Le sang coulait sur son pont, il s'y mélangeait à l'eau de mer, il s'infiltrait lentement dans les interstices entre ses planches de bois.
Ce n'était pas la première fois.
Beaucoup d'humains étaient morts sur ce pont, leurs corps engloutis par la mer et son oubli immuable.
Les humains étaient si fragiles, si éphémères. Comme si cela ne suffisait pas, ils avaient imaginé de nombreuses manières d'abréger leurs courtes existences un peu plus rapidement. Ils avaient inventé la guerre. Ils avaient fabriqué des armes. Ils avaient construit des navires de guerre. Ils l'avaient conçu et assemblé, lui. Le Prométhée.
Contrairement à la mer, il ne laissait rien sombrer dans l'oubli. Il ne s'était éveillé que depuis quelques semaines, mais ses souvenirs s'ancraient plusieurs siècles auparavant. Il avait porté d'autres noms, connus d'autres capitaines et navigué dans d'autres océans. Une chose n'avait pas changé toutefois : les humains s'entretuaient toujours sans raison, précipitant leurs courts destins dans la violence et le sang.
Il avait pourtant cru que ces humains-là étaient différents. Pour commencer, trois d'entre eux avaient fait émerger une conscience dans sa vieille carcasse. Il aurait été bien incapable d'expliquer comment. Les humains eux-mêmes ne s'en étaient probablement pas rendu compte. Au début, il avait juste eu conscience de ces trois présences. Il était fatigué quand ils étaient fatigués. Il était content quand ils étaient contents. Il était eux, tout simplement. Au fil des jours, il avait réalisé qu'ils n'étaient que trois humains parmi beaucoup d'autres qui avaient vécu et vivaient encore sur ses plateformes et dans ses soutes. Il les avait observés des jours durant. Il avait étudié la manière dont ils prenaient soin de lui chaque jour, les sentiments qui les liaient les uns aux autres, le projet qui les unissait. Et il s'était souvenu des humains qu'il avait hébergés avant eux, les soldats. Ceux-là n'avaient pas le même genre de projets.
En écoutant leurs conversations, il avait compris que les trois humains qui l'avaient éveillé partageaient le pouvoir d'animer les objets, mais qu'en dehors de cela, ils étaient très différents les uns des autres. Le plus âgé était celui qu'il percevait le plus nettement. Ses émotions étaient comme l'océan, tantôt sombre et agité, tantôt serein et bienveillant. Il avait un compagnon dont la seule présence apaisait toutes les tempêtes. Les deux autres Animistes étaient moins talentueux pour insuffler la vie aux objets, mais le Prométhée s'y était attaché tout autant. La petite jeune femme avait l'agaçante manie de briser tout ce qui lui passait entre les mains, mais elle était un tel concentré de gentillesse, d'honnêteté et de persévérance qu'il s'était immédiatement attribué la charge de veiller sur elle. Il avait pris l'habitude de retirer les cordes de son passage lorsqu'elle traversait le pont, de remonter ses bastingages lorsqu'elle trébuchait et d'amortir le tangage lorsqu'elle descendait les escaliers. Il était assisté dans cette tâche complexe par le troisième Animiste. Ce dernier était plus allongé que la plupart des humains et beaucoup moins bruyant. Son animisme avait le bon goût de s'appliquer à garder en ordre toutes les pièces dans lesquelles il passait.
La petite jeune femme et l'homme allongé s'aimaient. Le Prométhée avait vu passer quelques histoires d'amour au cours de sa longue vie, mais aucune ne lui avait semblé approcher l'intensité des sentiments que se portaient ces deux humains-là. Abriter ces humains le rendait heureux et la vie aurait pu continuer ainsi indéfiniment.
Mais un jour, tout avait dégénéré. Les humains étaient redevenus des humains comme les autres. Deux de ses passagers avaient fait du mal à sa Capitaine, ils avaient poussé ses moteurs, pris le contrôle de sa route, et ils l'avaient précipité là où il n'aurait pas dû être. Plus encore que la déchirure dans son flanc, c'était la déception qui l'avait blessé. Il s'était retiré au plus profond de lui-même, se rendant sourd à ses occupants éphémères et versatiles, laissant le champ libre à la tempête qui grondait au dehors.
