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« Hutte » 4 bis.

Bletchley Park, printemps 1943.

À l'instar des autres huttes, la 4 bis était mal éclairée et souffrait d'un système de ventilation déplorable – cette nouvelle journée printanière, bien que fraîche, transformait déjà son étroit bureau en véritable fournaise, malgré la porte et la fenêtre laissées ouvertes. Mortimer se pencha légèrement sur sa chaise et aperçut, au dehors, l'arrière d'un Ford WOT6 ; un ouvrier était occupé à décharger des lattes de bois du camion bâché. Les travaux de la hutte s'achevaient à peine, dans un vacarme presque insupportable, à un jet de pierre de son ancien bureau. Mortimer aurait presque pu apercevoir la vieille Enigma sur laquelle il avait travaillé pendant des mois.

Plus de missions de déchiffrement, de cryptage ou de désinformation pour lui désormais ; il réfléchissait à la conception de nouvelles armes, capables d'enrayer la « Menace Jaune » que l'amiral Gray avait évoquée, quelques semaines auparavant, au War Office. Mortimer revint aux esquisses tracées au crayon à mine sur une grande feuille de papier – une haute dérive arrière, de larges gouvernes de profondeur, des tourelles de défense, une verrière décalée derrière le cockpit... une véritable forteresse volante, doublée d'une redoutable bête de guerre.

Restait le problème des moteurs.

Mortimer effaça les larges pales et les quatre turbines de propulsion, de chaque côté du fuselage, et reprit ses calculs. S'il voulait élever le plafond pratique de l'avion qu'il concevait, afin qu'il puisse évoluer dans la stratosphère, même des turbocompresseurs s'avéraient insuffisants ; d'un autre côté, alléger le blindage ou retirer des tourelles provoquerait des lacunes défensives ou offensives. Les performances accrues à haute altitude perdaient en outre de leur intérêt puisque le bombardier se trouvait fortement alourdi ; Mortimer avait estimé une vitesse de croisière ridiculement basse. Quant à la recherche sur la propulsion nucléaire, elle n'en était encore qu'à ses balbutiements – il était bien placé pour le savoir. Et il manquait cruellement de temps. Pour ce qui était des moyens, Mortimer préférait ne pas y penser.

L'idée d'un avion stratosphérique lui était venue à la lecture des journaux en décembre 1941. La photographie en particulier d'un B-17 coupé en deux, sur une piste d'atterrissage, l'avait interpellé : sous les lignes ennemies, les forces alliées se retrouvaient démunies, vulnérables. Mais si elles avaient la possibilité de voler au-dessus...

Il poussa un soupir et s'étira, puis jeta un coup d'œil à l'horloge murale fixée au-dessus de la table d'architecte où il œuvrait depuis les premières lueurs de l'aube.

– Bientôt dix heures ? Bon sang... J'ai besoin d'une pause...

Le professeur attrapa sa tasse vide, quitta la petite pièce, longea un couloir tout aussi exigu, passa devant plusieurs portes – quelques bureaux inoccupés, le dortoir – et parvint dans ce qu'il avait déjà surnommé le « hall d'entrée » de la hutte 4 bis ; une salle à peine plus grande que les autres et qui occupait toute la largeur entre les deux murs extérieurs. Sur une petite table, dressée dans un coin de la pièce, trônaient un distributeur d'eau chaude, une boîte en fer blanc remplie de feuilles de thé et un téléphone en bakélite noire. Trois autres planches, posées sur des tréteaux, formaient un U autour duquel étaient disposées des chaises pliantes. Mortimer sourit en voyant le joyeux désordre qui régnait déjà : livres ouverts, tasses encore à moitié pleines de thé refroidi, documents techniques, paquets de cigarettes, feuilles froissées, crayons graphite, quelques instruments de mesure, gommes, cendriers... Hudson avait laissé sa veste sur le dossier d'une chaise ; sur les patères qui encadraient la porte d'entrée, grande ouverte dans l'espoir vain de créer des courants d'air, étaient suspendus les effets des autres membres de l'équipe.

Hudson, Timothy Carter, Jim et Sally Evans – une jolie Wren en élégant uniforme à boutons de cuivre – avaient été affectés à la hutte 4 bis la veille seulement, mais travaillaient déjà d'arrache-pied. Ils prenaient leur pause, eux aussi, profitant probablement de cette matinée clémente sur l'étendue de pelouse derrière le baraquement.

Il ne manquait que Lucy Warren. Cela faisait un moment que Mortimer ne l'avait pas vue.

L'écossais se servit une tasse de thé et le sirota, tout en contemplant d'un air pensif les parties désassemblées d'un moteur radial de B-17, installées dans un coin du hall, sur un chariot plat.

