1 janvier 2028

Au Japon, la tradition imposait d'envoyer des cartes de vœux afin de souhaiter la bonne année aux gens quand vous ne pouviez pas le leur dire en face. Du moment que les cartes partaient avant le sept du mois, c'était acceptable, mais évidemment c'était mieux quand le destinataire pouvait le lire le jour du Nouvel An.

Ça embêtait un petit peu Hiro, parce qu'il devait les écrire en japonais, ces cartes, et il avait beau faire de son mieux pour rendre lisible ses hiragana et katakana, il leur trouvait toujours l'air un peu de travers et écrit par un bébé. Avec ses doigts de pied.

Mais d'abord Yamabuki-sensei et maintenant Nura Wakana-sensei avaient insisté que pratiquer était important, et que c'était fantastique qu'il se donne du mal pour participer à la tradition. Alors il leur avait envoyé une carte chacune – cette année, il en avait écrit une aussi pour Yamabuki-sensei, parce qu'elle lui manquait un peu et il espérait qu'elle allait bien, en plus de la carte pour sa maîtresse de cette année.

Il avait aussi envoyé une carte à la famille Okamoto – oui, pour Mme Okamoto et M. Okamoto et leur fille en même temps, il ne savait pas si ça le rendait fainéant mais la dernière fois ils lui avaient seulement dit merci pour avoir pensé à eux alors ça ne les dérangeait sans doute pas – parce qu'il habitait chez eux, et c'était poli de souhaiter de bonnes choses à ses hôtes. Si Hiro ne retenait jamais qu'un seul point important de son éducation à Mahoutokoro, ce serait l'importance de la politesse.

Il avait envoyé une carte séparée à Ao-chan, assortie celle-là d'un petit dessin parce que la satori savait lire et écrire mais conséquence d'une imagination très visuelle préférait s'exprimer en espèces de rébus quand on lui mettait du papier et un crayon dans la main. Alors Hiro lui avait dessiné un gros chat tricolore à deux queues – pour lequel Mochi avait daigné servir de modèle après des caresses à n'en plus finir – vautré dans un panier douillet près du radiateur, avec un squelette de poisson dans la gamelle à côté. Il était sûr que ça la ferait rigoler.

Pour Hime-sempai, il n'avait pas pu s'empêcher de lui envoyer une petite pique concernant les montagnes de nourriture qu'elle n'avait pas dû manquer de dévorer pour le réveillon, pour la veille du Nouvel An et pour le Nouvel An lui-même. Ça ne se faisait peut-être pas de commenter sur le poids d'une dame, mais Hime-sempai ne voulait pas arrêter de bâfrer pour quinze – alors non, il ne regrettait pas de lui avoir souhaité de ne pas attraper une indigestion avant de retourner en classe, et de se rétablir vite dans le cas contraire.

Tante Cass l'avait aidé à choisir des timbres – il en fallait des particuliers, vu que c'était dans un autre pays que les États-Unis – et puis il avait apporté son petit paquet de cartes à la boîte postale dans le courant de la semaine précédente. Il s'y était pris suffisamment tôt pour que ça arrive pile à la date prévue du 1er janvier, et que les destinataires puissent les ouvrir après s'être levé.

En retour, il avait reçu ses propres cartes.

Ni Yamabuki-sensei ni Nura Wakaba-sensei n'avaient rien envoyé de plus compliqué qu'un simple mot de remerciement, mais il supposait qu'elles devaient recevoir plein de lettres de la part de tous les élèves qu'elles avaient en ce moment et qu'elles avaient déjà eu, alors elles devaient avoir une lettre toute faite à laquelle elles rajoutaient le nom qu'il fallait. Il comprenait, parce que c'était fatiguant de devoir écrire un mot pour une seule personne, alors pour plus de cinquante…

Les Okamoto lui avaient envoyé une carte avec une réponse tricolore : du bleu pour M. Okamoto, du vert pour Mme Okamoto, et du rose pour Nyu-chan – qui écrivait encore plus mal que lui, ça lui permettait de se sentir un peu mieux concernant ses propres katakana tremblotants. Ils lui souhaitaient une bonne année avec sa tante et son frère, et disaient qu'ils le reverraient très bientôt à la reprise des cours.

Ao-chan lui avait envoyé deux pages de dessin, et elle devrait sérieusement envisager de devenir une illustratrice parce qu'elle s'y prenait très, très bien. C'était basiquement une bande dessinée privée de cases, où un petit renard s'en allait gambader dans la neige avant d'aller faire la fête avec sa mère et son frère et d'aller se coucher pour se réveiller et refaire la fête. C'était facile de deviner qui Ao-chan cherchait à représenter – Hiro ne savait pas comment elle avait deviné que sa mère était un renard, mais en tout cas elle savait.

Si quelqu'un devait savoir, il aurait pu tomber sur bien pire qu'Ao-chan, comme Aishi Ayano – cette fille avait un sérieux problème, il ne savait pas quoi, mais quand il la regardait dans les yeux il avait toujours l'impression d'être dans l'eau avec plein de coupures aux jambes et un requin se trouvait juste en dessous de lui. Façon le poster des Dents de la Mer, il n'avait jamais regardé le film mais rien que l'affiche lui donnait des cauchemars.

Hime-sempai lui avait envoyé un poème. C'était pas du tout romantique, Tante Cass pouvait arrêter de lui adresser des petits sourires en coin quand elle croyait qu'il ne remarquait pas, Hime-sempai voulait juste devenir plus élégante et chic et elle s'entraînait sur Hiro parce qu'avec tout ce qu'elle faisait pour lui, il avait mal au cœur de lui dire carrément qu'elle était nulle à pleurer. Rien que son haïku avait trop de syllabes, une histoire de premier rêve de l'année où la neige recouvrait un champ d'aubergines. Juste, c'était supposé être poétique, une aubergine ? Parce que Hiro avait beau retourner la question dans sa tête, il ne voyait pas de réponse à part non.

Et quand il la retrouverait en classe, elle s'empresserait de lui demander si ça lui avait provoqué de l'émotion. Dans un certain sens, Hiro devrait être reconnaissant envers Hime-sempai, parce qu'elle l'obligeait encore et encore à mentir sans se faire prendre. Hiro sentait confusément que c'était l'un de ces talents que les adultes essaient de cacher aux enfants alors que c'est absolument indispensable à maîtriser pour son avenir.

Dans l'ensemble, c'était plutôt un Nouvel An réussi. Mais en général, le Nouvel An devait vous donner l'impression que vous alliez passer une année formidable, tout comme la saint Sylvestre devait faire croire à tout le monde que c'était une bonne chose que l'année se termine enfin.

Hiro en retirait l'impression que les grandes personnes attendaient toujours que les choses se passent mieux à l'avenir. Pourquoi ils ne pouvaient pas simplement se poser et se dire, oui, ce que j'ai là est bien, je vais en profiter ?

Bien sûr, il avait un soupçon de réponse : parce que ça finissait par ennuyer, et personne n'aime s'ennuyer. Les gens aimaient la nouveauté, c'était juste comme ça.

En parlant de nouveauté, d'ici deux mois ce serait déjà la fin de l'année scolaire pour lui. Et il ne savait toujours pas si Nura Wakana-sensei était ou non de la famille de Nura Rikuo-sensei, et si oui quel était le degré de parenté exact.

Bon, il pouvait lui demander directement, il savait qu'elle lui répondrait sans chichis. Mais ça gâchait tout le plaisir.