Pour une fille qui vénérait la vitesse et le mouvement, pratiquer un sport n'était pas uniquement une nécessité pour rester mince et en bonne santé, c'était crucial afin de ne pas perdre la tête à force d'inaction. Tout naturellement, Gogo avait choisi la course à pied – elle n'avait besoin que d'un pantalon de jogging et d'une paire de baskets, et personne ne pouvait lui gueuler dessus aussi fort que quand elle se perchait sur son vélo et son skateboard et sortait des pistes, parce que c'est bien connu que le conducteur a toujours tort lors de la collision avec le piéton.
Gogo se considérait fermement dans le camp des conducteurs, elle aimait trop se déplacer sur des roues pour envisager une autre affiliation, mais elle n'était pas assez bête pour ne pas récupérer un avantage quand elle pouvait l'obtenir sans mal. Alors elle courait, un jour sur deux afin d'entretenir les muscles, conservant des mollets et des cuisses durs comme la pierre, elle aurait pu casser des briques dessus comme disait maman avec admiration.
Le parcours qu'elle avait choisi l'amenait du côté de Fort Point, le vieux bâtiment militaire qui ne servait plus qu'à ramasser la poussière ces temps-ci et à indiquer que vous étiez sur le point d'entrer dans la ville de San Fransokyo lorsque votre voiture roulait sur le pont Golden Gate. Dans le coin, il y avait surtout des surfers à cause des rochers au nord du fort sur lesquels venaient se briser les vagues, mais les coureurs étaient les bienvenus du moment qu'ils ne cherchaient pas à enquiquiner les visiteurs et autres promeneurs.
Bon, peut-être que Gogo avait aussi choisi Fort Point juste parce que l'endroit avait été déguisé en boîte de nuit dans le jeu vidéo Grand Theft Auto : San Andreas, et oui elle adorait la série Grand Theft Auto, comment pouvait-elle ne pas être fan d'un jeu lui offrant la possibilité de conduire n'importe quoi, du camion et de l'hélicoptère à la moissonneuse-batteuse et au réacteur dorsal, et de conduire n'importe où au mépris des feux rouges et des limitations de vitesse ?
Un plaisir auquel elle ne goûterait jamais dans le monde réel, et elle se demandait si elle devait considérer ça comme une injustice. Contrairement à ce que son père lui reprochait parfois quand elle râlait un peu trop selon lui, oui, elle réalisait que le reste du monde ne pensait pas obligatoirement la même chose qu'elle, surtout quand il était question de déplacements à bord d'un véhicule quelconque.
Les déplacements à pied, par contre, personne n'objectait – sauf si vous percutiez un autre piéton assez fort pour que celui-ci tombe par terre.
C'était comment Gogo avait rencontré Sam Lopez – en lui rentrant dedans parce que la métisse qui ne savait pas trop dans quelle classification rentrer, japonaise ou coréenne ou américaine, avait pris trop de temps pendant sa pause déjeuner et forcément, quand la sonnerie pour la reprise des cours avait meuglé, elle aurait dû être à l'autre bout du campus pour son cours d'ingénierie, elle n'avait pas eu d'autre choix que de sprinter tout en jurant intérieurement et en espérant ne pas accumuler plus de dix minutes de retard lorsqu'elle devrait implorer le professeur de la laisser rentrer dans la salle de classe.
Et puis elle était rentrée dans la blonde Latino, et elles s'étaient étalées toutes les deux par terre, et le temps de se relever et de vérifier que rien n'était cassé ni perdu d'un côté ou de l'autre, c'était foutu pour éviter de trop dépasser l'horaire.
Gogo savait que lorsqu'elle stressait, elle avait tendance à tirer une tronche proprement terrifiante, mais Sam n'avait pas eu l'air de remarquer et avait carrément demandé à savoir si l'autre fille avait mal au ventre, parce qu'apparemment la Latino ne sortait jamais sans une boîte de Dolipranes et une demi-douzaine de serviettes hygiéniques et même si les secondes n'étaient pas nécessaires, les cachets l'étaient souvent.
