Les moirures du Bifröst s'évaporèrent autour de lui. Le froid saisissant de la steppe gelée lui fit instantanément regretter de ne pas s'être enroulé dans une ou douze capes supplémentaires, comme l'avait suggéré Hela. « L'idée, c'est quand même de ressembler encore à quelque chose.

- L'idée, c'est surtout de survivre, idiot » avait-elle déclaré en drapant de force la plus rembourrée du lot, brodée de runes chaleureuses, autour de ses épaules. Une bien bonne idée qu'elle avait eue là, il devait le reconnaître. Le tout était à présent de ne pas s'attarder, achever la mission avant de se transformer en glaçon.

Contrairement à Asgard, où les montagnes se blottissaient en dehors des villes sous d'épais manteaux sylvestres, celles de Jötunnheim étaient d'un blanc immaculé. La couche nivéale était épaisse sous ses bottes fourrées, mouillait son pantalon jusqu'à mi-mollet et encombrait le moindre de ses pas. Thor contempla d'un regard désolé ce paysage immense et solitaire offert à sa vision. Les rares végétaux survivaient au ras du sol, les branches pauvres en vert penchées dans la direction empruntée au quotidien par les vents frigorifiques. De gigantesques cristaux s'amoncelaient par endroits, à la fois dangereux dans leurs angles mortels et magnifiques sous les rares rayons solaires qui filtraient au travers de cette presque pénombre. Par instinct, le prince toucha sa poitrine, là où une rune de liaison avait pris la place d'une ancienne cicatrice, causée par une lame similaire. Un coup porté par Heimblidi, le premier né de Laufey, mort de sa main des siècles plus tôt. Une blessure qui aurait pu lui être fatale, si Loki ne l'avait pas sauvé à temps – une fois encore-, car seul un Jötunn était capable de soigner une brûlure de glace conséquente.

Raison supplémentaire pour se montrer prudent, car il savait dans quel lieu hostile il était sur le point de s'engouffrer.

« Thor, tu n'penses tout de même pas…

- C'est toi qui m'as demandé d'écouter.

- C'est de la folie ! »

Il avait ri face à l'inquiétude de son aînée. « Il paraît, oui. Nous pourrons débattre sur le sujet une fois que je serais revenu, si cela te convient. » Il avait été difficile de ne pas partir sur l'heure pour la terre des Géants des glaces. Une idée à concrétiser ; un objectif à atteindre.

Pas à pas, il poursuivit son avancée dans la prairie gelée, sans savoir vraiment où se rendre. Ici, tout était semblable ; les points de repère ne se disputaient pas son attention. Heimdall n'avait pu que le rapprocher d'une destination, sans pour autant parvenir à la guider davantage – et il le remerciait, car c'était déjà beaucoup.

Le coffret était lourd à sa taille, plus encore que Mjöllnir pendu de l'autre côté ; il n'était pas fait pour être porté par un Ase. Ni par toute autre personne que les doigts capables de remodeler son entité pour en tirer le meilleur. Une relique heureuse de retrouver ses origines, même si, pour l'heure, le calme régnait en souverain absolu sur le paysage.

Une quiétude, presque oppressante, enveloppée de laquelle il marcha pendant ce qui lui parut être une éternité. Peut-être son absence avait déjà été notée au palais. Peut-être Heimdall avait déjà dû passer aux aveux. Peut-être son plan, si fou, ne trouverait jamais succès. Mais il voulait croire, espérer, comme l'enfant que son frère n'avait de cesse de le traiter, lui dont la confiance envers autrui s'était étiolée avec le temps.

Il était de toute manière déjà trop tard pour faire marche arrière.

À mesure qu'il avançait, Thor sentit un poids peser sur sa nuque, les poils s'hérisser le long de ses cervicales. Des regards, devina-t-il rapidement. Enfin une nouvelle : il se dirigeait dans la bonne direction. Ou bien vers une tanière de Vargr des neiges, sur le point de se faire dévorer par l'une de ces créatures très territoriales. Bien sûr, il n'aurait alors aucun mal à s'en défaire, sa foudre frapperait les terres hivernales pour apeurer – ou même blesser – les loups géants ; néanmoins, il espérait ne pas devoir convoquer son pouvoir avant le moment le plus citrique. Depuis que son père avait dérobé l'Écrin des Hivers d'Antan, la magie de Jotunheim s'était appauvrie, la rendant presque inexistante. Ce qui n'avait fait qu'endurcir ses habitants, alimenter leur rage rancunière.

Le dialogue ne serait pas évident à entamer ; il s'y était préparé.

Lorsqu'il arriva près d'un bosquet – du moins, ce qui s'en rapprochait le plus, avec une vingtaine de conifères rachitiques -, il prit le temps de faire une pause, tout en offrant l'opportunité à ses poursuivants de se révéler enfin. Il but une gorgée à sa gourde, le regretta aussitôt lorsqu'il sentit sa langue se figer au contact de l'eau gelée, se décida finalement à entamer la conversation pour redonner vigueur à l'organe : « Je souhaite rencontrer votre chef. » Des grognements lui répondirent dans la pénombre, le rassurant autant que l'inquiétant ; il n'était pas fou, il n'était pas seul. Sa main se referma sur les lanières de cuir qui retenait le coffret précieux pour le brandir devant lui, telle une offrande pour calmer ou amadouer les bêtes tapis. Non, pas des bêtes, des êtres doués d'intelligence, rusés et belliqueux – s'il se référait au seul individu de cette espèce qu'il côtoyait.

Un rire résonna entre les branches dégarnies, omniscient, son origine masquée par le sens changeant du vent. « Crois-tu être en mesure de négocier, fils d'Odin ? »

Ses doigts libres caressèrent en réponse le manche de son marteau dans un geste préventif. « Je le pense, oui. Même si je souhaiterais éviter le conflit.

