Chapitre 26 :
En mille morceaux
L'aile droite du temple n'était plus qu'un champ de ruines. Peu de temps après avoir quitté les squelettes de Balthazar, les aventuriers poursuivirent leur exploration. Dans cette partie du bâtiment, les sculptures et autels en hommage à Shar avaient presque entièrement disparu, pour être remplacés par des gravats, des ossements et une forte odeur de soufre. L'orthon qu'ils pourchassaient n'était assurément pas loin.
Alors que leur corridor s'achevait sur un cul de sac, les compagnons réalisèrent qu'ils étaient suivis. Une bête éclipsante les pistait, dardant sur eux ses iris jaunes. Elle ressemblait à une panthère, mais possédait six pattes, ainsi que deux tentacules au niveau des épaules. Nymuë ne connaissait cette créature que de nom, ses semblables étant réputés pour être rares, et ô combien dangereux… Lorsqu'ils s'approchèrent, l'animal ne fit pas mine de les attaquer ; au contraire, il se leva et se précipita dans le couloir adjacent.
"Cela ne sent pas bon, les mis en garde la prêtresse. Les bêtes éclipsantes tiennent leur nom de leur faculté à se dissimuler parmi les ombres ou les illusions. Si celle-ci s'expose volontairement…
- … C'est qu'il s'agit d'un piège, acheva Astarion. Nous sommes attendus."
Nymuë partageait leur mauvais pressentiment. Raphaël les avait prévenus que leurs chances de victoire n'étaient guère élevées face à l'orthon. Ils devaient compenser ce désavantage avec l'effet de surprise, or celui-ci venait de passer du côté de l'ennemi. L'elfe noire resserra sa prise sur son poignard chaîné, tâchant de faire taire son appréhension. Il n'y avait ni cachette, ni détour possible pour atteindre le cœur du temple. Si le fiélon avait décidé de jouer avec eux, ils n'avaient pas d'autre choix que de l'affronter.
Ils atteignirent une vaste antichambre, jonchée de boucliers brisés, de lances, et de flaques de sang. Un carnage avait eu lieu ici, emportant ce qui avait composé le gros des forces des Tribuns de la Nuit. Le chaos ambiant laissait deviner une attaque soudaine, féroce. Voilà ce qui expliquait la présence des guerriers de Shar aux pieds du mausolée. Ces soldats ne s'étaient pas retirés de la bataille les opposant aux Ménestrels par crainte pour leur vie ; ils avaient été pris à revers, dans leur propre repaire.
La bête éclipsante s'allongea paresseusement à l'autre bout de la pièce. Derrière elle, un ensemble de cadavres, de crânes et d'entrailles avaient été rassemblés pour former - presque artistiquement - une sorte de trône. L'odeur était épouvantable, et les compagnons eurent tôt fait de se protéger le visage avec un pan de leur cape. Les yeux de la musicienne glissèrent de l'amas sanguinolent à une petite pierre lumineuse placée à proximité. L'objet était de forme arrondie, rayonnant de la même lueur mauve que le piédestal à l'entrée du sanctuaire. Quatre cavités vides, quatre gemmes pour les remplir... C'était une des récompenses des épreuves de Shar ! Piège ou non, le sort en était jeté.
"Vous avez creusé trop profond, petits lapins…"
Les aventuriers se retournèrent brusquement ; au-dessus de leur tête, une arbalète pointée dans leur direction, se tenait le plus gigantesque fiélon qu'ils aient jamais vu. La créature était presque aussi haute qu'un troll, et ses paumes étaient aussi larges que leur crâne. Un casque à quatre cornes - deux sur le front, puis au niveau des bajoues - le coiffait. Autrement, sa peau rougeâtre n'était vêtue que de cuirs noirs ou d'ossements. Des ossements humanoïdes, réalisa froidement Nymuë. Astarion banda son arc, mais un bref cliquetis le dissuada de tout mouvement supplémentaire. Sortant des ombres, une dizaine de Merregons - des combattants des Enfers - les mirent en joue.
"Vous avez l'odeur de la surface chevillée au corps, poursuivit le monstre. Vous venez tout juste d'arriver, n'est-ce pas ?"
