5 août 2029
Depuis son inscription à Mahoutokoro, la vie de Hiro était fermement divisée entre deux continents, l'Amérique du Nord et l'Asie. L'Asie, Mahoutokoro et sa famille d'accueil de Kamakura, c'était associé avec l'école et la magie, toute l'excitation qui venait avec le fait d'interagir avec des non-humains et d'apprendre à réorganiser la réalité à son goût.
L'Amérique du Nord, San Fransokyo et le Lucky Cat Café, c'était la famille et le doux ronronnement un brin ennuyeux mais combien tranquille du week-end et des vacances. D'accord, Tadashi s'amusait à jouer SOS Fantômes avec ses copains, mais c'était la vie de Tadashi, une qu'il ne partageait pas avec son petit frère.
Seulement, ce week-end, alors que Hiro était revenu du Japon pour les vacances d'été – et en passant, c'était un net désavantage du système scolaire japonais, rien qu'un mois de libre pour les élèves plutôt que deux, un réel scandale – rien ne s'était passé comme d'habitude.
Avant-hier soir, lorsque Hiro avait regagné le café, Tadashi et tante Cass l'attendaient dans le salon avec des mines de dix mètres de long, à croire qu'ils s'apprêtaient à enterrer Mochi – sauf que Mochi était un nekomata, ça vivait rudement longtemps ces bêtes-là, tante Cass blaguait souvent qu'à sa mort son testament léguerait le chat à Hiro puisque le jeune hanyô était le seul résident de la maison avec une longévité suffisante pour survivre à la bestiole.
Et puis ils avaient demandé à Hiro de s'asseoir et de poser ses affaires, et lui avaient demandé – délicatement – s'il savait déjà que Maman avait été adoptée par Papy et Mamie quand elle était toute petite.
Très franchement, Hiro ne pensait pas qu'ils avaient eu cette conversation. Mais bon, ce n'était pas exactement difficile à deviner – sur les photos, Maman ne ressemblait pas du tout à ses parents ou tante Cass, et Hiro ne disait pas cela uniquement parce qu'elle avait eu des cheveux roux et des yeux verts dans une famille de bruns aux yeux marrons, des fois ça arrivait. Non, Maman avait été un kitsune, une créature qui hésitait entre le statut de Bête et celui d'Être selon les circonstances, mais certainement pas une humaine.
Tante Cass avait eu l'air un petit peu coincée quand il avait expliqué son raisonnement, mais elle s'était calmée après avoir mordu dans la miche de pain aux céréales et avait déclaré que l'adoption ne changeait rien, Maman était toujours Maman, la femme qui avait mis au monde Hiro et Tadashi, qui avait été la sœur de tante Cass. Ce qui était évident, non ?
Sauf qu'apparemment, non. La famille biologique de Maman était toujours vivante, quelque part en Angleterre. Et ce midi, une dame de cette famille était venue au café, parce qu'elle voulait faire connaissance avec les enfants de Maman sous prétexte qu'elle était la sœur biologique de Maman.
Une deuxième tante. Pour le coup, Hiro ne s'y attendait pas tellement. Elle était comment, cette tante ? Exactement comme Cass, ou pas du tout ?
« Elle est magique » avait répondu Tadashi sans y mettre beaucoup d'entrain. « Elle a une baguette. »
Oui, les sorciers américains et européens utilisaient des baguettes, Hiro avait été prévenu alors que les professeurs lui expliquaient les différences auxquelles il devrait s'adapter si jamais il voulait quitter Mahoutokoro pour s'inscrire à Ilvermorny à la place – mais ça, pas question, il s'amusait trop bien là où il était. Les sorciers japonais pouvaient employer une baguette à l'occasion, mais en règle générale, ils utilisaient plutôt des talismans de papier ou des rituels ou encore des poupées afin de canaliser leur propre pouvoir.
Hiro songeait à se spécialiser dans la confection de pantins et autres effigies. Ce n'était pas si différent de construire des robots, à bien y réfléchir, vous aviez le corps principal, les instructions à donner, et l'énergie à fournir, les méthodes étaient juste très différentes pour aboutir au même résultat.
Il comprenait un peu l'attrait d'une baguette – c'était plus rapide, ça demandait moins de préparations – mais de l'autre côté, les talismans avec leur encre et leur papier chargés de magie donnaient souvent beaucoup plus de puissance à celui qui s'en servait, alors ça s'équilibrait. Il se demandait si sa tante venue d'Angleterre accepterait de discuter là-dessus et faire des comparaisons ?
Sauf que la tante d'Angleterre – Miss Potter – n'était pas venue discuter baguettes et rituels, elle était venue prouver qu'elle était la sœur biologique de Maman. À cause de ça, Hiro ne pourrait pas la rencontrer avant dimanche, pendant que le copain Fred de Tadashi l'emmenait au MACUSA pour expliquer la situation et demander la permission d'effectuer un test sanguin pour confirmer qu'elle disait la vérité.
Le test sanguin version magique, c'était un peu plus compliqué que la version ordinaire puisque ça marchait mieux quand les deux personnes comparées pouvaient faire de la magie. Une personne magique et une personne avec des ancêtres magiques mais incapable d'utiliser la magie donnaient des résultats moins précis, et une personne magique cherchant à savoir si elle était apparentée à une personne ordinaire n'obtenait qu'un vague pâté les trois quarts des tentatives.
