Hahnu Spaan ! Bouclier Onirique
Nahlaas ne quémanda aucune explication quand Siltafiir rentra à Rucheline couverte de sang. Il se contenta de la serrer dans ses bras en lui souhaitant la bienvenue chez eux, puis la félicita d'un ton léger pour son double assassinat. Elle ne se fatiguait plus à le rabrouer lorsqu'il espionnait ainsi sa mémoire, autant lui ordonner de ne plus jamais manger une tarte.
- J'ai vu cette recette dans un souvenir il y a des années, s'enthousiasma-t-il en pointant le ragoût qui mijotait sur le feu, tous les ingrédients étaient au marché ce matin, j'ai sauté sur l'occasion.
Dès qu'elle se fut débarbouillée, il la tira à table et remplit deux bols d'une mixture gluante à l'odeur appétissante. Entre chaque bouchée, il lui décrivit en détail la préparation du bouillon, des légumes et du poisson, lista les herbes et épices qui les aromatisaient, et expliqua avec un grand sérieux pourquoi il fallait ajouter chaque ingrédient dans un ordre précis. Elle devait bien admettre que tout ce travail portait ses fruits tandis que la perche marinée libérait des arômes de thym et de miel contre son palais.
- Miraak ne t'a pas trop embêté ? s'enquit-elle dès qu'il termina son cours de cuisine.
- Il n'aime pas qu'on le touche, alors je n'ai pu regarder que quelques fragments de ses souvenirs, dit-il en frottant son menton pointu, et il m'a posé des questions sur ta magie.
- Et ?
- Et rien. Je n'ai jamais vu quelqu'un comme toi. C'est tout ce que j'ai pu lui dire, il n'a pas insisté.
- Il ne s'est pas intéressé à toi ?
- Un peu. Il m'a demandé ce que je suis, quels sont mes pouvoirs. Ça s'est arrêté là. Je crois qu'il n'aime pas les daedras.
Siltafiir se sentit presque vexée que tout se soit déroulé si calmement pendant son absence. Évidemment, il fallait que Miraak réserve son obsession pour elle et personne d'autre. Elle pouvait au moins ricaner en l'imaginant fuir les tripotages de Nahlaas.
- À mon avis, il aurait dû attendre quelques jours avant de se rendre à Fortdhiver, ajouta-t-il en retournant près de la marmite pour se servir plus de ragoût, avec sa fièvre, il va souffrir du changement de température.
- Il est malade ?
- Toux, yeux brillants, sueurs froides… Il refusait de l'admettre, mais c'était évident.
Elle ricana de plus belle et savoura son repas. Entre le voyage depuis Markarth, son détour par le château d'Embruine et la digestion qui s'entamait, son corps s'alourdit avant même qu'elle ne finisse de manger. L'œil à demi-fermé, elle remercia Nahlaas pour la peine qu'il s'était donné et traîna les pieds vers le lit.
Ronronnant de contentement, elle commença à se déshabiller. Un grésillement sembla lui chatouiller l'oreille. Elle se retourna d'un bond, la main tendue en avant pour repousser l'attaque qui ne venait pas. Son cœur battait si violemment qu'elle n'entendit même pas laas lorsqu'il traversa ses lèvres.
Seule la silhouette de Nahlaas s'illumina dans la maison, pendant que toutes les autres taches rouges arpentaient la ville à une trop grande distance pour présenter la moindre menace. Malgré cette certitude, Siltafiir ne se calmait pas. Le danger pouvait surgir de partout ; peut-être qu'une rune l'attendait sous le parquet, ou une gemme piégée dans son oreiller, ou encore qu'un assassin se tenait juste derrière elle, dans son angle mort.
Elle agita les bras dans tous les sens. Malgré ses gesticulations, seule la poussière remua autour d'elle et ses membres ne touchèrent aucun tueur invisible. Un cri suraigu emplit la pièce quand Nahlaas lui attrapa les épaules.
- Tout va bien, calme-toi.
