Ça alla vraiment, vraiment très vite.

Même pas de hoquet, même pas de cri, pas de gesticulations ou de convulsions façon L'Exorciste. Il y avait deux enfants – un enfant et un fantôme – et la seconde d'après, il n'y en avait plus qu'un, voilà. Deux gouttes d'eau qui font une goutte d'eau plus grosse.

Tadashi avait l'air… intact. Enfin, sauf les yeux. Qui étaient tout blancs, comme Toph dans Avatar, le dernier maître de l'air, mais les yeux blancs c'était pas juste une convention pour les aveugles, non ? Oh misère, faites que Tadashi ne soit pas devenu aveugle, là.

Fred avait un peu envie de pleurer. Et de crier aussi. Peut-être même de se faire pipi dans le slip, de jeter sa lampe torche à la tête de Tadashi et de s'enfuir à toutes jambes. Bon sang, il s'agissait pour ainsi dire du premier commandement du protagoniste dans une histoire d'horreur : dégager des lieux le plus vite possible et le plus loin possible. Et c'était pas devenu une histoire d'horreur, cette aventure ? Une possession par le spectre d'une fille morte dans des circonstances floues, on pouvait certainement pas trouver plus glauque…

Pendant que le garçon gaspillait quelques précieuses secondes à déterminer le genre fictif dans lequel il venait de dégringoler, Tadashi – le spectre – fit un pas hésitant, précautionneux dans sa direction.

« Vade retro ! » s'écria Fred avant de se tancer mentalement vu qu'il n'était pas question ici de possession démoniaque. « Je vous bénis, Marie, pleine de salut... »

« … les » souffla le spectre à travers ses lèvres d'emprunt. « S… ssss… vve… les. »

Le garçon blond changea de prise sur sa lampe de manière à pouvoir s'en servir comme d'une matraque. Pardon, Tadashi, mais il ne voyait pas comment taper sur le fantôme sans frapper l'autre garçon par la même occasion.

« Quoi ? » pleurnicha-t-il presque.

« Ssss… saaaaa… sauuuu... »

« QUOI ?! »

Hurler sur un monstre potentiellement dangereux et hostile, ah bravo. Bonnet d'âne pour monsieur Lee, et ça se prétend expert en conventions littéraires et théâtrales ? Il se serait giflé.

Un coup sourd, retentissant, l'impact de quelque chose ou de quelqu'un qui tombe ou se jette par terre ou contre un mur. Les deux garçons se raidirent.

Et ça, mon mignon petit Hobbit, c'est la grande raison pour laquelle on ne fait pas de bruit dans les coins abandonnés, juste au cas où un truc n'aimerait pas se faire réveiller.

Quand un second coup – plus lourd, plus proche – éclata, le spectre entra en action. Un étau glacé se referma sans merci sur le poignet de Fred – qui hulula autant de frayeur surprise que de protestation alors que ses os fragiles menaçaient de s'émietter – pour traîner aussitôt le garçon vers l'entrée principale. Celle-ci était verrouillée du dehors à l'aide d'une épaisse chaîne alourdie d'un cadenas et Fred ne voyait pas comment le spectre comptait le faire passer par là. À moins de l'utiliser comme un bélier ?

La main de Tadashi se posa sur la serrure, bien à plat, ses longs doigts clairs étalés en éventail sur le fer. Deux secondes puis trois passèrent avant qu'un très léger filet de fumée ne s'élève de derrière la chair.

Les chocs persistaient toujours, se rapprochant. Fred ne sentait quasiment plus son poignet, mais il préférait de loin tenter sa chance avec le spectre parasite qu'avec ce qui était en train d'arriver. Surtout car il avait l'horrible impression que le spectre avait peur de l'autre chose.

Une horrible odeur de métal bouillant suinta dans la pièce, et le garçon blond faillit s'étrangler. Comment ça marchait, aux dernières nouvelles, les fantômes étaient froids, non ? Alors pourquoi celle-là parvenait à faire fondre un truc ?

Ce fut au moment précis que la porte s'ouvrait que ça déboula dans la pièce.

L'étau se resserra sur le poignet de Fred et le balança dehors, l'envoyant s'étaler sur les graviers, et le poids du sac à dos par-dessus lui coupa le souffle juste avant qu'il se relève d'un bond, face au spectre planté juste là dans l'embrasure de la porte et derrière…

Fred distingua une silhouette immense aux yeux luisants, flaira une puanteur humide de charogne et cessa de réfléchir, il saisit à son tour le poignet de Tadashi et détala comme si tous les diables de l'enfer le talonnaient pour le fourrer dans leur marmite.