- Un Asgardien pacifiste ? » rit de nouveau son interlocuteur mystère.

« Je demande seulement à rencontrer le prince Bÿlestr afin de lui restituer ce coffret. Et potentiellement plus. » Car il avait plus à offrir.

De nouveaux éclats amusés firent trembler les branches de sapin ; de la poudreuse tomba en silence des aiguilles. « Téméraire. Ou peut-être juste sot. »

Thor sentit ses lèvres s'étirer. « C'est ce que ne cesse de répéter mon frère. »

La neige craqua, des silhouettes se dessinèrent dans la pénombre, plus larges que les troncs avoisinants. Des géants, deux à trois fois sa taille, dont la peau - d'un bleu outremer dans la pénombre – arborait des tatouages en relief, des runes qui marquaient l'affiliation de chaque individu. Une marque, une empreinte, identique pour l'œil de ceux incapables de les comprendre, tout comme les Jotnär qui se révélèrent à lui. Sauf un, celui qui s'adressait à lui depuis le début, familier dans ses traits et la manière de sourire. Un sourire moqueur, prêt à jouer, à défier le monde. « Tu n'es qu'un idiot. » À engendrer le chaos.

« C'est ce que me répétait aussi le mien » déclara le Jötunn aux runes nobles, qui le définissaient comme monarque de son peuple ; des runes qu'il connaissait bien pour les avoir déchiffrés, enfant, sur le front de son cadet : la couronne d'Ymir. « Il y a longtemps. » Un fils de Laufey. « Avant que votre folie guerrière ne me l'arrache. » Il rencontra ses iris écarlates, une teinte qui l'avait tant effrayé plus jeune, avant qu'il n'apprenne à la chérir.

Bÿleistr Laufeyson. Le frère biologique de Loki.

Une aubaine, il n'aurait pas à le chercher plus longtemps.

Il avait encore grandi depuis leur derrière rencontre, sur le champ de bataille qui avait suivi la tentative d'assassinat opposant leurs pères respectifs. Contrairement aux boucles sombres du métamorphe, et au crâne chauve de ses guerriers – Thor en compta quinze -, Bÿleistr possédait une longue tresse ébène collée sur le centre de sa tête qui traçait la symétrie de ses runes claniques. Ses traits étaient anguleux, tout en muscles souples taillés par la famine et la guerre. Une beauté dangereuse, tout comme les terres de Jotunheim, qui lui rappela aussitôt son propre géant des glaces. Car si Helblindi, l'aîné de la fratrie, ressemblait à Laufey, Loki et lui devaient davantage tenir de leur autre parent.

« Roi Bÿleistr » tenta-t-il, croisant les doigts pour ne pas froisser son – il espérait – futur interlocuteur.

À sa surprise, ce dernier rit une nouvelle fois mais sans la moquerie ; de cette manière qu'avait Loki de le faire pour camoufler ses émotions sombres lors d'une conversation difficile. « Peut-on encore parler de roi lorsqu'il n'y a plus de trône sur lequel s'assoir ? » Des grognements répondirent à son interrogation. Du coin de l'œil, Thor dénombra une fois encore les silhouettes : trois s'étaient ajoutées aux quinze précédentes.

« Un roi a-t-il besoin d'un trône pour régner ? » se risqua-t-il à demander en retour.

« Asgard n'est pas un pays, c'est un peuple » lui avait autrefois enseigné son père en contemplant ensemble la joie s'épanouir dans les rues animées de la capitale. « L'amour et la vie du peuple sont les plus importants. Un royaume peut se rebâtir, pas une civilisation. »

Peut-être n'était-ce pas le moment, ni l'endroit – et peut-être même ni l'interlocuteur – pour débattre plus en profondeur sur ce sujet ; il se rappela sa mission, la raison pour laquelle il était venu tout risquer. « Je viens en paix » déclara-t-il donc en lâchant son arme pour venir soulever le coffret de ses deux paumes, « auriez-vous un moment à m'accorder ? ».


Chapitre 25

Ragnarök


« Attends, quoi ? » Mobius et Alioth, de retour sous sa forme humaine, tournèrent leur regard dans sa direction.

Le Revenger, avec sa charge vivante beaucoup trop lourde qui l'attirait vers le fond, venait d'être stabilisé près du quai de Lamentis. Une évidence, pourtant imprévue ; ils avaient évité de peu la noyade de tout un peuple. Une erreur vite réparée, mais en même temps pas assez. Loki avait dû se retenir de ne pas les abandonner là, au milieu du fjord, pour retourner sur le champ de bataille, auprès de son aîné qui avait besoin de son aide – Thor avait toujours eu besoin de lui.

Sylvie les avait rejoints, encore vexée de ne pas avoir pu les accompagner, elle qui rêvait depuis toujours de découvrir le reste des Neuf Royaumes. Avant que sa mauvaise humeur ne s'envole à la vue de son bras gauche noirci, jurant avec le reste de son épiderme bleu lacté. Rien d'important ; il avait insisté sur ce point, perçant dans la bouche de la jeune femme les exclamations d'effroi, d'inquiétude ou de colère avant qu'elle n'ait eu le temps de les exprimer. Il avait ensuite organisé la déportation la plus efficace de l'histoire. Quinze minutes, le maximum qu'il s'était donné pour le faire ; quinze minutes de trop à son goût.

Quinze minutes au bout desquelles une voix grésilla à son tympan. Heimdall, reconnut-il sans peine, qui lui porta les nouvelles d'Asgard, comme si un mois et demi s'étaient déjà écoulés depuis son départ. Ainsi : Odin était sur le point de tomber, sa barrière avec lui ; Hela était en sécurité, mais l'invasion était imminente ; Thor, plus merveilleux que jamais, tenait – et il tiendrait obligatoirement jusqu'à son retour.

