir voulu réparer ses fusibles sans protection
Il ne pouvait pas se réveiller.
Depuis que la flamme de Maman avait été soufflée, il ne pouvait pas se réveiller. Il ne pouvait pas arrêter d'entendre. Il ne pouvait pas arrêter de savoir.
Mort à quatre ans de s'être étouffé avec un Lego – morte à dix-huit ans de s'être ouvert les poignets – morte à seize ans d'avoir confondu l'aspirine avec les somnifères – mort à trente-cinq ans d'une appendicite découverte trop tard
Il voulait pleurer, appeler Maman ou Papa, mais il n'avait plus d'yeux, plus de voix, que des oreilles et une bouche dans lesquelles tombaient tous ces horribles souvenirs qui lui serraient la gorge, l'empêchaient de respirer.
Tadashi. Pas une voix comme les autres, elle était trop solide, trop réelle. Tadashi Hamada, réveille-toi. Reviens-nous.
Il se réveilla dans une faible plainte, entortillé dans les draps du lit, le ventre retourné par la nausée, trempé de sueur et le front recouvert d'une large main chaude.
« Tadashi » répéta la voix, et il la connaissait, cette voix.
« Papy ? » parvint-il à croasser, juste avant d'éternuer – une forte odeur de sauge lui titillait les narines.
« Content de voir que je n'ai pas perdu la main en matière d'exorcisme » commenta Papy d'un ton égal. « Bon, à proprement parler, il s'agissait de purifier ton aura de toutes ces traces spirituelles étrangères, mais vu la quantité, il fallait bien recourir aux grands moyens. »
Oh… c'était vrai, Papy était le prêtre responsable du sanctuaire de famille. D'ailleurs, c'était en partie pour ça qu'ils ne les visitaient pas souvent, parce que les prêtres n'aimaient pas tellement les youkai et donc Papy ne s'entendait pas avec Maman…
Maman.
Tadashi trembla de tout son corps tandis qu'une sensation de brûlure se diffusait sous ses paupières closes.
« Elle est partie » ne put-il s'empêcher de hoqueter. « Il est parti. »
La lumière de Papy – qui ressemblait un peu à celle de Papa mais qui n'était pas celle de Papa et Tadashi voulait tant sentir cette autre lumière – frémit, comme si elle voulait se recroqueviller sur elle-même.
« Je sais. »
La voix de Papy était si petite, si fragile, que Tadashi sentit ses larmes lui échapper.
