CHAPITRE 11 : Je me sens à ma place... (partie 1)

La nouvelle Sufokia écrasait la vieille ville comme un citadin pressé pouvait bousculer un campagnard retraité. La capitale se divisait en deux grands quartiers. Le premier était poussiéreux, infesté d'une odeur de poissons frais, de peau tannée et de légume entamé par la moisissure, oublié au fond des caissettes du marché. Les habitations s'agglutinaient les unes aux autres, à différents paliers, séparés par un dédalle de ruelles étroites, la moitié non pavée. Le centre, reconnaissable par son hôtel de vente où un monde fou y pullulait nuit et jour, s'encastrait entre des murets de pierres blanches, délavées par les pluies quotidiennes. La deuxième partie, plus proche de la périphérie, révéla une opulence plus noble, plus sophistiquée. Il ne semblait pas y avoir d'activité marchande et très peu de circulation. Des coins naturels bordaient régulièrement des intersections où venaient se balader des groupes de galants distingués.

Un café à mi-chemin entre ces deux zones, qui servait une farandole de gourmandises locales, fut choisi pour halte à la confrérie. Les osamodas du village, reconnaissants, leur avaient fourni une carte plus précise de la forêt ainsi que des indications leur permettant d'enjamber celle-ci en une journée, pour le plus grand plaisir de ceux qui avaient perdu l'habitude des inconvénients du camping bon marché.

Chacun avait silencieusement classé l'épisode de la rencontre avec le mystérieux aventurier. Tristepin s'en était émerveillé, ravivant ses rêves bercés de héros impavides. Chibi et Grougal l'avaient approuvé, fiers des nouveaux tours appris. Pour Yugo et Amalia, ce fut une expérience plus mystique. Il y a des personnes que l'on croise au premier regard et dont l'on se sent relié par un fil. Oropo fut l'une de ces personnes. Sans pouvoir y mettre les mots, l'empreinte laissée par son image étranglait leur cœur et fragilisait un équilibre bancal qu'ils essayaient de solidifier. Ils n'y pensèrent plus, par confort, persuadés qu'ainsi, ils ne rencontreront plus jamais sa route.

Un Ruel pensif avala d'une gorgée un verre d'eau du robinet, le regard vague fixé sur un horizon où Tristepin, Flopin et Yugo discutèrent devant une affiche publicitaire. Amalia le sortir de ses pensées en sirotant bruyamment son diabolo kiwi.

« ça fait tellement longtemps que je n'avais pas pris du bon temps comme ça… souffla-t-elle en ajustant ses lunettes de soleil.

Du bon temps, hein ? »

Ruel regretta un peu sa remarque, lourde de sous-entendus. Il n'ignorait pas sa réelle inquiétude pour Elely et Eva, ni ses moments difficiles au château, mais son passif avec la princesse réprima toute possibilité d'excuses. Par chance, elle ne lui en tint pas rigueur et se contenta de saisir à nouveau sa paille, aspirant bruyamment une deuxième gorgée. ça va, Ruru, c'est de bonne guerre, hein ?

« Où sont les jumeaux ? continua-t-elle, son ton inchangé.

- Partis aux champignons, comme d'habitude ! J'aurais dû les ramener chez Alibert, c'est plus de mon âge de faire la nounou. Yugo encore était sage comme une image, mais eux… !

- Laisse-les souffler, ça va… Je sais que tu es proche de la tombe, mais tu ne te souviens pas de tes élans de jeunesse ? La découverte, les premières fois ?

- Si, j'étais doux comme un agneau !

- A d'autres…

- De toute façon, on ne va pas s'attarder ici, c'est pas des vacances.

- Je sais, répliqua-t-elle sèchement. Dès demain, on monte sur un bateau sufokien, direction Goultard. C'est le plus rapide que je puisse faire, alors si t'es pas content, débrouille-toi tout seul. »

L'enutrof tapa du pied, les lèvres serrées L'anxiété le dévorait et il savait qu'il l'évacuait injustement sur la sadida.

