Hélios, les yeux posés sur la gourde tenue haute pour le toast, eut une hésitation. Il ne voulait pas manquer d'égards à celui qu'il considérait comme un ami – son seul ami –, mais il réfutait l'idée que ce soit la dernière fois qu'ils trinquaient ainsi. Le manieur d'espadon n'avait toujours pas bu d'Estus, et le fait qu'il retrouvait tout juste son souffle inquiétait le revenant embrasé. Le chevalier Oignon sembla noter le trouble de son vis-à-vis car ses traits se détendirent lentement, jusqu'à faire apparaître un large sourire. Sans doute essayait-il de rétablir l'ambiance joviale de leurs premiers échanges. Une grande incertitude étreignait toujours le porte-braise, mais il ne pouvait rejeter la bonne volonté de son camarade. Les tonnelets s'entrechoquèrent et le rire franc, sincère, de Siegward monta.
S'il n'y avait eu ce lien – manifestement solide – entre Siegward et Yhorm, Hélios aurait proposé à son frère d'armes de porter lui-même les cendres du Seigneur vaincu sur le trône qui lui était destiné, au Sanctuaire. Mais la joie que d'accomplir son devoir, de progresser vers la restauration de la Première Flamme ne saurait occulter le chagrin de la Morteflamme de Catarina ; c'était une certitude. Ce serait pour lui plus proche d'un supplice que d'un honneur.
Aussi, par respect, le Chercheur de Flamme garda le silence. Il ne voulait pas briser la soudaine et fragile bonne humeur de son partenaire, même si elle était feinte. Il préféra saisir à deux mains le talisman de tissu accroché à sa taille – son unique catalyseur de magie sacrée – avant de réciter un miracle à voix basse. Une douce lumière dorée apparut entre ses doigts, devenant plus intense au fil des secondes. Des particules, voletant ici et là, vinrent s'ajouter au halo qui enveloppa bientôt l'incantateur tout entier. Les yeux fermés, Hélios compléta sa prière et un cercle brillant d'un jaune apaisant s'étira autour de lui, s'affadissant avec distance, jusqu'à disparaître tout à fait. Les sourcils haussés, le manieur d'espadon se laissa traverser par l'anneau de lumière curative. Si son regard demeurait triste, l'épéiste y devinait sans mal de la gratitude.
– Je constate que vous avez beaucoup appris, depuis notre première rencontre.
Ce fut au tour du Traque-Seigneurs d'être amer.
– Peut-être, mais toujours pas assez. La mort m'a fauché plus d'une fois… et je crains fort que cela se reproduise.
La gratitude céda la place à la compassion. Siegward répondit avec calme.
– Il ne faut pas avoir peur de mourir. Il ne faut pas le voir comme un échec, mais comme une leçon. Et l'on peut apprendre beaucoup. Ce n'est pas la mort qu'il faut craindre, mais l'hésitation et le renoncement… les pires ennemis à notre mission.
Les sages paroles laissèrent le chevalier embrasé pensif. L'autre s'étira brièvement avant de reprendre sur un ton vaguement enjoué.
– Bon, je vais aller piquer un petit roupillon. Rien de tel qu'une bonne sieste, après avoir porté un toast.
L'annonce tira un sourire à Hélios, malgré lui. Les étranges habitudes insouciantes du chevalier Oignon l'amusaient. Et cette frivolité mettait du baume au cœur du guerrier. Leur devoir de Morteflamme était rude ; le monde dans lequel ils évoluaient l'était tout autant – et peut-être même plus. Autant profiter de cette joie momentanée.
Le Traque-Seigneurs, se préparant à poursuivre sa route seul – pour le moment –, se leva. Les cendres de Yhorm, que le pouvoir résiduel préservait de l'eau, faisaient un tas conséquent au centre de l'arène. Sa couronne morcelée en émergeait. Au moins l'épéiste savait-il déjà ce qu'il allait ramener au Sanctuaire. Son attention revint vers son compagnon d'armes, dont le semblant de gaîté se dissipa au profit d'un grand respect. Le chevalier assis poussa un court soupir.
