8 –

Narval.

Margaret Harcourt, qui s'était contentée de lever les yeux au ciel lorsque Lucy avait refusé quelques jours de repos, ne laissa cependant pas à son amie le loisir de retourner au travail sans lui infliger une longue séance de maquillage ; elle recouvrit son visage de fond de teint, et parvint presque à dissimuler complètement l'hématome, qui avait viré au vert sombre – on ne distinguait plus qu'une marque grisâtre, sur sa tempe, semblable à une tache de naissance. C'est pourquoi la jeune femme arriva en retard dans le hall du manoir de Bletchley. Elle toqua, puis entra, se confondant en excuses, dans le bureau du commander Travis.

– Miss Warren, lui dit ce dernier, je suis ravi de vous voir de retour. Comment vous sentez-vous ?

– Bien, merci commander.

Mortimer accueillit la jeune femme avec un sourire de bienvenue. Hudson et Sally Evans, installés autour de la table de travail soigneusement ordonnée, la saluèrent, et Jim se leva pour lui laisser son siège.

Dans un angle de la pièce se tenait un homme d'apparence insondable, au costume impeccablement coupé, à la moustache noire et au front haut, sillonné de rides. Négligemment accoudé à un des meubles bas qui bordaient les murs, il observait l'équipe en silence.

– Voici le colonel Stuart Menzies, annonça Travis, du MI6.

– Mais il n'y a que cinq sections au renseignement militaire, s'étonna Hudson. Le MI6 n'existe pas !

– C'est précisément l'idée, répondit Menzies avec un sourire énigmatique. Pour faire simple, je supervise l'effort de guerre ici, à Bletchley Park.

– Le colonel Menzies rendra compte de notre réunion à l'amirauté, poursuivit le commander. Bien. Maintenant que les présentations sont faites... professeur Mortimer, nous vous écoutons.

L'écossais hocha la tête et s'éclaircit la voix, avant de démarrer son récit. Il reprit ce qu'il avait déjà dit à Lucy deux jours plus tôt, évoqua le projet Scaw-Fell et sa visite de l'usine, raconta ensuite la trahison de Carter – à ces mots, la jeune femme porta d'instinct la main à sa tempe et la douleur lui arracha une grimace.

– Nous savions qu'il y avait une taupe à la solde de l'Empire jaune à Bletchley, poursuivit Menzies, mes agents avaient intercepté plusieurs messages à destination de Lhassa. Cependant, ce n'est que lorsque Mortimer nous a fait part de ses observations que nous avons mis Carter sous surveillance. Si nous avions pu en faire un agent double, nous aurions ainsi divulgué de fausses informations à l'intention de l'Empire jaune du dictateur Basam-Damdu... et nous faire gagner du temps. Malheureusement, du temps, nous n'en avons plus. Une troisième guerre mondiale se prépare.

Sally, Jim et Hudson, stupéfaits, en eurent le souffle coupé ; même Lucy parut accuser le coup. Elle serra les poings, froissant nerveusement le tissu de sa jupe. Pour la première fois, Mortimer vit quelque chose comme de la peur sur le visage de la jeune femme, bientôt remplacée par une détermination féroce.

Le commander Travis prit à son tour la parole. Il leur exposa les enjeux d'un transfert à Scaw-Fell, n'omit aucune des contraintes auxquelles ils seraient soumis, aucune des conséquences que cela impliquait.

– Jeunes gens, vous avez une décision très difficile à prendre... admit-il. De plus, comme l'a précisé le colonel Menzies, le temps nous manque. Je ne peux donc me permettre de vous laisser quelques jours de réflexion, comme je l'avais promis au professeur Mortimer, mais seulement quelques heures. J'en suis navré. Vous me ferez part de votre choix avant ce soir.

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À sa sortie du bureau du commander Travis, l'équipe de la hutte 4 bis était officiellement dissoute ; seul le professeur Mortimer restait maintenu dans ses fonctions. Il laissa ses collègues s'éloigner, conscient que la décision leur appartenait et qu'il n'avait pas à s'en mêler – ce n'était de toute manière absolument pas dans sa nature.

