Un matin, même pas deux ans après que le Docteur ait arrêté de courir, six cent nonante trois jours, seize heures, trente-sept minutes et quatorze secondes, pour être exact, Donna vient frapper à la porte du Docteur, les yeux rouges, en lui demandant s'il peut emmener Wilf et Rose en voyage dans le TARDIS. En entendant ces mots, le cœur du Docteur se brise en mille morceaux. Il sait que Wilf est vieux, qu'il a presque atteint le centenaire et que c'est encore un exploit en cette époque formidable, mais si peu avancée par rapport à ce que les Humains seront capables de faire dans une poignée de siècles, grâce notamment à quelques autres civilisations extra-terrestres prêtes à partager leur savoir. Hélas, ce n'est que le XXI ème siècle. Wilf a survécu à une guerre mondiale, une guerre froide, au covid et à une dizaine d'invasions d'aliens divers et variés, du Sontaran au Dalek, mais il reste un simple Humain.
Le Docteur n'est pas prêt à le perdre. Il n'est jamais prêt à perdre aucun d'entre eux. C'est pour ça que c'est toujours lui qui part le premier, ou qui abandonne ses compagnons derrière, afin de minimiser la souffrance qu'il ressent. Mieux vaut atterrir en 2073 en se disant « Martha est probablement morte » que « Martha est morte, j'ai été à son enterrement ». Le Docteur cligne des yeux. Il n'y a pas à dire, ses pensées sont sinistres ce matin. Martha va bien. La semaine dernière, le Docteur les a eu à table, elle et Mickey, avec toute la famille de Donna. Pour la première fois, ils ont même amené leur fils, à la condition qu'ils prétendent tous vivre dans un univers normal pour quelques heures, quoi que ça veuille dire. Le fils de Martha adore Shakespeare. Martha a même suggéré qu'ils pourraient un jour l'emmener au Globe et saluer le Barde, en prenant garde d'y aller vers la fin de sa carrière, après qu'ils l'aient rencontré. Ils sont amis, plus ou moins. La confiance renaît entre eux. Et même si ce n'était pas le cas, Martha va bien.
Mais pas Wilf. Le Docteur sent ses pieds et ses cœurs le démanger. Cette version de lui continue de porter essentiellement des chaussures adaptées à la course, même si la nécessité semble superflue, vu que les trois dernières incursions extraterrestres qu'il a repéré ont été gérées par sa troisième, sixième et une prochaine incarnation de lui-même, mais ses pieds sont quand même prêts à courir s'enfermer dans le TARDIS pour rentrer la première destination qui lui viendrait en tête et partir le plus loin possibles de nouvelles qu'il ne veut pas entendre.
Mais.
Mais le Docteur ne peut pas abandonner Donna maintenant, ni l'abandonner tout court, et encore moins la lâcher pour revenir dans six mois pour elle et dix ans pour lui, quand sa peine sera encore vive mais la sienne en partie anesthésiée. Ce serait lâche, et il risquerait de perdre son respect. Il se respecterait un peu moins lui-même, c'est sûr, et la façon dont Donna le regarde est important pour lui.
Donna. Le Docteur prend enfin le temps de la regarder, maintenant que la première vague de douleur et de déni est passée. Elle n'a pas l'air bien non plus. Ce n'est pas que ses yeux rougis. Ses traits sont bouffis par le manque de sommeil, et le Docteur ne se rappelle pas de l'avoir vue si perdue, sauf dans le vaisseau perdu à l'autre bout du temps et de l'espace, avec la perspective de ne jamais revoir Rose. Il hait les séparations, mais elle, c'est son grand-père qu'elle va perdre.
Le Docteur lui-même est perdu. Comment aider quelqu'un dans ces cas là ? Le nombre terrifiant de pertes qu'il a subi ne suffit pas à donner les codes du manuel à utiliser dans ce genre de circonstances. Alors il s'en remet au bon vieux sens britannique que ses compagnons lui ont si souvent renvoyé dans la figure. Il installe Donna dans son fauteuil le plus confortable, qu'ils ont passé une journée de folie à aller acheter dans une galerie commerçante avant que Donna jure de ne plus jamais l'entraîner faire des boutiques comme quelqu'un de normal, puis il part faire du thé. Donna l'accepte machinalement, et ne semble revenir à elle même qu'à la moitié de sa tasse. Les rituels humains sont souvent exaspérant, mais contrairement aux rituels de Gallifrey ils ont au moins le bon goût d'être réconfortants, au lieu d'être là simplement pour montrer la sois-disant grandeur des Seigneurs du Temps.
-Il va si mal que ça ?, finit par demander le Docteur quand il est clair que Donna n'a pas le cœur de commencer.
-Son médecin dit que c'est une question de jours. Il l'a mis sous oxygène ce matin. C'est juste un de ces petits tubes qui passent sous le nez, mais c'est horrible de le voir avec. Je n'ai même pas réussir à lui sourire en allant le visiter. Il est dans son fauteuil roulant, il n'est pas encore coincé dans son lit, mais…
-Je connais des infirmières-chats dans la New-New-York. Elles sont devenues très bien, après cette sale histoire d'expériences. Elles pourraient…
-Non, Docteur. Il est prêt à partir.
-Je sais. Je…
Le Docteur est obligé de s'arrêter, étouffé par une boule dans sa gorge, et cette fois c'est Donna qui serre sa main dans la sienne, si fort qu'elle est à deux doigts de lui faire mal.
-Je ne parle pas de ça, réussit-il à poursuivre. Je sais que Wilf ne voudrait pas de… Mais il y a des méthodes d'oxygénation plus perfectionnées dans le futur. Cela ne lui fera pas gagner de temps. Un jour ou deux, peut être, si le reste ne s'effondre pas avant, mais il respirera mieux, il n'y aura pas besoin de le mettre sous bouteille d'oxygène et il n'y aura pas cet horrible tube.
Un sanglot échappe à Donna.
-C'est… Merci, Docteur.
-À condition bien sûr…
-Que UNIT ne mette pas la main dessus dix siècles avant sa conception, je sais, souris Donna à travers ses sanglots. Vous savez très bien que je ne le ferais pas, et Kate n'en ferait la demande que par principe. Je peux ravoir une tasse de thé ?
Le Docteur s'empresse de réaliser son souhait, et ils se déplacent sur le canapé, ou Donna peut se serrer contre lui tandis qu'il passe une main derrière son dos. Le thé est bon. Il lui fait du bien à lui aussi.
-Grand-Père m'a dit ses derniers souhaits. Il veut un voyage dans le TARDIS, avec Rose. Pour qu'elle garde ce souvenir là de lui, et pas…
-Bien sûr. Partout où il le souhaite, n'importe où dans l'univers et à n'importe quelle époque. Je ferais tout pour Wilf.
Donna le regarde enfin dans les yeux, pour la première fois depuis qu'elle est entrée chez lui. Ses yeux sont remplis de larmes.
-Je sais à quel point vous l'aimez. Cela ne sera pas trop douloureux, pour vous aussi ?
-Moins que pour Rose. Moins que pour vous ou Sylvia.
Donna secoue la tête.
-Pas moins. Différemment. Ça n'a pas de sens de comparer les souffrances. Si vous essayez, je vous frappe dessus avec cette théière.