Du coin de l'œil, il discerna les contours d'une silhouette qui se profilait dans l'encadrement de la porte de la hutte.

Hello, Philip.

– Lucy, salua-t-il avec un sourire de bienvenue.

– Je suis navrée, j'ai reçu mon ordre de détachement il y a seulement une heure...

Il l'excusa d'un geste négligent de la main et renversa au passage un peu de thé sur les planches de bois brut du plancher.

– C'est un Wright, non ? dit la jeune femme en s'agenouillant près du chariot plat.

Elle portait une jupe tailleur au bleu fatigué et un chemisier blanc aux manches longues, boutonné avec soin jusqu'au col – dissimulant ainsi le fin réseau de cicatrices dans son cou et sur sa clavicule, et les traces d'anciennes brûlures sur sa peau... Sous la vive lumière qui se déversait par les fenêtres, ses cheveux – une tresse élégamment relevée en chignon – semblaient parcourus de vif-argent. Lucy reposa la bielle qu'elle examinait et essuya la paume de sa main pleine de poussière sur sa jupe.

– Il est dans un sale état, ajouta-t-elle, et il manque pas mal de pièces... mais je suppose que si ce moteur est ici, et non à l'atelier, ce n'est pas parce que vous cherchez à le réparer...

Toujours cette même perspicacité, doublée d'une pointe d'amusement. Le beau regard de la jeune femme pétillait. Mortimer sourit et reposa sa tasse.

– C'est vrai. Venez, je vais vous montrer ce sur quoi nous travaillons...

oooOOOOooo

– Vous voulez donner des ailes supplémentaires à Dumbo, si j'ai bien compris.

Mortimer éclata de rire, puis hocha la tête. La jeune femme reporta son attention sur le croquis qu'elle tenait entre ses doigts fins.

– Ce que je ne comprends pas en revanche, c'est la raison de ma présence ici. Je m'occupe des véhicules terrestres, Philip, mais jamais je ne saurais vous aider à concevoir un avion...

– Ah ? Pourtant, tout à l'heure, vous avez bien reconnu un moteur Wright. En pièces détachées. Et osez me dire que c'est par hasard que vous avez obtenu, with honours, une double licence en mathématiques et sciences physiques.

– Peu importe comment vous avez obtenu mon dossier, mais vous n'avez pas tout lu, visiblement...Je n'ai en effet pas obtenu de diplôme complet, je n'ai pas été promue chercheur. Je ne suis donc même pas ingénieure... !

– On ne vous a pas accordé de full degree à cause d'un règlement ridicule. Officiellement, vous n'avez pas le statut d'ingénieur. Mais vous en avez largement les compétences, Lucy.

Une rougeur irrépressible gagna le cou et le visage de la jeune femme.

– Si vous le dites...

Elle toussota pour masquer sa gêne, puis reprit :

– Bon, expliquez-moi plutôt pourquoi vous voulez concevoir un nouvel avion.

Mortimer s'exécuta de bonne grâce, évoquant d'abord le film capté par la caméra de Snokke, les ogives dissimulées sur les hautes altitudes du Tibet, les messages cryptés en provenance d'Asie, interceptés et transmis à Bletchley, la réunion de crise au Cabinet of War...

– L'amiral Gray a suggéré au commander Travis de constituer une équipe ici, à Bletchley, sous couvert de cryptage et de désinformation. J'ai été nommé à la tête de la hutte 4 bis... La principale directive du gouvernement est de concevoir de nouvelles armes capables de contrer la menace de l'Empire Jaune.

– En commençant par une forteresse volante qui évoluerait en dehors de la portée des lignes ennemies. C'est assez malin.

La jeune femme s'assit à la table d'architecte et posa son menton dans la paume de sa main, les doigts repliés contre ses lèvres, concentrée sur l'ébauche d'avion stratosphérique.

– Je vois... c'est la propulsion qui ne convient pas.

– Il faut abandonner le moteur à piston et l'hélice, acquiesça le professeur. L'air s'écoule très mal autour des pales à une certaine vitesse et ne peut donc pas aller plus vite.

– Or, vous avez besoin d'une poussée suffisante pour que votre avion atteigne la stratosphère.

Mortimer ne put résister à l'envie de la taquiner un peu.

– Vous réfléchissez comme une véritable ingénieure, dites-moi !

– C'est une simple application de la troisième loi de Newton, rétorqua-t-elle – l'écossais constata tout de même, non sans une certaine satisfaction, qu'il avait réussi à la faire de nouveau rougir.

Un concert de voix enjouées leur parvint alors du hall de la hutte.

– Si je vous présentais au reste de l'équipe ?

oooOOOooo