Ruel avait un mauvais pressentiment, sentait que cette histoire allait prendre des proportions insoupçonnées, que ce n'était pas juste une petite quête de retrouvaille parsemée de promenade de santé. D'abord, le château sadida a été salement amoché, la maison des Percedal n'a pas eu autant de chance, un colosse pandawa a pu être vaincu à 5 et beaucoup de chance, suivi des kidnappings, sans compter les prédictions lunaires de la voyante, tout ça sentait le sapin.

« Tu ne trouves pas qu'il va mieux, quand même ? demanda rêveusement Amalia. »

Le plus âgé se retourna vers les garçons. Tristepin venait de sortir une boutade, son fils et Yugo étaient pliés en deux, attirant le regard bienveillant des passants. Yugo paraissait grandit sans sa posture affaissée et sa tête constamment baissée, adoptés ces derniers mois.

Ce portrait de l'insouciance générale ayant un goût de calme avant la tempête finit d'abattre son instinct protecteur et sa frayeur. Son estomac s'effondra. Pour se calmer, il piqua une cuillère trainant au fond d'un bol de glace vide pointant la place de Flopin, l'enfonça dans le sorbet framboise d'Amalia et en piqua une bouchée de troll.

« Eh, si tu en voulais, fallait en commander, vieux radin ! grogna la princesse.

- Je n'en voulais pas, lui dit-il d'un ton incisif. Juste une bouchée.

- Mais c'est trop berk ! J'en veux plus, geignit-elle en poussant sa coupe contaminée vers l'enutrof, je suis sûre que tu l'as fait exprès !

- C'est gentil de me filer ta glace, sourit un Ruel ravi d'une voix soudainement enjouée, j'avais faim !

- Eh les gars ! s'exclama Tristepin, qui s'était rapproché, il y a un tournoi de tir à l'arc cet après-midi ! Vous venez avec nous ?

- Tu vas t'inscrire ?

- Ouais, ça fera du bien à Flopin. »

Les deux adultes hochèrent la tête, une pensée commune les traversa. C'n'est pas qu'à Flopin que ça ferait de bien…

Déraillé, le roux se drapait de sa cape froissée et d'une barbe parsemée de deux jours. On dirait qu'il n'avait pas dormi depuis l'événement. Ce qui était le cas.

Les deux plus petits s'étaient docilement approchés, Yugo réinstallé, finissant de dévorer sa gaufre bourrée de crème fouettée, sauce chocolat et glace vanille, faisant plisser le nez d'Amalia de dégoût. Flopin sirotait son café d'un air mature, n'assumant pas d'y avoir mis une couche excessive de lait.

« Faîtes comme vous voulez, les garçons, gratifia une sadida excitée, mais Yugo et moi allons faire du shopping !

- Hein ? balbutia le concerné, pris au dépourvu.

- J'entretiens d'étroite relation avec le prince Adal, expliqua-t-elle d'un air important. Evidemment, je suis conviée à la réception de ce soir. Je n'ai pas eu besoin d'insister pour qu'ils acceptent que tu m'accompagnes !

- Et nous ? On compte pour du beurre ? chigna Tristepin.

- C'est pour les gens gracieux, Pinpin.

- Ah… comprit le Iop. En effet, je suis plutôt svelte…

- …

- Euh, t'es sûr que c'est une bonne idée ? demanda Ruel, tracassé. C'est pas son truc, tout ça, là.

- Tout « ça » quoi ? agressa une princesse, prête à subir une offense.

- Ben, Ruel fit des gestes vagues de la main, les cravates, le caviar, la fanfreluche...

- Ce n'est pas de la fanfreluche, Ruru. Et de toute façon, Yugo doit bien commencer un jour à s'acclimater à ce nouvel environnement. »

Yugo, resté silencieux, cessa d'essayer de coincer son pied entre les barreaux de la table et leva son visage juvénile vers Amalia, intense. Celle-ci détourna le regard aussitôt.

« Ben oui, tu es un futur roi, non ? bredouilla-t-elle, d'un ton maladroit qui adoucissait sa hargne naturelle. »

Tristepin & co

« Quelle première manche, mes amis ! Certaines prestations resteront sans nul doute dans les annales de ce concours ! A présent, nous allons vous présenter les équipes qui se voient qualifiés pour la seconde manche ! »

Le présentateur au teint déshydraté, épuisé par le soleil marin, agitait ses bras exaltés vers les équipes gagnantes. Parmi les heureux finalistes, Flopin brandissait un poing en direction de son père qui le réceptionna par une combinaison filiale intime.

