Hello ! Comme annoncé, voici le tout dernier flashback. En principe, le reste de l'histoire se déroulera dans le présent.

En espérant que ça vous permette de recoller un peu les morceaux de ce qu'il s'est passé et de ce que chacun ressent :)

Bonne lecture ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, j'aime toujours avoir des retours :)


Tony Stark avait vécu toutes sortes de deuil. Ses parents, tout d'abord, brutalement assassinés — et, avec eux, tout un pan d'une enfance qu'il n'était pas certain d'avoir vécu. Puis le Dr Yinsen, qui lui avait sauvé la vie en Afghanistan à l'aide d'un aimant et d'une batterie de voiture. Obadiah Stane, ensuite, qu'il considérait pourtant comme un oncle et auquel il aurait confié sa vie. Et d'autres encore — des connus, des moins connus, des inconnus —, toute une série de morts dont l'inéluctable absence avait creusé une myriade de cicatrices dans son âme.

Mais Peter…

Peter, c'était autre chose.

Peter n'aurait jamais dû mourir. Ce n'était pas dans l'ordre des choses.

Tony n'était pas censé faire le deuil de son fils. Il n'était pas censé lire son nom sur une plaque de marbre, et encore moins ranger ses affaires dans des cartons qui seraient ensuite entreposés dans le sous-sol de la Tour des Avengers (était-ce donc tout ce qu'il restait de son fils ? Quelques t-shirts, un costume de super-héros, un ordinateur sorti d'une décharge et une collection de figurines Star Wars ?). Il n'était pas censé lui survivre, s'imaginer une nouvelle vie sans lui. Mais les étapes du deuil étaient ce qu'elles étaient : après le cruel déni, l'inévitable colère, l'absurde marchandage et la lente agonie de la dépression, venait enfin l'acceptation.

L'acceptation

Il lui avait fallu un long moment pour atteindre ce dernier stade — et l'aide précieuse de tous ceux qui étaient restés. Happy, Rhodey, Steve, Natasha, Clint, Bruce, Pepper… surtout Pepper. Sans elle, il n'aurait jamais pu tenir. Elle était restée à ses côtés, elle ne lui avait jamais fait de reproches, elle n'avait pas lâché sa main, même lorsqu'il avait fait une crise d'angoisse si violente, le jour de leur premier mariage, qu'ils avaient dû reporter celui-ci, ni lorsqu'à l'annonce de sa grossesse, il avait fondu en larmes et n'avait cessé de répéter que Peter aurait dû être là pour l'apprendre. Elle avait supporté son silence, sa colère, sa prostration, ses pleurs, jusqu'à ce qu'ils parviennent ensemble à retrouver une forme d'apaisement.

Durant cette période, Morgan était déjà née et, pour la première fois, Tony avait entrevu en elle l'espoir d'une nouvelle forme de bonheur — un peu vacillante, un peu douloureuse, mais aussi essentielle à sa survie que l'étaient l'eau, la lumière et l'air. Grâce à elle, c'était comme si le soleil était réapparu dans son univers.

Déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Voilà ce qu'avait traversé Tony durant ces cinq années.

Mais personne ne lui avait jamais parlé de cette nouvelle étape aussi fabuleuse qu'absurde, et à laquelle il était désormais confronté : le retour.

Ils allaient déménager dans quelques jours. Les préparatifs étaient presque terminés, la maison au bord du lac n'avait plus rien du havre du paix dans lequel les Stark s'étaient réfugiés après l'Eclipse : les meubles étaient dissimulés sous de grands draps blancs, les décorations étaient emballées dans du papier bulle et soigneusement rangées dans des cartons, les placards de la cuisine étaient vides, les appareils électroniques étaient débranchés et même Friday avait momentanément été désactivée.

Sur le porche de la maison, il ne restait qu'un vieux banc en bois qu'ils n'avaient pas réussi à déplacer, tant le lierre s'était emmêlé à ses pieds — et ils n'avaient pas eu le coeur de couper celui-ci. Alors que la tombée de la nuit approchait, Tony avait décidé de s'y installer une dernière fois, savourant l'une de ces bières sans alcool à la grenadine que Pepper aimait tant. Il contemplait l'horizon bleu éclaboussé d'or, de cuivre et de nacre, splendide gouache qui sonnait le glas d'une nouvelle journée d'été.

