Notes de l'autrice : Cet OS a été écrit dans le cadre de la Nuit du FoF de Novembre 2020, pour le thème n°2 « Amphisbène ».
L'amphisbène est une créature mythologique, un serpent qui a une tête de chaque côté de son corps. Si je me fie à mes recherches très rapides, l'étymologie même de son nom veut dire « qui marche des deux bouts, qui va dans deux directions ». J'ai trouvé que symboliquement parlant ça collait bien à Sasuke. Eeeeet c'est naturellement devenu une sorte de suite à "a night like this". (Est-ce que j'ai encore publié au dernier moment ? ... Je préfère garder le silence haha.)
Disclaimers : Naruto appartient à Masashi Kishimoto ; le titre de ce texte, et les paroles qui l'ouvrent et le concluent, sont tirés de la chanson Fear of Ghosts de The Cure.
« And the further I get
From the things that I care about »
Les lueurs ambrées de l'aube baignent la chambre d'une lumière tiède. Percevant la chaleur timide de ces premiers rayons sur son visage, Sasuke entrouvre paresseusement un œil. Il voudrait se rendormir, livrer plus longtemps son corps gelé à la brûlante tendresse de ces bras qui enserrent sa taille – de ce ventre qui se presse contre son dos – de ces jambes qui s'entremêlent aux siennes ; mais le gazouillis des oiseaux le tient éveillé, à la manière d'une cruelle ritournelle.
Il lui faut se lever.
Partir.
Partir.
A peine défait-il l'étreinte de son amant, que celle-ci se referme mollement autour de lui.
« Reste, grommelle Naruto dans le creux de son cou. »
Son souffle chaud fait courir un frisson le long de sa nuque. Sa main recouvre celle du blond – leurs doigts s'entrelacent d'instinct, comme s'ils n'avaient été ciselés que pour se retrouver (se compléter). Il sent ce cœur, ce cœur qui, jurerait-il, est la moitié manquante du sien propre, battre paisiblement.
Sasuke déteste ces matins-là – il les déteste parce qu'il ne voudrait jamais les quitter.
(Pourtant, il sait – il en est absolument certain – que, s'il restait, l'aigreur de son âme gâterait la fiévreuse douceur de ces moments volés – moments cachés.)
Il a essayé, bien sûr, de partir – de fuir – au beau milieu de la nuit. Impossible. A chaque fois, Naruto se réveille, peu importe la profondeur de son sommeil.
« Laisse-moi partir.
– Non… geint le blond, d'une voix éraillée. J'ai envie qu'on s'lève ensemble… »
Sasuke verse l'eau bouillante sur le café finement moulu, qui se dissout dans la petite casserole. A côté de lui, Naruto fait cuire des œufs et du jambon à la poêle – en même il lui caresse distraitement le bas du dos, dénouant les quelques nœuds qu'il perçoit sous ses doigts. Il l'écoute fredonner un petit air qui ne lui dit rien, quelque chose de simple et de guilleret, comme une comptine (quelque chose qui ressemble à ce que sa mère chantonnait, en leur préparant le petit déjeuner).
Tous deux s'installent à la petite table, face à face. Sasuke attrape ses baguettes, baisse les yeux vers son assiette… arque un sourcil vaguement moqueur. Son œuf, sur lequel un visage a été dessiné avec du ketchup, lui sourit de sa longue bouche écarlate.
« J'ai pris l'habitude avec les gosses, explique le blond en haussant les épaules. »
Quelque chose, au fond de lui, se demande si Sakura dessine des choses sur la nourriture de Sarada. Il se souvient des petits mots d'encouragement que sa mère écrivait sur ses omurice. Fais de ton mieux. Courage ! Accroche-toi !
Je t'aime~
Sa main se crispe nerveusement sur l'anse de sa tasse.
« Tu sais, Sasuke, je crois qu'il serait vraiment temps que tu reviennes… »
Pour toute réponse, l'intéressé laisse échapper un soupir d'agacement. Il sirote une longue gorgée de café – l'amertume bouillante apaise quelque peu le trouble acrimonieux qui lui échauffe les nerfs. La tournure que cette conversation prend ne lui plaît guère – à vrai dire il n'a pas l'habitude de devoir rappeler ses motivations, ses sentiments, à Naruto qui le comprend si viscéralement, souvent mieux qu'il ne se comprend lui-même. Qui le comprend assez pour savoir que ces discussions l'éprouvent (le fragilisent).
