6 septembre 2027
Quand Murphy décidait de se lâcher, il tombait des hallebardes avec grenades intégrées : non seulement M. Lee avait été en voyage à l'autre bout du pays et impossible à contacter pendant toute la semaine à cause d'un séminaire au travail ou autre chose du même goût, une fois revenu la Sentinelle avait confessé son incapacité à pouvoir intervenir sur le souci ectoplasmique occupé à couver entre les murs de Galileo.
« La politique du MACUSA, c'est de ne pas toucher dès que ça concerne les êtres purement spirituels » avait-il expliqué. « Et si en plus le renseignement provient d'un nécromancien, les Aurors risqueraient plutôt de te placer en détention, sous prétexte que ta présence exacerbe le problème. »
Tadashi en était resté la bouche ouverte.
« Mais ce n'est pas ça du tout ! » avait-il explosé, ce à quoi le père de Fred avait grimacé de contrition.
« La majorité des gens n'aiment pas la Mort, et toi, mon petit, tu as les deux pieds en plein dedans. Si tu ne tombais pas sous la juridiction du Bureau et du gouvernement impérial japonais, tu aurais déjà été arrêté. C'est malheureux et c'est raciste, mais va faire entendre raison à mes supérieurs. »
Et donc, parce que les autorités magiques américaines qui auraient dû pouvoir s'occuper de la chose sans souci préféraient se fourrer la tête dans le sable, l'adolescent à moitié japonais se retrouvait la seule personne en mesure d'agir. Il aurait été probablement la seule personne de toute façon, vu ce que M. Lee avait laissé échapper sur le dégoût du MACUSA concernant l'Autre Côté : à tous les coups, ils n'avaient pas le moindre exorciste compétent sous la main.
Oh, et il devait régler son compte au spectre sans se faire remarquer : à la fois pour ne pas enfreindre le Statut du Secret, et pour ne pas se faire expédier en prison. Un potentiel nécromancien qui ne faisait pas usage de ses pouvoirs en liberté dans la nature, passe encore. Un nécromancien confirmé qui n'hésitait pas à recourir à ses talents, hors de question de tolérer ça.
Tadashi avait vraiment mieux à faire que de contempler le mur d'en face dans une cellule. Et s'il se faisait arrêter, il était certain que Fred partirait dans un délire style La Grande Évasion, et absolument personne ne voulait endurer ce type de cauchemar. Discrétion comme mot d'ordre, donc.
Être un héros adolescent, c'était peut-être marrant dans les livres et les films, mais dans la réalité, c'était plus stressant qu'autre chose.
Sam avait entendu raconter que le lycée et l'université s'avéraient plutôt anxiogènes pour quand on n'en avait pas l'habitude, mais elle n'imaginait pas que l'effet serait aussi grave que ce qu'elle vivait en ce moment.
C'était bien simple : elle n'arrivait plus à manger correctement, elle n'arrivait plus à se concentrer correctement, elle n'arrivait plus à dormir correctement – et sur ce dernier point, quand elle parvenait à fermer les paupières, ça ne la reposait absolument pas. Vous pouviez parler d'une entourloupette, dans ces conditions !
Ses parents s'en étaient aperçus, bien sûr. Papa avait décidé que mieux valait attendre, si ça se trouvait, ça passerait tout seul, mais si l'état de santé de sa fille persistait à se dégrader après deux semaines, on téléphonerait au docteur et zou, pas de discussion là-dessus. Pour sa part, Maman l'avait gavée avec ses pilules homéopathes et lui conseillait de manger ci ou ça, de faire du sport ou de ne pas fixer son écran d'ordinateur juste avant d'aller se coucher, histoire de se ressourcer et de se calmer les nerfs.
Sam appréciait leurs attentions, mais en attendant, ça ne lui faisait aucun effet.