Lorsque la porte d'entrée s'ouvrit dans son dos, il crut qu'il s'agissait de Pepper et lança, après une délicieuse gorgée de bière :

— Je sais, chérie, c'est bientôt l'heure de dire bonne nuit à notre gremlin, mais laisse-moi profiter encore cinq minutes du délicieux air frais de la campagne, avant de retrouver New-York et son doux parfum de pots d'échappement, de canalisation et de goudron...

— Euh… okay ?

Tony tourna aussitôt la tête. Ce n'était pas sa femme qui se tenait sur le pas de la porte ; c'était Peter.

L'adolescent était gêné. Il regardait le sol, la façade de la maison, le ciel, partout — excepté vers son père. Le coeur de celui-ci se serra à cette constatation, mais il ne dit rien.

Tony s'était fait la promesse de ne pas répercuter sur Peter le traumatisme de l'avoir vu mourir, puis réapparaître cinq ans plus tard. De ne pas l'étouffer de son amour, de la terreur qui l'envahissait à l'idée de le perdre à nouveau, de ce besoin aussi irrépressible qu'irrationnel de savoir où il se trouvait et ce qu'il faisait à chaque seconde de la journée.

Peter avait seize ans, il avait lui-même vécu une expérience difficile, Tony devait à tout prix lui laisser de l'espace.

— Oh, désolé, petit. Je t'avais confondu avec ta m…

Il retint de justesse le mot « mère », devenu familier dans son vocabulaire depuis la naissance de Morgan. Le regard de Peter se fit plus fuyant que jamais et ses pommettes rosirent.

— Avec Pepper, s'empressa de corriger Tony. Vous avez tous les deux le même pas délicat. Il faudra que vous l'appreniez à Morgan, à chaque fois qu'elle descends les escaliers je m'apprête à voir débarquer un troupeau de bisons.

Peter lui accorda un sourire si minuscule qu'il aurait tout aussi bien pu être une illusion. Tony comprit qu'il n'était pas d'humeur à rire.

— Tu vas faire un tour ?

— Ouais, répondit l'adolescent. Si, euh, si ça ne te dérange pas.

Voyant que son père ne disait rien, il bafouilla :

— Tu comprends, je ne suis pas sorti de la journée, j'ai besoin de prendre un peu l'air. Il paraît que sinon, mon cerveau ne serait pas assez oxygéné et risquerait de rapetisser. Enfin, c'est ce que j'ai entendu dire. Ou alors c'était une invention du prof de sport, ça m'étonnerait pas, c'était un sacré sadique. Je crois que son plan était de nous faire courir autour du stade jusqu'à ce que l'un d'entre nous fasse une attaque.

— Tous les profs de sport sont des sadiques. Ne reste pas dehors trop longtemps, tu risquerais de rater le dîner. On a prévu des spaghetti carbonara, la recette italienne, évidemment, pas celle avec suffisamment de crème fraîche pour boucher les artères d'un éléphant.

— Oh, vous embêtez pas, je grignoterai un truc en rentrant. Pas la peine de me prévoir une assiette.

Peter ébaucha un geste pour dévaler les escaliers qui menaient hors du porche. Tony ne résista pas : malgré son serment de laisser son fils tranquille, il s'enquit, essayant de ne pas avoir l'air trop implorant :

— Tu ne veux pas t'asseoir un peu ici ? J'ai beau avoir d'excellents poumons, je t'assure qu'il y a suffisamment d'air pour deux, sur ce banc.

Peter hésita. Tony le vit se mordre nerveusement la lèvre, comme s'il cherchait une excuse pour se dérober à sa proposition.

Au moment où il allait lui dire qu'il n'était pas obligé de rester avec lui, Peter répondit, fixant son regard quelque part entre l'épaule et l'oreille gauche de Tony :

— Si tu veux.

— Je le veux, confirma Tony, avant de soupirer : Seigneur, la dernière fois que j'ai dit ça, je me suis retrouvé marié pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort nous sépare, bla bla bla, on n'a pas idée de mettre autant de poids derrière de simples mots. Ce qui ne m'empêchera pas de rester effectivement avec Pepper jusqu'à la fin des temps, pas besoin d'un serment pour ça. Enfin bref, je divague, excuse-moi, je n'ai plus l'habitude de tenir une conversation sans que ça tourne au drame.