En rivaux, ils reconnurent directement la frimousse espiègle de Cléofée, participant aux côtés d'une jolie roublarde aux épais cheveux argentés. D'abord fort surprise de les voir en dehors de leur vie féérique, puis inquiète de ne pas voir sa soeur, Tristepin décala les explications à plus tard en une œillade persuasive.

Le tournoi se démarqua par son originalité, encourageant les binômes de deux classes différentes et en effet, les duos purement crâ peinèrent à se démarquer lors de la première manche, consistant à finir un parcours de cibles… aériennes.

Tristepin et sa force colossale se chargèrent de propulser son fils à une hauteur convenable pour qu'il puisse faire mouche en un temps record. Flopin atterrissait paisiblement grâce à une flèche de recul encochée à ses pieds avant de toucher le sol.

Cléofée avait bâti un ensemble de paliers givrés à l'aide d'une rafale de flèches glacées, magie rarissime que sa sœur eût la générosité de lui partager. La roublarde n'avait plus qu'à se hisser pour mitrailler aisément le centre de chaque cible.

Ruel, qui avait abandonné les recherches de Chibi et Grougal, cochait toutes les cases du bon supporter : encourager ses alliés, insulter les adversaires, leur lancer des bombes fumigènes, échafauder des rumeurs pour qu'ils se fassent harceler, orienter la lumière des projecteurs sur son équipe favorite, cramer le stade… le classique. Tout ce joyeux monde prenait vie au beau milieu des récurrents : « Rejoignez la guilde des chauve-sourires ! En dessous niveau 15 s'abstenir, on est sérieux ici », « Qq'un pr me donnez 1.9M de kamas stp ? C pour achetai un item a l'HDV », « 10 000 kamas pour utiliser petit atelier de bois dans HS ? » ou le classique « VEND CODE BOOSTER AUDIO 200K AVAN TEST NO NOOB ». Rha, pourquoi fallait-il qu'ils fassent le tournoi si proche du zaap ?

Les quatre équipes rivales se positionnèrent en attendant les consignes pour la finale. S'opposeraient alors les hommes Percedal, contre l'équipe de sa belle-sœur et ironiquement deux autres équipes déjantées liées par des liens familiaux, composées de deux cra reliés par une sram et un sacrieur portant d'horribles faux ongles de dix centimètre, pareils à des griffes.

« Fais gaffe, je suis ceinture noire de menace ! persifla le sacrieur à l'adresse des perceval.

- On va te casser la tronche ! renchérit son binôme.

- Et vous démembrez aux quatre coins de la ville ! approuva le deuxième crâ.

- Bonjour ! éructa le sram, l'air bête.

- Bon sang, Kévin, ça fait pas peur ! »

Nullement impressionné, Pinpin s'enflamma :

« Même pas en rêve ! On va vous ratatiner !

- Laisse-moi les pulvériser, éructa Rubilax, surtout Edward aux mains d'argent, il repartira direct chez sa manucure.

- Rubilax ! s'effaroucha Flopin qui avait honte de sourire.

- Ecoute, le bébé, ça fait des années que je n'avais pas critiqué gratuitement un inconnu… et ça m'avait beaucoup manqué !

- Il est temps de vous présenter la dernière manche ! La première équipe ayant mis dans le mille sur les trois cibles réparties sur ce terrain aquatique remportera la coupe ! Chaque équipe aura une barque et sera éliminée dès qu'un membre de celle-ci sera en dehors de cette barque. Les armes et sorts sont autorisés.

- Les sports deviennent de plus en plus violents, soupira Ruel, d'mon temps… »

Le tir fut lancé et le sacrieur lança en premier les hostilités, fit jaillir un filet de sang agrippant les barques respectives de Flopin et Cléofée et par un jeu de va-et-vient, secoua violemment l'embarcation. Tristepin coupa les liens d'un coup de Rubilax et souqua ferme en direction des cibles.

« Flopin, à toi de jouer ! ordonna son père.