Ils étaient sortis du chantier et avaient remontés deux rues en cavalant comme des dératés quand la voix de Tadashi se fit entendre :

« Je crois… ils sont restés de… derrière tous les… deux... »

Fred pila aussitôt, lui lâcha le bras et s'avachit sans grâce contre le mur d'immeuble le plus proche, le cœur battant à tout rompre. Son comparse s'écroula à côté de lui, et un bon moment s'écoula avant qu'ils n'eurent retrouvé un rien de calme.

« Ils vont nous suivre ? » finit par demander Fred. « Ou bien ils sont coincés là-bas, tu penses ? »

« Coincés » asséna Tadashi d'un ton sans réplique. « S'ils pouvaient sortir, ils l'auraient fait depuis belle lurette. Et même si c'était pas certain, je l'ai senti quand elle m'est tombé dessus. Elle ne pouvait pas quitter la pizzeria. Rapport à sa mort, je crois ? C'était dedans. Ou juste devant. »

Sa mine s'était faite triste alors qu'il expliquait. Intérieurement, Fred comprenait que ça ne devait pas bien marrant pour le spectre, déjà qu'elle était morte jeune, il lui fallait hanter une vieille ruine croulante squattée par un truc qui n'avait pas l'air super sympa comme voisin. Mais pour l'heure, il y avait quelqu'un d'autre qui méritait son attention.

« Et toi, ça va ? Je veux dire, tu as servi de chaussette marionnette à un fantôme, et je sais que les médiums font ça tout le temps à la télé mais… on n'avait pas de table tournante ou de tablette ouija, tu vois... »

Non seulement sa nuque le brûlait, ses oreilles se mettaient de la partie aussi. Fred aurait voulu mourir, qu'est-ce qu'il racontait ? Maintenant Tadashi allait le croire cinglé et l'abandonner sur le trottoir comme une vieille crotte, et il ne pourrait même pas lui en vouloir.

L'autre garçon cligna de ses yeux brun chocolat – des yeux pas tout à fait de forme orientale, trahissant ainsi que le nez des origines métissées.

« … Je ne suis pas tout à fait un médium » lâcha-t-il. « Papy me donne des conseils, mais la plupart du temps je me plante. »

Fred crut qu'il allait défaillir.

« Tu étais là pour faire un exorcisme ? » faillit-il crier avant de se rappeler qu'ils se trouvaient dans une rue publique et de poser la question à un volume plus raisonnable.

« Non » confessa presque honteusement l'autre garçon, « c'est juste que… quand je passe dans le coin pour aller à la médiathèque, elle se trouve toujours à la fenêtre de la pizzeria au moment où j'arrive dans la rue. Et puis, c'est l'endroit... »

Tadashi frissonna.

« C'est plein de mort, même en me protégeant, je le sens, ça me fait mal au ventre tellement j'ai froid. J'ai fini par craquer, je me suis dit qu'en y allant, je pourrais demander des explications. »

« Au fantôme ? » voulut confirmer Fred.

« En fait, les morts ne parlent pas vraiment, ils laissent des impressions » pontifia l'apprenti médium. « Si tu écoutes assez attentivement, tu arrives à peu près à comprendre ce qu'ils veulent... »

« Et elle ? La fille dans ta chaussette, elle voulait quoi ? » interrogea Fred qui réalisa immédiatement que ça risquait d'être indiscret. « Si ça te gêne pas. »

« … Elle avait peur. Surtout pour toi, en fait. Parce que tu risquais de te trouver face à lui. Je… je crois que c'était pas quelqu'un de bien » commenta Tadashi, l'air perturbé. « Surtout avec les enfants. »

Fred se souvint des rumeurs. Des mentions dans le dossier de Maman. Que des allusions, pas assez de faits concrets pour éclairer l'ensemble.

« Tu crois que si on va à la médiathèque, on en apprendra plus ? » suggéra-t-il. « Freddy Fazbear, c'est passé dans les journaux... »

« Mais c'était il y a des lustres » objecta Tadashi sceptique. « Le siècle d'avant ! »

« Les médiathèques ne jettent rien » affirma Fred qui se sentait de plus en plus émule de Sherlock Holmes. « Tu es libre quand ? »

Après palabres, rendez-vous fut pris à la médiathèque du quartier pour le premier week-end de juin, puis les garçons se séparèrent pour regagner leurs pénates respectives.

Ce ne fut qu'une fois de retour dans sa chambre que Fred prit conscience qu'il s'était potentiellement fait un ami.