« Tu dis ça comme si je m'amusais à jouer les vagabonds. Dois-je te rappeler, Hokage-sama – ses lèvres s'ourlent narquoisement autour du titre honorifique – que je suis investi d'une mission de la plus haute importante ? – il extirpe un rouleau de parchemin de la poche intérieure de sa cape, posée sur le dossier de sa chaise, et le jette sèchement en direction de son interlocuteur – Il n'appartient qu'à toi, toutefois, d'annuler ou modifier mon ordre de mission si tu l'estimes nécessaire. »
Naruto rattrape le parchemin de justesse. Le renvoie tout aussitôt à son propriétaire, secouant faiblement la tête.
« Je ne te forcerai pas à rentrer si tu veux pas. Tu le sais. Mais ça fait longtemps maintenant que j'me demande… – il s'interrompt, le temps d'avaler un bout, pointe songeusement Sasuke du bout de ses baguettes – … pourquoi tu tiens tant à protéger un village qui t'insupporte au point d'y abandonner femme et enfant.
– Tu sais pourquoi.
– Oui, je sais. Mais je ne crois pas qu'il aurait voulu que tu te tiennes loin de ceux que tu aimes. Et qui t'aiment. »
L'Uchiha repousse son assiette à peine entamée d'un air écœuré. Il ferme les yeux, se masse la tempe – résiste, de toutes ses forces, à cette nature coléreuse que les années lui ont appris à tempérer.
« Beaucoup de choses ne se sont pas déroulées comme Itachi l'aurait voulu… fait-il seulement remarquer avec une nonchalance âcre. »
Il y pense beaucoup, dans la solitude de ses pérégrinations, à ce que voulait son frère. Aurait-il été foncièrement plus heureux, s'interroge-t-il quelques fois, s'il n'avait pas su la vérité ? Le meurtre de son aîné l'aurait-il délivré de cette souffrance muette qui lui gangrène le cœur ? (Sans doute pas. Il se rappelle encore – il en rêve régulièrement – du désespoir sourd qui l'a submergé à l'instant où le corps d'Itachi est tombé devant lui, avant que lui-même ne s'effondre. Seul. Je suis seul. Seul seul seul seul…) Aurait-il su mener une vie « normale » ? aurait-il su aimer ? aimer sans craindre de blesser, de tout gâcher ?
L'amour, plus que tout, le terrifie – c'est une flamme qui a trop souvent dévoré les membres de sa lignée. L'amour, plus que tout, le pétrifie – c'est une doucereuse, fielleuse malédiction qui palpite dans ses veines. Un serpent qui siffle sur sa tête.
Sasuke rouvre lentement les yeux. Son regard se heurte aux prunelles de son amant – ces deux morceaux de ciel d'été qui éclairent, au moins un peu, la ténébreuse vacuité de son être.
« La vérité, Sasuke… la vérité, c'est qu'tu crois avancer, mais t'es tourné vers le passé. Tu fais du surplace.
– Et ça changerait quelque chose, à ton avis, si je restais ici ? rétorque-t-il d'un ton acerbe. C'est comme ça, Naruto. Je suis comme ça. »
Bloqué – il est bloqué, piégé dans l'espace-temps fantomatique de ses regrets. L'insouciance rayonnante du présent – les sourires dessinés sur les œufs, les comptines, les matinées douces et chaudes… – ne parvient pas à traverser la foultitude de souvenirs qui enveloppe son âme à la façon d'une brume humide et épaisse.
Il n'est qu'une ombre mutique – le résidu tragique d'un autrefois qu'il ne retrouvera pas.
La main de Naruto saisit la sienne, coupant court à ses tristes pensées – Sasuke tressaute, réfrène difficilement un mouvement de recul.
« Tu sais, à chaque fois… Y'a une partie de moi qu'a peur… Que tu reviennes pas. Surtout maintenant que je peux plus partir te chercher, si tu t'en vas. »
Un sinistre sourire fleurit sur ses lèvres livides. Si seulement, un jour, il pouvait s'en aller avec la certitude qu'il ne reviendrait plus jamais – si seulement il n'était pas tiraillé entre deux volontés, deux temporalités contraires. L'Uchiha retire sa main, se lève et glisse sa cape sur les épaules.
« J'y vais. »
Naruto opine doucement du chef. Il se lève, lui aussi ; il accompagne son ami jusqu'à l'entrée, le regarde mettre ses chaussures, la bouche serrée en une moue chagrine. Juste avant qu'il ne s'éclipse, d'un bond vif mais furtif, il le serre puissamment (désespérément) contre lui.
« M'oblige pas à tout lâcher pour venir te chercher. »
« The less I care about
How much further away I get »