- Qu'est-ce que tu fabriques, tête de Iop ? On s'charge d'éliminer la concurrence et le gosse aura le champ libre pour tirer.

- Ah non, on prend pas le risque de rester avec ces malades ! paniqua Flopin.

- Froussard !

- Flopin a raison Rubi, mais ça n'nous empêchera pas de les faire tomber non plus. Flopin, tu les as en mire ?

- C'est comme s'ils étaient en face, papa, fanfaronna son fils en tirant le fil de son arc. »

Il décocha une flèche fulminante en direction de l'embarcation de la roublarde et celle du sacrieur, les embrasant. Si la première équipe éteignit facilement les flammes en larguant une mine dans la mer, à une distance suffisante pour arroser le bois sans les faire dévier, la deuxième n'eût pas cette chance et fut disqualifiée.

« Aaaah, ça a marché ! Trop fort, Flopin ! rugit le roux, ne manquant pas de faire rougir son fiston.

- Je suis étonné que Cléofée ne nous ait pas mis sur la tronche… marmonna Rubilax.

- Elle n'oserait pas attaquer son neveu préféré ! entonna un Tristepin chantant, bien qu'il galérât de ramer avec un seul bras. »

Peu convaincu, Flopin inspecta l'arrière. En effet, le binôme de Cléofée restait en retrait, le crâ adverse bombarda une pluie de flèches, mais le ballotement des vagues entama sa précision et atteignit au mieux le bois solide de leurs mini-bâteaux. Une sphère brillante engluée sur le petit navire de l'équipe sram-crâ capta un rayon de soleil.

« Qu'est-ce que… »

Flopin tiqua, se pencha et inspecta le bois de leur barque et hurla :

« Papa ! Une bombe !

- Oh les… ! T'inquiète ! »

Il empoigna celle-ci, bondit dans les airs et la renvoya d'un violent coup d'épée. La bombe percuta les vagues, y creuse un cratère momentané avant d'exploser. Une autre explosion retentit. La troisième équipe fut éliminée.

« TERRORISTE ! insulta Tristepin à sa belle-sœur, sans rancune.

- Eh, t'étais mon mentor ! se défendit-elle en riant. Et ce n'est pas fini ! Admire ces flèches chercheuses ! »

La scène fut envahie par de multiples projectiles ciblant nos héros. Flopin les fendit une à une, son arc en joue. A ce stade, ils leur manquaient chacun une cible au compteur et l'équipe de Cléofée s'acharna à réduire considérablement l'écart entre les deux embarcations. Le blond avisa son père, handicapé par son unique bras et tenta le tout pour le tout :

« Essaye de les ralentir, je vais tirer d'ici. »

Son père acquiesça joyeusement, et lança un impact retentissant sur la surface de l'eau, une lame d'air prête à sectionner leur canot en deux fissura la mer. La roublarde s'esclaffa et pointa son fusil vers la dernière cible. Désolée, Moïse, pas pour cette fois.

Le fils lâcha sa flèche, sifflante. Les deux femmes se prirent le coup d'épée et la barque se divisa. Un cri. Celui du présentateur. Les yeux écarquillés, Flopin se tourna vers sa tante et sa compagne, en équilibre sur les morceaux d'épave, triomphantes.

Et une balle va plus vite qu'une flèche.

Réception du prince Adal - Palais de la nouvelle Sufokia.

La réception s'organisa au sein d'une salle haute de plafond, assombrie par d'épais rideaux damassés. Des charmantes moulures fleuries habillaient l'encadrement des ouvertures et les cheminées en marbre flambées pour l'occasion. Une fresque murale aux couleurs froides brisa l'atmosphère classique en regard du balcon filant, retraçant l'épopée royale d'une légende sufokienne.

Le prince Adal serpenta gaiement entre chaque invité, leur offrant à chacun un aperçu de sa gratitude et de sa plaisante conversation. Depuis sa tendre enfance, il excellait en tant qu'hôte. Assez charmant pour faire rougir les veuves, pas assez puissant pour réveiller la méfiance de ses égaux, il maintenant un équilibre parfait. Son babillage valait d'or, il manœuvrait sous ses apparences de suiveur, esquivait les faits à polémique, ralentissait les potins scandaleux, encourageait timidement les débats scientifiques, moins enclin aux passions.

