C'était l'heure de la pause déjeuner et Stiles regardait le petit papier entre ses mains comme s'il allait décider de la suite de sa vie. Une série de chiffres y était inscrite, sous un prénom écrit à la va-vite, celui de son binôme.
Jackson.
C'était le blond qui était venu vers lui. Enfin, pas vraiment. Il avait pris son stylo, écrit ses coordonnées ainsi que son prénom avant de lui donner le petit bout de papier et de sortir plutôt précipitamment de la salle de classe. Il avait l'air pressé et sans doute Stiles avait-il été un peu trop lent à son goût, pas assez réactif. Le problème, c'était qu'il avait justement trop réagi. La surprise et la peur s'étaient battu en lui, si bien qu'il avait dû faire tout ce qui était en son pouvoir pour cacher au maximum ce qu'il ressentait. Lui, travailler avec quelqu'un d'autre ? Avec… Un élève normal ? Ce n'était pas possible. Stiles était mauvais, très mauvais. C'était presque un miracle qu'il ait eu son diplôme en sortant du lycée, après sa sortie de son école, son enfer… N'y pense pas ou tu vas paniquer. Le problème était que son cerveau se fichait de la voix de la raison qui tentait vainement de se faire une place dans sa tête.
Stiles se souvenait parfaitement de ce jour où il avait passé toutes ses épreuves. La veille, cela avait été son départ d'Alvan School. Le lendemain, il jouait sa vie. Il avait réussi, de peu, notamment grâce aux épreuves de rattrapage… Qu'il avait passées maigre, tremblant, peu sûr de lui, apeuré dans ces vêtements devenus trop grands pour lui. Il fallait dire qu'à Alvan, on ne faisait pas beaucoup de mathématiques, ni d'histoire-géographie. A vrai dire, Stiles s'en était sorti grâce à ses réflexes de matheux et quelques connaissances piochées dans des livres d'histoire trônant dans le bureau de son père, en faisant fi de ses angoisses devenues quotidiennes. Si ce dernier avait été surpris que son fils, le petit génie de la famille, aille aux rattrapages, il ne lui en avait toutefois pas voulu et n'avait pas non plus cherché quelque explication que ce soit. A ses yeux, Stiles avait toujours eu ses « excentricités » comme il aimait à les appeler.
Alors forcément, se dire qu'il allait devoir faire un devoir de préparation avec quelqu'un d'autre, ça l'angoissait. A vrai dire, il avait beau avoir le numéro de ce Jackson, il n'avait pas encore osé lui écrire. Son téléphone, offert récemment pour son père en récompense de sa sortie d'Alvan. « Un an plus tôt que prévu, fils, je suis fier de toi ! » Oui, il était fier de lui. Mais savait-il tout ce qu'il avait traversé pour sortir de cet enfer ? Combien de fois avait-il courbé l'échine ? Combien de fois s'était-il soumis, laissé malmener, pour avoir le droit de revoir la couleur du ciel ? Mais Noah Stilinski n'était au courant de rien. Alvan School avait une bonne couverture et, pour la plupart des adolescents qui y étaient envoyés… Montraient des résultats pharamineux. Plus de comportements explosifs. Plus de désobéissance aggravée. Plus de cris.
Les adolescents qui ressortaient de cet endroit étaient matés à vie.
Cependant, la « thérapie » n'avait pas complètement marché sur Stiles. On avait dit à son père que la méthode du Centre d'Alvan School réduirait voire supprimerait son hyperactivité, gagnée à cause du décès de sa mère. Mais c'était faux. Son TDAH était toujours là, mais il le dissimulait autant que possible. Que n'avait-il pas fait pour obtenir de l'Adderall en douce ? Son but premier sur lequel il avait travaillé pendant des mois était de sortir d'Alvan. Les cachets obtenus illégalement l'avaient aidé à bien se faire voir. A gagner des points, et sa liberté par la même occasion.
Assis seul sur un banc à l'ombre d'un grand chêne, Stiles ne savait pas quoi faire. S'il faisait ce devoir avec ce Jackson… Celui-ci finirait forcément par se rendre compte qu'il était mauvais, très mauvais.
