5 –

Golden Rocket.

Evans, Carter, Hudson et Jim et travaillèrent sur le fuselage, l'aile et la dérive, tandis que Mortimer et Warren concentrèrent leurs efforts sur la propulsion. La moindre variation des données les obligeait à reprendre, repenser, recommencer leurs calculs. Et la nécessité et les circonstances les forcèrent à accélérer le processus de conception de cet appareil stratosphérique : ils effectuèrent croquis, schémas, hypothèses mathématiques et mécaniques, calculs de vitesse, de masse, de pression, d'accélération, d'effets de charge, d'efforts aérodynamiques, plans techniques, remaniements, corrections... en moins de douze semaines, au prix d'innombrables nuits blanches, de déconvenues exaspérantes, de miraculeux traits de génie, d'inévitables moments de doute, de périodes de pure efficacité. Le groupe fut notamment confronté à une difficulté majeure : aucun prototype ne pouvant être fabriqué à Bletchley, l'avion devait dès lors être pensé, élaboré de façon uniquement théorique.

Au bout du compte, Philip Mortimer et Lucy Warren durent se rendre à l'évidence : des compromis allaient être nécessaires. Lucy craignait que les températures très faibles à haute altitude paralysent les systèmes de l'avion, bloquent certaines commandes et empêchent l'utilisation des batteries d'armement ; Mortimer, quant à lui, songeait aux effets, impossibles à vérifier avec de simples plans techniques, de la dilatation et de la contraction thermiques des alliages. Face au problème de dépressurisation subie par l'équipage, aux risques d'hypoxie et d'accidents de décompression, les deux jeunes gens optèrent, à contrecœur, pour des combinaisons spéciales, plutôt que de se pencher sur un blindage renforcé et étanche – l'équipe de la hutte 4 bis aurait été contrainte de reprendre l'intégralité de son travail, alors que le temps leur faisait si cruellement défaut.

Philip Mortimer et Lucy Warren remplacèrent les deux paires de lourds moteurs radiaux et leurs compresseurs, de chaque côté du fuselage, par des turboréacteurs, placés dans les ailes, tout près de la coque ; deux fusées d'appoint, sous l'appareil, permettraient d'obtenir une grande vitesse ascensionnelle, lui donnant ainsi un avantage tactique certain.

– C'est pas un avion, c'est une fusée ! s'exclama Hudson.

Le Golden Rocket était né.

oooOOOooo

Au dehors, la nuit s'épaississait, et les nuages qui se dirigeaient vers la ville devenaient de plus en plus denses ; les rideaux occultants frissonnèrent et, par les fenêtres et la porte ouvertes, un courant d'air passa enfin, soulevant légèrement les cheveux de la jeune femme, séchant la mince pellicule de sueur sur sa peau. Des grondements graves et lointains venaient mourir sur Bletchley Park. La chaleur accablante avait poussé Lucy à fuir le petit bureau – après en avoir fermé les accès – pour le hall du baraquement, à la recherche d'un semblant de fraîcheur. Depuis, elle s'acharnait sur une énième équation différentielle non-linéaire, le menton dans la main, les yeux vaguement posés sur les croquis qu'elle avait emportés avec elle afin d'établir ses bases de calcul. De sa main libre, Lucy jouait avec un crayon, ses doigts le faisant tourner et tourner, paresseusement, sur son pouce.

Elle se trouvait seule dans la hutte ; Hudson et Jim profitaient de leur journée de repos, le prochain quart de bordée ne commençait qu'à minuit. Carter et Evans devaient encore dormir. Convoqué par le commander Travis quelques jours plus tôt, Philip Mortimer n'était pas revenu depuis. Lucy songea à quel point tout semblait plus simple lorsque l'écossais était présent. La jeune femme poussa un soupir, laissa tomber son crayon, accrocha ses doigts derrière sa nuque et baissa la tête, dissimulant ses joues soudain brûlantes entre ses bras.

Étaient-ils devenus amis par la simple force des choses ? Lucy s'inquiétait de son absence, elle s'en rendait bien compte, tout comme elle réalisait qu'il lui manquait. À eux deux, ils ne mettaient pas longtemps à résoudre des équations aussi complexes, comme cette formulation étendue du théorème de Bernoulli. Cela arrivait souvent qu'ils aient la même idée au même instant ; alors, en cherchant à saisir un crayon, leurs mains se frôlaient – et, pensa encore la jeune femme, dans ces moments-là, Mortimer ne paraissait fort heureusement pas remarquer son trouble...

Son esprit embrumé de fatigue l'empêchait de se concentrer sur son travail ; Lucy s'ébroua, tenta de chasser l'écossais de ses pensées. Elle reporta son attention sur les lignes de calcul inscrites sur sa feuille.

Un son léger lui parvint, un crissement furtif sur l'herbe : un rongeur nocturne avait dû se faufiler hors de son terrier. Un hibou poussa un hululement plaintif. Par la fenêtre ouverte, les arbres, dressés comme des doigts de squelette, dessinaient des silhouettes plus sombres sur les ténèbres du parc et bruissaient doucement. Pourtant, il régnait dans le hall de la hutte une moiteur d'étuve. Et brusquement, il y eut un formidable crépitement électrique, un éclat lumineux zébra le ciel, transformant le fond du ciel en un bleu aveuglant et bref. Le tonnerre roula presque aussitôt.

– Bonsoir, Lucy.

La jeune femme leva le nez de ses équations ; dans l'embrasure de la porte d'entrée était apparu Timothy Carter. Surprise, Lucy lui rendit son salut et consulta l'horloge accrochée au mur, au-dessus du linteau.