La voix de son ami la ramena sur Nirn. Bien sûr qu'elle ne trouverait pas d'assassin caché dans son ombre, et si quelqu'un était miraculeusement parvenu à piéger sa demeure durant son absence, Miraak ou Nahlaas l'auraient remarqué à coup sûr. Honteuse, elle cacha son front sous sa paume et se laissa tomber sur le matelas. Assise, le dos rond, elle marmonna des excuses à peine audibles.
Malgré l'embrassade rassurante de son ami, son corps ne cessait de trembler. La simple idée de s'allonger sur ce lit, de s'offrir en cadeau à tout intru qui déciderait d'imiter Dessa, chassa le sang de son visage et faillit la replonger dans un accès paniqué.
- Je vais… ailleurs. Dessous. Souricière, bredouilla-t-elle en sautant sur ses pieds fébriles.
Elle piétina dans toutes les directions, incapable de rassembler ses pensées, encore moins ses affaires. Une seule conviction l'animait : la Guilde la protégerait. Au cœur du Réservoir, constamment entourée d'au moins une dizaine de témoins, personne ne la capturerait. Personne ne l'enfermerait. Tandis qu'elle cherchait les bottes dans lesquelles se trouvaient déjà ses pieds, Nahlaas se planta devant elle et la força à l'écouter :
- Ils te poseront des questions demain matin.
Confuse, elle accepta de s'immobiliser assez longtemps pour lui demander ce qu'il racontait. Il lui rappela ses réveils difficiles à Markarth et Épervine, qui se seraient révélés plus compliqués encore sans les gifles de Cynric. Comment réagiraient ses autres collègues ?
- Tu ne devrais pas en avoir honte, clarifia-t-il, mais je te connais, tu préférerais t'exiler en haut d'une montagne plutôt que tout leur expliquer.
Impossible de répliquer face à cet impitoyable constat. Siltafiir fixa le vide, défaite, exténuée, mais toujours aussi agitée. N'existait-il aucun lit sécurisé dans cette ville ? Envahie par une apathie grandissante, elle serait demeurée là toute la nuit, dressée entre son lit et sa cheminée, à l'affût.
- J'ai peut-être un moyen, hésita-t-il en la poussant vers une chaise, mais je risque de te faire mal.
L'œil brillant d'espoir, elle accepta son offre sans hésitation. Après tout, rien ne pouvait empirer son état. Il tira son propre siège juste devant elle, si proche que leurs genoux se heurtèrent quand il prit place.
- Pense à un moment marquant de ton emprisonnement, ordonna-t-il en plaçant le bout de ses doigts contre les tempes de Siltafiir.
- Pourquoi ? coassa-t-elle en se rétractant.
- Pour que ces souvenirs soient plus simples à isoler. Værmina s'en sert pour nourrir tes cauchemars, alors si je peux les cacher elle devrait avoir moins de pouvoir sur toi. Mais ne te fais pas trop d'espoirs, mon intervention pourrait se révéler inutile.
- Autant les brûler complètement, ça m'arrangerait.
Ce fut au tour de Nahlaas de s'écarter, arborant la même expression que lors de sa première rencontre avec l'odeur d'un poisson pourri.
- Jamais ! cracha-t-il en secouant la tête de droite à gauche. Cela consumerait une partie de ton âme.
Son sifflement dégoûté la refroidit. Elle déglutit et se concentra sur un des instants les moins douloureux de sa captivité ; le pouvoir de faaznu l'avait sauvée des douleurs physiques, arrachant à Elenwen un regard délicieusement confus. Accrochée à cette satisfaction éphémère, elle laissa son ami glisser ses doigts dans ses cheveux.
L'obscurité l'engloutit. Une chaleur étouffante explosa dans son crâne. Sa tête et son dos s'écrasèrent contre une surface dure. Un fracas métallique s'éleva de partout alors qu'une barre de fer lui frappait le ventre.
Tandis qu'elle retrouvait la vue, des chocs sourds résonnaient à sa droite. Un Nahlaas flou piétinait de petites lueurs vives sur le sol. Réalisant qu'elle se trouvait couchée par terre, elle se redressa, pour mieux retomber sous le poids d'un lourd chandelier en fer forgé. Elle le poussa en grognant pendant que Nahlaas terminait d'éteindre les bougies qui avaient roulé dans toutes les directions. Assuré que Rucheline ne flamberait pas, il s'accroupit à côté de son amie.