Il lui avait fallu un peu de temps pour prendre conscience des efforts de l'équipage pour arranger la situation. Malgré le fracas des vagues, les mécaniciens avaient endigué la fuite d'eau, le capitaine en second avait repris la barre, et la petite Animiste s'était mise à la recherche de sa Capitaine - nul doute qu'elle la retrouverait vite avec la ténacité qu'il lui connaissait.
Et puis, le plus ancien des Animistes lui avait parlé. Wolf, c'était son nom, s'était adressé à lui comme à un ami, il l'avait encouragé, il lui avait expliqué comment aller mieux. Pour la première fois, quelqu'un avait eu conscience de son existence. Alors, le Prométhée avait mis de côté sa colère et sa méfiance et il avait commencé à guérir. Sur son pont arrière, la jeune Animiste avait retrouvé la Capitaine. Tout allait rentrer dans l'ordre.
Une fois de plus, il avait eu tort. Il était tellement concentré sur sa guérison qu'il n'avait pas perçu les éclats de lutte à sa poupe. Un coup de feu l'avait ramené à la réalité : le couple d'Animistes était en danger. Lorsqu'une deuxième déflagration avait retenti, il avait compris qu'il devait agir. Il avait concentré tous ses efforts sur le canot de sauvetage qui se détachait de lui et de son influence. Il avait fait en sorte que la jeune Animiste et son ami s'y réceptionnent correctement, et il avait imprimé dans le canot la nécessité de les garder à son bord malgré la tempête.
Maintenant, il observait l'Animiste tout en longueur, inconscient, se vider de son sang. Il ne l'avait jamais perçu aussi distinctement que Wolf, mais maintenant que la vie s'écoulait de lui et à travers ses planches, le Prométhée absorbait ses souvenirs, incroyablement nombreux et précis pour un humain. Son nom était Thorn, et il allait mourir sur ses planches comme beaucoup d'autres avant lui. Il allait mourir après avoir tant fait pour l'humanité.
La responsable était toujours là. Le Prométhée la vit réarmer son pistolet et s'approcher de Thorn pour s'assurer une victoire complète. Alors, le bateau fit quelque chose qu'il n'avait encore jamais fait. Il se laissa bercer par les vagues, prit de l'élan, et – ondulant les planches de son pont – fit basculer la femme par-dessus bord. Son cri fut couvert par le vacarme de la tempête et tout fut terminé en quelques instants. Comme beaucoup d'autres avant elle, son souvenir disparaîtrait à jamais dans les profondeurs.
Le Prométhée ramena son attention vers Thorn. Maintenant qu'il le connaissait mieux, il réalisait qu'ils se ressemblaient beaucoup - autant qu'un humain et un bateau puissent se ressembler du moins. Cet humain plus que quiconque connaissait le sens du devoir, la solitude et le poids des souvenirs. Cet humain aussi avait été blessé à cause de la bêtise de ses congénères. Cet humain aussi avait besoin de colmatage. Oui, après tout, si une coque déchirée pouvait être réparée, il devait en être de même pour le flanc de l'humain. Le Prométhée décida d'endiguer la fuite de l'Animiste. Il déplia l'une des cordes qui avait retenu le canot de sauvetage et l'enroula autour du torse de Thorn. Le débit de sang diminua mais il faudrait sûrement un peu plus de soins pour espérer le sauver. Les pensées du Prométhée se tournèrent vers son équipage. Oui, à deux exceptions près, ces humains-là étaient différents des précédents. Il fit sonner la cloche d'alarme et attendit l'arrivée des secours. Attentif aux mouvements réguliers de sa poitrine, il se promit que Thorn ne sombrerait pas dans l'oubli aujourd'hui.
Quand Thorn reprit conscience sur sa couchette, l'atmosphère lui parut anormalement calme. L'espace d'un instant, il ne comprit pas la raison de cette sensation d'étrangeté, puis ses souvenirs lui revinrent en une série de claques brutales.
Ophélie, précairement suspendue au-dessus des vagues déchaînées.
Un coup de feu.
La chute de Sir Thomas qui avait précipité le canot d'Ophélie dans l'abîme.
Une douleur foudroyante dans l'interstice sous-claviculaire droit, transpercé par une balle.
L'idée d'Ophélie au milieu de l'océan en furie.