Aucune menace de Donna n'est faite en l'air. Le Docteur n'insiste pas et la distraie avec une histoire du temps où il voyageait avec Ace, qui n'a qu'un très vague rapport à la situation, mais Donna a besoin de la distraction autant que lui. Il se sent nostalgique d'un coup. Ace, au moins, va bien, même s'il n'a pas osé la revoir après ces retrouvailles désastreuses durant sa dernière incarnation. Il n'est pas sûr qu'elle n'en ait envie et ne sait même pas si elle est encore en contact avec Mel. Kate le lui dirait, mais le Docteur n'ose pas demander, à cause des rides autour des yeux d'Ace. Elle vieillit. Un jour, ce sera son tour. Le Docteur se sent vieux tout d'un coup. Il se sent souvent vieux, mais rarement comme ça.
Amener le TARDIS dans le salon de Wilf ne prend qu'une minute. Changer son respirateur en suivant les instructions des nonnes-infirmières de New-New-York en prend trois de plus. Le Docteur, Donna et Sylvia mettent un peu plus longtemps pour le déplacer doucement dans le fauteuil roulant que le Docteur a été emprunté aux nonnes par la même occasion, le tout dernier cri du V ème millénaire, commandé télépathiquement et anti-gravité. Donna ne proteste même pas contre l'investissement. Quel que soit l'endroit où Wilf désire aller, personne ne veut qu'un problème stupide de maintenance l'arrête. Si les Daleks ont accès à l'anti-gravité, alors les personnes en fauteuil roulant doivent aussi y avoir accès, comme dit Donna. Le Docteur est totalement d'accord avec elle. Il laisserait même UNIT avoir accès à ce fauteuil pendant cinq minutes, s'il pouvait être sûr qu'ils n'en fabriqueraient pas un pour Shirley avec des missiles nucléaires intégrés. Kate peut nier tout ce qu'elle veut, elle n'a aucun complexe à utiliser des armes, même si ici ce serait parce qu'elle s'inquiète pour la survie de tous ses employés en milieu hostile. Le Docteur peut le comprendre, mais pas de fauteuil pour elle, juste par précaution.
Wilf teste son nouveau fauteuil avec une joie d'enfant. La malice n'a jamais quitté ses yeux, et le Docteur est sûr que dès que sa fille et sa petite-fille auront le dos tourné, il insistera pour en tester la vitesse. Son teint et sa respiration se sont déjà améliorés depuis l'arrivée du Docteur, même si tout le monde continue de le couver du regard avec inquiétude.
-Vous êtes sûr que je n'emmène que vous deux ?, insiste le Docteur.
Donna et Sylvia se soutiennent l'une l'autre, plus proche que jamais. Aucune n'a eu un mot plus haut que l'autre depuis que le Docteur a atterrit avec le TARDIS. Égoïstement, il préférerait les voir se disputer plutôt que de se comporter comme si elles étaient dans la chambre d'un mourant. Même si c'en est une. Wilf a peut être la force pour un dernier voyage, mais le Docteur a depuis longtemps appris à reconnaître le regard de ceux qui vont mourir et y sont préparés. Aujourd'hui, c'est une question de jours. Demain, après demain, ce sera une question d'heures. L'injustice lui donne envie de crier.
Wilf secoue la tête.
-Le premier voyage à la mer de Sylvia a été avec moi tout seul, déclare-y-il en indiquant d'un doigt tremblant une photo aux couleurs passées où un Wilf beaucoup plus jeune aide une minuscule Sylvia à avancer sur le sable mouillé. Nous étions juste tous les deux, parce que sa mère s'occupait de sa mère malade à l'hôpital. Son premier voyage comme adulte, c'était aussi nous deux uniquement. Pareil avec Donna. Je l'ai amenée sur la même plage, puis nous sommes allés aux Lacs tous seuls quand elle a eu son diplôme.
Le Docteur hoche la tête. Il connaît toutes les histoires de Wilf par cœur, tout comme ses photos. Deux ans, c'est assez pour parcourir plusieurs fois une vie humaine, mais juste assez pour effleurer les souvenirs d'un Seigneur du Temps.
-Certains de mes meilleurs souvenirs, promet Donna, même si j'ai été dans des endroits nettement plus exotiques depuis.
-Je ne suis jamais parti seul avec Rose, soupire Wilf, du moins pas avant qu'elle s'appelle Rose. Il est plus que temps de rattraper cet oubli.
Rose lui sourit et l'embrasse, des larmes dans les yeux. Ils ne seront pas vraiment tous seuls, bien sûr, puisque le Docteur sera là, et qu'il sait qu'il ne sera jamais traité comme un simple chauffeur dans cette famille-là, mais en temps que grand-père lui même, il ne peut qu'approuver le cadeau que Wilf veut donner à Rose. S'il pouvait… mais ce ne sont pas là des souvenirs et des regrets qu'il est prêt à éveiller maintenant.
Il leur ouvre le TARDIS, et Wilf se dépêche de déclarer qu'il peut monter dedans tout seul, pour leur prouver à tous la maîtrise qu'il a déjà acquis de son fauteuil. Le Docteur s'écarte pour le laisser faire, et se prend de plein fouet le regard noir de Sylvia.
-Il y a intérêt à ce qu'il ne lui arrive rien dans votre TARDIS.
-Sylvia ! Est-ce qu'il est déjà arrivé quelque chose à l'un d'entre vous depuis que je me suis installé ici ?
Sa plus ou moins belle-mère tend vers lui un index menaçant.
-Je sais que la dernière fois que Rose est allée toute seule chez vous elle est revenue avec les cheveux un peu plus courts et qui sentaient le brûlé, et que la fois d'avant mon père s'est fait mal au ventre avec toutes les friandises qu'il n'est pas censé manger, où que vous soyez allés. Il a le cœur très fragile maintenant, souvenez-vous en !
-Le feu d'artifice a explosé un peu plus près que je ne l'avait anticipé, reconnaît le Docteur, un peu contrit. Mais je ne suis pas responsable de ce que Wilf fait quand j'ai les yeux tournés ! Et de mémoire, il ne s'est rien passé au bal du Régent, non ?
-Quel bal du Régent ?, Donna exige de savoir d'un ton mi-outragé, mi-goguenard. On me cache des choses ? Maman ?
Rose et Wilf ricanent en détournant la tête, et toute la famille se met à sourire. C'est le secret le plus mal gardé de la famille que tout le monde demande des petites excursions au Docteur. Rose demande à voir des créatures extraordinaires pour ses projets de couture, même si elle travaille à côté pour UNIT à mi-temps. Wilf demande à retourner écouter des airs oubliés de sa jeunesse à la radio, ou une balade sur un bord de mer que les années et l'urbanisation ont défiguré. Shaun veut aller voir des matchs de sports mythique, ou des endroits comme dans tel ou tel film ou comic de science-fiction. Sylvia, à la grande surprise du Docteur, est une romantique qui aime les bals et les mariages de rois et de reines. Sa mortification chaque fois qu'elle réclame un petit voyage amuse profondément le Docteur. Par contre, elle ne réclame jamais de voyages dans le futur. Pour elle, c'est là que résident tous les dangers des voyages temporels, quels que soient les arguments de Donna et du Docteur pour la convaincre du contraire. Mel aime revenir sur des endroits qu'elle a déjà visité plutôt que de se créer de nouveaux souvenirs. Martha et Mickey n'ont encore jamais rien réclamé.
Donna est celle qui réclame le moins d'aventures. Elle dit en avoir assez vécues pour toute une vie. Sa vie sur Terre lui plaît, tout comme son travail à UNIT. Elle n'entre dans le TARDIS que quand elle veut prouver que quelque chose qu'elle décrit existe vraiment, auquel cas elle entraîne toute la famille avec elle, moins Wilf si elle craint que ce soit dangereux.
