9 –

It's a small world.

Scaw-Fell, fin 1943.

Sous l'immense hangar, à la lueur crue des néons constellant le plafond, la coque du prototype étincelait de mille feux, enserrée dans la gangue d'acier creux de l'échafaudage. L'équipe de nuit s'affairait tout autour. Un technicien déplaçait, à l'aide d'un palan, une partie du bloc moteur que Lucy s'occupait d'assembler dans le poste de pilotage, deux ingénieurs mettaient en place certains des instruments de bord à l'arrière de l'avion, un autre homme, équipé d'un masque et d'une combinaison, plaçait une échelle afin de peindre la dérive...

– Il faut envisager d'autres fixations que des boulons, lança Mortimer, les mains sur les hanches, le nez levé sur le prototype du Golden Rocket.

Lucy sursauta – la clef à tube qu'elle tenait manqua lui glisser des doigts – et lâcha un juron des plus grossiers l'écossais crut reconnaître du vieux norrois. Ahuri, il lança un coup d'œil à la jeune femme, pendant que celle-ci se laissait souplement tomber de l'échafaudage. Son regard aux chauds reflets caramel, où se mêlaient un agacement feint et un certain amusement, lançait des éclairs.

– Vous surprenez toujours les gens en arrivant sans prévenir ? demanda Lucy.

Elle attrapa un chiffon et essuya ses mains pleines de graisse noire, puis repoussa des mèches rebelles, échappées de sa longue natte, derrière ses oreilles, traçant tout de même une fine ligne sombre, telle une peinture de guerre, sur sa peau. La jeune femme avait troqué son éternel tailleur strict contre un pantalon, bien plus pratique – et très seyant, de l'avis de Mortimer.

– Vous accueillez toujours les gens en proférant des horreurs ? rétorqua-t-il avec humour. Qui vous a appris à promettre ainsi les pires engeances de la déesse des morts ?

– Charles, qui d'autre ? C'était une manière élégante de préserver sa réputation de gentleman. Ce qui m'étonne, par contre, c'est que vous ayez compris ce que je disais.

– Je ne me suis pas uniquement intéressé à la biologie moléculaire à l'université...

– Vous êtes décidément un homme plein de surprises. Mais vous parliez de fixations, professeur Mortimer ?

Elle l'appelait ainsi par espièglerie, ce qui ne manquait jamais de le faire sourire.

– Des rivets à tête plate réduiraient la résistance au vent, expliqua-t-il.

– C'est une très bonne idée ! Ça ne m'était même pas venu à l'esprit... Pourtant j'ai assisté aux tests en soufflerie.

– Vous avez pensé à améliorer la stabilité du Golden Rocket en examinant les effets des charges. Ce n'est quand même pas si mal !

À ce moment, la tonalité stridente d'une sirène d'alarme retentit, interrompant l'activité fourmillante du hangar.

– Le couvre-feu ? s'étonna Lucy. Déjà ?

Comme pour lui donner raison, l'estomac de l'écossais émit alors un grognement sourd, révélateur, et la jeune femme éclata de rire.

– Au moins un qui ne perd pas le sens des réalités ! ironisa-t-elle. Je parie que, comme à votre habitude, vous n'avez rien mangé depuis que vous êtes parti de Bletchley cet après-midi...

Mortimer se contenta de hausser légèrement les épaules, un sourire aux lèvres. L'écossais, souvent accompagné par le courtois mais taciturne Stewart Menzies, effectuait le voyage toutes les trois semaines environ, grâce à des coupons d'essence spécialement attribués par le MI6. À Bletchley Park, si Mortimer s'occupait en grande partie de ses travaux, il consacrait ses rares moments de libre à poursuivre son travail de désinformation et faisait passer messages factices et faux renseignements par les agents doubles, ou aidait Margaret et les autres membres du baraquement 4 – dont il faisait toujours partie – à décrypter le trafic de la Kriegsmarine pour s'assurer que l'ennemi les prenait au sérieux. L'écossais menait deux guerres dans l'ombre : une contre les forces de l'Axe, une contre l'Empire de Basam-Damdu. Quand avait-il pris le temps dernièrement de prendre un repas correct, qui ne soit pas constitué de tartines de margarine ou de l'infâme corned beef en boîte servi au mess... ?