« Ouvrir le Bifröst ? » Le sorcier reprit les paroles du gardien. « Après tout le mal qu'on s'est donné pour le garder clos ?

- Votre frère pense que c'est la meilleure décision pour en finir, une bonne fois pour toute. » Un éclat d'idée fuitait dans les paroles rapportées ; le messager lui-même n'en semblait pas convaincu, surtout lorsqu'il ajouta : « Hjelp. Il a insisté sur ce dernier mot. »

« Prêt à rejouer à hjelp ? » Ses lèvres s'entrouvrirent. « À l'aide » ; Thor avait une idée, c'était certain. Pour arrêter le Ragnarök ? Non, l'ouverture du Bifröst ne ferait qu'accélérer son expansion, comme si…

« Loki, nous n'avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök. » L'éclat perçu se connecta subitement à son esprit. « Mais rien ne nous empêche de choisir la fin que nous voulons lui offrir. » À l'aide. Surtur, la Flamme Éternelle, Asgard en flammes, Thor en danger. Du danger ; le monde en ruines, déjà ; ce qu'il restait à sauver. Un désastre en cours, un chaos. « Tu veux jouer à un nouveau jeu ? » ; il avait été le premier à le proposer. À l'aide.

Animées par la compréhension, les lèvres du métamorphe s'étirèrent en grand. « Très fort, mon frère. Même pour moi » ajouta-t-il, l'espièglerie chatouilleuse sur sa langue.

« Oh, je n'aime pas ce regard » commenta Mobius dans un soupir. Un autre non plus n'allait pas apprécier l'idée, réveillé au moins deux décennies trop tôt. Mais il le fallait ; il avait toujours fallu un antagoniste pour leurs jeux.

« Heimdall, quelle est la taille maximale que peut transporter le Bifröst ? »

Il n'eut pas besoin de voir pour imaginer le froncement perplexe autour des iris d'or. « Je dirais qu'il n'y en a pas. Pourquoi ? À quoi pensez-vous ?

- À la fin du monde. » Oh oui, son aîné pouvait avoir des éclats de génie. Toujours dans les moments les plus critiques. « À un serpent marin. Un peu plus grand que la moyenne » ajouta-t-il en rencontrant l'attention de ses compagnons. Et sa malice, à défaut de perturber davantage le gardien des moirures spatiales, se répandit sur les lèvres de ces derniers, qui savaient.

o

Le rire de Surtur fit trembler la terre sous ses membres. Le front pressé contre les cendres de ce qui fut autrefois un jardin luxuriant, où deux petits garçons se coursaient pour échapper à la colère des précepteurs, Thor tentait de retrouver un semblant de souffle. L'air lui brûlait les poumons que les côtes broyées venaient effleurer à chacune de ses inspirations. Encore cassées ; il tentait d'accélérer la guérison en faisant circuler un réseau dense d'électricité le long de ses fibres. Au moins pour taire la douleur, au moins pour se relever et faire à nouveau face. Il ne pouvait pas mourir ; il devait au moins tenir cette promesse à Loki. Tant de choses restaient à faire, trop d'années à rattraper, trop de secrets à dévoiler – il eut une pensée pour la large bibliothèque de Mobius, riche en savoir de ce qui s'était passé pendant ces cent quatre-vingt-sept ans de séparation. De quoi taquiner son cadet durant des siècles – la seule chose qu'il convoitait. Le trône, la gloire, ces convoitises puériles ; il avait fini par apprendre : l'importance était ailleurs. Son miroir fissuré, à jamais imparfait, et pour lequel pourtant il sacrifierait volontiers sa vie.

« Pauvre fou.

- Je commence à. Connaître. La chanson » souffla-t-il près du sol, une grimace contenue. En presque une heure d'affrontement, l'Ase avait eu le temps de dresser la liste des défauts de son ennemi : rancunier, opiniâtre, très peu porté sur l'ironie et le second degré, radoteur, ennuyeux à mourir.

Le géant igné poursuivit son discours ; il ne lui accorda que très peu d'attention, celle-ci très vite redirigée vers la douleur que provoqua la poigne brusquement enserrée autour de sa silhouette. Des ongles pointus et ardents percèrent l'épiderme de ses hanches ; Thor retint le cri en mordant à pleines dents sa lèvre inférieure. Du sang se répandit sur sa langue ; le goût ferreux était mêlé à celui de la poussière et des larmes salées. Il ne tiendrait pas. « Encore un peu » lui avait demandé Heimdall. Un dernier effort ; il tiendrait. Sa volonté enroulait ses fils autour de son organisme pour se jouer de lui, en faire un pantin articulé uniquement par son mental. C'était idiot, « fou » comme ne cessait de le répéter Surtur, mais il n'y avait que cela qui fonctionnait.

Surtur n'avait plus besoin de sa tiare pour paraître immense ; il ÉTAIT immense. Le géant frôlait à présent les cent mètres de haut. Son corps s'alimentait de la vie sacrifiée de ses semblables, qui venaient mourir à ses pieds dans des cris d'agonie. Les battements de la Flamme Éternelle pulsaient entre les plaques de magma qui composaient son corps. Sa foudre ne lui faisait plus rien, même en donnant tout d'un coup. Thor était épuisé, sa conscience sur le point de s'effondrer. Seul le désir de vivre le maintenait éveillé, lui donnait la force de repousser vainement les phalanges resserrées autour de lui.

« Tu as commis une erreur monumentale, fils d'Odin » rit de nouveau le seigneur de Muspelheim. Son haleine était fétide, agressa les boyaux de l'Ase qui n'avaient, pour son plus grand bonheur, plus rien à rendre.