Stiles avait lu les trois sujets proposés à la page quarante de son livre, page choisie par son professeur. Il n'avait rien compris, son cerveau ne fonctionnait pas correctement. Ou alors sans doute n'avait-il pas les connaissances requises pour élucider ces pauvres sujets. Que ferait-il, en présence de son binôme ? Il devait lui envoyer un message, le prévenir qu'il avait quelques difficultés, après tout… S'il lui avait donné son numéro, c'était bien pour qu'il lui parle, non ? Pour qu'ils communiquent. Alors qu'attendait-il ? Le courage. Il attendait d'avoir le courage d'envoyer son premier vrai message depuis sa sortie d'Alvan. Et si le blond aux yeux froids était en train de s'impatienter ? Peut-être que Stiles devait se dépêcher, au cas-où ? Ce Jackson n'avait pas l'air très commode, mieux valait ne pas l'énerver… Et l'hyperactif n'avait pas franchement envie de le mettre de mauvaise humeur, surtout s'il avait pour habitude de passer ses émotions sur les gens. Oui, Jackson avait une tête de bad boy. Enfin… Aux yeux de Stiles, tout le monde pouvait le frapper à la moindre incartade.
« Salut, c'est ton binôme du cours de ce matin. Je t'envoie ce message pour discuter du devoir. Est-ce qu'on peut en parler ? »
Stiles appuya sur « envoyer » avant de se débiner. Il avait fait aussi cordial qu'il pouvait, même s'il doutait que c'était d'usage à l'université. Sans doute s'était-il montré trop poli, mais il ne savait pas comment faire, il n'avait plus l'habitude des contacts humains, des mots, des messages, de… D'un monde calme. Et puis, il ne connaissait absolument pas ce Jackson. Au fond de lui, il espéra qu'il était gentil ou au moins… Qu'il ne le prendrait pas en grippe pour une erreur bête de choix de mot… Ou de n'importe quoi d'autre. Stiles resserra ses doigts sur son téléphone et se recroquevilla au bord de son banc. Et si ça se passait mal… ? Non parce que son binôme n'avait, encore une fois, vraiment pas l'air commode…
Pour se changer les idées, l'hyperactif posa son téléphone à côté de lui et sortit un petit sandwich de son sac. Ce n'était pas beaucoup, surtout pour un jeune adulte de son gabarit. Il fallait dire qu'avec son mètre soixante-dix-huit, il devrait avoir un peu plus de graisse que cela mais… Ce n'était pas si facile d'habituer son ventre à remanger normalement. Il avait parfois du mal à se rendre compte qu'il avait le droit de choisir ce qu'il voulait manger et qu'il pouvait avoir autre chose qu'une portion ridicule de pâtes sèches et un petit steak trop cuit. Il avait bien commencé à se remplumer depuis qu'il était rentré chez lui, mais ce n'était pas encore ça. Par chance, la plupart de ses vêtements plutôt larges cachaient ce corps qui était censé être le sien, beaucoup trop fin, et pas forcément superbe à voir.
Alors qu'il en était à la moitié de son petit sandwich, Stiles sentit son téléphone vibrer à côté de lui. N'ayant quasiment jamais de notifications et encore moins de messages à part de son père, l'hyperactif devina qu'il s'agissait sans doute de Jackson qui lui répondait. La boule au ventre, il ouvrit le message.
« Pourquoi tu veux en parler ? Donne-moi juste tes disponibilités et on taffe dessus. »
C'était si direct que Stiles n'eut aucune idée de comment réagir et il sut encore moins de quelle manière il devait interpréter le message. Le blond était-il en train de se moquer de lui ? Était-il… Agacé ? Ou alors, sans doute était-ce son comportement habituel… Qu'il était frustrant et stressant de ne pas savoir à qui il avait affaire !
« J'ai fini mes cours de la journée. »
Voilà ce qu'il avait trouvé à répondre. C'était simple, tout en restant normal. Stiles s'était dit que montrer son trouble n'était pas forcément la meilleure chose à faire alors il avait opté pour cette approche plutôt assurée, même si la réalité était l'exact opposé de ce qu'il laissait transparaître. Au final, il ne l'avait même pas prévenu de son incompétence ! Bordel, maintenant, il était engagé… Il n'eut même pas le temps d'écrire un autre message que la réponse rapide de Jackson s'afficha à l'écran.
