Liam percevait les chiens sur la piste du cerf. Il ne pouvait pas exactement l'expliquer, ou peut-être que si, vu le murmure exultant qui grondait sous son épiderme et lui hérissait les fins poils sur les avant-bras et les jambes, ce murmure auquel il voulait désespérément ne prêter aucune attention mais qui persistait à se mettre à l'aise dans son organisme…

Il percevait la meute qui reniflait les brins d'herbe, qui reniflait les pierres, qui reniflait la mousse maculée de boue sur les racines des arbres, comme si les molosses se trouvaient juste derrière lui, leur souffle chauffant sa peau dénudée et leurs grognements douloureusement audibles dans ses oreilles, alors qu'il savait – il savait – que les animaux blancs aux yeux noirs, aux gueules rouges, se trouvaient à plusieurs mètres de distance.

Il percevait le danger, et dès qu'il s'en était rendu compte, le changelin s'était penché pour approcher sa bouche de l'oreille longue et duveteuse de sa monture, et il avait… avait-il parlé ? Il lui semblait avoir parlé, avoir murmuré que les chiens arrivaient sur leur piste, mais le souvenir était confus, plus un mélange brouillé d'impressions sentimentales que la forme d'une phrase lui tordant la langue et les lèvres, et il ne pouvait pas perdre les mots, il ne pouvait pas perdre la capacité de parler, pas quand les Sidhes adoraient jouer sur la signification précise des termes qu'ils employaient et pour les battre à ce jeu-là il lui fallait disposer des même armes…

Parlé ou inarticulé, cependant, le grand cerf avait compris l'avertissement, se pétrifiant l'espace de quelques interminables secondes, les muscles puissants contractés entre les cuisses de son cavalier, puis le majestueux animal cornu avait repris sa démarche, juste un peu plus résolue, un peu plus rapide qu'auparavant.

Si vous décampez en courant à la simple vue d'un uniforme de gendarme, le représentant des forces de l'ordre s'empressera de se lancer à vos trousses, simplement car votre conduite indique l'impureté de votre conscience. En revanche, vous pourriez cacher un monceau de cadavres dans votre cave et vous promener avec la tête de votre dernière victime en date dans le cabas des courses, et du moment que vous conservez une expression nonchalante et une démarche flegmatique, les badauds se borneront à vous saluer du chapeau ou à vous souhaiter une charmante journée.

Dans le cas d'une meute de chiens beaucoup trop gros pour être rassurants quand vous ne disposez d'aucun moyen de vous protéger de leur dentition, entendre un autre résident des bois bouger en hâte sous le couvert des arbres – et ces bestioles devaient avoir de bonnes oreilles pour survivre, un handicap empêchait fréquemment de faire long feu quand c'était devenir proie ou chasseur – ils renifleraient une piste alléchante et s'empresseraient de donner de la voix et de tourner la flânerie bucolique en chasse à courre.

La discrétion s'imposait donc. Mais Liam ne se berçait aucunement d'illusion, ça ne pouvait durer que tant que les molosses n'obtiendraient pas un aperçu de la paire monture et cavalier, et à moins de trouver une cachette hors d'accès à la meute…

Lui, il pouvait grimper en haut d'un arbre, mais le cerf n'avait pas cette possibilité, et il semblait cruel d'abandonner sa monture après ses fidèles services rendus à un changelin qui n'avait croisé aucune créature plus fiable depuis qu'il s'était réveillé coincé dans une nouvelle espèce, à l'exception probable de la Shannon qui s'occupait de son linge et n'était-ce pas une bien déprimante perspective ?

Presque aussi déprimante que celle de se faire dévorer vivant, à mille lieues de toute trace de civilisation, quand bien même ce soit une société aussi cruelle et impitoyable que la Cour d'Hiver avec sa souveraine fraîchement couronnée, enceinte d'un enfant qui ne se soucierait jamais d'en apprendre davantage sur son père que la réalité ignoble de sa mort et de son échec à triompher de ses ennemis en refusant de se laisser tuer par leurs complots et intrigues politiques.

Non, cela ne finira pas ainsi. Ce n'est pas comme cela que s'achève mon récit. Es-tu un misérable paysan qui se résigne aux caprices du destin ? Ou es-tu un roi, qui saisit le destin à deux mains pour l'obliger à prendre un visage plus agréable à ses desseins ?

Arawn lui picotait la peau, incitait son sang à bouillir dans ses artères au point que la sueur commençait à perler sur ses aisselles et la paume de ses mains et la plante de ses pieds, lui tordait les tripes en nœuds savants qui prendrait des heures à se défaire ou qui nécessiteraient carrément un coup de ciseau dans le tas pour récupérer quelque chose du désastre. Arawn, la dénomination imposée à un changelin qui n'en savait pas assez pour se défendre contre le pouvoir qui montait en lui, qui ne disposait que de sa volonté à moitié affolée de ne pas se laisser réécrire par les attentes de la Cour d'Hiver, par les ambitions impétueuses de ses soi-disant vassaux et l'indifférence de sa reine, par la sauvagerie de la magie qui se déversait en lui depuis ses noces et plus encore depuis qu'il avait mis un pied dans la contrée d'Annwn.

Il ne permettrait pas qu'on le réduise à une simple marionnette soumise à des instincts extérieurs, greffés sur sa psyché parce qu'il était supposé s'avérer complémentaire à son épouse et parce que la Reine de l'Air et des Ténèbres actuelle donnait tous les signes de vouloir être une souveraine raffinée et sophistiquée, son Consort se devait d'être plus… sauvage.

Incontrôlable.

C'était ironique, quand Liam y pensait, et en fin de compte c'était vraisemblablement la raison pour laquelle le Clairvoyant avait approuvé son enlèvement et sa conversion forcée en membre de la race fae, son refus de plier l'échine. Avait-il fait montre de cette qualité au cours de son existence humaine ? Il n'en avait pas l'ombre d'une idée, mais il en faisait certainement usage maintenant, et sous bien des aspects c'était la seule chose importante pour l'instant présent.

Parce que cette rébellion qui bouillonnait au point de lui durcir les veines, il pouvait en faire usage. Il pouvait s'en servir contre les molosses qui s'acharnaient à ne pas perdre sa trace – Arawn murmurait d'aise à cette perspective, et rien que pour cela il hésitait, mais c'était sa survie en jeu, ta fierté vaut-elle réellement plus que ta capacité à respirer avec une gorge et des poumons intacts ? Tant que tu demeurais vivant, tu pouvais toujours te repentir après…

Dans une tentative maladroite de détourner ses pensées en plein naufrage dans un océan d'instinct primaire d'une conclusion horrifiante, Liam s'efforçait de se remémorer les conseils rédigés par la main d'Owyn en sa qualité de piqueux, les détails offerts par l'homme-fauve quand il lui fallait apaiser et amuser les chiens confiés à sa garde quand ils n'étaient pas emmenés chasser par les nobles…

Tiens ? Serait-ce une idée, germant sous son crâne ? Elle semblait pas mal folle, mais Liam pouvait affirmer qu'après au moins plusieurs semaines à errer au cœur d'une forêt, dans un état de paranoïa constant qui menaçait de devenir une seconde nature même après son départ des lieux, sans autre interlocuteur qu'un cerf visiblement peu féru de sa conversation, le changelin n'avait plus exactement les escaliers montant jusqu'au grenier de la maison.

Ajoutez à cela qu'il voulait survivre à tout prix, et ça signifiait ne pas reculer devant les plans les plus bizarres que recrachait son imaginaire. Il était prêt à tenter le coup.