- Comment te sens-tu ?
- Mal partout…
- Et tes souvenirs ?
Fouillant son esprit, elle se remémora aisément la trahison de Ralof, et avant cela les premiers câlins de Nahlaas, mais une tache sombre les séparait. Seules quelques bribes de peur et de désespoir en suintaient, accompagnées d'une faible brûlure derrière son œil.
- Ça a fonctionné ! se réjouit-elle.
- C'est un bon début. On verra demain matin si ma barrière est capable de résister à Værmina.
Il la convainquit de s'installer dans la chambre de Miraak, un compromis acceptable entre sécurité et intimité. Son lit sentait le papier, le parchemin et la poussière, mais elle ne perdit pas de temps à s'en agacer. Enfouie au sous-sol, derrière une porte bloquée par une chaise, elle s'endormit plus vite que jamais.
Elle regretta immédiatement d'avoir accordé sa confiance à Nahlaas au lieu de se maintenir éveillée à grand renfort de potions de vigueur. Les résidents fantomatiques de Quagmire se ruèrent sur elle sans perdre un instant. Se serrant dans ses propres bras, elle arrondit le dos, prête à encaisser les insultes, menaces et moqueries des âmes damnées.
Ils la frôlaient de leurs bras tendus pendant que leurs bouches indistinctes s'ouvraient et se fermaient sur des mots voilés. Mais rien ne l'atteignait. Elle osa avancer de quelques pas, les forçant à s'écarter pour libérer le passage. Un nœud se démêla dans son ventre et elle poussa un petit cri victorieux face à l'impuissance de ses tourmenteurs.
Elle faillit se diriger vers Ursanne, après tout la protection de Nahlaas pouvait tomber à tout instant, il avait assez insisté sur ce point. Cependant, l'idée de recevoir une flèche dans son seul œil fonctionnel ne la réjouissait guère, et jusqu'alors chacune de ses tentatives s'était révélée plus désastreuse que la précédente. En plus, elle avait éparpillé ses armes et son armure aux quatre coins de Rucheline.
À demi-nue, elle se voyait mal supplanter un adversaire qui l'avait terrassée trop souvent et bien plus aisément qu'elle n'aimait l'admettre. Alors elle marcha dans la direction opposée. Le lendemain, elle penserait à son équipement, c'était une promesse, mais à cet instant elle devait se reposer. Elle méritait au moins une nuit calme.
En d'autres circonstances, elle se serait couchée sur le sentier des rêves ou au milieu du marécage des souvenirs pour observer les étoiles multicolores qui parsemaient le ciel. Hélas, les êtres brumeux, bien que tenus à distance, ne se désintéressaient pas de sa personne, prêts à fondre sur elle dès que ses défenses faibliraient.
Tout ceci à cause des Thalmors. Un peu à cause de Værmina aussi, mais surtout des Thalmors, fulminait-elle en fuyant ses tourmenteurs immatériels à toute vitesse. Depuis qu'ils avaient osé la capturer, son sommeil ne lui apportait qu'angoisse et désespoir, pendant qu'Elenwen devait dormir paisiblement dans des draps trop doux pour elle. D'ailleurs, s'inquiétait-elle au moins d'avoir laissé échapper l'Enfant de Dragon ? Regrettait-elle de ne pas l'avoir tuée quand l'occasion se présentait ?
Siltafiir ralentit au milieu des mares de souvenirs, concentrée sur le faciès hautain de sa tortionnaire. Des parfums de fleurs et d'arrogance s'échappaient d'une large flaque. Après un dernier regard pour les êtres de brume qui la rattrapaient lentement, elle sauta entre les remous.
Elle flotta entre quelques bulles mémorielles proches de la surface, forcée d'apprécier la paix glaciale qui imbibait cette flaque, et s'arrêta devant la plus nerveuse d'entre elles. Des sifflements agacés s'en échappaient, un appât irrésistible. Plongeant dans le souvenir, elle atterrit au centre d'une chambre familière. La dernière fois qu'elle l'avait vue, vêtements, livres et bibelots jonchaient le sol, éparpillés par ses soins.