Dès qu'Amalia distingua le hâbleur à travers la foule, elle se précipita à sa rencontre. Envieux de nouer d'étroites alliances, l'un comme l'autre entretenaient une correspondance vive aux allures d'amitié décomplexée. Il fallut que la branche pousse trois années supplémentaires pour que le prince accepta de ne pas mériter son titre de mentor, après tout, elle le surpassait en bien des domaines, notamment en stratégie guerrière.

Pour Yugo, ce fut une tout autre expérience. Il avisa son amie l'abandonner lâchement dans la fosse aux lions. Fais pas ton froussard, après tout ce sera ton monde ! En avisant un groupe de pingouins s'amuser à additionner ou soustraire des millions de kamas. Yugo, qui ignorait ce qu'était une valeur nominale de créance, ne s'y voyait pas. Inspiration. Expiration. Après avoir ré-appris à respirer, il s'avança. Vers le buffet, instinctivement. On lui proposa du champagne. Une gorgée. AMER. Il garda la coupe en main, cacha sa grimace. Il avait chaud, soif et un verre plein dans la main, qui le restera. Le blond osa goûter un toast extravagant. Whahou, aucun regret. C'est bon, il était prêt à mourir et aller au paradis. La truffe devrait être illégale.

A sa gauche, un huppermage aux joues roses prêtes à exploser tenta de converser. Il semblait avoir toute une liste de sujets d'actualité, paré à rester gravé dans les esprits pour ses opinions. Yugo balbutia misérablement, ne sachant quoi penser des taxes écologiques, de la parité ou même des conflits religieux opposant les dieux traditionnels à de nouvelles idoles. Mais enfin, vous êtes pour ou contre ? L'eliatrope rebut une gorgée. Regretta. C'est pas mon truc la religion. Nous, les eliatropes… Oui, oui, c'est vrai, votre déesse a disparu. Bon. Puis l'huppermage partit en quête d'un partenaire plus attrayant.

Yugo capta le regard initialement inquiet d'Amalia, qui s'estompa faiblement quand il lui offrit le sourire le plus rassurant possible. Ça va, ça va, je ne suis pas encore mort.

A sa droite, une avalanche de dentelle, de fard, de rire, d'accent de l'est, emplissait son espace personnel. Une convive enrobée de soie rouge aux longues mains noueuses ornées de précieux bijoux, lui dévoua son attention, suivie de ses dames de compagnie. Yugo enclin une référence impeccable, qui, dans son corps d'enfant, paru touchante.

Il charma aisément son nouveau public féminin, sa bouille craquante et exotique fertilisait les cœurs asséchés. La conversation quitta le pan âpre de la géopolitique où il demeurait silencieux pour s'aventurer du côté du voyage et de ses prouesses sportives.

Bien qu'attendri par leur volonté de le mettre à l'aise, Yugo réprima plusieurs bâillements et rapidement épuisé de chercher à tout prix à répondre ou de paraître intéressant, il opta pour la technique ancestrale du hochement de tête régulier ponctué par des « oui, oui », « je suis d'accord » quand sa voix se faisait désirer. Cette situation lui rappelait durement les fins de soirées ou dîners entre adulte que tenait son père quand il était plus jeune. Les discussions de vieux.

Entre deux anecdotes, il distingua une remarque survoltée d'un duc osamodas piqué au vif, postillonnant sur une Amalia qui tapait du talon :

« Mes éclaireurs sont formels ! Un éliatrope et son dragon ont attaqué deux de nos chasseurs ! »

L'eliatrope confondu en excuse se gratta l'arrière de la tête en s'éloignant de ses admiratrices tandis qu'Amalia répondait à l'accusation. Pardon, je crois qu'on m'appelle. Quel dommage, au plaisir petit Yugo ! Oui, oui !