– Vous êtes tombé du lit ? ironisa-t-elle. Votre quart ne commence que dans deux heures !

– Non, je... j'avais un truc à faire.

D'habitude si débordant d'assurance, Carter semblait soudainement hésitant, soucieux. Son regard se mit à fuir, papillonnant de droite et de gauche, des tics nerveux étiraient sa bouche. Un nouveau crissement fit vibrer la nuit. Gagnée par une sollicitude inquiète, Lucy repoussa sa chaise et s'approcha de son collègue ; ce dernier recula d'un pas, puis de deux.

– Tout va bien, Timothy ?

– Oui, oui, je... vous permettez ? Je dois aller consulter des p-p-plans...

S'apercevant qu'il bégayait, Carter se tut, avant d'ancrer son regard sur un point par-dessus l'épaule de Lucy – vers le bureau. La jeune femme fronça les sourcils ; elle fit un pas de côté lorsque son collègue s'avança en faisant mine de la contourner.

– Lesquels ? Je peux peut-être vous aider.

– Non, vous ne pouvez pas ! Enfin, je v-v-veux d-dire... Je d-d-dois être certain q-que...

– Ça suffit, j'appelle le poste de garde.

Carter ne put réagir, pétrifié par l'effroi ; sa collègue avait gagné la petite table où trônait le téléphone.

Au moment même où Lucy décrochait le combiné, elle sentit un frôlement dans son dos et tourna la tête. Elle n'eut que le temps d'entrevoir une ombre, qui se mouvait avec l'agilité d'un serpent, elle aperçut la crosse d'un pistolet levé sur elle ; l'arme s'abattit violemment sur sa tempe

Ow !

et la jeune femme sombra dans l'inconscience.

oooOOOooo

– Vous aviez dit que vous ne lui feriez pas de mal, bredouilla Carter.

– Qu'espériez-vous donc ? La c-convaincre avec v-v-vos b-b-bafouillages ridicules ?

Le ton, cinglant, conservait un soupçon d'accent d'Europe de l'Est. L'homme raccrocha le combiné d'un geste nonchalant. Carter se tourna vers lui ; il le vit parcourir la pièce d'un regard acéré, puis glisser son pistolet automatique dans son dos, sous sa veste légère.

– Ce n'est pas ce qui était convenu, Olrik !

L'interpellé fut sur lui en un bond souple, sans que Carter l'eût vu bouger. Une main l'agrippa par le devant de sa chemise et le plaqua sans douceur contre le mur. Le cri d'angoisse de Carter s'étrangla dans sa gorge alors qu'Olrik lui écrasait la trachée de son bras. Il sentit ses pieds décoller légèrement du sol.

– Permettez-moi de vous rappeler ce qui était convenu, susurra le colonel. Vous deviez détourner l'attention de votre collègue pendant que j'entrais dans le bureau, par la fenêtre ouverte. Un plan très simple. Seulement, vous n'aviez même pas imaginé que la jeune femme ici présente pouvait avoir eu l'idée de fermer cette fenêtre. Ce que nous avons constaté en longeant le baraquement tout à l'heure. Voilà pourquoi vous m'avez dit d'attendre dehors et de vous laisser trois minutes, le temps de baratiner miss Warren, d'aller jusqu'au bureau et d'ouvrir la fenêtre afin de me passer les plans. Trois minutes. N'est-ce pas ?

Carter ne réussit qu'à rouler des yeux glacés d'épouvante ; Olrik desserra très légèrement son étreinte.

N'est-ce pas ? siffla-t-il.

– Ou... oui...

Au dehors, le tonnerre sembla se fracasser juste au-dessus de leurs têtes. Olrik lâcha Carter, qui s'affala à genoux sur le plancher.

– Vous êtes un acteur déplorable, mon cher. Heureusement pour vous, votre amie nous tournait le dos.

– Ce n'est pas mon amie.

Olrik se détourna de son complice avec un reniflement méprisant et jeta un coup d'œil à l'horloge.

– Tss... Relevez-vous, imbécile. Allons chercher ces plans. Vite.

Carter hocha la tête, s'appuya d'une main sur le rebord de la table et se releva.

À quelques pas de lui, la jeune femme évanouie remua alors un peu. Un faible gémissement franchit ses lèvres.

– Hu...

– Bon Dieu ! s'exclama Carter. Elle se réveille...

La panique le gagnait, le paralysant tout à fait ; Olrik comprit qu'il n'obtiendrait rien de plus de ce lâche.

– Enfer ! Je ne dois pas traîner ici...

Son regard glissa sur le fouillis de notes et de calculs sur la table... et s'arrêta. Le colonel bondit, des feuilles de papier tombèrent au sol dans un chuchotis léger à mesure qu'il les chassait d'un geste de la main. Olrik rassembla quelques documents.

– Ce ne sont que des croquis moteur... grinça-t-il. Des schémas... quelques équations... Je vais devoir m'en contenter. Faute de mieux...

Il les plia et les fourra à l'intérieur de sa chemise, avant de se diriger vers la porte de la hutte ; Carter le retint par le bras. Le colonel le repoussa avec brusquerie.

– Olrik, qu'est-ce que je vais lui dire ? Elle va me dénoncer !

– Cessez de geindre, rétorqua le colonel d'un ton glacial.

Un sourire mauvais se peignit sur ses traits alors qu'il tendait à Carter son arme, crosse en avant.

– Si vous ne voulez pas qu'elle vous dénonce... tuez-la. Vous ne devriez avoir aucun scrupule à le faire, puisque ce n'est pas votre amie.

Et, sur un dernier geste sardonique de la main, Olrik s'éclipsa.

oooOOOooo