Les talons d'Elenwen claquaient au rythme de ses allers et retours, ne se taisant que lorsqu'elle jetait un regard frustré à la lettre froissée qui occupait son lit. La curiosité de ses supérieurs attisée par une fiole de sang semi-draconique, ils désiraient dès lors l'étudier à sa source. Ce courrier aurait dû la réjouir, justifiant d'avoir tenu tête à tous ceux qui rêvaient d'exposer la tête de l'Enfant de Dragon à l'entrée de Solitude ou de l'envoyer à Ulfric pour démoraliser ses troupes.
Bien entendu, il avait fallu que cette maudite Brétonne s'échappe juste avant que ces ordres ne lui parviennent. Pour couronner le tout, les deux seuls gardes survivants du donjon de Nordguet rapportaient que l'évasion avait été orchestrée par les Grisetoison. Si Elenwen avait suivi son instinct et enfermé ce Nordique crasseux ici, à l'Ambassade, au lieu de se montrer "prudente", personne n'aurait trouvé l'Enfant de Dragon, un convoi l'aurait emmenée aux centres d'expérimentation du Domaine Aldmeri et l'ambassadrice n'aurait plus jamais eu à supporter son impertinence infantile.
Au lieu de ça, elle devait choisir entre déployer des forces déjà limitées pour la capturer une seconde fois ou se décrédibiliser en décevant les attentes nourries par ses propres soins. Quelle que soit sa décision, l'informatrice infiltrée dans la Guilde nécessitait un remplacement avant d'être dénoncée. Elenwen stoppa son piétinement devant une table et s'empara d'une bouteille de vin arrondie, indifférente aux éclaboussures qui tachèrent la nappe verte quand elle remplit son gobelet d'étain.
Comme si tout ceci ne suffisait pas, la cachette des Lames demeurait introuvable. En quelques semaines à peine, cette écharde minuscule s'était muée en une douloureuse épine ; des petits groupes de combattants en armures akaviroises harcelaient presque tous les thalmors qui s'aventuraient dans le sud-ouest de Bordeciel, une zone déjà dangereuse depuis que les sombrages avaient pris le contrôle de la Crevasse et de Blancherive. Certains éclaireurs rapportaient même la présence des Lames à la frontière entre Épervine et la Brèche.
Le vin épicé ne lava pas le goût âcre de la frustration, mais il emporta Siltafiir hors de ce souvenir. Assise au bord de la flaque, elle retrouva son corps avec difficulté, déjà habituée aux dix doigts et aux deux yeux d'Elenwen. L'image de ces mains fines fermées autour du col de la bouteille de vin, de ces mains qui avaient manié pinces, fouets, flammes et foudre pour la faire parler, de ces mains trop délicates pour une tortionnaire, lui arracha un hoquet révulsé.
La promesse de briser toutes les phalanges d'Elenwen s'ancra dans un coin de son esprit alors qu'elle reprenait son chemin, chassée par l'avancée lente des êtres brumeux. Ne sentant aucun besoin de se réveiller, elle chercha une autre mare dans laquelle se cacher. Dommage pour les souvenirs de Dessa, elle ne saurait jamais quelles informations la Bosmer avait soutirées à ses collègues. Un éclair qu'elle crut génial lui traversa l'esprit, mais la simple image de Cynric partageant sa couche avec cette espionne lui hérissa tous les poils du corps.
Si elle voulait connaître tous les renseignements récoltés par les Thalmors, sauter dans des souvenirs désorganisés ne l'emmènerait pas bien loin ; elle devrait les déterrer en personne. L'Ambassade offrait la cible la plus évidente, mais les murailles de Solitude abritaient certainement quantité de documents sensibles, et il ne fallait surtout pas oublier Markarth ; les sombrages avaient à coup sûr déniché quelques rapports et correspondances d'intérêt dans les quartiers réservés aux parasites suprémacistes.