« Tu as raison. » Il grimaça en sentant les braises lécher, brûler, dévorer la pulpe de ses doigts. « Je commets constamment des erreurs monumentales. »

« Thor » le réprimandait sa mère alors qu'il perdait le contrôle de son pouvoir ; « Thor ! » lui criait son précepteur tandis qu'il échappait à ses leçons, beaucoup trop ennuyeuses, pour aller jouer avec son frère ; « Thor ! » hurlait son père en découvrant sa supercherie pour échapper à un mariage auquel son cœur se refusait. « Ne m'en veut pas si je te déteste » lui soufflait Loki, les paupières brodées de larmes déçues. Thor, Thor qui ne tenait jamais ses promesses ; Thor qui prenait toujours les mauvaises décisions, trop idiot pour réfléchir, trop lent pour comprendre ; aux épaules lourdes de remords. Un futur roi bien pathétique, tout comme l'état du royaume autour de lui.

Mais Surtur oubliait une chose : ce qui faisait la force d'un roi, ce n'était pas lui-même. « Et à la fin » compléta-t-il ; un effluve particulier chatouilla ses narines déjà saturées par l'odeur magmatique. C'était frais, à la fois différent et familier ; porteur d'une nouvelle qu'il espérait bonne. Qui ne pouvait de toute manière pas être pire. Un sourire s'étira sur ses lèvres ; un choix, peut-être énième erreur sur sa liste. « Ça se termine toujours bien. »

Soudain, une explosion retentit plus bas, en partie masquée par le cri de douleur qu'émit Surtur. Les doigts de feu se délestèrent de son poids ; il se sentit chuter à toute allure. La réception fut rude, mais moins qu'attendue, amortie par un épais manteau de poudreuse qui lui gela la face et le flanc. Si agréable contre les multiples brûlures qui attaquaient son épiderme – pour la première fois de son existence, il était ravi de claquer des dents. Et il serait probablement resté ainsi, visage pressé contre la couche nivéale, si une prise ne s'était pas resserrée autour de son cou pour le relever en position assise. Le parfum hivernal provenait de son sauveur. Ou plutôt de ses sauveurs, dont il croisa le regard écarlate de deux d'entre eux. Mises en évidence par des peintures tribales blanches, les runes claniques ressortaient dans la noirceur nocturne.

Deux gardes royaux, dont l'identité lui fut révélée par la voix forte qui commanda au loin : « Grund ! Raze ! » Le reste des ordres retentit dans une langue indéchiffrable pour son esprit peu habitué aux syllabes de Jotunheim.

Les deux Jötnar bougèrent aussitôt, tel un seul homme, pour venir prêter main forte à leur supérieur – Thor reconnut sans peine le roi Bÿlestr à la lueur des flammes – et à un quatrième compagnon, plus grand et plus large que le reste du groupe. Hailstrum, l'ancien bras droit de Laufey.

Le quatuor laissait éclater leur glace autour des jambes du titan igné. Des lames de givre pointues transpercèrent l'armure magmatique, avant d'éclater en une multitude de fines aiguilles pour infiltrer l'organisme adverse ; une stratégie similaire à celle qu'avait utilisée Loki pour lui permettre de fragiliser l'ennemi. S'éloignant par rapport à ses hommes, Bÿlestr prit de la hauteur en grimpant au sommet d'un tas de ruines. Il était agile et rapide malgré sa taille ; son armure légère cliquetait entre les gémissements douloureux du démon. Un coffret pendait à sa hanche gauche ; l'Ase reconnut sans peine l'écrin restitué de ses mains à son peuple d'origine. Une aura divinement dangereuse s'en échappait, prête à bondir à l'extérieur de ses parois givrées pour répandre un hiver redoutable.

« Fimbulvetr » songea Thor à l'instant où, en place, le roi de Jotunheim déverrouilla l'Écrin des Hivers d'antan pour déverser sa puissance en direction de Surtur. Le rai de givre fut puissant, violent, congela quasi instantanément l'immense silhouette dont l'éclat des flammes se ternit à son contact. Tout alla si vite ; la surprise fut figée sur les traits démoniaques, mêlée de souffrance et de colère. Son bras dressé, prêt à s'abattre sur la terre, se stoppa dans les airs. Son hurlement fut étouffé derrière l'épaisse couche générée.

En un battement de cils, Surtur fut ainsi réduit à l'état de statut de glace, comme celles qui – d'après les ouvrages – décoraient autrefois la forteresse d'Utgardhall.

Puis le silence retomba, avant que les trois Jötnar ne se précipitent vers leur roi redescendu, mais surtout haletant. De grosses gouttes de sueur accrochaient les runes sur son front, quelques tremblements parcouraient son corps. Le coffret avait retrouvé sa place contre sa cuisse ; des moirures cérulées dansaient à sa surface avec agitation, comme tirées d'un long sommeil – ce qui devait être le cas.

Sans s'attarder, malgré la douleur qui parcourait son corps tout entier, Thor les rejoignit à son tour. « Roi Bÿlestr » le salua-t-il, incapable de masquer la gratitude sincère dans sa voix.

Aussitôt, quatre paires d'iris écarlates se tournèrent dans sa direction. Les dénommés Grund – diminutif de Grundroth supposait-il – et Raze avaient chacun passé un bras de leur souverain autour de leur cou pour le soutenir. « Ce qui fait la force d'un roi, ce n'est pas lui-même » se rappela-t-il à cet instant alors que, entouré par les siens, le fils de Laufey lui apparaissait plus impressionnant encore que lors de leur première rencontre sur le champ de bataille. Il avait l'amour et la confiance des siens ; sa véritable force.

« Vous êtes venus » fut la seule réponse qui se présenta contre ses lèvres. Il ne s'était attendu à rien, avait juste espéré très fort à l'écoute du rapport d'Heimdall. Des Jötnar, anciens pires ennemis d'Asgard, venus défendre ce dernier. Son père aurait bien du mal à le croire, plus encore lorsqu'il découvrirait le larcin de son fils héritier et la tromperie associée.