– Vous êtes un camarade digne de ce nom. Je vous souhaite bonne chance dans votre entreprise.
Encore une fois, ses propos sonnaient comme une conclusion, un point final. Une fin dont le Chercheur de Flamme ne voulait rien entendre.
– Notre entreprise. Reposez-vous bien, Siegward.
Son interlocuteur eut un petit sourire triste avant de clore la conversation en enfilant son heaume rond.
Alors qu'il se dirigeait vers les restes du souverain reclus, Hélios prit une décision : sitôt qu'il aurait déposé les cendres sur le trône approprié, il reviendrait chercher son ami, quitte à attendre son réveil pour repartir. Leur quête n'était pas terminée et elle était plus aisée – et supportable – à deux. Il se mit même en tête de retrouver Anri et Horace. Il était temps d'unir leurs forces, puisqu'ils avaient déjà tous montré la volonté de coopérer.
Confiant, il s'approcha des restes du géant. Une braise rougeoyait au sommet du tas de poussières de feu.
Un large fragment de couronne à la main et une poignée de cendres dans une sacoche à sa ceinture, l'épéiste lança un dernier regard vers son compagnon déjà assoupi – devant qui il avait posé la braise du Seigneur vaincu. Espérant que ce maigre souvenir aiderait la Morteflamme en peine, le revenant incandescent referma le poing sur un os du retour.
Plus par respect pour le chevalier à l'armure arrondie que pour le Seigneur qu'il avait vaincu, Hélios déposa les reliquats sur le trône démesuré avec déférence, avant de lentement redescendre les marches vers la Gardienne. Il s'installa à son côté pour observer les sièges, un à un.
Plus que deux places vides. À l'extrême gauche, celui du Seigneur des Profondeurs, Aldrich, et au centre, celui du prince Lothric, souverain des terres et de la cité du même nom.
Ce constat agita des sentiments contradictoires : la fierté d'une progression indéniable, et la peur viscérale que le pire restait à venir. Plus encore, il craignait qu'il ne doive soudain se presser. La Gardienne du Feu n'avait pas encore réitéré son avertissement, mais il avait conscience que la Flamme faiblissait, que le temps continuait de filer et pourrait bientôt lui faire défaut. Il s'étonna presque de ne pas entendre Du-Breuil le lui rappeler.
Il chercha du regard le sombre individu qui n'était pas, comme à son habitude, assis la tête basse sur les marches qui s'éloignaient du feu central, ni même à portée de vue. Sans doute était-il retourné prier devant l'une des innombrables stèles qui entouraient le Sanctuaire.
Une poche alourdie d'os du retour supplémentaires – achetés auprès de la vieille servante après une nouvelle fusion des âmes – et son équipement révisé par le forgeron, le Traque-Seigneurs revint vers l'épée torsadée.
Il avait décidé de ne plus voyager seul. Aussi, il avait envisagé de trouver Anri la première, mais s'était ravisé : même si elle était toujours à l'église délabrée – rejointe par son comparse entre-temps, il l'espérait –, il ne pouvait décemment pas lui demander d'attendre sur place qu'il revienne avec Siegward ou, pire encore, de faire la route jusqu'à la Capitale profanée. D'autant que, depuis le temps, il était très probable que la Morteflamme d'Astora se soit éloignée du feu, et la chercher dans les rues glacées d'Irithyll serait une entreprise aussi complexe que dangereuse – surtout à réaliser seul. Attendre le réveil du chevalier à l'armure arrondie semblait, malgré la perte de temps, la meilleure solution. Puisqu'ils avaient tous le même objectif, ils se croiseraient très probablement à nouveau.
La brume dorée se dissipa et le sol fatigué de la vétuste tour surplombant le domaine de Yhorm apparu. Hélios écrasa un soupir. Comme il avait voyagé grâce à l'épée torsadée – et donc employé le pouvoir du Feu – les créatures sur le chemin de la salle du trône, où sommeillait Siegward, devaient être revenues. Même s'il savait déjà à quoi s'attendre – un pont en ruine, un calice géant cracheur de feu, des femmes armées de poignards et nombre de gargouilles cachées dans la cité abyssale – le porte-braise estimait que le trajet restait long et fastidieux. Surtout parce qu'il ne pourrait se débarrasser des gardiens de pierre ; seul le manche de l'espadon de son acolyte ayant permis de les briser lors de leur premier passage.
