La jalousie que l'on entretenait à l'égard de Stiles avait pour origine la facilité avec laquelle celui-ci acceptait le monde surnaturel et s'y était naturellement fait une place sans qu'on vienne l'en discuter. Un monde qui ne cherchait pas à l'en exclure. A côté de cela, il y avait cette aisance dont il faisait preuve et qui le faisait passer entre les métamorphes sans jamais craindre pour sa vie. Pour autant, Stiles n'allait jamais se vanter de sa condition que certains considéraient comme « privilégiée ». Parce qu'il n'était rien d'autre qu'un humain et que la plupart des clients le traitaient comme un égal tout en sachant qu'il n'avait aucun pouvoir, rien qui puisse lui permettre de se défendre en cas d'attaque. En somme, le respect qu'on lui accordait énervait ceux qui avaient l'impression qu'une hiérarchie devait s'établir, au moins dans les établissements liés au monde surnaturel. La façon dont le propriétaire du bar le protégeait sans qu'il s'en rende compte éveillait également ce sentiment, que certains considéraient comme de l'injustice. Pour ces collègues jaloux, l'égalité voudrait que le « big boss » cesse de le garder sous son aile, ou alors qu'il accorde cette même protection à tous. Mais l'homme en question préférait l'équité et il ne comptait pas revenir là-dessus. Il avait été très clair dès le départ : tant que l'humain faisait bien son travail et ne gênait aucun client, il ne voyait ni pourquoi il le renverrait, ni pourquoi il le traiterait moins bien que ses congénères métamorphes. Il avait d'ailleurs ajouté, lorsque certains de ses employés étaient venus le voir à ce sujet, que quiconque chercherait à porter atteinte à l'intégrité physique ou morale de l'humain en question se verrait renvoyé de son établissement sur-le-champ.

Alors forcément, certains voyaient ce traitement comme une forme de favoritisme et si personne n'avait jusqu'alors tenté de régler l'affaire en douce, on y pensait.

Et Maïa le savait.

La barmaid avait des yeux et des oreilles partout. Consciente du pétrin dans lequel s'était fourré son ami malgré lui, elle n'hésitait pas à faire rempart dans l'ombre. Bien évidemment, elle aimerait beaucoup pouvoir pousser Stiles à démissionner, ne serait-ce que pour sa sécurité. Elle connaissait cependant sa situation et savait ô combien il avait besoin d'argent. Le travail au bar payait pas mal : il s'agissait actuellement de son plus gros salaire alors ce n'était certainement pas ce job qu'il allait abandonner.

Malgré son amitié avec l'humain, Maïa n'avait aucun problème. Elle avait la « chance » de ne pas recevoir de menaces, que l'on ne cherche pas à l'intimider plus que cela. Pourquoi ? Parce qu'elle était une louve au caractère bien trempé et qui ne laissait rien ni personne prendre l'ascendant sur elle. Les seuls à avoir essayé s'en étaient mordu les doigts griffus. Si on la voyait un peu comme une traîtresse de par cette loyauté incroyable qu'elle accordait à Stiles autant qu'elle l'accorderait à un alpha, on ne lui disait rien. Car lorsqu'elle sortait les griffes, ce n'était pas pour les aiguiser, mais bien pour trancher la chair de ceux qui pourraient oser la provoquer. Depuis qu'elle connaissait Stiles, Maïa s'était un peu calmée de ce côté-là. Cependant, cet adoucissement n'enlevait rien à son instinct protecteur.

Ainsi, elle surveillait Stiles lorsqu'il travaillait. Cherchait le regard de ses collègues, les dissuadant d'une lueur verte de ne rien tenter. S'assurait à sa manière que rien n'empêche son ami de réaliser son service, d'autant plus qu'il était du genre efficace. Le sourire qu'il offrait aux clients, bien que rarement complètement sincère, avait le don de répandre la bonne humeur et de provoquer une pluie de pourboires que Stiles acceptait toujours volontiers. C'était aussi pour cela, qu'il ne pouvait pas arrêter de travailler ici : la générosité des clients n'avait d'égale que leur soif, ainsi que leur appréciation de la qualité du service. C'était d'autant plus important que les pourboires comptaient beaucoup pour le maintien d'un salaire décent dans le monde de la restauration ou du service en général.

Alors de ce côté-là aussi, on le jalousait sans jamais chercher plus loin qu'une arrogance humaine comme raison de son entêtement à continuer de travailler ici.

- Deux diabolos ma belle, fit Stiles en s'accoudant au bar, le temps que Maïa lui prépare la commande.

- C'est comme si c'était fait, répondit-elle sans un sourire.

- Un problème ? S'enquit l'hyperactif en fronçant légèrement les sourcils.

- Aucun, lui assura la louve d'un air rassurant.