« Cela ne tiendra pas » déclara à son tour Bÿlestr. Il posa un instant son front contre la gorge de Grundroth, en quête de réconfort – Loki faisait parfois la même chose lorsqu'il quémandait de l'affection en silence. « Nous serions plus efficaces sur Jotunheim. »

Aussitôt, son bras droit tourna son attention vers lui. « Non », sa réponse fut directe. « Venir était déjà une erreur. Nous ne leur devons rien, nous- » Un regard sévère de son souverain le fit taire. Bÿlestr était certes plus petit que son défunt père ou son aîné, il n'en demeurait pas moins dangereux dans sa prestance, sa manière de transmettre des ordres par son simple silence. Un vrai roi, taillé par les siècles de difficulté à tenter de sauver son peuple de l'annihilation. Un roi aux convictions fortes. Néanmoins…

« Il a raison. » Les iris écarlates revinrent sur Thor ; il ignora leur dureté pour poursuivre : « nous ne pouvons pas prendre ce risque. Asgard est déjà détruit ; son peuple, déjà en sécurité. Nous ne trouverons pas meilleur champ de bataille que celui-ci.

- Mais sans son énergie-mère, l'Écrin ne pourra jamais révéler son plein potentiel.

- Sauf si- » Sa mâchoire se referma brusquement, manqua de lui mordre la langue, lorsqu'un tremblement de terre, plus puissant que tous ceux provoqués par la colère démoniaque, fit chavirer le monde dans toutes les directions possibles. L'équilibre fauchée, ils tombèrent tous les cinq à genoux ; des rochers déchirèrent le tissu de son pantalon et l'épiderme en dessous. Ses oreilles sifflèrent avec douleur ; avant qu'il ne se rende compte que les sifflements ne provenaient pas de lui, mais du ciel. Un ciel nocturne déchiré par les failles, où pullulaient les démons aux formes et à la taille de plus en plus dangereuses. Bien moins cependant que le corps sinueux qui s'abattit au loin sur Asgard dans des éclats diaprés. Long, si long, tellement long qu'il semblait sans fin. Des écailles smaragdines, une tête qui finit par se montrer au milieu des nombreuses boucles, coiffée de centaines de cornes en corail, des crocs prêts à percer l'univers.

Sur sa gauche, Hailstrum marmonna quelque chose dans sa langue natale – un semblant de « Quelle est cette chose ?! » - qui arracha un sourire au Champion d'Asgard.

« Un serpent » répondit-il simplement. Grand, immense, gigantesque, « plus grand que la moyenne. » L'aide attendue, enfin arrivée.

Malgré ses jambes encore instables, Thor tenta de se relever. La douleur vrillait ses nerfs, mais cette vision dantesque suffisait à rebooster ses vaisseaux d'adrénaline et d'espoir, un cocktail nécessaire pour aller de l'avant. Surtout lorsqu'il songeait à la compagnie avec laquelle Jörmungand – car c'était définitivement lui – était venu. « Loki » ; le prénom de son frère martelait son esprit.

Comme pour confirmer ses dires, la voix d'Heimdall déclara à son oreille : « Ils sont arrivés.

- Je m'en doutais » taquina-t-il, les lèvres étirées d'elle-même dans un sourire qu'il était incapable de contenir. « Mon frère a toujours aimé les entrées en fanfare. Prévenez-le qu'on arrive » ajouta-t-il ensuite avant de se tourner et de tendre la main à ses bienfaiteurs, aussi hauts que lui sur leur postérieur. « Vous arrivez un peu tôt pour la cérémonie, mais je suis bien reconnaissant de votre présence aujourd'hui. Roi Bÿlestr, mes chers amis, » - l'appellation fit plisser les paupières des Jötnar, aucun ne protesta cependant ; « je serais plus que ravi si vous acceptiez de nous prêter une nouvelle fois main forte afin de détruire une bonne fois pour toute cet horrible démon.

- Vous n'écoutez pas » soupira le seigneur des géants givrés, « l'Écrin des Hivers d'Antan ne peut atteindre son plein potentiel en dehors de ses terres.

- Dans ce cas, nous n'aurons qu'à combler ses lacunes d'une autre manière. Je vous en prie » ajouta-t-il en voyant son interlocuteur déjà ouvrir la bouche pour protester, « je sais que ces mots vont vous paraître hypocrites, mais faites-moi juste confiance. Là-bas se trouve un esprit brillant qui trouvera une solution. » Le Dieu de la Malice en personne. « Surtur se libèrera bientôt, vous l'avez dit vous-même. Nous devons utiliser ce temps à notre avantage. »

Les iris rubiconds sondèrent le bleu des siens. Il semblait étrange d'être ainsi observé, sans l'affection de son cadet ou la haine de ses anciens ennemis. Le roi Bÿlestr avait à cœur d'être un bon roi, il en avait eu la preuve. Et les doigts qui avalèrent les siens dans leur froideur lui confirmèrent le bon choix qu'il avait fait en restituant le coffret à son peuple d'origine.

Aux portes du Ragnarök, les alliances se créaient, même là où elles n'étaient plus attendues depuis des générations.

o

Comme prévu, Jörmungand n'était pas content de son réveil prématuré ; son irritation emplissait le champ de ruines qu'était devenu Asgard. Des milliers d'éclats iridescents s'élevaient autour d'eux ; le Bifröst avait éclaté sous le poids du gigantesque serpent qui s'enroulait au fur et à mesure autour des portions restantes pour se stabiliser. Des nuages gorgés de pluie s'amoncelaient entre les portails d'où s'extirpaient des centaines d'ennemis ; ils piaillèrent de douleur sous la bruine conviée par le seigneur de Midgard, perdirent de l'altitude et virent s'effondrer sur le sol où les guerriers Asgardiens les attendaient pour les abattre.