Il plissa les narines, comme s'il cherchait à renifler leur compagnie :
"Mais il y a aussi… autre chose. Presque irrespirable, caché par les effluves de votre peur. Une odeur de cerise, de musc et… de soufre."
L'orthon ouvrit grands les yeux, dardant ses prunelles orange sur les nouveaux venus :
"Raphaël ! rugit-il. Je le sens sur vous. Où est-il ?"
Nymuë leva prudemment les mains. Le cambion leur avait confié connaître leur cible depuis très longtemps. Et il n'était pas difficile de deviner que les différents partis ne s'étaient pas quittés en très bon termes. Il avait omis de dire, néanmoins, que cette amitié d'autrefois était capable de le reconnaître rien qu'à l'odeur…
"Il souhaite votre tête.", répondit-elle honnêtement.
Dans leur situation, à découvert et en sous-nombre, l'elfe noire ne voyait pas l'intérêt de mentir. La possibilité d'apprendre où se trouvait Raphaël avait dissuadé la créature de frapper ; autant en tirer avantage.
"Ce misérable emparfumé s'est joué de moi… cracha l'orthon. Il m'a piégé ! Où est-il ? Crachez le morceau, tout de suite !"
Une migraine familière saisit Nymuë, l'empêchant momentanément de répondre. Bien que le visage d'Astarion demeura sans expression, sa voix, quant à elle, était absolument furieuse :
"Qu'est-ce que vous faites ? siffla-t-il. Le diable nous a dit de tuer ce monstre, que vous faut-il de plus ? Exécution !
- Faites-moi confiance.", rétorqua-t-elle en retour.
"Faisons état de ce que nous savons au sujet de Raphaël, poursuivit la musicienne. Nous pouvons peut-être nous entraider."
Le monstre éclata d'un rire sonore.
"Tu cherches à marchander avec Yurgir, petit lapin ? Tu n'es pas la première à essayer. Un jour, un seigneur de guerre de Kara-Tur a tenté sa chance, et je l'ai forcé à regarder alors que je dévorais ses concubines et ses enfants. Après quoi, je me suis fait une coquille de son crâne.
- Charmant.", murmura Ombrecoeur.
A ses côtés, Lae'zel affichait une expression sincèrement admirative.
"Nul ne peut rien contre moi, continua Yurgir. Ce ne sont pas les murs qui m'obligent à demeurer ici, pas plus que les pièges, l'obscurité, ou les créatures qu'elle dissimule. Ce qui me lie à cet endroit, c'est quelque chose de bien plus puissant…
- Un contrat ?" suggéra doucereusement Nymuë.
Le fiélon l'observa avec stupéfaction, resserrant sa prise sur son arbalète. La jeune femme ne flancha pas : c'était une négociation commerciale, rien d'autre qu'une négociation commerciale. Elle l'avait déjà fait des centaines de fois. La seule différence, ici, était que le prix à brocanter était leur vie. Qu'avait dit Raphaël, déjà ? "Dans les ténèbres, il y a une scène sur laquelle se joue un drame suspendu dans le temps. Là, dans les profondeurs du mausolée, ses acteurs sont pris dans une boucle dont ils ne peuvent sortir."
Une boucle dont ils ne peuvent sortir…
"On vous a confié une mission, réfléchit-elle tout haut, et tant que celle-ci n'est pas achevée, vous demeurez enchaîné à ces lieux. Mais tout pacte démoniaque recèle une faille, vous savez ; les diables s'assurent toujours une sortie de secours au cas où leurs plans changent."
La réalité était malheureusement plus complexe que cela, Nymuë le savait. Les fiélons adoraient en effet jouer avec les mots, mais leur contrat était agencé de sorte à garantir leur propre sécurité, et non celle de leur débiteur.
"Raphaël n'a rien à voir avec les diables stupides dont parlent les contes de fées, objecta Yurgir. Son esprit fonctionne différemment, et sa sournoiserie est sans égale. Écoute attentivement…"
Abaissant son arme, la créature racla sa gorge et se mit à chanter :
"Répands tout le sang promis à la nuit éternelle.
Réduit les prières au silence, étouffe les rituels.