Mais elle mentait. Elle mentait parce qu'elle avait décidé d'accorder un semblant de confiance à un homme qu'elle ne connaissait pas vraiment et qui devrait passer dans la soirée. Un homme qui disait connaître l'hyperactif et faire partie de sa meute… Celle de Beacon Hills. Ce même homme qui avait senti l'odeur de Stiles sur elle, une odeur présence pour la simple et bonne raison qu'ils étaient proches.

Elle lui avait dit quand revenir, lui avait indiqué les horaires de Stiles pour la soirée. Et malgré toutes ces choses qu'il lui avait racontées sur Stiles, celles qui lui prouvaient qu'il le connaissait véritablement… Maïa continuait de douter, de se demander si elle avait bien fait d'être honnête avec lui. En réalité… Elle ne connaissait pas toutes les raisons qui avaient poussé Stiles à s'éloigner de ses amis. Si son père était l'un des plus gros facteurs de son isolement, elle avait l'impression qu'il y avait autre chose… Ce qu'elle ne s'était jamais risqué à lui demander.

Car Stiles lui faisait l'effet d'une bombe à retardement dont elle faisait tout pour ne pas enclencher le mécanisme d'explosion. S'il allait à peu près bien en général, le souci qu'il se faisait par rapport à son père le pesait tant que Maïa le voyait comme un funambule, dansant difficilement sur une corde un peu trop fine pour lui, à une hauteur vertigineuse et… Elle avait l'impression que le moindre déséquilibre pouvait le faire chuter. Alors même s'ils étaient amis depuis un moment, même si elle avait fort bien qu'elle pouvait parler de tout avec lui… Il y avait des sujets qu'elle préférait ne pas aborder pour l'instant.

Et ce Derek Hale en faisait partie. Pourtant, il avait l'air gentil – aussi gentil que pouvait l'être une porte de prison qui tentait de sourire. En tout cas, il ne lui avait pas semblé agressif pour un sou. Pour être tout à fait honnête, il lui faisait l'effet d'un homme dont la douceur ne se révélait que dans une intimité complète, à l'abri de tous regards. Simplement, Maïa préférait pour l'instant ne rien dire à Stiles et d'attendre de voir comment les choses allaient se passer – si Derek revenait – et agirait en fonction. Elle savait juste que l'hyperactif avait beaucoup aimé sa meute et qu'il ne l'avait jamais réellement quittée. Restait maintenant à savoir pourquoi il avait plus ou moins cessé de parler à ses membres sans toutefois couper les ponts – ça, c'était quelque chose qu'elle savait. Stiles ne le lui avait jamais réellement caché.

Le début de la soirée se déroula tout à fait normalement et Stiles, comme le reste de ses collègues, enchaînait commandes, services, sourires. Et, comme il était d'usage dans ce bar, les employés prenaient une pause de manière alternée – tout ne monde n'y allait pas en même temps. Ainsi, Stiles prit sa pause lorsque ce fut son tour et après avoir fait signe à Maïa pour lui indiquer qu'il sortait un peu, c'est ce qu'il fit. Techniquement, il avait un quart d'heure devant lui. La plupart du temps, il passait ces quinze minutes à somnoler dans les vestiaires, histoire de se reposer un peu. Ce soir, il ne préférait pas le faire, pour la bonne et simple raison qu'il était si fatigué qu'une sieste, même courte, n'irait que l'alourdir davantage. En cela, il avait pensé que l'air frais de cette soirée lui ferait du bien. Il lui permettrait de réfléchir, aussi.

Car si Stiles avait passé sa journée à travailler, il n'oubliait en rien le fait qu'il allait bientôt falloir qu'il réfléchisse à sa situation. Très honnêtement, il n'avait pas envie de retourner à son appartement. Sa relation avec Jace et l'état de leur colocation se dégradait très rapidement depuis quelques temps, et… Stiles en avait assez de discuter et de devoir attendre des changements de la part de son colocataire. Il avait juste besoin d'être certain de pouvoir dormir un maximum et bien. S'il devait sans arrêt batailler pour grapiller du silence et quelques heures de sommeil… Ce n'était réellement pas vivable. Il lui fallait quelque chose de plus stable, autrement, il n'allait plus tenir très longtemps.

Alors, Stiles prit une décision et décida d'appeler Jace. A cette heure-ci, son colocataire à l'affreuse chevelure blonde devait être encore debout et, techniquement, seul. C'était généralement plus tard qu'il se ramenait accompagné et qu'il décidait d'assouvir quelque pulsion nocturne. Et oui, il lui arrivait parfois de travailler avant de baiser.