« Parfait. Personnellement, je finis mes cours à 14h. Retrouve-moi devant le bâtiment des sciences à cette heure-là. »
Et même s'il ne savait absolument pas où se trouvait ledit bâtiment, Stiles n'osa pas lui demander de plus amples informations sur l'endroit. En fait, il ne s'attendait même pas à ce que son binôme lui propose de faire leur devoir aussi tôt ! Il avait bien prévu de ranger ses cours et de travailler, comme presque chaque fois qu'il avait du temps libre pour combler ses lacunes encore trop présentes dans trop de domaines. Bordel, il était à la fac mais n'avait aucune idée de ce qu'il voulait faire… A vrai dire, il avait pris la première filière qu'on lui avait proposée lors de son inscription.
Quoi qu'il en soit, Stiles ne parla pas à Jackson de ce qu'il avait prévu et décida plutôt de s'adapter, de suivre les directives de son binômes, histoire de se débarrasser de ce travail au plus vite. Puisqu'il n'était que treize heures, l'hyperactif termina fébrilement son sandwich même s'il avait perdu le peu d'appétit qu'il avait. Il se leva, jeta l'emballage dans la première poubelle qu'il vit et alla se retrancher dans la bibliothèque, le seul endroit dont il connaissait par cœur l'emplacement. Plus qu'un lieu d'étude, c'était son refuge, l'endroit dans lequel il arrivait à se sentir un peu mieux, le lieu qui lui faisait se rappeler qu'il l'avait retrouvée, la vie normale, la perception en moins. A Alvan, il n'y avait pas de bibliothèque. En fait, il n'y avait aucun livre et les manuels scolaires en tant que tels étaient rares, il fallait donner de sa personne pour en obtenir un dont toutes les pages n'étaient pas déchirées.
Dans un couloir de la bibliothèque, entre deux larges rayons de livres, Stiles sentit ses épaules se détendre un peu. Il aimait les livres comme il aimait la musique. Autrefois, il lisait autant qu'il jouait. Mais ça, c'était avant Alvan. Néanmoins, si ces quelques années dans cet enfer l'avaient bel et bien marqué, il conservait le goût dangereux de la littérature et des mélodies qui composaient son imaginaire. Ils lui avaient retiré son innocence, sa paix intérieure et son assurance, mais ils ne lui avaient pas pris ses passions. Elles étaient là, à l'intérieur de lui, enchaînées, bridées, mais présentes. Il y avait peu de temps, il s'était autorisé à se délier les doigts dans cette espèce de bar. Bien que cela lui ait fait le plus grand bien, il avait perdu un temps monstre sur le rattrapage de ses lacunes, alors il ne fallait pas que cela se reproduise de sitôt. Et puis de toute façon, il jouait mal. Son niveau n'était plus ce qu'il était autrefois, quand son père disait de lui qu'il était son « petit virtuose ». Ton virtuose n'est plus rien, papa. Pourquoi avait-il décidé de reprendre ses études, déjà ? Là, comme ça, Stiles n'en avait aucune idée. C'était sans doute ce qu'on attendait de lui maintenant qu'il était sorti d'Alvan School, non ?
Voir tant de livres autour de lui, au travers de ses lunettes, l'apaisa. L'espace de quelques minutes qui s'allongèrent au rythme de sa balade dans la bibliothèque, Stiles retrouva des bribes de celui qu'il était autrefois, un jeune homme curieux, presque insouciant et ailleurs, dans son monde. C'était tel qu'il laissa courir ses doigts sur les tranches des livres, s'imprégna de leur odeur, de la texture de leur couverture et de leurs pages. Ses yeux retinrent les couleurs, les titres, les polices, les premières de couvertures, les différentes teintes de papier selon les éditeurs… Il y passa son heure, perdu dans ce monde dans lequel il ne s'était pas laissé aller depuis longtemps. Il aurait dû travailler, combler ses lacunes toujours importantes, mais il avait manqué de liberté durant trop longtemps.