Erre dans les couloirs de Shar, désireux de tout occire.
Ne laisse aucun Tribun en vie pour lui obéir.
Jusqu'à la fin du combat, fredonne en tout temps.
Jusqu'à la défaite de Shar, continue de scander ce chant."
Yurgir s'interrompit brutalement, le souffle court : déclamer son marché semblait lui avoir été douloureux. L'elfe noire sentait Ombrecoeur se tendre à côté d'elle, son angoisse visible via leurs larves respectives. Si l'orthon avait pour objectif d'éliminer tous les Tribuns de la Nuit, voilà qui expliquait la montagne de cadavres un peu partout dans le mausolée… Mais que dirait-il, s'il savait qu'une disciple de la Dame Sombre se trouvait actuellement parmi eux, déterminée à gagner ce titre ?
"Jusqu'à la défaite de Shar"... réfléchit Nymuë. Voilà une clause particulièrement difficile à respecter. A quel moment une déesse pouvait-elle être considérée comme vaincue ? La simple présence d'anciens fidèles prouvait que même la mort n'était pas une barrière en soi. C'était là toute la duplicité de ce contrat… Il ne pouvait être défait, à moins que Shar ne cesse purement et simplement d'exister. Une subtilité que Yurgir ne paraissait pas avoir comprise… et sur laquelle elle avait peut-être une chance de le berner. Après tout, les chansons étaient la spécialité des musiciens.
"Les paroles sont on ne peut plus claires, déclara-t-elle. "Jusqu'à la fin du combat, fredonne en tout temps" : tous ceux ayant entendu la chanson, et bataillé ici autrefois, doivent mourir.
- Il est temps pour vous de périr, alors… ironisa la créature.
- Mais nous n'avons pas participé à votre combat contre les Tribuns de la nuit, rétorqua Nymuë. Vos Merregons, en revanche…"
Yurgir se tourna vers ses disciples, stupéfaits. Derrière l'elfe noire, Ombrecoeur et Lae'zel retinrent leur respiration. Astarion s'agita avec impatience.
"Eux ? s'écria le fiélon. Ils sont à peine capables de penser ! Mais il est vrai qu'ils entendent parfaitement ce que je leur dis…"
Pointant du doigt le guerrier le plus proche, l'orthon s'écria :
"Tuez-vous tous, et retournez aux Enfers !"
D'un seul mouvement, et ce sans la moindre hésitation, les Merregons se plantèrent leur propre lance dans l'estomac. Une odeur de fumée assaillit les aventuriers tandis que les corps infernaux se désintégraient en de multiples particules cendreuses.
"J'entends encore la chanson ! hurla Yurgir. Ta théorie était manifestement erronée."
"Très intelligent, mais la ruse ne va pas durer, tempêta Astarion. Il est distrait, il faut l'attaquer maintenant !"
Nymuë l'ignora :
"Ma théorie est juste, vous n'êtes simplement pas allé au bout des choses, poursuivit-elle. Votre bête éclipsante connaît votre chanson, elle-aussi. Tuez-la.
- Nessa ?" chuchota l'orthon.
La panthère se redressa avec un grognement plaintif. D'une voix presque douce, Yurgir susurra :
"Ne bouge pas, ma jolie…"
Un carreau d'arbalète cueillit l'animal en plein cœur, le faisant s'effondrer lourdement sur les marches de pierre. Le fiélon ferma les yeux, avant de hurler de rage :
"Je l'entends encore !" gémit-il.
Nymuë serra les poings : elle y était presque. Ils étaient débarrassés de ses soldats ; débarrassés de son Familier. Plus qu'une dernière étape…
"C'est pourtant évident, commença-t-elle. Il reste encore une personne…
- Ça suffit, interrompit Astarion, il s'apprête à nous attaquer, tuons-le et finissons-en !"