Imitant involontairement le chevalier Oignon, le mort-vivant embrasé était resté un moment, au pied de la tour, à élaborer un plan qui lui permettrait de parvenir à son but en évitant les statues belliqueuses. Et il avait décidé de profiter de l'étroitesse des couloirs de la ville enfouie dans lesquels il ne pourrait être suivi que par ces étranges femmes en blanc.
Un plan qui s'avéra à la fois ingénieux et terriblement risqué. Car si les gargouilles ne pouvaient effectivement pas s'engager dans les fins corridors, le combat contre les femmes à lanternes cracheuses de feu s'en voyait complexifié : dans l'impossibilité d'esquiver, il fallait impérativement frapper le premier. Plus problématique encore, le chevalier à l'épée glacée devait les vaincre sans reculer, au risque d'entrer dans une nouvelle salle et d'en attirer d'autres adversaires.
Hélios parvint jusqu'à la salle du trône, à bout de souffle, le pavois roussi, la lame maculée de sang, mais – presque – indemne. À l'autre bout de la pièce, Siegward n'avait pas bougé. Il était toujours dans sa posture de repos, assis en tailleur et la tête basse, la braise de Yhorm devant lui. Le porte-braise, replaçant son épée au fourreau, sourit en se faisant la réflexion que, pour une fois, son ami ne ronflait pas – avec l'écho, il l'aurait entendu depuis l'entrée de la vaste salle. Un sourire amusé qui s'effaça à mesure que le Traque-Seigneurs approcha.
Il était vrai que, de part leur nature de mort-vivants, les Morteflammes n'avaient nul besoin de respirer. Pourtant, plus qu'une habitude qu'elles avaient conservée de leur vivant, c'était un véritable instinct irrépressible.
Et Siegward ne respirait pas.
Soudain inquiet, Hélios héla son camarade, espérant le tirer de ce sommeil profond – trop profond à son goût. Le chevalier Oignon ne bougea pas. L'épéiste couru presque sur la dernière dizaine de pas qui le séparait du manieur d'espadon et mit genou à terre, voulant poser une main sur son épaule, comme il l'avait déjà fait une fois pour le réveiller. À l'instant même où le gantelet effleura l'épaulette, l'armure entière s'effondra sur elle-même, vide. Un nuage de poussière – de cendres – s'échappa par les interstices et une boule blanche large comme une tête se forma, flottant là où aurait dû se trouver la poitrine de Siegward. Les nombreuses âmes sans porteur luisaient, ondulaient comme une flamme immaculée. Hélios en resta figé d'incompréhension.
Que venait-il de se passer ?
La main en suspens, il baissa les yeux vers les restes qui surnageaient maintenant dans l'eau stagnante.
Siegward était… mort ? Non, c'était impossible.
Le chevalier de Catarina était une Morteflamme, lui aussi. Il l'avait affirmé lui-même. S'il avait bien perdu la vie – une vie –, il devait être réapparu au feu de la tour, en toute logique ; ils s'étaient juste croisés. Mais dans ce cas, pourquoi les âmes du manieur d'espadon étaient-elles encore là ? Pourquoi son armure était-elle toujours ici, dans la salle du trône ? Et pourquoi un corps consumé semblait avoir élu domicile à l'intérieur ? Ce ne pouvait être le vaillant Siegward ! Ce cœur fort à la gaieté apaisante ne pouvait avoir terminé comme les innombrables cadavres que le Chercheur de Flamme avait vu tout au long de son périple. Ça ne serait pas juste ! Lui qui avait toujours respecté sa mission, combattu avec honneur, soutenu Hélios à plusieurs reprises, et même tenu une promesse faite à un Seigneur des Cendres ! Un Seigneur qu'il avait également vaincu !