Gogo n'avait pas accepté l'offre de comprimés, mais elle avait quand même été touchée par le geste, et par la suite, elle et Sam étaient devenues… et bien, quand elles se croisaient dans les couloirs du lycée – pas si fréquent vu l'énormité du campus mais ça arrivait tout de même – elles n'hésitaient pas à se dire bonjour et à commenter sur la mine de l'autre.
Pendant plusieurs mois, Gogo avait commenté sur la mine de Sam qui se détériorait de plus en plus, à croire que la blonde de moins en moins énergétique avait été piqué par le moustique qui véhiculait la maladie du sommeil ou une autre saleté du même acabit, et la brune aux mèches teintes avait commencé à songer sérieusement qu'un jour, elle ne trouverait plus du tout Sam à Galileo pour cause de funérailles avec l'autre fille dans le rôle principal, quand la situation avait changé sans crier gare.
Bon, au premier abord, ça s'était annoncé normalement, apercevoir la Latino au détour d'un couloir et s'approcher pour lui dire bonjour. Et puis Sam avait eu un petit sourire fatigué, et déclaré qu'à compter de maintenant, ce serait Simone, est-ce que tu pourrais t'en rappeler s'il te plaît ?
Question nomenclature, Gogo ne pouvait pas vraiment jeter la pierre à sa connaissance scolaire. Les surnoms, c'était une affaire de préférence personnelle, et dans le cas où vous décidiez que vous étiez dégoûtée de celui que vous portiez, vous pouviez tout à fait en choisir un autre ou reprendre le nom inscrit sur votre état civil – la seconde option, Gogo ne s'y résoudrait jamais, pas avec le blaze dont ses parents l'avaient affublée, là-dessus Simone était drôlement plus veinarde.
Le surnom jeté au rebut, ça n'était que le début des changements. Bon, c'était incontestablement positif que la blonde se soit remise d'aplomb, plutôt que d'arborer la tête de la fille qui a un pied dans la tombe avec l'autre qui glisse de plus en plus dans le trou. Mais quelque chose de distant brillait parfois dans ces yeux abrités derrière les lunettes en plastique orange tacheté de noir.
Ça dégageait une odeur de secret, mais de quel type s'agissait-il ? Le genre dangereux, du style induction dans une secte extrémiste ou un réseau de trafiquants de drogue ? Le genre inoffensif, comme un faible embarrassant pour la brioche alors que maman insistait pour vous faire suivre un régime ? S'agissait-il seulement du secret de Simone, pour commencer ? Peut-être qu'elle avait appris un truc sur un de ses camarades de classe, une info qu'elle ne pouvait pas ou ne voulait pas divulguer malgré sa propension naturelle pour le verbiage…
C'était assez intriguant, mais Gogo n'était pas Détective Conan ou Hercule Poirot, elle n'avait pas un sens de la justice assez développé pour cela et figurerait bien plutôt dans les rangs des vauriens que ceux-ci pourchasseraient afin de les livrer aux autorités légitimes. Pas pour avoir commis un meurtre, certainement pas, mais pour une gaffe qui aurait abouti à des conséquences désastreuses, sans doute. Gogo se connaissait, elle connaissait son tempérament – quand on aimait aller aussi vite qu'elle, on ne vérifiait pas toujours si on avait pris les précautions qui s'imposaient, on ne s'arrêtait pas toujours pour se demander si le chemin qu'on s'apprêtait à emprunter était le bon, on n'accordait pas autant d'attention qu'on aurait dû aux autres voitures sur la route.
C'était précisément car Gogo était sujette à appuyer un peu trop libéralement sur la pédale de vitesse qu'elle freinait de toutes ses forces en cette occasion. Elle n'avait pas l'intégralité du puzzle, pas toute la carte routière à sa disposition. Et si elle renversait quelqu'un en voulant parvenir à destination ?
Gogo Tanaka était une chauffarde dans l'âme, mais pas une conductrice irresponsable, ça non.