La poussant sans ménagement, le roublard se précipita vers Yurgir et tira une flèche dans sa direction. Le fiélon saisit le trait au vol. Le grondement qu'il poussa fit trembler les fondations du temple :
"Vous allez amèrement regretter cette erreur…"
L'elfe noire retint un cri d'horreur alors que la créature chargeait son énorme masse en direction d'Astarion. Lançant son poignard, elle enroula ses chaînes autour du roublard et le tira en arrière à la dernière seconde. Yurgir heurta à la place un pan de mur délabré qui, sous le choc, finit par totalement s'écrouler. Il pivota, la main déjà posée sur la détente de son arbalète, mais ses doigts se figèrent : des runes violettes venaient d'apparaître autour de lui, le paralysant momentanément.
"Lae'zel ! s'écria Ombrecoeur, concentrée sur sa cible.
- Hta'zith !", hurla la gith en réponse.
Sa lame trancha l'ennemi avec suffisamment de force pour découper un homme en deux. Mais Yurgir n'était pas un mortel, et sa peau épaisse stoppa l'attaque dans son flanc gauche. La douleur le fit trembler, le libérant partiellement de son immobilité. Son cri était une promesse de sang et de carnage. La githyanki voulut retirer son épée, mais hélas l'orthon l'empoignait fermement, empêchant sa propriétaire de s'éloigner. Ses prunelles orange fixaient l'elfe noire avec haine, tandis qu'elle aidait Astarion à se relever.
Elle ne vit sa grenade qu'au dernier moment.
"Attention !", prévint-elle, en poussant le roublard de toutes ses forces.
La détonation la propulsa en arrière, la faisant atterrir contre un pilier avec un étrange craquement. Son bras droit la brûlait d'un feu vif, aigu, qui partait du milieu du dos pour remonter jusque dans l'épaule. Quand elle s'effondra, sa plainte couvrit presque le bruit de l'explosion.
Il y avait quelque chose de planté dans son ventre.
Le tumulte alentour disparut, remplacé par un ultrason strident. La fumée lui prenait la gorge, la rendait aveugle. Toute une partie de son corps ne lui répondait plus ; quand elle bougea sa main sur son abdomen, ses doigts prirent une intense couleur rouge.
Des gens hurlaient ; des silhouettes la saisir, murmurant, des mots incompréhensibles. Une lueur verte glissa comme de l'eau sur ses plaies. Ce qui lui perçait le corps rejetait toute forme de guérison. Nymuë sentit une paume effleurer son visage, le seul endroit où elle éprouvait encore brièvement des sensations. L'inconnu se cramponnait à elle avec urgence ; il lui ordonnait quelque chose, semblait-il. Elle ne saurait dire quoi. Les ténèbres posèrent une main aussi douce qu'une plume sur ses yeux.
Et elle lâcha prise.
Ce fut le cliquetis du mécanisme qui la réveilla.
Les membres de Nymuë étaient lourds, et sa tête comme son buste étaient penchés vers l'avant, lui offrant une vue imprenable sur le plancher du chapiteau. Elle observa d'un air curieux les gradins encore vides, les coulisses, ainsi que le rideau de velours rouge. Sous ses pieds, le sol tournait lentement. Il formait une ronde dont elle était le noyau.
C'était un soir de représentation. Elle était vêtue de sa plus belle tenue, une robe noire aux reflets bleutés, et à la broderie jaune. "Mésange", murmura une voix à son oreille. Elle n'était pas sûre de la reconnaître. L'elfe noire regarda à droite, puis à gauche : il n'y avait personne d'autre sur scène. Violon en main, elle s'apprêtait à divertir l'audience en solo.
Le cliquetis bruissa une nouvelle fois. Mus d'une volonté propre, ses bras positionnèrent son instrument sous son menton. Son archet se leva pour se placer au niveau des cordes. Le monde continuait de tourner, tandis qu'elle commençait à jouer.
Sa musique résonnait faiblement à ses oreilles, atténuée. Comme si les toiles du chapiteau étaient un vaste couvercle. La lumière s'alluma du côté des spectateurs ; ils étaient venus nombreux ce soir, une centaine de silhouettes aux formes floues et aux visages obscurcis. Ils rôdaient autour de la scène, tels des loups, stoppés in extremis par le grand dôme de verre qui l'entourait.
