6 –

Scaw-Fell.

Carter tremblait. L'arme que lui avait laissée Olrik pesait lourdement dans sa main, glissait entre ses paumes moites ; il dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à braquer le canon du pistolet sur le corps inerte de la jeune femme. Il hésita. Passa nerveusement sa langue sur ses lèvres sèches. Réfléchit un instant.

Et puis soudain, au moment où un nouvel éclair crevait les ténèbres du parc, une lueur haineuse et déterminée traversa le regard de Carter ; il déglutit et serra les mâchoires, essuya l'une après l'autre ses mains sur son pantalon, et affirma de nouveau sa prise sur la crosse de son arme. Il ne tremblait plus.

– Désolé, Lucy. Je n'ai guère le choix.

Désolé, il ne l'était pas vraiment ; Carter marmonna une vague prière. Son doigt effleura la détente.

NON !

Surgissant comme un diable de sa boîte, dans un rugissement terrible, Mortimer bondit sur Carter, repoussa son bras avec une vigueur redoutable ; la première détonation retentit, assourdissante, monstrueuse, et une fine pluie d'esquilles de bois tomba du plafond, saupoudrant de poussière la cartouche éjectée du chargeur.

Damned bastard ! gronda Mortimer.

Carter lâcha un cri de rage et braqua le pistolet sur lui. L'écossais se jeta au sol, renversant une chaise au passage ; le second coup partit, la balle passa au-dessus de sa tête en feulant et alla se perdre au-dehors, dans l'obscurité. Alors Carter, poussé par l'instinct, franchit en trois courtes enjambées la distance qui le séparait de la porte et disparut.

– Bon sang...

Sans plus se préoccuper du fuyard, Mortimer se redressa, toute son attention focalisée sur le corps inanimé, à quelques pas de lui.

– Lucy... !

L'écossais se laissa tomber à genoux près de la jeune femme, glissa son bras sous ses épaules et la souleva le plus doucement possible, l'attirant à lui. Du bout des doigts, il repoussa avec délicatesse quelques mèches de cheveux collées par la sueur, sur son front et ses joues ; sur sa tempe, une ecchymose d'un rouge profond marbrait sa peau. Mortimer prononça à nouveau son nom, dans un chuchotement qui sonnait comme une tendre supplique.

– Lucy...

– Hmmm...

Les paupières de la jeune femme frémirent. Enfin, elle ouvrit les yeux – et les chauds reflets noisette l'enveloppèrent tout entier.

– Philip... ? dit-elle d'une voix faible.

Mortimer ne put s'empêcher de pousser un soupir de soulagement. Il aida la jeune femme à se redresser, en la soutenant de son bras. Lucy porta la main à son front. Elle tressaillit lorsque ses doigts frôlèrent sa tempe.

– Ouch...

– Il faudrait placer quelque chose de froid là-dessus... Attendez une minute.

Mortimer se pencha vers la table où étaient disposés le distributeur d'eau chaude, la boîte de thé et le téléphone – sous le plateau de bois, l'équipe prenait soin, depuis quelques jours, de placer un grand seau d'eau fraîche tirée de l'étang. L'écossais y plongea un torchon propre, l'essora, puis l'appliqua sur la peau tuméfiée de la jeune femme, qui poussa un soupir d'aise.

– Merci...

Ses doigts effleurèrent ceux de Mortimer ; ce dernier lâcha la compresse, à regret.

La pluie commença à tomber lourdement, frappant le toit de la hutte. La foudre illumina le ciel, aussitôt suivie d'un roulement de tonnerre. Une bourrasque de vent et une trombe d'eau mêlée de grêle s'engouffrèrent par la fenêtre ; l'écossais la referma, avant de ramasser le chaos de feuilles dispersées sur le plancher. Lucy leva prudemment la tête.

– Où est Carter ?

– Il s'est enfui. Vous vous rappelez ce qu'il s'est passé ?

– Vaguement...

Mortimer tira la chaise renversée et la remit sur ses pieds, avant d'y faire asseoir Lucy, s'assurant qu'elle ne risquait pas de perdre l'équilibre.

– J'avais pensé à un moyen d'améliorer le bloc moteur du Golden Rocket, poursuivit la jeune femme, et je travaillais sur une formulation étendue de Bernoulli...

– La mécanique des fluides ?

– Hmm.

Elle prit les papiers que lui tendait Mortimer et, de sa main libre, les passa en revue. La jeune femme fronça les sourcils.

– Je ne trouve plus mes notes... ni les croquis dont je me suis servie comme base de calcul... !

Le regard de Lucy erra sur le plancher, à la recherche de documents que Mortimer aurait oubliés ; tout à coup, ses yeux s'agrandirent d'effroi. Les feuilles qu'elle tenait lui échappèrent. La compresse glissa de sa main et tomba au sol avec un plof ! humide.