Elle ne pouvait pas expliquer en quoi exactement le seul fait de se rendre à Galileo lui ruinait la psyché, la plus proche comparaison qu'elle pouvait appliquer dans le cas présent serait une tempête en train de couver lentement, les nuages noirs et gris infestant implacablement le bleu du ciel pour se préparer à dégorger des trombes d'eau et de bourrasques glaçantes, et pendant que l'ouragan prenait forme, elle, Sam, se retrouvait coincée dehors sans abri dans lequel se réfugier.
Mais que faire si ce n'était endurer le désastre ? Ça ne pouvait pas continuer éternellement. Si vraiment ça persistait jusqu'à son anniversaire début novembre – seize ans déjà, elle avait l'impression que chaque fois qu'elle clignait des yeux, elle vieillissait de trois ans – ce serait juste craignos. Pire que craignos.
Sainte Marie mère de Dieu et Reine du Ciel, faites que ça passe avant.
Le problème actuel en ce qui concernait l'entité rôdant entre les murs de Galileo, bien plus que son expulsion éventuelle de ce monde matériel et mortel, c'était de parvenir à localiser l'entité en question.
On aurait pu croire qu'au milieu de tous ces vivants, une créature principalement spectrale détonnerait autant qu'un mouton noir au sein du troupeau de ses congénères à la toison immaculée, mais cette prolifération de vivants constituait précisément une partie du casse-tête : toutes ces auras, toutes ces signatures vitales concentrées en un seul lieu brouillaient la filature, se masquant les unes les autres, leur poids accumulé oppressant le jeune médium et c'était en dépit de ses boucliers mentaux renforcés !
Afin de dépister un être en particulier, Tadashi ne pouvait pas faire autrement que de s'ouvrir aux énergies alentours, et dans un environnement pareil, il finirait le mental en charpie, réduit à l'état de légume bavant bien avant de débusquer sa cible.
En fait, pour pouvoir détecter l'entité en toute sécurité, il faudrait que celle-ci lui rentre d'abord dedans. Ou plutôt que son réceptacle lui rentre d'abord dedans.
Il n'avait pas une impression très précise de l'être, mais celui-ci n'était pas assez intangible pour un esprit ordinaire. Il y avait en lui une nature bizarrement concrète, étrangement semblable à celle d'un être humain mais creuse, un peu comme un épouvantail ou un pantin de paille qui essaierait de se faire passer pour une personne vivante.
Ça n'annonçait absolument rien de bon. Grand-père aimait à marteler que les humains étaient des humains, les youkai des youkai, et les esprits des esprits, et que toute tentative de mélanger l'une ou l'autre de ces natures ne pouvait qu'aboutir au mieux à un échec, au pire à une catastrophe pour plein de gens. Tadashi l'avait accusé mentalement de n'être qu'un vieux croûton raciste, pour entretenir pareille opinion.
Sauf qu'à présent, il pouvait détecter cette chose qui singeait l'humanité sans en être, sans comprendre ce que signifiait l'humanité, et il éprouvait l'impression très désagréable que son aïeul n'avait pas été autant en tort qu'il voulait le penser.
D'un autre côté, il y avait toutes ces légendes sur les créatures cherchant à devenir humaines, dont certaines finissaient bien. Néanmoins, l'entité à laquelle il se préparait à se colleter ne lui donnait pas l'impression d'être un Pinocchio, ou même l'Hiverrier de Terry Pratchett – un être sincèrement désireux de changer sa nature surnaturelle en toute bonne foi, sur la base d'un vouloir innocent et bien-intentionné même si ça provoque des ravages.
Non, cette chose-là paraissait plus dépitée et enragée qu'innocente. Elle tenait beaucoup trop de Seth Brundle essayant de jeter sa petite amie enceinte dans un télétransporteur pour ne pas être changé en mouche mutante.
… Et maintenant, il allait sûrement cauchemarder qu'il se faisait dissoudre par du vomi de mouche géante. Pourquoi son cerveau lui infligeait ça ?