Officiellement, le Docteur est toujours en interdiction de partir à l'aventure tant qu'ils n'ont pas plus confiance en sa santé mentale. Officieusement, tout le monde considère que tant qu'il n'est pas tout seul, il n'y a pas grand mal à ce qu'il leur fasse plaisir, à condition qu'il laisse un papier avec sa destination bien en évidence accroché sur le frigo, et tout le monde a le numéro de Jack juste au cas où il ait besoin de les sortir des ennuis où qu'ils soient dans l'univers, puisque le capitaine semble-t-il remis la main sur un dispositif de voyage temporel. Encore.
Le Docteur ne l'a toujours pas contacté. Il va le faire, mais il remet toujours ça à plus tard. Comme tant de choses. Trop de choses. Le temps coule entre ses doigts aussi vite quand il reste immobile que quand il fuit à travers le temps et l'espace.
-Il ne se passera rien, promet-il aux deux femmes. Le TARDIS aime trop Wilf pour prendre de risques avec lui et vous savez qu'elle y va doucement avec moi depuis que je me suis posé. Elle garde les émotions fortes pour mes autres régénérations.
Ce n'est même pas un mensonge. Les plus grosses émotions qu'aient connu le Docteur pendant ces petites excursions sont le moment où les cheveux de Rose ont failli – oui, vraiment, failli – prendre feu et la fois où Sylvia a giflé un duc pour une remarque déplacée faite à propos de la poitrine d'une jeune débutante, juste avant que le Docteur n'ait pu s'en charger. Comme elle était une femme, il s'était contenté de faire comme s'il ne s'était rien passé, là où le Docteur aurait probablement du se battre en duel. La vie est mal faite. Sylvia l'aurait pulvérisée si les femmes étaient autorisées à se battre à cette époque, et le Docteur paierait cher pour la voir diriger sa colère dans une autre direction.
Une fois la porte refermée, le Docteur se dirige vers la console et met Rose à contribution, pour rendre le voyage le moins mouvementé possible pour Wilf. Son fauteuil est doté d'airbags intégrés, mais ce n'est pas une raison pour prendre des risques.
-Où allons-nous ?, demande Rose, d'un ton où l'enthousiasme se mêle au chagrin. Passé, présent, futur ?
-Pouvons-nous aller à plusieurs endroits différents, Docteur ?
Celui-ci se secoue et se force à faire preuve d'enthousiasme. Rose éprouve suffisamment de chagrin pour ne pas y rajouter sa peine. Le but est de lui créer quelques derniers souvenirs joyeux, pas de la dévaster encore plus.
-Bien sûr ! Où allons-nous ? Une plage, un glacier, une bibliothèque ? Pas la Bibliothèque, bien entendu, trop risqué avec les Vashta Nerada, mais sinon, le TARDIS peut vous emmener n'importe où ! N'importe quand aussi, mais ça, vous le savez aussi bien que moi. L'univers entier, accessible par une petite boite bleue !
-Une plage pour commencer. Sword Beach.
Les yeux de Rose s'écarquillent.
-Tu ne m'avais jamais dit que tu y étais !
Elle consulte le Docteur. Ce dernier reste un moment silencieux. Il n'a pas besoin d'expliquer le danger à essayer de changer le cours des choses, toute la famille en est parfaitement informée depuis le temps, et Wilf est trop vieux et trop sage pour essayer.
-Non, explique le vieil homme en secouant la tête. Mais beaucoup de jeunes gens que je connaissais y étaient. Pas moi. J'étais sur la base arrière, le casque sur les oreilles, à écouter nos pertes et les rares informations qui nous arrivaient. Les cris de joie qu'on a poussé quand la bataille a été gagnée ! Je me suis toujours dit que j'irais un jour, pour apaiser ces souvenirs, mais je n'ai jamais trouvé le courage. Je crois qu'aujourd'hui, il est temps. Ce n'est pas comme si j'aurais d'autres opportunités.
Il partage un regard avec le Docteur, celui que seuls deux soldats ayant survécu à toutes les guerres auxquels ils ont participé peuvent échanger, puis le Docteur incline la tête et explique à Rose quels leviers elle doit bouger. Le TARDIS choisi pour lui la date, six jours plus tard en temps linéaire. Le Docteur ravale la pensée qu'à cette date, Wilf a peut être déjà été enterré et ouvre la porte du TARDIS. Elle a bien choisi sa date. Il ne fait pas trop chaud, le soleil ne brille pas trop fort et il ne pleut pas non plus. Personne ne remarquera le fauteuil roulant trop élaboré à proximité du champ caméléon du TARDIS et le temps est plus apte à la commémoration qu'à la joie.
-Ils ont débarqué là, là et là, explique Wilf en pointant du doigt un point de la plage où deux jeunes gens marchent les pieds dans l'eau, leurs chaussures à la main. C'était aux premières heures du jour, et il leur a fallu deux heures pour sécuriser suffisamment la plage pour commencer à avancer vers Ouistreham et Caen. J'avais trois amis qui étaient là, tous dans la quatrième brigade de service spécial, dont un ami d'enfance, William. Ils devaient avancer vers Lion-sur-Mer et Luc-sur-Mer, là bas. Aucun d'entre eux n'a quitté la plage vivant. On a grandi dans le même quartier avec William, on a joué aux mêmes jeux. On s'est aussi engagés le même jour. On voulait faire notre part. Il y avait un couple de Juifs dans le quartier, qui s'étaient installés là en 1937, quand c'était encore possible pour eux de quitter l'Allemagne. J'ai écouté ce qu'ils avaient à dire, et en 43, quand j'ai eu l'âge de m'engager, je me suis dit que si c'était comme ça en 37 et vu ce qu'on savait sur ce qui se passait dans les zones occupées, ça devait être pire à présent. Et c'était tellement pire que tout ce que j'aurais pu imaginer.
Il se tait, à bout de souffle. Rose et le Docteur le laissent récupérer en contemplant cette plage presque vide, bordée de charmantes maisons de pierre. Difficile aujourd'hui d'imaginer les cris et le bruit des balles. Le Docteur n'a cependant aucun mal à superposer les deux images. Il est trop habitué à visiter des champs de bataille avant, pendant et après les évènements, et rarement dans cet ordre. Comme Wilf, il voit les deux images se mêler jusqu'à ce que la longue plage de sable où les défenses allemandes ont disparu et la mer parcourue au loin par des bateaux de toute taille devienne difficile à contempler.
-Il n'y a même pas eu tant de morts que ça, soupire finalement Wilf. Mes amis ont juste fait partie des malchanceux.
-Comme dans toutes les guerres, soupire le Docteur.
La vieille main tremblante de Wilf se pose sur la sienne.
-Ça doit être dur, de pouvoir voyager dans le temps en sachant quelles atrocités se commettent et sans pouvoir les empêcher.
Le Docteur hoche la tête. Wilf le comprend mieux qu'aucun autre de ses compagnons. Les Terriens qu'il emmène dans le TARDIS finissent toujours pas aborder la Shoah, l'Apartheid, les génocides du XXème et XXIème siècle pour lui demander s'ils ne peuvent empêcher ces évènements, à moins qu'ils n'aient déjà tenté d'enrayer une tragédie personelle et compris qu'une machine à remonter le temps n'est pas un remède miracle. Certes, voir Rory boxer Hitler reste un souvenir mémorable, mais le Docteurs sait qu'il est vain de tenter de l'empêcher de monter au pouvoir. Empêcher une guerre ou un génocide est un risque trop lourd à prendre, la plupart du temps. Même quand il ne s'agit pas de point fixe, il est impossible même pour lui de savoir qu'elles pourraient en être les conséquences à long terme. Le Docteur a connu Davros. Il ne tient pas à découvrir ce qu'il pourrait y avoir pire que lui comme créateur des Daleks ou pire qu'Hitler pour la Terre du XXème siècle.