Le porte-braise souleva lentement, une à une, les différentes parties de la panoplie étalée devant lui, comme si son allié pouvait se cacher dessous. Il cherchait désespérément à comprendre. Si son ami était bel et bien mort, alors comment ? Au-delà de sa condition de Morteflamme – qui aurait dû le ramener à la vie –, Siegward était un excellent combattant ; il ne pouvait avoir été vaincu que par une attaque sournoise pendant sa sieste. Mais si c'était possible, quel couard s'en prendrait à une cible en sommeil ? Quel être perfide s'y abaisserait ?
La Raison, qui se frayait difficilement un chemin dans l'esprit confus du Chercheur de Flamme, étouffa l'étincelle d'un désir de vengeance naissant. En admettant que le chevalier de Catarina n'ai pu revenir à la vie – pour un motif obscur –, l'assassin aurait pris possession des âmes de sa victime dès son forfait accompli. Plus encore : la braise de Yhorm était encore là. Si quelqu'un était entré dans la salle du trône pour s'en prendre au dormeur, il aurait emporté le précieux butin, à n'en pas douter. Personne n'était donc responsable – ce qui voulait surtout dire que l'épéiste n'avait personne sur qui déverser sa colère montante.
Ce triste constat laissa Hélios avec une question unique, amère et douloureuse : pourquoi ? Par tous les Seigneurs, pourquoi ?! Pourquoi un cœur aussi noble devait-il disparaître ? Sa mission n'était pourtant pas terminée ! Alors pourquoi le pouvoir du Feu ne l'avait-il pas ramené ?
Les membres soudain bien lourds, le revenant embrasé laissa échapper le casque rond qu'il avait saisi, et le regarda rouler dans l'eau froide sans le voir. Les réminiscences du récent combat contre Yhorm, du chaos de la bataille, du vacarme assourdissant des coups échangés, de la vivacité dont Siegward avait fait preuve, de la puissance démesurée de son espadon, rendaient son absence comme le silence d'autant plus pesants.
Le guerrier se sentit plus solitaire que jamais, la poitrine fracturée par un vide invisible. Il n'était pas supposé pouvoir perdre ses comparses ainsi. Il s'inquiétait pour Horace, non pas pour sa vie, mais parce que celui-ci était sans doute perdu ou se heurtait à trop d'ennemis pour se frayer un chemin vers sa patiente camarade. Ç'aurait dû être pareil pour Siegward. Ils n'auraient dû être séparés que par l'adversité, par les épreuves semées sur le tortueux chemin menant aux Seigneurs.
La perte définitive de ce vaillant combattant et précieux ami avait presque occulté à ses yeux les âmes vacillantes qui flottaient devant lui.
Oserait-il se les approprier ? Il laissa échapper un long soupir dépité. Mieux valait les emporter avant que quelqu'un d'autre ne le fasse. Surtout qu'il y en avait là une quantité phénoménale – celles acquises par Siegward, celles accumulées par Yhorm et celle, immense, de Yhorm lui-même. Écœuré, il tendit les bras, présentant ses mains en coupe sous la sphère immaculée. Quand ses doigts frôlèrent la surface ondée, la boule se fondit en un épais fil relié au plastron du chevalier en deuil.
Le transfert s'était terminé depuis plusieurs minutes déjà, pourtant, Hélios n'avait pas bougé. Une partie de lui avait conscience du temps irrécupérable qui filait, mais l'autre était encore assommée par la triste conclusion que Siegward n'était plus, paralysant le chevalier sur place. Où aller, à présent ? Tenter de retrouver Anri ? Chercher Horace et réunir les deux compagnons ? Mais comment retrouver l'un ou l'autre ?
… Voulait-il seulement les retrouver ? Il avait soudain peur de revoir cet insupportable spectacle, de voir un autre camarade s'effacer sous ses yeux, de perdre une des rares personnes qui le connaissaient, qui se souvenaient de lui – et au travers de qui il se définissait.
La mort dans l'âme, il ramassa les effets du chevalier Oignon. Son poing tremblait quand il se referma sur un os du retour.