– Oh, non...

Lucy se releva si brutalement qu'elle fut prise d'un soudain vertige et chancela. Mortimer la retint par le coude, l'empêchant de s'effondrer, mais elle ne s'en rendit même pas compte, affolée comme elle l'était.

– Les plans... souffla-t-elle. Je me rappelle... Carter voulait...

Elle fit un pas en avant et trébucha. Cette fois-ci, l'écossais la saisit par la taille, obligeant la jeune femme à s'appuyer contre lui pour ne pas tomber. D'un geste ferme, il la contraignit à se rasseoir et emprisonna ses mains dans les siennes. Sa peau était pâle, et froide. Malgré la moiteur étouffante du baraquement, Lucy frissonnait. État de choc, analysa Mortimer. Sous ses doigts, il sentait son pouls battre une cadence folle.

– Philip, protesta la jeune femme, je dois vérifier si les plans...

– Je préfère d'abord m'assurer que vous allez bien. Vous avez pris un sacré coup, et...

– J'en suis quitte pour un sacré bleu.

La pointe d'éternelle ironie manqua de faire sourire Mortimer, qui haussa toutefois les sourcils alors que Lucy tentait vainement d'empêcher sa voix de trembler.

– Je vais bien, ajouta la jeune femme.

– Permettez-moi d'en douter.

oooOOOooo

Au bout d'un moment qui lui parut interminable, Mortimer réussit finalement à la tranquilliser – ou plutôt, sa prévenance obstinée eut enfin raison de l'entêtement de la jeune femme. Lucy accepta le verre de Scotch qu'il lui servit – Mortimer s'excusa toutefois de la qualité de ce whisky, loin d'égaler un cardhu de douze ans d'âge –, et le sirota à petites gorgées mais, même si elle retrouvait visiblement ses esprits, et bien qu'elle lui ait assuré que ses vertiges étaient passés, elle continuait à grelotter de façon incoercible, aussi l'écossais se débarrassa-t-il galamment de sa veste de tweed pour la poser sur ses épaules. Elle le remercia d'un sourire. Et en même temps que l'odeur tourbée du whisky, un parfum – saveur douce du tabac à pipe, laine rêche, mêlée d'une senteur fleurie, légers effluves de savon – monta de la veste et lui emplit les narines. Son cœur ne battait plus, il trépidait, cognait entre ses côtes, comme parcouru par une onde électrique. Lucy pria intérieurement pour que l'écossais ne puisse l'entendre, ni ne voie ses joues s'embraser.

– Tout va bien ? Vous êtes toute rouge...

Oh heck... ! songea la jeune femme.

– C'est l'alcool, s'empressa-t-elle de répondre en détournant le regard.

– Il a le mérite de vous faire revenir un peu de couleurs, admit-il.

Mortimer l'observa quelques secondes encore, la jugea suffisamment remise.

– Venez, dit-il. Je crois que je vous dois quelques explications.

oooOOOooo

L'écossais mena Lucy le long du couloir, passa devant le bureau et invita la jeune femme à entrer dans la pièce au bout de la hutte 4 bis. La lumière crue du néon inonda la chambre qu'occupait Mortimer : un lit superposé, une table à dessin, une lampe de bureau posée sur un guéridon, un placard et une commode emplissaient l'espace. Être à la tête d'une hutte vous laissait tout de même quelques avantages...

– Comment faites-vous pour dormir là-dedans par des chaleurs pareilles ?

– Question d'habitude, répondit Mortimer en s'agenouillant devant le meuble bas coincé contre le placard. J'ai passé mon enfance à Simla, en Inde.

Par une soirée aussi étouffante, cependant, Mortimer ne pouvait s'empêcher de regretter les rudes hivers himalayens. Il sortit une clef de la poche de son pantalon et déverrouilla un des tiroirs. Lucy reconnut immédiatement la pile de feuilles qu'il recelait – et pour cause.

– Vous aviez déplacé les plans... comprit-elle.

– Exact. Une précaution que j'ai dû prendre, à l'insu de vous tous. Je comprends que vous soyez en colère. Vous devez penser que je n'avais pas confiance en vous...

Le silence de Lucy le peina, bien qu'il eût imaginé pire réaction face à cet aveu de défiance. Elle le fixait de ses beaux yeux noisette, sans ciller.

– Ne vous méprenez pas, Lucy. Si j'avais pu vous en parler avant, je l'aurais fait.

– Je comprends. J'imagine que vous aviez des ordres ?