« Dame Aurora a souscrit à une ordonnance pour la liberté des voies dragon et dresseur, argumenta le duc, soulevant un regard crispé de la sadida à la mention d'Aurora. La hiérarchie des normes a changé, ils ne vont pas se laisser mourir de faim pour sauver des familiers que plus personne n'utilise

- Quelle ironie tout de même, répondit l'un des voisins. Les sadidas étaient les premiers à chasser les meulous…

- En effet, quand l'espèce était classée parmi les nuisibles, pas depuis leur protection à l'OPA il y a un an ! Les crises d'Ogrest ont ravagé leur habitat et je ne suis pas censée l'enseigner à un représentant osamodas, assena-t-elle durement avant de se radoucir en voyant son compagnon s'approcher. (Oh, Yugo, tout va bien ? Tu es sûr que tu veux rester ici ? Bon.) Donc je disais… Ah oui, merci. J'ai conscience du risque de famine à la suite des changements climatiques que nous subissons, mais nous devrions sonder notre impact sur la biodiversité. Et je suppute que gonfler les chiffres des espèces vivantes en élevant du bétail voué à être exporté n'est pas une solution digne des valeurs osamodas.

- Facile à dire lorsque l'on possède les hectares les plus fructifères du monde des douze, rivalisa une voix égale, contrebalançant le sarcasme de l'argument. »

Un homme aux yeux doux dont la cape de satin cobalt léchait le sol se posta sans révérence.

« Toi… souffla Yugo, bouche bée.

- Je vois que vous connaissez un de mes invités d'honneur. Mon cher Oropo, un de mes précieux atouts. Il s'est fait un nom en tant que héros, mais il est aussi un fin meneur, complimenta le prince Adal.

- Connaître est un grand mot, inclina sombrement Amalia.

- Je n'ai aucun mérite, répondit humblement Oropo en ignorant la remarque de la princesse. Bien d'autres à ma place aurait agi de la même façon. D'ailleurs, nous nous sommes rencontrés à proximité de ce fameux village osamodas…

- Que vous disiez défendre ? termina Yugo, purement interrogatif et sans once de méchanceté dans la voix.

- Ce que je fais. Je vous rejoins sur le fait qu'il y a… il s'interrompit, cherchant ses mots. Une perte d'identité, si vous me permettez. Mais c'est assez général, des eniripsa rejettent la médecine et se concentrent sur une voie offensive, les enutrofs laissent tomber leur pelle… Il y a une tendance de plus en plus vive à aller à l'encontre de ses racines, sa nature oserai-je dire. Chacun a son petit avis sur le sujet. Dans mon idéal, je sépare naturellement chaque personne selon sa religion, ainsi j'arrive autant à défendre les osamodas qui revendiquent l'éthique animale tout je défends ceux qui n'ont pas ses convictions et ne peuvent pas se permettre de suivre ce régime. En tout cas, à Frigost ou au Saharach, les protéines végétales ne poussent pas.

- Et c'est sur cette note de sagesse que nous devrions clore ce chapitre, annonça pompeusement Adal, peu emballé par ce sujet de conversation trop tumultueux. Je vous abandonne un instant, la marquise de Sidimote me fait signe. »

Les convives se dispersèrent à la recherche d'une discussion attrayante, laissant notre duo seul face à cet être attirant, qui les repousse.

« Yugo l'Eliatrope d'Emelka, commença le brun.

- Oui… convint Yugo, le sourire tremblant. Je ne vous ai pas remercier pour avoir protégé mes frères.

- On peut se tutoyer, lança le brun, involontairement dédaigneux. Eh bien, il aurait été idiot de ne pas servir les frères d'un futur roi.

- Il est factuellement un roi, aboya presque Amalia, peu amène.

- Amalia… susurra l'eliatrope, embarrassé par l'acrimonie instinctive de son amie.

- En effet, concéda-t-il d'un ton habile, les yeux plissés par une réflexion muette. Je ne suis pas au fait de la situation. Des projets ont été esquissés ?

- Bien sûr ! rétorqua la princesse avec chaleur. »

Yugo ferma sa bouche comme un poisson, déboussolé. Oropo, non surpris, attendit patiemment que le mensonge défensif se calme. Amalia avala une gorgée de champagne et replaça quelques mèches pour cacher ses rougeurs. Ce fut son compagnon qui intervint.