Bien sûr, ça dépendait du pouvoir personnel des gens passant le test, de combien d'ancêtres magiques ils avaient et depuis combien de temps leur dernier ancêtre magique était mort, mais dans l'ensemble, la stratégie la plus sûre consistait à choisir deux personnes magiques dans les familles qui demandaient le test. Tadashi n'avait que très peu de pouvoir – un gros mensonge vu ses exploits de médium et nécromancien, mais le MACUSA détestait tout ce qui touchait aux esprits et fantômes et c'était juste méchant de leur part, dévaluer Tadashi de la sorte – alors ce serait à Hiro de fournir son sang, rien qu'une goutte, et uniquement pour le test, pas pour lui lancer des malédictions abominables.
À Mahoutokoro, les élèves apprenaient très tôt le danger que constituaient des fragments de corps – même insignifiants comme les cheveux ou les rognures d'ongles – quand quelqu'un cherchait à nuire. La sang-magie n'était entièrement bannie comme elle l'était dans la sphère européenne, mais elle restait lourdement réglementée.
Alors, une seule goutte de sang, et l'employé du MACUSA supervisant le test détruirait aussitôt l'échantillon quand ce serait fini. Hiro pouvait vivre avec ça.
L'employé du MACUSA qui se présenta le dimanche, c'était le père du copain Fred de Tadashi, puisque c'était Fred qui avait amené Miss Potter au Lucky Cat Café. Fred aussi était là pour le soutien moral selon lui, il parlait plutôt fort mais il paraissait sympa malgré son énergie de pois sauteur dopé aux stéroïdes alors Hiro s'abstiendrait d'embêter Tadashi sur ses mauvais choix en matière d'amis.
Miss Potter – et bien, elle avait l'air Anglais, pas d'autre mot pour ça. Très digne dans sa blouse et son pantalon de lin sombre, très polie quand elle avait dit bonjour à tante Cass et Tadashi et Hiro.
Elle avait des yeux verts, aussi verts que les yeux de Maman sur les photos de l'album, et Hiro tripota nerveusement la grosse perle de son bracelet pour dissiper le nœud menaçant de se former dans son ventre.
« Et bien, si nous passions au salon ? » suggéra tante Cass. « Histoire d'être à l'aise pour la procédure. »
La procédure n'était vraiment pas compliquée – le père de Fred, qui voulait qu'on l'appelle M. Lee plutôt que Sentinelle, sortit de sa sacoche un large papier spécialement préparé pour l'occasion ainsi qu'un poinçon d'argent brillant pour les poser sur la table à café.
« Un coup du poinçon dans le doigt, vous déposez une goutte sur le haut du papier – juste ici, c'est la meilleure zone – et vous attendez que l'arbre généalogique apparaisse. Comme un test de grossesse. »
« Un peu tard pour cela » déclara Miss Potter alors qu'elle offrait son index au vieux monsieur pour qu'il la pique.
Ce n'était pas une sensation particulièrement agréable de se faire un trou dans le doigt, et Hiro suçotait son auriculaire pendant que l'attention générale se rivait sur la feuille, où les deux gouttes de sang frémissaient et entreprenaient de tracer des lettres – non, des lettres et des katakana…
Deux arbres généalogiques, côte à côte. L'un était en kanji et katakana, et Hiro reconnut son nom, celui de Tadashi, celui de Papa et de ses grand-parents, et il y avait aussi des gens qui devaient être ses arrière-grand-parents et après cela tout venait brouillé, probablement parce que les Hamada n'étaient pas tellement sorciers que prêtres, et c'était un domaine entièrement différent.
L'arbre en lettres nommait Miss Potter – qui s'appelait Daisy et qui avait un frère Daniel, lequel avait trois enfants ! Ça suivait surtout la famille de son père, jusqu'à son arrière-grand-père, après quoi ça se brouillait.
Les deux arbres étaient reliés par une personne avec deux noms différents, un en kanji et un en lettres.
Viola Potter – Kikyo Long
« Bon » souffla tante Cass qui semblait un peu agacée par le résultat. « Il semble que notre Ki est effectivement la personne que vous cherchiez... »
« Et elle est morte » laissa tomber Miss Potter, ses yeux brillants et mouillés. « Viola est morte. »
Oh… elle pleurait.
Hiro se sentit aussitôt mal à l'aise, ses propres yeux commençant à le piquer. Il détestait quand les gens pleuraient, il finissait souvent par les imiter – Nura Wakana-sensei avait suggéré que peut-être, il avait un don empathique mineur à cause de sa grand-mère.
Il ne voulait pas qu'elle pleure, ou il allait chouigner aussi, comme un bébé alors qu'il n'en était plus un. Et puis…
Et puis, c'était affreux de pleurer. Vous vous sentiez tout seul.
Hiro se leva de son siège et alla – maladroitement, parce qu'il venait à peine de la rencontrer quand même – passer les bras autour du cou de Miss Potter, parce que les câlins étaient très efficaces pour consoler tante Cass, alors pourquoi ça ne marcherait pas avec son autre tante ?
À la façon dont elle se contracta un peu avant de se détendre pour émettre un petit rire qui sonnait comme un hoquet ou un avalement de travers, il ne s'était pas trompé.