Perché sur le sommet du crâne reptilien, Loki contemplait le spectacle. Mobius se tenait près de lui ; il pouvait le sentir essayer de soigner discrètement la brûlure de son bras gauche. Fenrir et Alioth étaient déjà retournés au combat, rejoint par Ch'ah Tôh Almehen qui lançaient des bombes aquatiques pour détruire les plus grands adversaires. Le plan était…un peu flou, il devait le reconnaître. Surtout lorsque, à son arrivée, il eut le droit à une vue impressionnante d'une statue dantesque de Surtur taillée dans la glace. Surtout lorsqu'il comprit qu'il ne s'agissait pas que d'une simple statue extrêmement ressemblante. Surtout lorsqu'il repéra cette magie étrangère, éloignée, et pourtant accordée avec celle tapie au fond de ses entrailles.

La nervosité rebondissait sur ses terminaisons nerveuses. Loki n'aimait pas ne pas comprendre, ne pas contrôler, avancer à l'aveugle. La confiance n'était pas son domaine. Mille et un scénarios s'étaient déjà enchaînés dans son esprit ; tous aboutissaient à la même fin, car il ne pouvait y en avoir qu'une.

Le Bifröst se mourait déjà ; le premier protagoniste se mettait en place.

« L'espoir, c'est difficile » murmura Mobius dans son dos ; son esprit se raccrocha aussitôt à cette longue discussion qu'ils avaient eue dans l'intimité de sa chambre. L'Alfe lisait en lui avec une aisance parfois effrayante.

« Je sais. » Qu'importait comment se tortiller le fil du destin, le nœud conservait la même place. Cesser de fuir était la seule solution pour aller de l'avant. « Nous devons trouver Thor » déclara-t-il en resserrant sa paume autour du Tesseract, pendu comme à son habitude à son cou – là où il demeurait depuis que son frère le lui avait accroché. Cesser de fuir.

Sa propre trace persistait encore sur son frère ; le retrouver au milieu de ce vacarme énergétique fut donc un véritable jeu d'enfant, en comparaison à la téléportation d'un bateau et de tout un peuple sur une branche opposée d'Yggdrasil. Il échangea un regard avec Mobius – une salutation muette qui lui valut un hochement de tête approbateur – puis laissa le pouvoir de la pierre l'envelopper. Le vertige de la téléportation perturba ses sens un fragment de seconde ; le paysage se métamorphosa en un battement de cils, avant qu'il ne retrouve la stabilité appréciable du sol. Une forte odeur de soufre et de calcination, si contrastante comparée à la brise marine amenée par Jörmungand, agressa ses narines plus rapidement que ses yeux ne comprirent leur nouvel environnement. Il ne s'en formalisa pas, chercha à la place l'unique chose qui comptait pour la minute.

Les iris cérulés furent plus rapides, déjà posés sur sa personne lorsqu'il les croisa. Loki ne se laissa pas pour autant surprendre, ni voler la vedette, et déclara avec éloquence, les bras tendus vers l'extérieur, une réplique tirée de sa pièce de théâtre préférée : « Votre sauveur. Est arrivé ! »

Le moment n'était plus à la plaisanterie, il le savait, mais il en avait besoin. Besoin, tout comme cette source de chaleur familière qui se rapprocha de lui pour emplir son univers tout entier. Thor, son idiot de frère par adoption, son futur roi. Son seidr siffla de satisfaction en retrouvant le pouvoir jumelé ; sa paume droite trouva d'elle-même son chemin pour se presser contre le pectoral gauche de l'Ase. Là où il avait lui-même gravé un enchevêtrement de runes évocateur ; là où battait encore le cœur prodigieux. « En vie » fut le premier commentaire qui gratta alors la surface de son esprit. En un seul morceau ; salement amoché ; terriblement attirant avec ses airs de gladiateur en fin de jeux. Sa main remonta, jusqu'à caresser la nuque où les belles boucles solaires avaient fini dévoré par les flammes.

Thor vint entrelacer ses doigts avec les siens, glissant son autre paume au bas de ses reins pour l'attirer plus proche et poser son front contre le sien. « Tu es en retard. »

Le sorcier sourit malgré lui ; toujours le même reproche. « Il te manque des cheveux.

- Tu n'aimes pas ? »

Loki haussa les épaules ; il y avait bien des choses à dire sur cette nouvelle coupe de cheveux – comme la manière qu'elle avait de dégager la gorge musclée du blond – mais l'heure n'était pas au débat. À la place, il laissa son regard dériver par-dessus l'épaule fraternelle pour analyser les quatre silhouettes massives qui attendaient, debout en silence derrière l'Ase, les globes oculaires écarlates vissés sur leur échange. « Plus que tes choix de compagnie, en tout cas » maugréa-t-il, partagé entre surprise étouffée, crainte et incompréhension.

Des Jötnar. À Asgard. En temps de guerre. La situation était déjà catastrophique, avaient-ils réellement besoin de rajouter de l'huile sur le feu ?

« Ce sont des amis » justifia Thor, et le métamorphe ne sut qui de sa personne ou des soldats givrés se figea davantage à l'écoute de ces mots riches de sincérité. « Ils m'ont sauvé.

- Oh » feignit le plus jeune en retrouvant le bleu de ses yeux, avant de se reconcentrer sur les étrangers : « Devrais-je leur offrir une collation ?