À chaque fois, le Docteur explique tout cela avec patience à son dernier compagnon en date, parce que lui aussi aimerait annihiler toutes ces menaces avant qu'elles n'en deviennent. Dans ses pires moment, le Docteur s'y est essayé, mais il s'est juré de ne plus jamais être cet homme là. Tout ce qu'il peut faire, c'est profiter des rares fenêtres que le TARDIS peut lui accorder, quand elle le dépose à un endroit et un moment où il peut sauver une famille, voire une seule victime et la relocaliser, parfois temporellement. Ces fenêtres sont trop rares, mais il n'hésite jamais à sauter sur ces chances. Une unique vie sauvée vaut un univers.
Comme le Docteur, Wilf est un vieux soldat. Il sait qu'il est vain de vouloir corriger le monde et d'essayer de sauver chaque individu entraîné dans le tourbillon des évènements de son temps. Et ils en ont perdu du monde tous les deux, des soldats, des civils, des amis… oui, le Docteur et Wilf se comprennent, et le Docteur admire le vieil homme, car de tous ses compagnons, c'est sans doute bien le seul qui n'aurait jamais demandé à revenir à un moment où sauver un proche, comme Rose Tyler avec son père. Il est conscient des enjeux comme peu d'autres, et moins orgueilleux que le Docteur qui persiste à essayer de changer l'inévitable.
-Je n'étais pas là, reprend finalement Wilf. Je ne suis jamais venu après. Mais j'ai vu toutes les photographies et regardé tous les documentaires. Quand on est soldat, qu'on se batte physiquement ou pas, il y a des champs de bataille qu'on ne quitte pas. Sword Beach est le mien, pas les autres batailles auxquelles j'ai pu assister ou participer pendant ma carrière de soldat. Cette plage… J'en ai rêvé si souvent. J'en rêve encore. J'entends le bruit des fusils et celui des panzers en boucle dans ma tête, et William qui m'appelle. Et quand je me réveille, je me dis que j'aurais du être là.
-Je suis contente que tu n'y étais pas, murmure Rose.
Le sourire que Wilf lui offre en retour est dénoué de tout regret et de toute amertume. C'est celui d'un vieil homme apaisé. Le Docteur aimerait savoir comment atteindre une telle sérénité, et encore plus comment la conserver.
-J'ai vécu la vie qu'ils n'ont pas pu avoir. C'est tout ce qu'on peut faire quand on survit à ses amis.
Ce n'est pas vraiment ainsi que le Docteur a mené sa vie. Lui continue à fuir et à prétendre que tout va bien. Ou du moins, c'est ce qu'il a fait jusqu'à présent, car il ne fera pas ça à Donna. Il sera là pour elle, Sylvia et Rose. La meilleure preuve qu'il tiendra cette promesse, c'est qu'il est là aujourd'hui et pas sur Akhaten, sur Thijar ou à Misène en train de boire du vin avec Pline l'Ancien en essayant de le convaincre une fois de plus de prendre des vacances ou au moins de ne pas s'approcher trop près de volcans en éruption. Mais Donna est la petite fille de Wilf, et on dirait bien qu'à eux tous, cette extraordinaire famille a réussi à le convaincre de vivre la vie que tant d'autres n'ont pas pu avoir, Katarina, Adric, Clara, Bill… Il leur doit bien ça, et il se le doit aussi, après s'être ainsi épuisé durant des siècles à fuir ses souvenirs pour en gagner des pires encore.
-Est-ce que ça fait du bien de venir finalement ici ?
La question lui échappe malgré lui. Wilf jette un long regard à la plage immense, puis hoche lentement la tête. Il y a des armes dans ses yeux.
-C'est stupide. Je me disais que si je ne venais pas, je risquerais de continuer à rêver de cette plage après ma mort, si il y a une vie après tout ça, mais je n'ai jamais réussi à franchir le pas et à venir, et puis avec ma santé, c'est devenu impossible. Mais si je n'étais jamais venu, je l'aurais regretté. Ce n'est pas si terrible, n'est-ce-pas ? Je pensais que ça ferait plus mal, même après toutes ces années, mais non. Au final, je suis content d'être venu.
Rose lui serre la main, des larmes dans les yeux elle aussi.
-Parle-moi de William.
Le Docteur les écoute d'une oreille dérouler le fil des souvenirs de Wilf, tout en reportant son attention sur la plage. Retourner sur les lieux qui le hantent… Non. Cela aide peut être Wilf, et se poser auprès de Donna lui a fait du bien, mais le Docteur se connaît trop. S'il retournait sur les lieux de ses échecs, il ne ferait que les ressasser et essayer de changer les choses, en vain. Pire, il rouvrirait des blessures qu'il essaye aujourd'hui de refermer et risquerait de redevenir un homme qu'il n'a pas envie d'être. Il a appris cette leçon a la dure, et il devra probablement se la faire répéter de nombreuses fois encore Mais lui aussi est content d'être venu, et d'avoir aidé à apaiser les derniers jours de Wilf. S'il pouvait ne pas disparaître en étant déchiré par de terribles souvenirs au moment de sa régénération, il craindrait moins celle-ci. Peut être que s'il faisait bien son travail de guérison, il pourrait offrir cet apaisement à son successeur. C'était sans doute ça l'explication du sourire sincère et de la joie qu'il a lu dans les yeux de cet autre Docteur juste après sa régénération, alors que lui se sent toujours épuisé, même un an après avoir cessé de courir. Ou peut être pas épuisé, il a quand même fait des progrès grâce à Donna et sa famille, et Martha a aussi un peu aidé de son côté, mais fatigué, tellement fatigué.
Le deuxième arrêt réclamé par Wilf les amène dans un petit parc de Londres, un matin d'octobre 1950. Rose est la première à sortir, d'une part parce qu'elle est curieuse de découvrir pourquoi Wilf les a emmené ici et maintenant, de l'autre parce qu'elle a promis à sa mère et sa grand-mère de s'assurer qu'il n'y a pas de danger pour Wilf avant de le laisser mettre le pied dehors. Bien sûr, le Docteur a du jurer de faire de même avec Rose, mais elle l'a pris de court, cette fois. Il ne la laissera pas y reprendre. Il tient à sa vie.
-Pas de danger en vue !, s'exclame Rose en se retournant vers eux. On dirait une journée d'automne tout à fait normal. Il fait même radieux dehors, et regardez-moi ces couleurs !
Wilf hoche la tête avec un sourire nostalgique qui n'échappe pas au Docteur.
-À la sortie du parc, juste à l'angle de la rue, il y a une fleuriste. Tu pourrais aller m'acheter un bouquet, Rose ? Si l'argent de 2023 est accepté en 1950.
-Il le sera, promet le Docteur. J'élargis le filtre psychique.
-Qu'est-ce que je prends comme fleurs ?
-Des roses, réclame Wilf, tout sourire.
Son arrière petite fille rit doucement et part en trottant dans l'allée du parc. Quelques personnes se retournent en la voyant passer, surprises de voir une jeune fille si différente des secrétaires en tailleur qui passent en se rendant au travail, mais sans rien dire. Le Docteur guide le fauteuil de Wilf à côté d'un banc désert, vérifie quand même que Rose a atteint la sortie du parc sans rencontrer de problème et qu'il peut voir l'échoppe de la fleuriste simplement en penchant la tête, puis se retourne vers le vieil homme.