Lucy rangea ses outils dans leur caisse, sur un chariot métallique, et la referma d'un claquement satisfait.

– Je meurs de faim, moi aussi, dit-elle. Allons dîner.

Les yeux d'un vert profond, posés sur elle, pétillèrent de malice.

– Excellente suggestion, ma foi !

oooOOOooo

Elle le retrouva à peine une demi-heure plus tard, ses cheveux encore humides rassemblés en une queue-de-cheval grossière, dans la gigantesque salle mal chauffée qui leur servait de réfectoire. Les murs de béton s'ornaient de guirlandes en papier crépon rouge et vert, et dans un angle, un petit arbre résineux faisait figure de sapin, surmonté d'une étoile en carton doré. Des échos de conversations, de mastication, de cliquetis de couverts s'entremêlaient. Dans un coin, une radio bricolée laissait échapper des bribes d'un morceau de Glenn Miller.

Sally Evans, Jim et Hudson, suivis par Harris, un technicien, les rejoignirent bientôt les quatre jeunes gens s'attablèrent autour d'une meat pie et de pintes de bière brune, accompagnant de joyeuses acclamations la bouteille de whisky que Mortimer avait réussi à apporter de Londres. Ils l'avaient tous suivi à Scaw-Fell – tous, sans exception. L'écossais sentit un élan de fierté enfler dans sa poitrine tandis qu'ils trinquaient, se souhaitant un joyeux Noël tardif. Ils discutèrent ensuite avec entrain, échangèrent quelques nouvelles, rirent aux plaisanteries de Harris, portèrent de nouveau un toast, cette fois-ci avec leurs voisins de table.

Une ambiance légère, détendue, joyeuse, qui laissait toutefois Lucy comme indifférente par moments, constata Mortimer : en retrait, songeuse, le menton dans une main, triturant de l'autre son gilet de grosse maille, les yeux dans le vague, elle réagissait avec un temps de retard, ou semblait se faire presque violence pour s'intéresser à la conversation.

– Vous me semblez bien tracassée, Lucy.

– Hum ?

La voix de Mortimer la sortit de ses pensées moroses la jeune femme se rendit compte alors seulement que le reste de l'équipe avait pris congé, et que la salle du réfectoire, presque vide désormais, résonnait du calme tranquille et somnolent de la fin du service. L'écossais, soucieux, la considérait sans rien dire.

– Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? demanda-t-elle.

– Vous aviez l'air... ailleurs. D'habitude, Harris et son sens de la répartie ne manquent jamais de vous amuser. Plus inquiétant encore, vous avez à peine touché à votre assiette, vous qui disiez mourir de faim. Que s'est-il passé, entre-temps ?

La jeune femme secoua la tête. Mortimer soupira.

– Je me montre certainement trop curieux... se morigéna-t-il.

– Non, non, pas du tout ! Je vous cause de l'inquiétude. Pardonnez-moi.

De nouveau, l'ombre étrange de sourire doux amer apparut fugitivement sur les traits fins de la jeune femme alors qu'elle tirait, de la poche arrière de son pantalon, une épaisse enveloppe de papier.

– J'ai enfin eu des nouvelles de Mavis et Nicholas. Ils me manquent terriblement... alors...

Grâce à Mortimer, l'amiral Gray avait accepté la mise en place d'une correspondance entre le Buckinghamshire et le Lake District, sous trois conditions des échanges réduits au strict minimum, une censure des plus drastiques, et l'acheminement du courrier par une boîte postale de Londres ou Bletchley – aucune expédition ou réception à Scaw-Fell. Mortimer assumait bien volontiers le rôle de postman, et même si les courriers étaient rares, ses collègues les appréciaient beaucoup.

De l'enveloppe, la jeune femme sortit avec soin une petite liasse de feuilles pliées, couvertes d'écritures d'enfants, et trois photographies, qu'elle fit glisser sur la table en fer-blanc, vers l'écossais.

– Margaret les a retrouvées dans mes affaires... et elle me les a envoyées.

Sur le premier cliché, revêtu de la toge traditionnelle des étudiants d'Oxford et de la toque de forme carrée, ornée d'un tassel, sa cravate étroitement nouée sous un col impeccable, Charles Warren posait devant un décor en trompe-l'œil au charme désuet.