Où était-elle ? Qu'avait-il pu lui arriver ? Il stoppa net le cours de ses pensées, refusant en bloc les scénarios qui se formaient dans son esprit. Ophélie avait une prédisposition naturelle à faire mentir les statistiques … Avant qu'il ne perde connaissance, la tempête s'acharnait sur le navire. Le rythme apaisé du ressac contre la coque signifiait que trop de temps s'était écoulé. Combien au juste ? Il chercha sa montre en vain, on lui avait ôté son manteau. Il tenta d'analyser la situation calmement. On avait suturé sa plaie, bandé son torse et on l'avait transporté jusqu'à sa cabine. Ses coéquipiers s'étaient-ils aussi occupés de secourir Ophélie ? Était-elle quelque part en sécurité sur le bateau ?
Thorn tâcha de se lever, ignorant la douleur et la nausée qui l'assaillaient. Il lui fallait trouver des réponses. Il était seul dans la pièce mais ne pouvait se défaire de la sensation d'être observé. Le rêve qu'il venait de faire remonta à la surface avec une extrême précision, comme s'il s'agissait d'un souvenir réel et pas des divagations de son inconscient. Il avait été le bateau, le Prométhée. Ridicule. Ridicule, pourtant, les évènements concordaient. Et s'il en croyait le rêve, Ophélie, Blasius et Sir Thomas étaient passés par-dessus bord, mais ils avaient atterri en sécurité dans le canot de sauvetage. Restait à savoir où ils avaient dérivé. Thorn entreprit de mémoriser tous les éléments du rêve qui pouvaient être utiles : la trajectoire de l'embarcation, la vitesse et la direction du courant, la force du vent. Tout cela lui semblait à la fois très factuel et complètement absurde. Probablement une commotion cérébrale due à sa chute …
On frappa à la porte et Wolf passa la tête par l'entrebâillement.
- Je peux entrer ?
Thorn acquiesça et le professeur s'approcha, laissant la porte se refermer seule derrière lui. Il portait un plateau sur lequel un bol de soupe se balançait, contrecarrant les mouvements maladroits de Wolf afin de conserver intact son contenu. Son animisme était décidément efficace. De sa main libre, il tenait sa canne et des rouleaux de papier menaçaient de s'échapper du bras sous lequel ils étaient coincés.
- Comment te sens-tu ? interrogea-t-il en posant le plateau.
Incapable de répondre et encore moins d'absorber le moindre millilitre de soupe, Thorn se concentra sur la seule question qui comptait dans l'immédiat :
- Où est-elle ?
- J'espérais que tu en saurais plus que moi, répondit Wolf sans chercher à masquer sa déception. Il manque un canot de sauvetage. Ophélie, Blasius et Sarah ont disparu. Sir Thomas aussi. Katheline nous a raconté qu'il l'avait droguée pour prendre le contrôle du Prométhée, mais c'est à peu près tout ce que nous savons.
Fidèle à lui-même, Wolf n'y était pas allé par quatre chemins. Thorn sentit chacun de ses muscles se contracter, exacerbant la douleur de sa blessure, la propageant tout le long de sa longue colonne vertébrale. Il prit une profonde inspiration, luttant pour reprendre le contrôle, puis poursuivit son interrogatoire. Les révélations sur Sarah attendraient.
- Quand m'avez-vous trouvé ?
- L'alarme a sonné et … le Prométhée nous a guidés vers toi.
- Guidés ?
- Le navire s'est éveillé sous l'effet de mon animisme, et du tien aussi, apparemment. Il a condamné toutes les portes qui ne menaient pas au pont jusqu'à ce que l'on te trouve. Sacrément têtu, le bougre. Quand nous t'avons finalement repéré – ce qui n'était pas une mince affaire en pleine tempête – il avait réussi à comprimer ta blessure avec l'une de ses cordes. Tu lui dois une fière chandelle.
L'alarme, la corde, tout cela concordait avec son rêve. C'était totalement insensé. Pourtant, Thorn n'avait pas de meilleure alternative pour espérer les retrouver à temps. Il n'était pas en mesure de décider si c'était bon ou mauvais signe, mais c'était typiquement le genre d'approche qu'aurait choisi Ophélie …
- Combien de temps s'est-il écoulé depuis que l'alarme a sonné ?