- Loki » souffla l'Ase ; sa prise se resserra autour de lui. Il ne lui prêta pas attention, celle-ci déjà tournée vers l'un des quatre géants, plus petit et plus fin que le reste du groupe. Frigga avait tenu à ce qu'il apprenne, enfant, les runes de son royaume natal, et ils avaient passé des heures – Thor et lui – recroquevillés ensemble dans un coin de la bibliothèque à chercher la signification des marques claniques qui apparaissaient sur sa peau lorsqu'elle reprenait sa monstrueuse teinte bleue. « Tu es magnifique. » La couronne d'Ymir, l'ancêtre de tous les Jötnar, qui cintrait depuis son règne lointain le front de chacun de ses descendants directs. « Tu as d'autres frères » murmura cette même voix, plus enfantine encore, tirée de sa mémoire.

« Je ne les connais pas.

- Le voudrais-tu ? » Il inspira longuement. Le voulait-il ? L'avait-il seulement voulu une fois ?

Pas après que l'un d'eux eut manqué de rompre le fil vital de Thor, c'était certain – Heimblidi avait déjà payé de sa vie pour cette erreur, et devait se réjouir depuis l'autre rivage ne pas avoir connu la colère d'un cadet surprotecteur.

Pas après qu'il eut rencontré son parent biologique, pour la première et unique fois ; goûté à ses mots acides et à son sourire dédaigneux.

Il avait été abandonné, laissé pour mort sur un rocher gelé, sauvé uniquement par la pitié d'Hela, comme lui avait autrefois craché Odin à la figure pour lui rappeler l'allégeance qu'il devait à la couronne d'Asgard.

Le voulait-il ? Il avait fini par mettre cette question de côté avec les siècles.

Le voulait-il aujourd'hui ? Définitivement, cette question pourrait attendre plus tard. « Bien » ; il approuva d'un hochement de tête. « Va pour un petit-déjeuner » ; l'aube les rendrait peut-être moins effrayants. « En attendant, Messieurs, veuillez vous rapprocher pour que je puisse tous nous téléporter sans encombre. » Un ou deux membres bleus perdus dans l'opération ne l'auraient pas atteint, loin de là, mais l'heure n'était plus aux farces ; la présence de Jötnar à la fin des temps d'Asgard en était déjà une suffisamment bonne.

Les quatre géants des glaces, trois fois plus grand qu'eux pour le plus imposant, obéirent sans un mot. Leurs regards étaient pesants sur sa personne, surtout celui du chef de groupe. Loki chassa la nervosité qu'ils faisaient naître en lui en se focalisant sur l'Ase, qui lui accordait toute son attention en retour. Dans l'angle de son champ de vision, il perçut les doigts massiques d'une main bleue se poser sur l'épaule du blond. Ils étaient connectés ; cela serait un véritable jeu d'enfant.

« Ne me lâche pas » murmura-t-il à l'encontre de son aîné qui sourit, resserra son emprise autour de lui, caressa son nez du sien.

« Je n'en avais pas l'intention. Mon frère. »

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Thor tenait étroitement son frère scellé entre ses bras, son attention égarée dans la mystique forêt que renfermaient ses iris. Des étincelles dorées dansaient autour de ses prunelles dilatées par le seidr ; il n'avait jamais réussi à toutes les compter. La téléportation lui chatouillait les viscères, le monde retrouva un sens et le sol une consistance. Un fragment de seconde dans l'espace donnait l'impression de traverser des siècles ; pourtant, le Ragnarök les attendait toujours de l'autre côté. Comme lui confirma l'odeur de cendre, à peine arrivés sur le pont arc-en-ciel. Les cris de guerre, la nuit sans fin, le chaos environnemental.

Les doigts de Bÿlestr quittèrent son épaule ; il conserva sa proximité avec son cadet. Loki était bien, ne serait jamais mieux qu'ici, entre ses bras, là où il pourrait toujours les surveiller, lui et son esprit farceur. Là où il pourrait à jamais le protéger. Leur lien, leur force. À quelques centimètres seulement de ses lèvres.

« Ah. Vous revoilà enfin. » Le métamorphe détourna à peine la tête en direction d'Himinbjorg ; l'Ase l'imita, emporté par le mouvement. Sous ses yeux, Mobius abandonna les écailles du crâne baissé de Jörmungand pour frôler de ses bottes les moirures fêlées du Bifröst. Le vieil homme était bien entouré : les enfants adoptifs de son frère avaient été rejoint par Heimdall, armé de l'imposante Hofund dont il se servait avec aisance pour pourfendre les rares monstres encore debout. « Vous serez sans doute ravis d'apprendre que votre sœur est partie en compagnie de Dame Brunnhilde à la rencontre de vos parents » déclara l'intendant en avançant dans leur direction.

Plus rapide, une masse se mouva autour de lui, d'eux – de tout, car c'est ce qu'elle représentait par sa taille. La seconde d'après, une langue bifide d'un noir d'encre siffla au-dessus de leurs têtes, arracha un rire à son cadet. « Oui, me revoilà » déclara alors ce dernier en caressant du bout des doigts des écailles plus larges que la paume de sa main.

Des écailles d'un vert émeraude, acérées, au poison masqué capable d'abattre un Ase se rappela le blond. « Jör. La dernière fois qu'on s'est vus, tu voulais tuer tout le monde » marmonna-t-il à la langue qui sifflait un peu trop près de son visage à son goût, « tu en es où aujourd'hui ?

- C'est variable » rit Loki, « ça dépend des moments. » Pour la énième fois de sa vie, le blond décida qu'il s'agissait du plus beau son engendré sur les indénombrables branches d'Yggdrasil. Son frère souriant, heureux, entouré, aimé ; juste pour cette vision, le monde méritait d'être sauvé.