Nous sommes le 29 décembre... réalisa tout à coup l'écossais, comprenant l'origine du sourire mélancolique de la jeune femme. Voilà donc ce qui la rend si triste. Voilà pourquoi elle ne pouvait s'empêcher de tirer sur ses manches, pour dissimuler ses anciennes cicatrices !

– Je suis navré, Lucy. Sincèrement navré d'avoir ravivé des souvenirs douloureux.

– Ils ne le sont pas tous, rétorqua-t-elle, tentant malgré tout de retenir les larmes qui menaçaient de former une boule douloureuse dans sa gorge. Beaucoup ont été synonymes de bonheur.

– Comme celui-ci, j'imagine, dit l'écossais en contemplant la seconde photographie.

Il y aperçut Lucy, attentive à un petit garçon d'environ trois ans qui remuait sur ses genoux à côté d'elle, un homme jovial, aux lunettes rondes et à la barbe fournie, tenait affectueusement Charles par le cou.

– Qui est-ce ? demanda Mortimer.

– Helmut, l'oncle de Charles. Un excentrique au cœur d'or. Après le décès de sa sœur, il a élevé son neveu, et l'a emmené partout avec lui. Sur les sites de fouilles, dans les musées, à l'université de Munich, à l'Institut archéologique de Berlin... Mais à cause de sa nationalité allemande, et malgré son peu d'affinités avec le Reich, il a préféré quitter le sol britannique, peu de temps avant le début de la guerre.

– Charles était donc allemand... ?

– En partie, oui. Par sa mère.

– Je comprends mieux d'où lui venait cette passion pour les langues... et sa connaissance si fine en particulier des branches germaniques et balto-slaves...

Pour toute réponse, Lucy esquissa un sourire – un véritable sourire cette fois-ci, plus enjoué, presque folâtre, qui lui traça cette charmante fossette au coin des lèvres. Pour se donner une contenance, Mortimer s'intéressa à la troisième photographie.

Sur le cliché, devant la porte en bois d'une petite église, posait une douzaine de personnes. Margaret, l'oncle de Charles et un couple d'âge mur – que Mortimer supposa être les parents de Lucy –, souriants, regardaient l'objectif ; derrière eux, cinq garçons de haute stature s'alignaient, dont certains en uniforme réglementaire de la Royal Air Force ; au centre de cette joyeuse assemblée, insouciants, oublieux de l'objectif et du monde, Lucy et Charles ne se quittaient pas des yeux, lui dans son costume sombre, elle, rayonnante, dans sa robe blanche toute simple, une couronne de fleurs dans les cheveux.

Une calandre, carrée, avec des pans droits, coiffait l'essieu surélevé si caractéristique de la Renault Type C. Elle était en partie cachée par un jeune homme, en tenue impeccable de la RAF, et qui arborait une petite moustache.

Mortimer ne prêta pas plus d'attention à cette automobile d'un autre âge, accaparé par la fière allure de l'officier des forces armées. N'était cette moustache que l'écossais devinait blonde, cet homme ressemblait trait pour trait à...

– Ça alors... ! s'exclama l'écossais. Je me disais bien que ce visage ne m'était pas inconnu... cet homme, sur la photographie, c'est Francis Blake !

Elle était tout aussi étonnée que lui.

– D'où le connaissez-vous ? dirent Lucy et Mortimer au même instant.

Ils se regardèrent, ahuris, puis éclatèrent tous les deux de rire.

– C'est notre cousin, expliqua la jeune femme après avoir repris son souffle, à mes frères et moi. Du côté de notre père. Quand ce dernier est mort, ma mère a coupé les ponts avec sa belle-famille. Une sombre histoire de rancune... Francis est le seul qui ait gardé contact. C'est d'ailleurs le seul qui soit venu au mariage. Et vous, Philip ? Racontez-moi comment vous l'avez connu.

Mortimer s'exécuta avec joie, ne s'interrompant que pour leur resservir un fond de whisky miraculeusement épargné au cours de la soirée. Ils discutèrent ainsi pendant encore un long moment, s'échangeant leurs souvenirs.

– Le monde est décidément bien petit, conclut Mortimer avec amusement.

– Je suis bien d'accord. Merci, Philip.

– En quel honneur ?

– Évoquer ces vieilles histoires m'a fait le plus grand bien. Dites-moi... Vous êtes certain que votre spécialité à l'université était bien la physique nucléaire, et pas la psychologie ?

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