Il hocha la tête, impressionné par la perspicacité de la jeune femme, puis lui expliqua tout : certains croquis ou schémas, assez anodins, disparaissaient, avant de réapparaître le lendemain ; des plans ne se trouvaient plus à leur place dans le bureau ; le verso de quelques feuilles restait taché d'encre de papier carbone...

– Paranoïa de scientifique, me direz-vous, poursuivit Mortimer. Ce ne fut cependant pas l'avis du commander Travis qui, bien qu'il connaisse mes soupçons concernant Carter, m'enjoignit le silence, en me rappelant le devoir de prudence, même au sein de mon équipe.

À ces mots, Lucy plissa les lèvres de façon éloquente, songeant aux affiches de propagandes placardées un peu partout, y compris dans le hall de la hutte – une ravissante femme blonde, l'apparence même de l'innocence angélique, entourée d'officiers des forces armées...

– Comment en êtes-vous venu à suspecter Carter ? Qu'est-ce qui vous a persuadé que c'était lui, l'espion... et pas moi, par exemple ?

Le MI5 surveille tous nos faits et gestes depuis le début de la guerre, songea Mortimer. Et désormais, le MI6. Mais disons tout simplement que cela ne m'est jamais venu à l'esprit. Si loyauté, honneur et perspicacité étaient une devise, vous en seriez l'emblème.

– Vous auriez été bien meilleure que lui, répondit-il. Mais vous connaissez les plans sur le bout des doigts, quel intérêt auriez-vous eu à les reproduire ?

– J'aurais pu laisser délibérément des indices...

– Jusque sous les ongles de Carter ? s'amusa l'écossais. L'encre du papier carbone laisse des taches... Malgré cela, Travis choisit de ne pas le faire appréhender mais de le garder sous surveillance, afin d'identifier ses éventuels contacts, de connaître ses commanditaires et, peut-être, d'en faire un agent double.

Tout cela fut malheureusement vain, précisa Mortimer ; ensuite, lorsqu'il s'aperçut que les vols de données se concentraient sur les moteurs du Golden Rocket, il prit l'initiative de mettre tous les plans sous clef, dans sa chambre. Et puis, quelques jours auparavant, le commander Travis avait transmis à l'écossais une convocation au Cabinet of War, où l'Amiral Gray lui avait annoncé l'existence d'un projet secret, mené grâce à des fonds d'urgence débloqués par le gouvernement, appelé « Scaw-Fell ».

– Scaw-Fell ?

– Il s'agit d'une usine de radio. Officiellement.

– Comme Bletchley...

– Exact. D'ici quelque temps, ces deux « usines » devraient être reliées par un aérodrome. En attendant, dès que je suis sorti de mon entrevue avec l'Amiral au Cabinet of War, j'ai été conduit en voiture à Scaw-Fell – d'où mon absence ces derniers jours.

Là-bas, Mortimer avait visité les installations, découvert l'immense hangar où serait élaboré le prototype du Golden Rocket... et à son retour, lors d'un briefing, le commander Travis l'avait autorisé à mettre les membres de l'équipe qu'il jugeait les plus fiables dans la confidence. Il prévoyait également de faire transférer les plans du Golden Rocket, peu à peu, vers Scaw-Fell, afin de ne pas éveiller les soupçons de Carter.

– Mais cette stratégie est tombée à l'eau à cause de moi, soupira Lucy. Il sait qu'il est démasqué désormais.

– Il s'apprêtait à vous tuer ! s'exclama Mortimer. Si j'étais arrivé quelques minutes plus tard...

Il s'interrompit, songeant avec amertume que, s'il était intervenu quelques minutes plus tôt, il aurait évité à la jeune femme d'être blessée. Je vous ferai passer l'envie de frapper Lucy Warren, Carter, se promit-il en percevant la fureur froide qui bouillonnait au fond de son esprit.

Le regard calme de Lucy était posé sur lui ; le néon faisait briller ses yeux et jetait sur son visage des éclats d'argent, faisant ressortir l'hématome bleuâtre sur sa tempe. La veste de tweed posée sur ses épaules la faisait paraître plus fine, plus fragile... et plus séduisante encore. Mortimer s'obligea à prendre une grande inspiration, tâchant de calmer les battements effrénés de son cœur.

– Je vais informer Travis de ce qu'il s'est passé, dit-il finalement. Nous ne devons pas laisser plus de temps à Carter. Quant à vous, Lucy, vous allez me faire le plaisir de prendre un taxi pour rentrer chez vous.

– C'est inutile, la pension que j'occupe avec Margaret n'est pas très...

– Soit vous prenez un taxi, rétorqua l'écossais en coupant court aux protestations de la jeune femme, soit je vous porte moi-même. Faites venir un médecin dès que possible et prenez quelques jours de repos. À votre retour... nous reparlerons de Scaw-Fell.

oooOOOooo