-Je dois demander, s'excuse-t-il d'un ton sérieux. Essayez-vous de changer quelque chose dans votre passé ?
Wilf secoue la tête, sans paraître vexé de la suspicion du Docteur.
-Ce serait un peu tard pour ça, non ? Et j'ai vécu une belle vie, enfin je trouve. Bien sûr, j'ai perdu des gens que j'aimais, mais qui n'en perd pas dans une vie ? J'ai même perdu Donna pendant un temps, mais vous nous l'avez rendue, même si ça vous a quand même prit beaucoup de temps pour le faire.
-J'en suis désolé.
S'excuser est un réflexe, à ce stade. Le Docteur sait que personne ne lui en veut d'avoir effacé la mémoire de Donna. C'est un miracle s'il a pu la sauver, un miracle nommé Rose qu'il n'aurait jamais pu prévoir. Son seul tort est de n'être jamais revenu voir comment avait évolué la situation, mais il avait eu trop peur de réveiller par accident la mémoire de Donna. Il en était déjà passé trop près.
-Je ne veux pas changer les choses, répète Wilf d'une voix ferme. Mais… il ne peut pas y avoir de mal à échanger quelques mots, n'est-ce pas ? Je ne l'ai pas vue depuis trente ans.
D'un coup, le Docteur comprend à quel moment de la vie de Wilf celui-ci leur a demandé de l'amener, et ses inquiétudes se calment immédiatement, avant d'être remplacées quasi-instantanément par d'autres.
-Cela pourrait faire mal.
-Les meilleurs souvenirs sont ceux qui font les plus mal, Docteur. Mais vous le savez aussi bien que moi. C'est une leçon qu'on apprend bien avant d'arriver à nos âges.
-Je n'ai jamais aimé les leçons.
-C'est évident. Mais vous, Docteur, avez-vous jamais essayé de revenir sur vos pas et de revoir un moment de votre passé ?
-Je suis un Seigneur du Temps. Retourner dans son propre passé est déjà dangereux pour un Humain, mais les conséquences pour un Seigneur du Temps seraient bien pires. Du temps où les Seigneurs du Temps étaient libre de bouger dans l'univers, certains utilisaient des blocages mentaux pour s'empêcher d'y penser trop sérieusement. D'autres prenaient garde à ne jamais voyager dans un TARDIS. Moi, j'ai fui en avant, et je n'ai jamais arrêté. C'est une des raisons, en tout cas. Il y en a d'autres. Et je me rencontre parfois en chemin, mais c'est par erreur, parce que le TARDIS ne voit pas de moyen de faire autrement pour résoudre un problème, ou pour ne pas créer un paradoxe, puisque les faits se sont toujours passés ainsi depuis le début.
-Mais vous savez où vous retourneriez, si vous pouviez le faire sans danger ?
Le retour de Rose lui épargne la peine de répondre. Elle tient entre ses mains le plus gros bouquet de fleurs que le Docteur ait jamais vu, des roses, des blanches, des rouges, des grandes et des petites.
-Est-ce que ça ira ?
-Il est parfait, s'empresse de déclarer Wilf. Tu peux le poser sur mes genoux, Rose ? Mes mains tremblent trop pour le tenir. Merci. Vous pouvez m'attendre ici ?
-Bien sûr.
Sans poser de questions, Rose s'assoit sur le banc à côté du Docteur. Tout en maintenant le bouquet en équilibre sur ses genoux, Wilf passe nerveusement sa main dans ses cheveux et rectifie un pli au col de son pull.
-De quoi j'ai l'air ?
-Tu es très beau, grand-père.
-Vous avez l'air d'un merveilleux vieil homme.
-Tant mieux. Tant mieux. Souhaitez-moi bonne chance.
Rose s'empare de la main du Docteur et la serre. Le Docteur la serre en retour. À ce point, ils ont tous les deux compris le projet de Wilf et le regardent rouler son fauteuil un peu plus loin, à l'ombre d'un arbre. À intervalles réguliers, il regarde nerveusement sa montre, jusqu'à ce qu'une jeune femme rousse en tailleur n'entre dans le parc et n'avance à grandes enjambées dans leur direction, sans paraître les voir. Au moment où elle passe à côté de Wilf, celui-ci se racle la gorge, manquant de la faire sursauter.
De là où ils se tiennent, ni Rose, ni le Docteur ne peuvent ni n'essaient d'entendre leur conversation, mais ils voient Wilf échanger quelques mots avec la jeune femme et lui tendre le bouquet, avant que celle-ci ne refuse. Wilf insiste, et désigne Rose et le Docteur du doigt. Rose fait aussitôt un signe de la main, auquel la jeune femme réponds avec hésitation, avant de se retourner vers Wilf et de reprendre la conversation. Elle semble déjà moins tendue et plus prompte à accepter de discuter.
-Grand-père a toujours dit que je lui ressemblait un peu, remarque Rose, mais sur de vieilles photos, ce n'est pas évident. Mais il a raison, n'est-ce-pas ?
-Il y a quelque chose dans la forme du visage, oui. Et on sait maintenant de qui Donna a hérité ses cheveux. Helen Mott est une belle femme.
-Maman et Grand-mère en parlent toujours avec beaucoup d'affection. Ça m'a toujours fait mal de ne jamais l'avoir connu. Et c'est étrange. Quand on est trans et de couleur comme moi, c'est toujours dur d'essayer d'aimer des gens qu'on a jamais connu sans savoir s'ils vous auraient accepté comme vous êtes réellement et… Oh non, ils viennent vers nous !
Comme Wilf, Rose se passe nerveusement la main dans les cheveux pour essayer d'y mettre un peu d'ordre, puis saute sur ses pieds pour accueillir Helen Mott. Celle-ci tient le bouquet de Wilf dans une main et tend l'autre à Rose pour la serrer.
-Je voulais vous remercier pour ce bouquet. Je dois dire que j'ai eu une semaine épouvantable et ce bouquet… Je ne sais pas, c'est exactement ce dont j'avais besoin. Votre grand-père peut être fier d'avoir une petite-fille attentionnée comme vous, mademoiselle.
Rose rougit et balbutie un remerciement. Wilf a les larmes aux yeux et le Docteur a lui aussi du mal à garder les yeux secs. Il essaye, de discuter avec Helen, histoire de la retenir le temps qu'ils se remettent, mais lui aussi est inhabituellement nerveux. Après tout, si Helen est une inconnue, Wilf et Rose sont sa famille. Il ne veut pas faire d'erreur, mais sa nervosité doit se sentir, et après quelques mots d'excuse, Helen Mott s'éloigne avant que Rose se soit remis suffisamment pour entamer la conversation.
-Elle m'a serré la main !, s'exclame finalement Rose en regardant sa paume comme si celle-ci avait été touché par quelque chose de divin. Oh mon dieu, elle a exactement le même timbre de voix que Grand-mère ! Qu'est-ce que tu lui a dis, grand-père ?