Il s'abrita sous l'arche du porche d'entrée. Tels des gardiens de pierre, aussi disparates que le bâtiment dont ils gardaient l'entrée, les griffons, sur leur socle de brique rouge, semblaient l'observer d'un œil torve. Mortimer fouilla dans ses poches, en sortit une petite boîte d'allumettes, une blague à tabac en cuir et sa pipe, remplit avec parcimonie le fourneau du mélange Cavendish et l'alluma, aspira, le tuyau glissé entre les dents, jusqu'à obtenir un tirage honorable. Ensuite, l'écossais longea la façade du manoir et se dirigea vers le plan d'eau.

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Adossé à un arbre, il laissa pensivement de légères volutes de fumée bleue s'élever devant son visage. Le soleil déposait des esquilles dorées à travers le feuillage. Bletchley bruissait d'activité – éclats de voix, crissements des graviers sous les pas, très lointain cliquetis des machines à écrire, par les fenêtres ouvertes, ronronnement des moteurs...

Alan Turing passa près de lui sans le voir, plongé dans ses notes, indifférent au monde extérieur. Le cryptanalyste s'assit sur la pelouse, à quelques mètres de l'écossais, et étala ses feuilles autour de lui, sur l'herbe jaune et humide. Plutôt que de l'ignorer, Mortimer choisit de manifester sa présence en toussotant. Turing leva les yeux vers lui.

– Vous vous y connaissez en ondes radio ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

– Moi ?

– Non, l'arbre derrière vous, rétorqua le cryptanalyste avec un fin sourire.

Mortimer éclata de rire.

– Eh bien... dit-il. Je m'y suis un peu intéressé au M.I.T., et de loin en loin à Berkeley.

– Le cloisonnement des spécialisations, ce n'est pas votre tasse de thé.

– Vous non plus, Alan. Et d'un point de vue personnel, je préfère le whisky pur malt.

Le sourire du cryptanalyste s'accentua. D'un geste de la main, il invita l'écossais à s'asseoir près de lui ; Mortimer s'exécuta avec plaisir, non sans avoir pris soin de disperser les braises refroidies de sa pipe avant de glisser de nouveau celle-ci dans sa poche.

– Sur quoi travaillez-vous ?

– Un brouilleur de radiophonie.

Turing lui montra des ébauches de plans et des calculs complexes, que Mortimer mit un petit instant à saisir – le brillant intellect du mathématicien se dispensait souvent des démonstrations mathématiques...

Les deux hommes parlèrent longuement du son, de ses modes d'émission et de propagation, des différences entre une vocalisation et un signal sonore, des moyens de transformer cette onde mécanique en onde électromagnétique, de fréquences émettrices et réceptrices, de la possibilité du chiffrement électronique de la parole...

Lorsque Mortimer prit congé, il n'était pas certain d'avoir beaucoup aidé Turing. Cependant, leur conversation passionnante avait un instant distrait l'écossais de ses sombres réflexions, et celui-ci, sans savoir encore pourquoi, sentait son esprit chatouillé par un détail. Alan Turing parlait de crypter la voix humaine afin de chiffrer des transmissions radio ; à cette occasion, les deux amis avaient évoqué la vocalisation des animaux, en particulier de certains cétacés qui communiquaient par clics, sifflets et coups. Ils pouvaient ajuster la gamme de fréquence utilisée, de même que la durée, la hauteur, le contour et la répétition de leurs cris, exactement comme un code.

Une idée germait.

Et s'il créait un appareil émetteur d'ondes qui, de même que chez les narvals, soit capable de désorienter ou neutraliser les ennemis ?

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Indifférent à la brise fraîche qui soufflait enfin sur Bletchley en ce milieu d'après-midi, Mortimer, sa pipe coincée entre ses dents, penché sur sa table de travail, traçait à coups de crayon une esquisse de ce qui ressemblait à une bouée dotée d'hélices. Son projet prenait forme ; de conception simple, la balise – ou plutôt, les balises devraient pouvoir parasiter les communications ennemies, voire faire passer de faux messages. L'écossais réfléchissait à demander son avis à Lucy Warren concernant les possibilités d'un moteur de dimensions réduites quand la jeune femme frappa à la porte de son bureau.