« Oui, on sait, on sait » maugréa Mobius en repoussant l'immense tête reptilienne vers le haut – et il fut évident que ladite tête se mouva davantage par l'influence verbale qu'à la suite de sa force. « Pour l'heure, mon garçon, accordez-nous le droit de sauver l'univers. Du moins » ajouta-t-il en jetant un regard suspicieux en direction des quatre Jötnar qui attendaient en retrait, « si l'idée générale est toujours de restituer la paix. » Ses iris orageux allèrent ensuite directement sonder ceux malicieux ; un réflexe dont Thor avait déjà pu être témoin lors de son séjour à Lamentis.

Son frère haussa simplement des épaules, comme s'il s'était déjà fait à l'idée. Ou qu'il ne voulait pas s'en mêler. Ou un mélange des deux. Dans une suite à priori logique, l'attention de l'Alfe dériva alors vers lui. Ses paupières étaient alourdies de cernes, creusées par l'inquiétude retenue derrière son calme de façade.

Très vite, Thor se rendit compte que le vieil homme n'était pas le seul à agir ainsi ; en réalité, tous les regards étaient tournés dans sa direction. Des regards différents à bien des manières, qui partageaient pourtant un même éclat, ce qu'il avait cru perdre en subissant les assauts de l'ennemi, qui rehaussait même le précieux vert de son cadet dans lequel il acheva de se perdre : de l'espoir. L'envie de vaincre, de gagner cette bataille beaucoup trop longue. De revoir le soleil se lever, tous ensemble.

Un Ase élémentaire ; un enchanteur métamorphe ; un gardien du Bifröst ; un Alfe à la retraite ; une poignée de Jötnar détenteurs des Hivers d'Antan ; un Vargr aux crocs acérés ; un… il-ne-savait-quoi aérien ; un serpent marin plus grand que la moyenne ; un coucou calme détestable mais utile ; et une quarantaine de soldats, épuisés mais prêts à se relever, une dernière fois. La seule chose qu'il demandait.

Une équipe improbable ; pour autant, il n'aurait pas rêvé mieux.

« Nous n'avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök » rappela-t-il contre le visage de son frère, à l'attention de toutes ces personnes, debout avec lui à la fin des temps. « Notre monde est déjà perdu, détruit. Mais rien ne nous empêche de choisir la fin que nous voulons lui offrir. Une fin grandiose ; comme tu les aimes, mon cher frère. »

Un sourire timide joua sur les lèvres de ce dernier ; l'idée l'enchantait, il pouvait le deviner avec aisance.

« Nous n'aurons qu'une seule chance » prévint néanmoins Mobius.

Tout comme les plus belles œuvres d'art. Tout comme la vie.

« Alors saisissons-la » siffla le seidr de Loki, en réponse aux grognements internes de son propre pouvoir. « Ensemble. » Et, Nornes !, qu'il aurait tout donné pour enlever son frère au reste du temps pour l'étouffer de son affection. Ensemble, oui.

Ensemble. « Pour toujours.

- À jamais. »

Asgard allait enfin connaître leur catastrophe.


Notes de l'auteur

Bonjour tout le monde ! Nous voici arrivés à la fin du vingt-cinquième chapitre – ça commence à chapitre, et la fin se rapproche hélas de plus en plus. Pour ceux qui voudraient savoir, nous arrivons dans la phase finale du combat final. Le grand final quoi. J'espère que ce chapitre vous aura plus avec son entrée en scène venue des pays froids et que la suite vous plaira tout autant.

Note 1 : Dans la mythologie nordique, le Ragnarök – qui peut se traduire par « le destin final des Dieux – désigne la fin du monde prophétique. Parmi les événements énoncés, nous pouvons citer Fimbulvetr, l'hiver de trois ans sans soleil qui a précédé le Ragnarök. Dans les comics, ce pouvoir est remis à l'Écrin des Hivers d'Antan, qui était la source de pouvoirs de Jötunheim avant qu'il ne soit dérobé par Odin avec Loki lors de la guerre. Si Surtur est celui qui embrasera le monde de ses flammes, c'est contre Jörmungand que Thor se bat et contre lequel il succombe, d'où qu'on le retrouve ici rapatrié sur Asgard pour la bataille finale.

Note 2 : Pour rester dans la mythologie, Ymir était un Jötunn hermaphrodite, ancêtre de tous les Jötnar. Comme ces derniers sont représentés avec des runes claniques dans le MCU, je me suis permise d'apposer sa marque sur le front des membres de la famille royale. Ainsi Loki et ses deux frères, Heimblidi et Bÿlestr, enfants de Laufey, portent cette marque. La forteresse d'Utgardhall est la demeure des souverains de Jotunheim, située dans la capitale Utgard. Enfin, Hailstrum, Grundroth et Raze sont trois Jötnar qui apparaissent dans le MCU.

Note 3 : On continue dans les noms avec Himinbjorg qui désigne le manoir d'Heimdall et Hofund l'épée dont il se sert pour contrôler le Bifröst. Quant à Ch'ah Tôh Almehen, c'est le nom complet de Namor.

Note 4 : Ce chapitre est riche en références issues de Thor 3. « Tu as commis une erreur monumentale, fils d'Odin. - Je commets constamment des erreurs monumentales. Et à la fin, ça se termine toujours bien » correspond à la scène d'ouverture entre Thor et Surtur. « Asgard n'est pas un pays, c'est un peuple » est un conseil donné par Odin. « La dernière fois qu'on s'est vu, tu voulais tuer tout le monde. Tu en es où aujourd'hui ? - C'est variable, ça dépend des moments » est un échange entre Bruce et Loki. Le « À l'aide » qui se dit « Hjelp » en norvégien vient de là aussi. Et ne parlons pas des excellentes « Votre sauveur est arrivé ! » ou « Très fort, mon frère. Même pour moi » de Loki.

Note 5 : « Pour toujours. À jamais. » La seule référence tirée de la série Loki dans ce chapitre, qui n'est autre que la devise du TVA.

Comme d'habitude, un grand merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !

Chu