-Que je devais déposer ce bouquet sur la tombe de mon épouse mais que ça me faisait mal à chaque fois. Je lui ai aussi dit que comme j'avais renoncé à aller sur sa tombe avec mes petits-enfants, ma petite-fille m'a proposé de donner les fleurs à quelqu'un qui avait l'air d'en avoir besoin. Son fiancé l'a abandonnée hier, et elle commence sur son nouveau travail aujourd'hui. Moi, je viens de quitter l'armée. C'est demain que je la rencontre… j'espère. Si je n'ai pas trop changé les choses, Docteur ? Je ne l'ai jamais entendu raconter que quelqu'un lui ait offert un gros bouquet comme ça. Mais elle adorait les roses, et elle en a transmis la passion à Sylvia. Moi, c'était les étoiles, et c'est Donna qui en a hérité.
-Peut-être que c'est exactement comme ça qu'elle est tombée amoureuse de ces fleurs, et pour ça que Rose porte ce nom.
La jeune fille fronce les sourcils.
-Je croyais que maman m'avait appelé comme ça parce que des souvenirs de son temps dans le TARDIS et vos souvenirs de Seigneur du Temps perçaient malgré tout une fois de temps en temps, assez pour qu'elle se souvienne de la première Rose.
-C'est ce qu'on pensait. Mais ce pourrait être à cause d'aujourd'hui. Ou peut être pour ces deux raisons à la fois. On peut toujours rêver. La question, c'est de savoir quelle version plaît le plus à ma nièce préférée.
Rose ouvre et ferme plusieurs fois la bouche, puis essuie une larme au coin de son œil.
-J'aimerais que ce soit pour ces deux raisons. Ça fait une belle histoire. Et Helen… elle m'a appelé mademoiselle ! Elle m'a sourit. Oh, grand-père, elle avait l'air fantastique !
-Elle l'était. Elle l'est. Mon Helen est une femme formidable, tout comme ma Sylvia, ma Donna et ma Rose. J'ai eu beaucoup de chance avec les femmes de ma vie.
Rose se penche pour le serrer doucement dans ses bras.
-Et nous avons beaucoup de chance également. Et je sais que tu voulais la revoir, mais merci de m'avoir emmené pour la rencontrer. Quand je penserais à toi, je pourrais toujours penser à elle en même temps maintenant. Elle m'aurait aimé, pas vrai ?
-Bien sûr. Si le Wilfrid d'aujourd'hui te rencontrait, il serait surpris. Il n'a jamais rencontré quelqu'un comme toi. Mais il t'aurait aimé comme je t'aime.
Son grand-père lui rend faiblement son étreinte, puis étend un bras vers le Docteur pour l'inciter à participer à leur étreinte. Le cœur lourd, le Docteur s'approche et les serre aussi fort qu'il l'ose. Il a envie de pleurer. Il a envie de crier. Ce n'est pas juste qu'un homme comme Wilf meure à seulement nonante-huit ans, quand certains Seigneur du Temps atteignent le millénaire sans jamais gagner une once de la bonté et de la sagesse du vieil homme, lui compris. C'est pour ça qu'il déteste les adieux.
Wilf l'a appelé son petit-fils devant son épouse. Ce n'est pas la première fois. Il faut parfois expliquer pourquoi un jeune homme passe autant de temps avec ce vieux monsieur, et c'est la version la plus simple à raconter. Secrètement, le Docteur l'adore. Il n'a jamais voulu aussi fort faire partie d'une famille, pas même la sienne.
La boule dans la gorge du Docteur grossit. Ça fait tellement longtemps qu'il n'a pas eu de famille comme celle-ci, et voilà déjà qu'il commence à la perdre petit à petit. Sylvia est assez énergique et tête de mule pour vivre aussi longtemps que son père, mais ça fait maintenant deux mois qu'elle commence à se plaindre de douleurs à la hanche et dans un bras. Elle vieillit, elle aussi. Donna a des cheveux gris aux tempes. Rose est plus une jeune femme qu'une jeune fille à présent. L'écoulement du temps est insupportable. Quand il a fait de la Terre son port d'attache, il n'a pas pris en compte la minuscule durée de vie des Terriens. Il aurait mieux fait de s'attacher à une espèce plus solide.
Mais de qui se moque-t-il ? Qu'ils vivent quarante, cent ou trois cent ans, qu'il les connaisse depuis deux jours ou deux siècles, perdre ses compagnons lui fait toujours aussi mal. À chaque fois, c'est son monde qui s'effondre. Même la régénération est moins douloureuse, alors qu'il se perd lui même à chaque fois, à l'exception de cette unique fois où il s'est retrouvé et a retrouvé Donna.
-Où allons-nous maintenant ?, finit Rose en se redressant, les yeux rouges. Tu disais avoir en tête trois destinations ?
-Oui. Mais la dernière sera un peu différente. C'est vous qui allez la choisir, Docteur, mais pour moi, ce sera la fin du voyage. J'ai pris ma décision, voyez-vous. Je ne rentre pas.
-Quoi ?
Wilf hoche la tête avec le même regard buté que Donna, celui qui dit que ce n'est même pas la peine d'essayer de le faire changer d'avis.
-Pourquoi ?
-J'ai vécu une longue vie, et une heureuse vie pour l'essentielle. J'ai fait mon devoir pendant la guerre, je me suis marié, j'ai élevé une fille butée et fantastique, j'ai vu grandir une petite fille butée et fantastique puis une arrière petite fille différemment et moins visiblement mais tout aussi butée et fantastique que sa mère et sa grand-mère. J'ai aidé autour de moi, chaque fois que je le pouvais. J'ai essayé de changer avec mon temps et de ne pas laisser mes préjugés dicter ma vision du monde, mais je n'ai pas mené une vie exceptionnelle.
-J'ai parcourut la galaxie à toutes les époques, murmure le Docteur. Une vie comme ça est tout ce qu'il y a de plus exceptionnelle.
Wilf secoue la tête.
-C'est facile à dire quand on a vu et vécu comme vous, Docteur. En tout cas, j'ai bien réfléchi et j'ai décidé que je ne veux pas mourir sur Terre. J'aimerais être le premier Humain à mettre le pied sur une planète, et y finir mes jours en paix. Pas d'hôpital, pas de perfusions, pas de douleur, juste des beaux couchers de soleil, peut être une plage. J'ai toujours aimé le bruit des vagues. Vous pouvez m'offrir ça, Docteur ?
Ce dernier se tourne vers Rose, un peu embarassé. Wilf doit avoir le droit de mourir comme il le souhaite, mais le Docteur ne veux pas agir sans l'autorisation d'un membre de sa famille, ou en tout cas quelqu'un d'autre que lui, quelqu'un qui n'a pas un historique long comme le bras de mauvaises décisions prises en rapport à la vie de ses compagnons. Il faut un long moment avant que Rose hoche la tête en essayant d'étouffer ses sanglots, mais c'est l'unique permission dont il a besoin.
C'est uniquement après d'âpres négociations, et un passage par l'hôpital de New New York, que le Docteur pose le TARDIS sur une plage de Delta-X-saphir, où le sable est bleu, la mer est bleue, et le ciel d'un doux indigo à la lumière du crépuscule. Le fauteuil flottant de Wilf n'a aucun mal à avancer au-dessus du sable. Avec l'aide de Rose et du Docteur, Wilf enlève ses chaussures et fait quelques pas dans l'eau chaude, en s'émerveillant des minuscules poissons translucides qui viennent tourner autour de ses pieds. Il y a une joie d'enfant dans son regard. Ses rires et ceux de Rose font chaud au cœur du Docteur.