C'était étrange qu'elle ne l'ait pas repéré plus tôt. Cette cloche lui faisait l'effet d'un sanctuaire impénétrable ; tant qu'elle demeurait à l'intérieur, il ne pouvait rien lui arriver de mal. Ses doigts glissaient mécaniquement sur son violon, tout en grâce et légèreté. Nymuë connaissait ce morceau : elle avait toujours trouvé qu'il manquait un peu de … vigueur. Elle se rappelait encore les paroles :
"Je fais des pirouettes dans le noir,
Ils me transpercent de leur regard.
Mon coeur, épuisé plus que de raison,
Battra jusqu'à la fin de la chanson."
La dernière note tinta avec un étrange grincement, alors que son corps redevenait plus lourd que du plomb. Ses mains tombèrent le long de ses hanches, elle se pencha en avant : endormie à nouveau.
Un second cliquetis la fit se redresser.
Combien de jours s'étaient-ils passés depuis la première représentation, exactement ? Un seul, une dizaine, des centaines peut-être même ? Nymuë sentait l'angoisse lui obstruer la gorge tandis que ses gestes échappaient une fois encore à son contrôle. Elle avait déjà réalisé cette performance auparavant ; peut-être même à de multiples occasions. Inquiète, la musicienne tourna la tête, mais la scène continuait son éternel pivot, du public aux coulisses. Elle examina les rouages visibles sous les planches, les aimants et les ressorts dissimulés par le rideau rouge séparant le monde du spectacle du monde réel. Alors, elle réalisa.
Ce n'était pas le chapiteau qui tournait. C'était elle. Accrochée à une sorte de mécanisme, elle tournoyait comme une danseuse dans une boîte à musique. A chaque fois qu'elle finissait sa mélodie, quelqu'un s'amusait à la remettre en marche. Sempiternellement…
"Si mes chaînes pouvaient aussi s'exprimer,
La solitude serait moins dure à porter.
J'ai mis tellement de rage et d'efforts,
Pour tourner encore et encore."
Quand elle reprit conscience pour la troisième fois, Nymuë avait un plan. Les silhouettes autour de sa bulle de verre s'étaient multipliées, pressant leurs paumes sur la surface de sa prison. L'elfe noire percevait les tremblements discrets de son mécanisme, la rouille infiltrée dans les rouages. Levant son violon, elle produisit un son perçant, strident.
Une fissure apparut dans la glace. La jeune femme sourit et continua de jouer. Un nouveau rythme, avec plus d'énergie, plus de… vigueur. Ses mouvements devinrent frénétiques. Les fêlures de sa bulle de verre se multiplièrent, une multitude de traits argentés à chaque variation de son archet. Elle était un peintre devant sa toile.
Soudain, son appareil cessa de tourner. La scène sous ses pieds devint stable. Quand Nymuë s'inclina pour en étudier la cause, elle frémit. Le sol avait tout bonnement disparu. Un abysse noir, infini, s'étendait prêt à la dévorer. La foule, au-delà du dôme, frappait avec rage les murs fragilisés de sa cellule. D'un instant à l'autre, ils allaient entrer. Elle devait choisir entre les laisser la submerger… ou tomber.
"Si je brise le verre, alors je devrais m'envoler.
Mais si je plonge, personne ne peut me rattraper.
J'ai peur de changer, donc les jours se répètent,
Le monde reste gris et rien ne s'arrête."
Elle continua de jouer, au quatrième et au cinquième réveil. Désormais, les fissures parcouraient également ses jambes, son ventre et ses bras. Elle était faite de verre, finalement, elle-aussi. Qu'elle tombe ou qu'elle quitte sa prison, sa déchirure viendrait irrémédiablement.
L'espace d'un instant, Nymuë s'éloigna de son violon. Elle étudia les zébrures parcourant sa peau bleue, tel du givre sur un lac en plein hiver. Elle passa ses doigts sur ses lèvres, son nez et ses joues, également traversés d'estafilades. Dans le reflet que lui renvoyait sa bulle de verre, elle voyait plusieurs Nymuë. Une pour chaque journée, chaque seconde où elle avait accepté de remettre en marche son propre mécanisme, se levant tous les matins pour accomplir le même numéro. De quoi avait-elle eu si peur, exactement ? Du vide, ou d'imploser ? Il y avait quelque chose de rassurant, pourtant, dans l'idée de se désagréger aux quatre vents.