- Près de trente-six heures …
Thorn cessa de respirer un instant. Trente-six heures. Cela faisait trente-six heures qu'Ophélie avait été livrée aux caprices des vagues et des courants marins. 2 160 minutes. 129 600 secondes.
- Il me faut une carte et notre position.
- Je me doutais que tu voudrais consulter les cartes.
Wolf libéra les feuilles enroulées qu'il tenait toujours sous le bras malgré leurs protestations et les laissa se dérouler toutes seules sur le bureau de la cabine.
- Voici notre position actuelle, précisa-t-il en désignant un point sur la plus grande carte. Et c'est ici que nous nous trouvions quand l'alarme a retenti.
Thorn enregistra les coordonnées et commença à calculer mentalement les scénarios envisageables.
- J'ai récupéré celles-ci en inspectant la cabine de Thomas, ajouta Wolf en désignant un paquet de feuillets encore pliés. Il s'agit de l'archipel des Îles d'Émeraude. Ses sbires l'avaient soigneusement cartographié. Il y a aussi des annotations sur la minéralogie de la région.
Laissant son esprit analytique se mettre au travail, Thorn voyait maintenant les trajectoires possibles se dessiner sur le canevas des cartes vierges. S'il en croyait les perceptions de son rêve, les courants marins auraient dû favoriser l'une de ces routes et par une chance à peine croyable, il s'agissait de la seule qui ait pu leur permettre de survivre. La route en question passait suffisamment près des Îles d'Émeraude pour qu'un Olfactif comme Blasius puisse les repérer. Était-ce irrationnel de baser ses calculs sur un rêve ? Se voilait-il la face pour ne pas se confronter à la conclusion la plus probable ? Wolf interrompit ses réflexions d'une voix que l'angoisse rendait encore plus rocailleuse que d'habitude :
- Tu penses qu'ils sont dans le canot de sauvetage qui a disparu ? Nous ne les avons pas repérés dans la tempête, mais tu pourrais reconstituer leur trajectoire, n'est-ce pas ?
Si Thorn considérait maintenant Wolf comme un ami, les deux hommes n'avaient jamais eu pour habitude de se confier l'un à l'autre. La retenue était une qualité qu'il appréciait chez le professeur et il s'accommodait tout à fait de lui rendre la faveur. Aujourd'hui pourtant, Thorn ne pouvait ignorer l'espoir se disputant à la panique sur le visage de l'Animiste. Incapable de soutenir son regard plus longtemps, Thorn détourna les yeux et répondit en enfilant son manteau :
- Il faut que je vérifie mes calculs, allons à la passerelle de navigation. Si mes hypothèses sont bonnes, ils ont pu se diriger vers les Îles d'Émeraude et Blasius a pu les guider grâce à son pouvoir. Les probabilités qu'ils soient encore en vie ne sont pas négligeables.
En périphérie de son champ de vision, Thorn perçut Wolf s'affaisser légèrement.
- Pas négligeables ? D'accord, je me contenterai de ça pour l'instant.
- C'est le genre de probabilités qui réussissent à Ophélie …
- À Blasius aussi, je suppose … Tu te sens capable de marcher jusqu'à la passerelle ?
Acquiesçant d'un bref mouvement de tête, Thorn ouvrit la porte de sa cabine à la volée et fonça le long de la coursive, Wolf sur les talons. Comme pour lui rappeler le temps perdu, le claquement sonore de sa montre bâtit la cadence tout au long de leur ascension vers les niveaux supérieurs du Prométhée. Lorsque Thorn déboula dans la passerelle de navigation, 167 secondes après avoir quitté sa cabine, ce fut pour y trouver une équipe affolée. Jeremy passait frénétiquement d'un instrument de navigation à l'autre, Katheline s'acharnait sur le gouvernail et Juan faisait une démonstration de sa maîtrise des jurons babéliens. Cette panique ambiante eut au moins le mérite d'épargner à Thorn d'éventuelles effusions liées à son retour parmi les vivants.
- Le navire ne répond plus aux commandes ! grommela la Capitaine à l'intention des nouveaux arrivants. Les moteurs tournent à plein régime et je n'arrive plus à manœuvrer la barre !
Wolf se tourna vers Thorn, une expression indéfinissable sur le visage :
- Je crois que le Prométhée n'a pas attendu que tu aies vérifié tes calculs, il a commencé la mission de sauvetage.