Il y a une guinguette à proximité de la plage, où quelques Deltaxiens aux quadruples yeux à facettes profitent de la plage avant qu'elle ne soit envahie par les étudiants et les familles avec enfants d'ici quelques jours. Le Docteur emprunte un parasol et achète des sandwichs et de la salade pour un pique-nique improvisé. Quand il revient, Rose est occupée à bâtir le premier château-fort de sable que Delta-X-saphir ait jamais vu, en suivant les conseils de son grand-père. Une collection de coquillages trapézoidaux est installée autour d'elle et sur les genoux de Wilf, qui en fait tourner un avec émerveillement entre ses doigts.
-Des sandwichs ?, s'étonne Rose en le voyant revenir.
Le Docteur lève les yeux au ciel. Il savait qu'il allait entendre cette remarque.
-Vous les Humains, vous pensez toujours être les premiers à avoir inventé quelque chose. Dans tout le reste de la galaxie, au moins à cette époque, le sandwich s'appelle le deltax. Vous et les Deltaxiens partagez le même amour de la restauration rapide et des destinations touristiques.
-Il n'y a pas grand monde.
-Les Deltaxiens ont un fort instinct migratoire, même après des siècles d'évolution. Leurs villes et leurs nids sont dans les montagnes et ils migrent vers la mer à la saison des amours, mais c'est un peu tôt pour ça. Les retraités prennent souvent un peu d'avance pour éviter les routes encombrées.
-Nous ne sommes vraiment pas aussi uniques au monde que nous voudrions le croire, s'amuse Wilf.
-Aucune espèce n'est aussi unique qu'elle ne le pense. Sauf les Seigneurs du Temps, bien sûr.
-Et nous sommes les premiers Humains à venir ici ?
-Pas les premiers touristes, mais les premiers Humains c'est certain. Vous voyez la petite étoile là-bas à l'horizon ?
-C'est le Soleil ?
-Non. Le Soleil sera visible à peut près à cet endroit dans un million d'années. Même les Seigneurs du Temps sont encore jeunes.
Les deux Humains ont l'air estomaqué par cette idée, mais ce n'est pas comme s'ils ignoraient qu'il était un voyageur temporel, mais c'est exactement ce que Wilf a demandé, de se rendre sur une planète où aucun Humain n'a jamais marché, et quel meilleur moyen d'atteindre ce but que de se retrouver à une époque où les Humains n'ont jamais existé ?
-Vous êtes déjà venu ?, demande Rose.
-Une fois. Il y a très longtemps. Je venais de quitter Galifrey, avec ma petite fille.
Le hoquet de surprise de Rose fait réaliser au Docteur l'énormité de ce qu'il a dit. Durant l'année écoulée, il a parlé de bien des choses de son passé, et raconté de nombreuses histoires, mais il a rarement parlé de Rose Tyler, de Gallifrey encore moins – sauf en échangeant des histoires de vétéran avec Wilf – et de Susan jamais.
-C'est une histoire compliquée, soupire-t-il. Pas seulement l'histoire de Susan, mais celle de ma famille, de mes origines. Mais avant d'être ton oncle, Rose, j'ai été le grand-père de Susan. À l'époque, elle s'appelait Arkytior.
-C'est un joli prénom.
-On pourrait le traduire par Rose, en fait. Enfin, je veux dire rose, au sens de « reine des fleurs », celle à laquelle tout le monde pense quand on prononce le mot fleur, la plus cultivée, la plus emblématique. Tu serais chinoise, je te le traduirais par Pivoine.
-Alors c'est possible que je tienne aussi mon nom d'elle ?
Le Docteur cligne des yeux et prend un long moment pour réfléchir. Il n'y a jamais prêté attention en fait, mais rétrospectivement c'est une étrange coïncidence, le nombre de femmes se nommant Rose dans sa vie. D'expérience, ce genre de coïncidence a une signification. Mais il pourra y réfléchir une autre fois, à tête reposée.
-Peut être ?, répond-il enfin. Mais elle a choisi Susan pour elle même, une fois que nous sommes arrivés sur Terre. Mais avant d'atterrir dans vos années 1960, nous sommes passés par Akhaten, Delta-X-saphir, et d'autres destinations touristiques. Je l'aimait beaucoup, Susan. C'était une jeune fille formidable. Pleine de vie et de curiosité, tellement différente des gens présents sur Gallifrey. Je l'ai perdue si vite… J'espère seulement qu'elle est là, quelque part.
-Vous pouvez nous raconter une histoire sur elle, propose Rose. Si vous le voulez, bien sûr. J'aime tellement vos histoires.
-Celle-là est triste.
-Toutes les histoires sont tristes, Docteur, intervint Wilf, mais seulement si on les termine par la fin. Mais un voyageur temporel devrait savoir raconter les histoires dans le désordre.
Un petit rire amer échappe au Docteur, mais il hoche la tête. River aurait adoré le bon sens de Wilf. C'était là une phrase qu'elle aurait pu lui sortir. Et tous les deux auraient eu raison de dire ça. C'est juste que le Docteur espère depuis plus de dix générations retrouver la trace de Susan, sans jamais oser dire à voix haute à quel point ça le blesse que le TARDIS ne l'ait jamais entraîné là où il pourrait la retrouver. Peut être même est-elle morte pendant la Guerre du Temps sans qu'il le sache. La seule chose que le Docteur puisse faire, c'est ce qu'a fait aujourd'hui Wilf avec leurs deux excursions. Faire revivre le passé, ne fut-ce que pour une heure, ne fut-ce qu'en le racontant.
-Je vais nous chercher à boire, finit-il par dire. Et ensuite,… Oui, je crois que j'ai une histoire sur elle à raconter. Deux, peut être. Il nous est arrivé une drôle d'aventure, ici sur Delta-X-saphir.
Il revient de la buvette avec trois verres d'une boisson locale que Susan adorait, en passe deux à Rose et Wilf, puis enlève ses chaussures et ses chaussettes pour laisser les vagues frôler ses orteils, comme l'a fait Rose. Le silence s'installe entre eux trois pendant que la nuit finit de tomber. Il n'est pas pesant, comme il pourrait l'être, vu le sujet et la raison de leur présence. C'est un silence contemplatif et rassurant, qui donne finalement au Docteur la force de parler, pour la première fois depuis la chute de Gallifrey ou presque, de Susan et de ce que c'est que d'être grand-père d'un seul coup, puis de ne plus l'être et de perdre de vue sa petite fille, et finalement de ne même plus savoir ou et quand la rechercher. Il ne faut pas croire qu'il n'est jamais trop tard pour un voyageur temporel pour retrouver quelqu'un. Revenir sur ses pas ne marche pas. Le Docteur ne peut que fuir en avant, et espérer retrouver Susan comme il a retrouvé Donna, et avec d'aussi faibles chances d'obtenir un miracle.
Quand il n'arrive plus à trouver les mots, Wilf prend le relais et parle de sa joie quand il a tenu pour la première fois Rose dans ses bras, des premiers pas de Donna, de ce que c'est que de craindre pour la vie d'un enfant et de le voir grandir et s'épanouir, même aussi tardivement que Donna. Assise à ses pieds, la tête posée dans les mains et les yeux grands ouverts, Rose boit ses paroles en sachant que c'est la dernière fois qu'elle peut avoir une longue discussion comme celle-ci avec son grand-père. Wilf n'a plus la force de parler longtemps et la journée a été longue et fatigante pour lui, sans compter riche en émotions. À son tour, il doit passer le relais. Rose s'en empare pour rappeler à Wilf les meilleurs souvenirs qu'elle a de lui, et le remercier encore et encore de ce qu'il lui a apporté.