L'ébauche d'un nouveau sourire se dessina sur le visage de son fils. Il prit place à côté de lui, ramena instinctivement une jambe vers lui et l'enroula de ses bras, se recroquevillant comme s'il cherchait à protéger ses organes vitaux. Tony profita qu'il ne le regarde pas pour l'observer plus attentivement.

Malgré ses nombreuses excursions hors de la maison, Peter avait pâli, ce qui faisait ressortir les anfractuosités de son visage. Il avait également perdu du poids, ce qui pouvait être mis sur le compte de l'adolescence. Quant aux cernes discrètes qui se déployaient sous ses yeux, elles étaient probablement dues aux nuits qu'il passait sur son téléphone, à communiquer avec ses amis restés à New-York.

— Tu es heureux qu'on déménage ? demanda Tony à Peter, rompant le silence qui s'était tissé entre eux.

— Ouais, carrément, répondit l'adolescent d'un ton joyeux qui avait toutefois quelque chose d'artificiel. New-York m'avait manqué, même si ça fera bizarre de plus vivre dans la Tour Stark.

— Le nouvel appartement te plaira, lui assura Tony. C'est au dernier étage d'un immeuble sécurisé de Manhattan, il y a un toit d'où tu pourras faire toutes les pirouettes que tu veux. A condition d'être discret, bien sûr. Les familles qui habitent aux autres étages risquent d'être surprises si elles trouvent un adolescent en tenue rouge et bleue faire des acrobaties devant leurs fenêtres.

— Ouais, répéta Peter, toujours avec cet enthousiasme un peu trop forcé pour être sincère. Et si je veux faire un tour sur le plafond, j'éviterai les parties communes, histoire de pas me prendre des coups de balais de la part de la vieille voisine arachnophobe du dixième étage.

— Ahem, à ce propos, si tu pouvais aussi éviter de te promener sur les murs de l'appartement… il ne faudrait pas que Morgan veuille t'imiter et se blesse, tu comprends… ou qu'elle croit que tu es possédé et qu'elle se mette en tête de te jeter de l'eau bénite à la tête, même si elle est peut-être un peu trop jeune pour avoir ce genre d'idées, je suppose que j'extrapole un peu…

Peter se rembrunit.

— Ce n'est pas contre toi, Spider-Baby, d'ailleurs personnellement, ça ne me dérange pas du tout, mais Morgan…

— Je comprends, l'interrompit l'adolescent. Bien sûr. Je n'y avais pas pensé, désolé. Mes deux pieds resteront collés par terre, promis.

Il replongea dans ce mutisme qui le caractérisait depuis quelques semaines, blotti sur lui-même. Le voyant frissonner en dépit de la tiédeur du vent, Tony se débarrassa de sa veste en cuir (cadeau de Pepper pour leurs trois ans de mariage : elle s'était débrouillée pour lui en trouver une qui soit frappée du logo des Avengers) et la déposa sur ses épaules. Peter sursauta, mais ne sembla pas dérangé, au contraire : il s'emmitoufla dans le vêtement, son visage disparaissant presque derrière le col montant marron foncé. Tony eut un sourire attendri : Peter avait l'air si petit, ainsi enveloppé de sa veste. Si fragile. Il lui rappelait le gamin de quatorze ans qui avait débarqué sous son toit, des années plus tôt, et qui l'avait observé d'un air à la fois émerveillé et effrayé, sa soif de tendresse se lisant sur chacun de ses traits.

Décidant de faire une entorse à sa promesse de ne pas être un parent étouffant, il passa un bras autour des épaules de l'adolescent. Celui-ci se rapprocha timidement de lui, comme s'il n'avait attendu que cela — mais ce devait être l'imagination de Tony : Peter lui avait déjà signifié, par son comportement récent, qu'il souhaitait plutôt qu'on le laisse en paix.

L'enfant d'avant l'Eclipse lui semblait tellement loin…

— Tu m'as manqué, ne put s'empêcher de murmurer Tony.

Il s'en voulut aussitôt. Il ne devait pas rappeler à Peter qu'il était mort durant cinq ans : l'adolescent n'avait pas besoin d'avoir ça sur la conscience.

— Tu as déjà vu un vrai coucher de soleil ? En direct, je veux dire, ajouta-t-il, espérant ainsi alléger l'atmosphère.

— Parfois, répondit l'adolescent d'une voix hésitante. Avant, quand je finissais de patrouiller, j'aimais bien m'asseoir sur les toits des immeubles et regarder le ciel, le soir. Mais le soleil avait l'air différent en ville.