"Qu'après l'orage vienne l'éclaircie.
Ma peur bloque le moindre de mes mots.
Au loin, quelqu'un me maintient en vie,
Et me brise en morceaux.
Défait donc les cordes qui me lient.
Le voilà, ce monde qui tourne sans repos.
Au loin, quelqu'un me maintient en vie,
Et me brise en morceaux."
Cette fois-ci, le verre de sa prison explosa. Il taillada sa peau, la fragmenta en un millier d'éclats. Ses lèvres, réduites en miettes, esquissèrent un sourire. Les mains avides de la foule n'eurent pas le temps de la toucher. Elle était déjà tombée.
Contrairement à ce qu'elle avait cru, le gouffre n'était pas si profond. Nymuë n'eut que le temps de voir la lumière du chapiteau s'éteindre, avant d'atterrir sur une surface rebondissante, semblable à un filet. Il faisait sombre, autour d'elle, si sombre que même sa vision nocturne ne parvenait à percer les ténèbres. Le bruit de gouttes de pluie évoquait le ruissellement discret des cavernes, mais il y avait aussi… autre chose. Une présence, informe, qui se déplaçait. Les mouvements de la créature étaient furtifs, presque impossibles à discerner, mais la musicienne ne s'y trompait pas : ce qui se cachait d'elle était monstrueux.
"J'ai senti ta présence au moment où tu pénétrais dans mon domaine, mon enfant.", susurra une voix à son oreille.
L'elfe noire se retourna brusquement : rien, derrière son épaule, si ce n'était une totale obscurité. L'individu s'étant adressé à elle avait une intonation féminine ; et en même temps, son élocution était hachée, comme si ses mots avaient été extirpés de force de ses cordes vocales.
"Où suis-je ? demanda Nymuë. Que m'est-il arrivé ?
- Tu oscilles entre la vie et la mort, répondit l'entité, et te trouves présentement là où tous tes semblables finissent par être jugés. Seuls les plus méritants parmi les drows ont l'honneur de siéger à mes côtés, dans les Fosses Démoniaques."
Nymuë perçut un déplacement, sur sa droite ; elle voulut reculer, mais son corps était comme collé au filet sur lequel elle s'était réceptionnée. Bougeant légèrement les doigts, la jeune femme sentit une mixture gluante se glisser sous ses ongles. Elle était piégée dans une immense toile.
"Je t'ai observée, siffla la créature. Tu as un profil prometteur, mon enfant : certes, terni par toutes ces années passées à la surface, mais… opiniâtre. Mes autres petits ont tellement l'habitude de mes préceptes qu'ils s'entretuent sans saveur et sans rage. Ils sont dirigés par l'ambition, et oublient à quel point je savoure la colère. Ils se craignent entre eux, tandis que toi, oh toi, tu crains tout le monde. Chaque individu t'est hostile par principe, chaque nouvelle rencontre est potentiellement un nouvel ennemi. Tes congénères, comme les autres : tu n'appartiens à aucun camp et, par définition, ne dispose donc que de cibles."
Les bruits étaient plus proches, désormais. Nymuë apercevait la silhouette fugace de huit grandes pattes recroquevillées, descendant lentement le long du gouffre.
"Vous êtes Lolth, murmura l'elfe noire. Reine des Araignées."
Un buste sorti des ténèbres, plus proche qu'elle ne l'avait soupçonné. La femme avait une peau noire, à l'aspect aussi rugueux que l'écorce, nimbée d'éclats dorés. Ses longs cheveux blancs étaient coiffés d'une couronne d'or à huit branches, assemblées comme les extrémités d'un arachnide. Ses yeux étaient rouge sang. Là où aurait dû se trouver son estomac, Nymuë distinguait deux énormes appendices. Le reste de son corps demeurait dans la pénombre.
"Je suis ce qui se cache dans les abysses, murmura la Mère des Mensonges, ce qui se faufile dans l'obscurité. Ce qui glisse, comme une caresse, sur ta peau jusqu'à ce que se plante mon dard. Et toi, moucheron sur ma toile, tu es le sang qui aurait dû me revenir."