Ils pleurent tous les trois, beaucoup. Mais quand le Docteur voit les yeux brillants et le sourire de Rose, il sait que quand la douleur aura commencé à refluer et qu'elle aura fait son deuil, cette nuit fera partie de ses plus beaux souvenirs de son grand-père, et il sait que ce sera son cas à lui aussi. Ça fait déjà mal, de le voir partir tout doucement, mais peut être, peut être que rester jusqu'au bout au lieu de fuir à ses bons côtés.
Rose est la première à céder au sommeil, malgré le fait qu'elle soit la plus jeune. Les vieilles personnes comme Wilf et le Docteur n'ont pas besoin d'autant de sommeil, même si le Docteur a l'air d'être tellement plus jeune que Wilf. Quand le Docteur voit que Rose commence à papillonner, il prend le relais et raconte une nouvelle histoire sur Susan qui lui est revenue en l'écoutant, puis enlève sa veste pour lui permettre de s'allonger plus confortablement avant de reprendre sa conversation avec Wilf. Ils n'échangent plus des souvenirs de soldats à présent, mais ceux de grands-pères qui ont vu injustement mourir ou disparaître ceux qui auraient du leur survivre, comme Susan ou la sœur aînée de Sylvia, fauchée par une voiture. Wilf parle de Helen, le Docteur parle de River, et même de Rose, sa Rose, Rose Tyler qu'il n'a jamais oublié et que ses deux cœurs pleurent encore, même après tout ce temps, plus fort encore d'habiter à nouveau un corps qu'elle a aimé, même si la douleur s'est estompée pour laisser place à l'amertume et aux regrets. Ils n'ont aucun mal à comprendre la douleur l'un de l'autre, et écoutent autant qu'ils parlent, jusqu'à ce que Wilf ne se mette à ronfler doucement dans son fauteuil.
Le Docteur n'a pas le cœur de les réveiller pour les transporter dans le TARDIS qui leur créerait volontiers des chambres, même pour une nuit. Elle aime autant que lui les membres de la famille Noble. Il reste alors seul à contempler des étoiles qui seront depuis longtemps éteintes quand Wilf et Rose naîtront, tout là-bas sur Terre. Des larmes continuent de couler sur ses joues, pour Wilf, pour Susan, pour tous ceux qu'il a laissé derrière et ne pourra plus jamais retrouver. Pour la première fois depuis longtemps, il a l'impression que ses larmes lui font du bien.
Wilf est le premier à ouvrir les yeux aux premières lueurs de l'aube, alors que le Docteur s'est mis à somnoler, plus fatigué sans doute qu'il ne voudrait le reconnaître par cette douloureuse conversation. Il se redresse aussitôt qu'il entends Wilf bouger dans son fauteuil.
-Bien dormi ?
-Comme on dort à mon âge, Docteur, mais mieux que je ne l'aurais cru pouvoir dans un fauteuil. C'est bon de se dire que la médecine progressera à ce point après moi.
-Et plus encore. Les choses que j'aurais pu vous montrer !
-Vous les montrerez à Rose, et peut être un jour à ses enfants ou ses petits enfants, ou en tout cas à ceux d'autres vieux monsieur comme moi, pour qu'ils fassent rêver leurs grands-pères comme Donna me faisait rêver avec les vôtres. Merci pour ce voyage, Docteur. Je m'inquiétais de vous laisser derrière, mais vous allez continuer de travailler sur vous même, n'est-ce-pas ? Vous avez déjà bien meilleure mine qu'avant, mais vous savez qu'on s'inquiète pour vous.
-Bien sûr.
-Ne le faites pas que pour moi ou Donna et Rose. Faites-le pour vous, Docteur. Ne brûlez pas la chandelle par les deux bouts. Vous êtes quelqu'un d'important, pas seulement parce que vous sauvez l'univers, mais parce que vous changez des vies, comme celle de Donna. Ou la mienne ! Je rêvais d'étoiles et de ce que l'humanité pourrait faire un jour. Et vous m'avez prouvé que c'était vrai, tous mes rêves ! Et regardez où je suis, moi, le vendeur de journaux ! Je suis le premier homme à avoir respiré l'air de cette planète étrange. J'ai pleuré quand ils ont atterri sur la lune, et je suis allé plus loin qu'ils ne l'auraient cru possible.
Le Docteur hoche la tête, incapable de parler. Wilf pose une de ses vieilles mains parcheminées sur la sienne.
-Ne soyez pas trop triste. J'ai mené une belle vie, Docteur, et c'est tout ce que je vous souhaite pour l'avenir.
-Je ne suis pas très doué pour le bonheur, confesse le Docteur.
-Être heureux même quand les catastrophes s'accumulent, ça s'apprend. Occupez-vous de vous, Docteur. Faites-moi ce dernier cadeau.
-Je promet d'essayer. Vous allez me manquer, Wilf.
-Vous aussi. Rose, Donna et vous avez illuminé mes vieux jours. Je ne savais pas qu'on pouvait ressentir un tel émerveillement dans sa vie à mon âge, mais vous avez prouvé que c'était possible. Je n'aurais pas vécu aussi longtemps sans l'espoir de vous voir revenir pour soigner Donna, puis sans vos histoires et vos excursions pour me maintenir en forme. Merci pour tout ça, Docteur.
-C'est moi qui doit vous remercier pour tout ce que votre famille a fait pour moi. Vous avez été un compagnon formidable, Wilf. Peut être le meilleur que j'ai jamais eu.
-J'en doute fort, Docteur, après avoir entendu vos histoires. Vous avez eu des compagnons exceptionnels.
-C'est pour ça que je sais de quoi je parle. Je sais que j'aurais été fier de vous connaître, sous n'importe laquelle de mes incarnations. Vous êtes sûr…
-Oui, Docteur. Il est temps. Je crois que je vais dormir encore un peu, et puis vous pourrez y aller.
Le Docteur hoche la tête, le cœur aussi lourd que sa gorge est serrée. Il laisse Wilf refermer les yeux et vérifie que Rose dort encore. Il ferme à son tour les yeux pour ne pas regarder ce spectacle qui fait trop mal aux yeux, le grand-père et son arrière-petite-fille qui s'apprêtent à se dire au revoir. Au matin, comme convenu avec Wilf, il les laissera en tête-à-tête et ira chercher Donna et Sylvia pour qu'elles lui fassent à leur tour leurs adieux. Il ira s'installer à la buvette et les laissera se promener une dernière fois sur la plage, comme quand Sylvia et Donna étaient petites, puis ramènera la mère, la fille et la petite fille chez elle, parce que Wilf ne veut pas qu'elles gardent ce souvenir là de lui. Il veut qu'elles se souviennent d'une plage de sable bleu, d'un ciel pourpre et du goût des cocktails de Delta-X-saphir quand ils ont échangé quelques derniers souvenirs en riant et pleurant. Le Docteur, lui, restera jusqu'au bout, pour administrer à Wilf les produits dont il a besoin pour partir doucement, sans que son corps ou son esprit ne le trahissent dans ses dernières heures. Ils regarderont ensemble le soleil grimper et se coucher une dernière fois ensemble en échangeant leurs souvenirs. Wilf s'est d'abord montré réticent à donner ce rôle au Docteur, mais celui-ci n'a étrangement pas mal à l'idée de rester ainsi jusqu'au bout, le seul à monter la garde auprès du vieux soldat. Il est fier de se voir confier cet honneur.
Le chagrin viendra plus tard. Le chagrin vient toujours, mais cette fois, il sera balancé par le souvenir doux-amer de cette plage. Et Wilf a raison, des fois cela suffit pour tout changer.