– Je pensais bien vous trouver ici, dit-elle.

Think of the devil... songea Mortimer avec malice. Préférant garder pour lui cette singulière coïncidence, il se leva, poussé par cette galanterie de gentleman qui le caractérisait.

– Lucy, salua-t-il. Quel bon vent vous amène ?

– Vous auriez quelques instants ?

– Bien sûr, répondit-il avant de l'inviter à s'asseoir. Je vais nous préparer du thé.

La généreuse couche de fond de teint, de piètre qualité malgré les talents incontestables de Margaret, commençait à s'estomper, laissant transparaître à nouveau l'hématome sur la peau. Mortimer remarqua que l'ecchymose, désormais d'un mauve sombre, s'étendait du bord de l'œil jusqu'à la pommette.

Il piocha des feuilles de thé dans la boîte posée dans un coin de la pièce, à côté du distributeur d'eau chaude. Mortimer savait que la jeune femme prenait sa boisson sans sucre – elle préférait envoyer ses coupons de rationnement à sa mère, à Sheffield.

– Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il en lui tendant une tasse.

– Ça va. À ce propos, je ne vous ai même pas remercié...

– Pour les coups et blessures ? demanda l'écossais, franchement surpris.

– Grands dieux, non ! protesta-t-elle en riant. Vous m'avez sauvé la vie, Philip. Vous aviez raison : si vous étiez arrivé quelques minutes plus tard...

Elle n'acheva pas sa phrase – elle n'en avait pas besoin, son silence était suffisamment parlant. Mortimer sourit.

– Je vous en prie.

– C'est de Margaret dont vous devrez vous méfier maintenant, ironisa la jeune femme. Elle peut se transformer en véritable dragon, parfois...

Lucy lâcha un soupir faussement résigné et posa sa tasse vide sur un coin du bureau. Puis, retrouvant son sérieux, elle continua :

– Elle ne sait pas tout ce qu'il se passe, évidemment. Je suis restée assez... évasive concernant mon agression de l'autre nuit. C'est pour cela qu'elle est en colère, même si elle sait très bien que le mot d'ordre, pour tout le monde à Bletchley, est « discrétion ». Après la réunion de ce matin, je suis allée la voir pendant son quart à la hutte 4. L'idée d'un transfert en dehors de Bletchley ne lui plaît pas plus qu'à moi...

Elle se tut, soudain hésitante, sentant sa voix chevroter. La jeune femme serra les poings et les pressa contre ses genoux pour empêcher ses mains de trembler ; Mortimer les saisit doucement entre les siennes, sans rien dire. Ce simple geste, chaleureux et sincère, encouragea Lucy à poursuivre.

– Inutile de vous énumérer toutes les raisons qui me poussent à rester ici, dit-elle. La principale concerne mes enfants. J'avais prévu de leur rendre visite à Sheffield, lors d'une permission.

La jeune femme avait en effet accumulé quarante-huit heures de congé en réalisant plusieurs quarts d'affilée. Mortimer savait aussi qu'elle faisait parvenir la plupart de ses coupons à sa mère, qui s'occupait de Mavis et Nicholas, afin de leur acheter de nouveaux vêtements, un peu plus de biscuits ou de pommes de terre. Combien de fois l'écossais s'était-il d'ailleurs inquiété de voir Lucy de plus en plus émaciée, jour après jour... ! Elle poussa un léger soupir, avant de continuer :

– Et puis j'ai réalisé... que si je refusais de poursuivre l'aventure, je ne pourrais plus jamais les regarder en face.

Un sourire espiègle étira les lèvres de la jeune femme, creusant une fossette au coin de sa bouche et faisant pétiller ses yeux.

– Alors, Philip, j'ose espérer que la rémunération sera à la hauteur de la tâche !

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