— Moins proche ? suggéra Tony.

— Moins beau, admit Peter. C'est sûrement très cliché, mais ici, c'est comme s'il était là juste pour nous.

Et ce soleil qui ne brillait que pour eux illuminait l'horizon, orange sanguine en suspension dans le cosmos, teintant l'or du ciel de splendides touches mauves et écarlates.

— C'est peut-être à cause du silence, ajouta Peter. En ville, il y a toujours des gens, des voitures, des musiques, le bruit du métro… ici, on n'entend rien d'autre que le vent, les insectes, les oiseaux, c'est beaucoup plus harmonieux. Ça permet de mieux se concentrer sur ce qui nous entoure.

Tony ne l'avait jamais vu aussi mélancolique.

— On reviendra, lui assura-t-il gentiment. Pour les vacances. Enfin, seulement si tu veux.

— Bien sûr, dit Peter. Morgan a grandi ici, ça lui ferait super plaisir de revenir.

— Mais toi, Pete ? Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Peter tourna les yeux vers lui. Le soleil mourant se reflétait dans ses prunelles, les constellant de paillettes d'or sombre.

— Rester avec toi, dit-il.

Tony fut pris de court par cette réponse, à tel point qu'il ne sut pas quoi répondre.

Peter n'ajouta rien. Il se contenta de poser sa tête contre son épaule ; Tony le serra contre lui, savourant cet instant de complicité qui lui paraissait arraché à un passé révolu.

Cinq ans. Cinq ans que tu rêvais de ce moment.

Et pourtant, l'instant avait quelque chose d'irréel. En dépit du poids de Peter contre lui, de son odeur familière, du bruit régulier de son souffle, Tony avait l'impression que rien n'était vrai. Que le présent était une illusion, un pur produit de son imagination. Il devait se répéter ces mots, c'est mon fils, il est vivant, pour réaliser qu'il ne rêvait pas.

Le cauchemar est terminé.

Alors pourquoi y avait-il ce murmure, au fond de sa conscience, qui lui susurrait que le cauchemar reprendrait bien assez tôt ? Que la réalité ne pouvait pas être aussi paisible, aussi douce ?

Il resserra son étreinte autour des épaules de Peter.

Profite. Tu ne sais pas quand l'univers te le reprendra…

Non, non, non. Il ne devait pas écouter cette voix.

Il serra discrètement son poing gauche, jusqu'à ce qu'il cesse de trembler et que son pouls ait retrouvé un rythme à peu près normal. Là, enfin, il s'autorisa les mots qui lui brûlaient les lèvres et qui, en même temps, le terrifiaient, car il savait désormais à quel point ils étaient vains, à quel point le destin pouvait avoir d'autres projets cruels pour eux :

— Je resterai toujours avec toi, Peter. Quoi qu'il arrive.

Durant un long moment, l'adolescent ne dit rien. Tony crut qu'il avait fini par s'assoupir, bercé par les pépiements lointains des oiseaux et les crissements des insectes, lorsque sa voix s'éleva, si jeune, si fluette, pleine de peurs et d'espoirs contenus :

— Tu le promets, p'pa ?

P'pa.

Cela faisait si longtemps que Peter n'avait pas prononcé ce mot, privilégiant l'impersonnel « Tony » qu'il avait fini par détester…

C'était probablement un mensonge, mais qu'y pouvait-il ? Il aimait tant Peter, et il avait si peur de lui faire du mal. Alors il répondit, tandis que le soleil disparaissait pour de bon, ne laissant derrière lui qu'une toile bleu nuit que les étoiles ne tarderaient pas à recouvrir, comme des perles scintillantes jetées là par une main invisible :

— Je te le promets. Je ne t'abandonnerai plus jamais, bambino.

Et pour la première fois depuis le début de la soirée — de l'été ? —, Peter sembla se détendre et un sourire sincère, quoi qu'un peu timide, illumina son jeune visage.

Cela ne durerait pas, bien sûr. Le déménagement, le refus de Midtown de le réintégrer, l'éloignement progressif de ses amis, Spider-Man, Morgan, l'influence de Harry Osborn, tout cela conduirait de nouveau Peter à s'éloigner de lui.

Mais à cet instant, face au plus beau coucher de soleil qu'ils n'aient jamais vus, Tony et Peter s'autorisèrent une lueur d'espoir en l'avenir.