Par chance, il décrocha relativement rapidement et demanda à Stiles d'un ton faussement avenant si tout allait bien pour lui. L'hyperactif, qui se rappelait fort bien de la manière dont il l'avait mis en colère, lui expliqua fort simplement la situation : il enchaînait les boulots, avait beaucoup de travail et ne pouvait pas se permettre de voir son sommeil réduit juste parce qu'ils n'avaient pas la même vie. Il lui expliqua la nécessité de chaque heure qu'il essayait désespérément de gratter – sans elles, il finirait par tomber.

- Je t'ai déjà proposé une alternative, Stiles.

Jace avait prononcé ces mots sur un ton si nonchalant, si je-m'en-foutiste, que Stiles vit instantanément rouge. Cependant, il réussit à se contrôler suffisamment pour ne pas exploser ici, en face du bar, au téléphone.

- Tu aurais davantage de temps libre et en plus je te paierais bien, tu pourrais lâcher un de tes boulots.

C'était si facile, dit comme ça…

- Et être ta pute ? Merci mais non merci, Jace, rétorqua sèchement Stiles.

Cette idée, plus que toute autre, le révulsait au plus haut point. Si l'hyperactif s'épuisait au travail pour payer les factures et frais médicaux qu'engendraient les multiples hospitalisations de son père, il s'était toujours mis un point d'honneur à ne pas partir dans une certaine direction. Un peu plus facile, certes, mais uniquement sur le papier. Stiles n'était pas idiot : une fois embarqué dans ce monde-là, il était très difficile d'en sortir… Si on avait le cran d'essayer.

Il entendit un soupir au bout de la ligne et réprima son envie grandissante de courir jusqu'à l'appartement pour en mettre une à cet arrogant sans cervelle qui ne pensait qu'à son bon plaisir. Pourquoi s'était-il mis en colocation avec lui, déjà ?

- Après, si tu ne veux pas te faciliter la vie… Moi, ce n'est pas mon problème : c'est pour toi que j'ai pensé à cette idée, pour toi que j'ai pensé à cette proposition. Mais viendra un moment, Stiles, où tu n'auras plus le choix.

- On a toujours le choix.

A l'autre bout du fil, Jace éclata de rire.

- Il va falloir que tu cesses de rêver, reprit-il après quelques secondes. Tu t'épuises, pauvre idiot. Quand tu t'effondreras et que tu perdras chacun de tes petits boulots de merde, tu verras que tu n'as pas d'autre solution que celle que je te propose.

Stiles leva les yeux au ciel tout en réprimant au mieux la colère et le dégoût que provoquaient Jace en lui. Comment avait-il pu trouver ce mec sain d'esprit un jour ? Parce qu'au départ c'était le cas et… Ils s'entendaient plutôt bien. C'était à une époque où sa situation n'était pas complètement catastrophique, à une époque où il ne croulait pas sous les dettes.

Il fallait qu'il fuie cette enflure au plus vite.

- De toute façon, ma décision est déjà prise, contra-t-il sans laisser transparaître aucune émotion dans sa voix.

Au départ elle ne l'était pas vraiment, mais maintenant…

- Tu sais que si tu pars de l'appartement, c'est définitif ? Je ne te reprendrai pas, Stiles et ce, même si tu viens chialer parce que tu n'as plus rien.

Qu'importe, Stiles préférait mille fois passer ces prochaines nuits dans sa Jeep que risquer de retourner dans cet endroit qui lui paraissait de plus en plus lugubre. En tout cas, si Jace était capable de lui faire une proposition aussi indécente que celle qu'il lui avait faite, Stiles ne désirait plus rester là. Pour lui, c'était se mettre en danger pour rien.

Au bout du fil, un long silence. Jace se croyait peut-être tout puissant, mais Stiles n'en avait que faire. Jamais il ne se soumettrait à lui de quelque manière que ce soit. Ni l'épuisement, ni sa situation, ni son humeur bancale n'auraient raison de ces principes qui régissaient sa vie depuis toujours.

- Tu viendras chercher tes affaires ce soir, entendit-il. Si demain matin, elles ne sont pas parties, je les brûle.

- Aucun problème, rétorqua froidement Stiles, je viendrai après mon service.

La menace ne lui faisait pas peur et si Jace croyait l'intimider ainsi, il se fourvoyait complètement. Stiles était peut-être épuisé, aussi bien physiquement que mentalement, mais il avait une volonté de fer.

- Une dernière chose, Stiles.

- Quoi encore ? Soupira l'hyperactif, qui s'apprêtait à raccrocher avant qu'il ne l'apostrophe à nouveau.

Il frissonna non pas de peur, mais de froid. L'air s'était réellement rafraîchi et sa chemise lui donnait l'impression d'être torse nu tant le tissu était léger. Stiles regarda l'heure sur son téléphone : il terminerait sa pause à l'intérieur.

La voix de Jace, qu'il trouva particulièrement détestable en cet instant, se fit entendre une dernière fois :

- N'oublie pas qu'un jour, tu n'auras plus le choix.