La déesse Lolth pencha son immense tête sur le côté, jusqu'à former un angle perpendiculaire à son cou :
"Je me souviens des Asenred, poursuivit-elle, je me souviens de Sabrae. Toute progéniture drow, en particulier femelle, m'appartient de droit. Ta mère a cru qu'elle pouvait en décider autrement. Ta vie m'a été refusée, celle de ta famille a donc été prise en conséquence.
- Êtes-vous venue achever le travail ? questionna la musicienne.
- Je suis ce qui chasse dans le noir, et ce qui tisse les destinées, siffla la créature. Les fils de ton avenir ne sont pas encore cousus, ma fille, et ma rancune peut être adoucie si tu te montres docile. J'aurais l'utilité d'un être tel que toi : connaisseuse du monde d'en-haut, sans lui être dévouée. Intelligente, tout en sachant rester à sa place. Remplie de rage, mais sans jamais l'exprimer."
La voix de l'arachnide baissa d'une octave :
"Assoiffée de pouvoir, mais uniquement pour la protection qu'il procure. Je peux t'offrir tout ça, et bien plus encore. Je peux faire de toi ma favorite parmi mes favorites. Être la mère dont tu as été privée. Toi et moi, nous ferons renaître la Maison Asenred de ses cendres. Nous lâcherons le chaos de l'Outreterre sur l'ensemble de Faerun. Tout ne sera que ruine et ténèbres, quand ils se prosterneront à nos pieds. Notre toile s'étendra sur tous les Plans ; je t'aiderai à détruire l'Absolue, la perfide usurpatrice. Ensemble, nous te débarrasserons de ton parasite, et je t'octroierai un pouvoir immense. Personne pour t'humilier, ma douce, ou te manquer de respect. Le monde sera à notre image."
Nymuë voyait ce futur auréolé de gloire, comme si les scènes se jouaient sous ses yeux. Plus de fuite dans les rues froides de Baldur's Gate pour éviter les œillades et sifflements réprobateurs. Plus de tremblements au lever du rideau. Plus de froides distances, de remarques équivoques sur son physique, de regards qui se défilent. Juste un amour infini, une étreinte dont elle avait été longtemps privée, sur un monde enfin parfait.
"La seule chose que je te demande, murmura Lolth, c'est de me jurer allégeance. Ma douce, tu n'imagines même pas à quel point ils devraient nous craindre."
Un souvenir perça brièvement l'amas de visions transmises par la Reine Araignée. Un reflet de son propre visage, alors que Dame Séri la coiffait pour une représentation. "Oh ma toute belle, avait-elle dit, si tu savais combien ils paieront pour te haïr."
La main griffue de Lolth lui caressait la joue. Comme au sortir d'un rêve, les pensées de Nymuë étaient brouillonnes, confuses. Elle chuchota :
"Je n'ai pas envie d'être crainte."
Les ongles de la Mère des Mensonges lui écorchèrent le visage. Son cou se tordit à la verticale et sa tête fut entièrement retournée.
"Je veux juste vivre, continua l'elfe noire, pas dominer. Je souhaite un monde où mon arrivée suscite la joie, et non la peur.
- Ne commets pas l'erreur de me tourner le dos, mon enfant. Songe à ce qui est arrivé à ta famille. Refuse, et mes fidèles te traqueront, en Outreterre comme au-delà."
D'autres images lui revenaient à présent en mémoire : Nymuë voyait une githyanki l'encourageant bruyamment à effectuer une nouvelle série de pompes. Une demi-elfe aux yeux verts levant une coupe de vin dans sa direction. Un homme aux cheveux blancs lui caressant la joue, devant la coiffeuse de fortune de sa tente.
"Alors qu'ils viennent, Souveraine du fond des Fosses. Mais je ne vous appartiendrai pas."
Lolth sortit entièrement de l'obscurité, masse gigantesque rattachée à sa toile. Ses huit énormes pattes étaient rattachées à un abdomen rebondi ; ses deux appendices cliquetaient d'un air menaçant.
"Sache que tu ne pourras jamais te cacher. Je saurai toujours où te trouver."
Et elle frappa.