« Eh bien, grimaça Yugo, pas vraiment. Je ne sais même pas par où commencer à vrai dire… »

L'aventurier renommé fit tournoyer sa coupe, ses prunelles perdues dans d'intenses réflexions. Amalia passa une main sur l'épaule de son ami, frôla sa nuque.

« C'est normal, avec ce qu'il s'est passé ces derniers mois…

- Tu n'es pas non plus du milieu, argua Oropo en lançant un œil critique, ni de capital, ni le bagage… il s'arrêta, se rendant compte qu'il pouvait glisser vers des propos vexants. Cette destinée royale peut être autant une bénédiction qu'une malédiction.

- Je suppose ? la sincérité de la conversation non guindée débloqua son insécurité, il se sentait pour la première fois acteur de la discussion. J'ai hâte de retrouver les miens, mais j'ai l'impression… de ne pas trouver de place. »

L'eliatrope leva un regard incertain vers les deux adultes, qui s'étaient mis côte-à-côte, pour l'entourer d'une sphère encourageante. Le brun faisait fière allure, en posture d'homme accompli, ses iris incroyablement tendres se conciliaient agréablement avec ses traits fermes et nobles. Amalia ravissait sa robe de mousseline ambrée qui coulait jusqu'à ses chevilles. Une transparence légère, presque pudique, laissait entrevoir sa silhouette galbée. Elle lui adressa un sourire maternel, qui n'enlevait rien de sa figure royale.

Une section coupable de son cerveau évoqua l'idée pénible qu'ils s'accordaient bien. Sa gorge s'assécha instantanément et il se sentit humilié dans ce rôle d'orphelin à choyer.

Oropo expira longuement.

« Pour ce genre de rôle, il faut imposer sa place, Oropo secoua la tête. Seul, cette situation peut être ingérable.

- J'ai mes amis, se braqua l'eliatrope.

- La confrérie du Tofu, murmura-t-il d'une manière songeuse, si vous êtes toujours unis, en effet… »

Amalia remua un peu pour libérer la sensation désagréable de ses jambes chancelantes et nota que l'énergumène avait le don pour, a priori involontairement, presser les bleus douloureux. Or, ce n'est pas ce qu'ils étaient venus rechercher ici. Le ton montait, d'autant plus qu'un brouhaha assourdissant en arrière-plan ne cessait de monter en volume. On distinguait les mots « Dieux », « remplacement » et les tentatives d'Adal à anesthésier l'engouement.

« La confrérie du Tofu existe et existera toujours.

- Même sans Ad ? attaqua un Yugo froissé.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, rectifia rapidement Amalia d'un ton têtu. C'est juste… »

La noble laissa planer sa main, sans une certaine gaucherie, indéterminée sur comment terminer le fond de sa pensée, pour peu qu'il y ait vraiment une différence avec ce qu'elle avait dit à l'instant. Vaincue, elle laissa sa phrase en suspens dans les esprits nébuleux, propre à l'interprétation, comme si tout le monde avait compris.

Alors, tout s'enchaîna. Oropo saisit fermement son poignet, la fit pivoter d'un geste sec contre son lui. Elle n'eut pas le temps de protester. Une lame d'air puissante souffla sur eux, jusqu'à s'épanouir contre le mur, imprimant une faille inquiétante. Amalia se dégagea sans force, sonnée par l'idée d'avoir pu être coupée en deux. Yugo, déjà armé de son épée de wakfu, se lança sur les responsables.

Deux convertis, opposants, emportés par le débat séditieux et la chaleur de l'alcool, en étaient venu aux mains. Un huppermage brandissait un quatuor de sortilèges. Un feca déferla un orage foudroyant. Deux steamers engagés pour la sécurité peinaient à les immobiliser, eux-mêmes enivrés et peu habitués à ce qu'on les sollicite en soirée mondaine. L'huppermage abattit une nouvelle lame de lumière, prête à fendre son adversaire déjà engagé à activer ses glyphes sulfureux. Un Yugo au plein de sa forme étouffa les dégâts en les envoyant au travers un portail et les assomma d'un violent déluge de wakfu.

Encastrés dans le sol, les deux fauteurs de troubles, sonnés, ne se relevaient pas.

Yugo reprit sa place, le torse bombé, tous les yeux braqués sur lui.

Il esquissa un petit sourire satisfait.