12 août 2028
Les jeunes gens commettaient des frasques plus ou moins dangereuses, c'était pour ainsi dire une loi inscrite dans le tissu même de l'Univers. Tomeo était bien placé pour le savoir, il avait été jeune (même si ça remontait loin dans le siècle dernier), il avait été père et il était désormais un grand-père ; autrement dit, il savait parfaitement qu'un jeune homme abandonné à lui-même s'empresserait de plonger dans une sottise monumentale, sous prétexte que ça semblait être une bonne idée.
Le pire, c'était que dans le cas de l'exorcisme pratiqué par Tadashi, il ne pouvait même pas se mettre réellement en colère : vu l'opinion du MACUSA sur la nécromancie et les médiums, personne d'autre n'avait été en mesure de sauver l'âme de la fille d'être dévorée par le dybbouk. Et non, le garçon n'avait pas demandé à son grand-père de se charger de la corvée à sa place, raisonnant que la santé de Tomeo n'était plus si bonne et que Tadashi avait davantage de pouvoir spirituel pour accomplir la tâche.
C'était vexant, et c'était la vérité. Le prêtre responsable du sanctuaire Hamada hésitait entre l'irritation d'être implicitement catalogué un rebut menaçant de tomber en morceaux au premier courant d'air, et la fierté de voir grandir son petit-fils en tant qu'homme capable de se débrouiller et successeur raffinant ses dons.
Ah, la nature humaine. Soixante-dix-sept ans de vie sur la Terre, dont plusieurs décennies consacrées à apprendre les bassesses et la grandeur de ses ouailles, et Tomeo n'était toujours pas plus prêt d'y comprendre quoi que ce soit que lorsqu'il avait vu le jour, nu et hurlant de toute la force de ses poumons.
La réaction de Maemi lorsque celle-ci avait été informée que Tadashi s'en était allé pratiquer un exorcisme tout seul, loin de toute aide et dans un milieu hostile où les autorités légales auraient préféré le jeter en prison que de l'épauler, avait été bien plus nette et tranchée : elle s'était mise en colère. Contre leur petit-fils pour s'être mis en danger, contre le dybbouk pour avoir mis Tadashi en danger, contre la fille exorcisée pour la bêtise d'avoir incité un mauvais esprit à prendre un ascendant malsain sur elle, contre le MACUSA pour ses lois franchement stupides concernant les esprits et autres êtres du même acabit.
C'était une colère très distinguée, très paisible, digne en tout point d'une épouse et matriarche japonaise. De quoi attraper des cauchemars pour le restant de l'année, voire un peu plus longtemps. Tomeo ne pouvait que se réjouir de ne pas partager la chambre de son épouse (leur arrangement nuptial avait été qu'il viendrait dans sa chambre ou qu'elle viendrait dans la sienne, mais chacun disposerait de son espace personnel) alors qu'elle était d'humeur si massacrante.
Oh, elle se calmerait en un clin d'œil si Tadashi implorait son pardon pour l'avoir inquiétée. Seulement, le fougueux jouvenceau s'y refusait car demander pardon sous-entendait qu'il regrettait d'avoir agi de manière à provoquer l'ire de son aïeule, et il ne voyait pas en quoi sauver une vie était regrettable.
Inutile de préciser que l'atmosphère était tendue, au sanctuaire Hamada. Lorsque Tadashi ne revoyait pas ses leçons de calligraphie – des années d'effort avaient produit leur fruit, le garçon était désormais passable plutôt que lamentable – ou apprenait de nouveaux talismans et des formules pour apaiser et chasser les mauvais esprits, il se sauvait dans le parc et ne rentrait pas avant le soir.
Quand il revenait, l'aura de miasmes et sang et fourrure ne laissait aucun doute sur le fait qu'il invoquait le Démon Chien au cours de ces heures perdues.
Tomeo voulait lui hurler dessus, et cela depuis le premier jour. Invoquer le kami avait des conséquences, le contrat passé entre leur ancêtre et la divinité voilà des siècles avait été on ne peut plus clair là-dessus, et si l'invocateur trouvait moyen de se dérober c'était à ses enfants d'en payer le prix.
Naïvement, la dix-huitième génération à endosser la charge de prêtre avait présumé qu'aucun de ses enfants ni de ses petit-enfants n'aurait à souffrir, lui-même consentait à tout ce que le Démon Chien voudrait lui infliger. Cette illusion avait volé en éclats après la naissance de sa première-née.
(aujourd'hui encore Tomeo ne supporte toujours pas de penser son nom, ce n'est pas juste, sa petite fille au rire si clair et joyeux et aux yeux si brillant, pourquoi la prendre)
Et maintenant, c'était son petit-fils, le premier-né de Daiki et celui des garçons qui lui ressemblait le plus, Tadashi qui voulait aller à l'université pour étudier la robotique et la médecine, qui débordait de compassion pour les vivants envers et malgré les avanies que lui faisaient subir les défunts, et qui courait le risque d'être dévoré par le kami jamais rassasié.
Tomeo voulait lui hurler dessus, mais il avait à peine ouvert la bouche ce premier soir qu'une impression de dents avait jailli dans son esprit, accompagné d'un grognement de mise en garde, le genre émis par un molosse de combat qui laisse à un intrus le temps de reculer et de fuir la propriété avant de sauter à la gorge.
Le message était clair : Tadashi Hamada appartenait au Démon Chien, et personne n'était autorisé à interférer entre le kami et son futur prêtre. Pas même le grand-père du garçon et actuel prêtre.
À la place, Tomeo avait attendu d'être seul dans sa chambre pour sortir une bouteille de saké et un verre. Il avait vidé la moitié de la bouteille, mais ça n'avait pas arrangé la situation et en plus, il s'était réveillé avec un mal de tête ignoble.
Il se souvenait très peu de ses rêves de jeunesse, mis à part une vague ambition d'aller visiter Hong Kong et Taïwan juste pour voir du pays. Au final, il ne l'avait jamais fait, n'avait jamais quitté le Japon si ce n'était les deux opportunités funestes où sa famille avait eu besoin de lui en Amérique, pour la mort de Daiki et les pouvoirs de Tadashi attisant la convoitise des spectres. Mais il avait la certitude qu'il avait voulu une vie de famille simple et heureuse.
Au lieu de quoi, ses enfants étaient morts longtemps avant leur heure, son épouse vivait dans la terreur silencieuse de recevoir un nouveau message en provenance de l'Amérique leur annonçant un décès, le cadet de ses petit-enfants était un hanyô voué à rejoindre la face cachée du monde et l'aîné jouait avec des forces qui se retourneraient contre lui dès qu'il cesserait de les amuser.
C'était un cauchemar, et peu importait à quel point il priait pour cela, Tomeo ne parvenait pas à se réveiller. Ses paupières le brûlaient, mais à quoi bon pleurer ? Ça ne résoudrait rien et il n'avait plus assez de force pour cela.
Alors il ne disait rien, et il endurait la tempête. Il avait eu des années pour apprendre le stoïcisme, et il ne se démonterait pas maintenant. Surtout pas maintenant, avec sa vie sombrant dans le chaos tandis que les instances supérieures attendaient de voir s'il se briserait enfin, si ce serait le moment où il implorerait grâce.
Il ne leur donnerait pas ce plaisir, même si c'était moins par défiance que par lassitude. Tomeo Hamada n'avait pas survécu soixante-dix-sept ans en dépit d'être né dans une lignée inugami pour permettre aux dieux d'avoir le dernier mot.
Ce dernier mot, il l'aurait, même si celui-ci n'était jamais véritablement proféré.