Gol et hah répandirent leur vrombissement sourd dans son ventre. Si elle ne trouvait aucune trace écrite, elle pouvait toujours interroger des victimes jusqu'à satisfaire sa curiosité. Sa méthode fonctionnait, contrairement à celle des Thalmors.
⁂
- Brynjolf dit qu'il t'a confié mon salaire.
- Je l'ai perdu.
La journée de Siltafiir avait pourtant bien commencé. Requinquée par sa première nuit reposante depuis des mois, elle avait trotté jusque dans les égouts en sifflotant des fausses notes, prête à offrir une pinte d'hydromel à Cynric et l'inviter à Solitude pour le Festival de l'Ancienne Vie. À la place, elle tapotait le sol du pied en attendant qu'il daigne se détourner de sa serrure. En vain.
- C'est quoi ton problème ?
- Rien, je suis juste un peu étourdi, maugréa-t-il d'un ton qui trahissait clairement un problème, et je te rappelle que nous nous trouvons dans la Guilde des voleurs. Les choses tendent à disparaître dans le coin.
- Très drôle.
Seuls les cliquetis du crochet lui répondirent. Le Thu'um gronda dans sa gorge. Elle faillit le réprimer, puis décida qu'un petit peu d'autorité ne blesserait personne. Son ordre emplit la salle d'entraînement.
- Tinvaak.
Cynric se redressa d'un mouvement sec, brisant son crochet. La mâchoire crispée, il se retourna lentement sans se lever et ne prit même pas le temps d'ôter son capuchon pour lui parler.
- Je voulais passer la nuit avec toi, geignit-il d'une voix de chiot battu, et tu es… partie.
Bras et jambes croisés, il releva le menton juste assez pour qu'un de ses yeux rencontre celui de Siltafiir. Celle-ci soutint son regard bleu glacé avec difficulté, démangée par un bourgeon de culpabilité. Cynric s'empressa de le déraciner.
- Il aurait pu t'arriver quelque chose, surtout depuis que les impériaux ont pris Faillaise. Te faire capturer donnerait aux Thalmors—
- Ah non ! cracha-t-elle en claquant du pied. Si tu comptes me reprocher ta propre inquiétude, oublie-moi.
Elle lui tourna le dos et quitta la salle d'entraînement en serrant les dents. À quoi s'attendait-elle ? Bien sûr qu'il avait aimé passer du temps avec l'Enfant de Dragon, Ralof avait pensé la même chose jusqu'à ce qu'elle commence à se comporter d'une manière qui lui déplaisait. Au moins, Cynric avait perdu patience en quelques jours seulement au lieu de gaspiller des mois de sa vie.
Brynjolf n'émit aucune objection, reculant même d'un pas quand elle lui ordonna de lui accorder quelques jours de congé. Nahlaas désirait voir de ses yeux les festivités de l'Ancienne Vie et, contrairement à la majorité de Bordeciel qui n'y dédiait qu'une nuit, Solitude célébrait la fin de l'année trois jours durant. D'après Delvin, leur Festival s'étalait sur plus d'une semaine quand la guerre n'imposait aucun rationnement, et celui de Markarth le concurrençait ardemment.
L'idée de festoyer au milieu des Thalmors ne la réjouissait qu'à moitié, mais son ami ne la lâcherait pas d'une semelle ; au moindre comportement suspect il réduirait l'esprit de ses attaquants en cendres. De plus, un détour par Mornefort ne nuirait à personne. Elle pourrait peut-être même visiter l'Ambassade après la fête.
Atteignant l'échelle qui menait dehors, elle osa un regard par-dessus son épaule. Plusieurs paires d'yeux la suivaient, dont certaines appartenaient à des nouvelles recrues — des dangers potentiels. Tous les poils hérissés, elle sortit et murmura laas. Aucune silhouette rouge ne la pourchassait.
Presque rassurée, elle retourna à Rucheline en essayant de toutes ses forces de ne pas courir. Nahlaas l'accueillit en remontant du sous-sol.
- Cynric ne veut pas venir ?
- Je ne lui ai pas proposé, bougonna-t-elle en traversant la cuisine.
Nahlaas approcha tandis qu'elle reniflait des vêtements ramassés par terre, formant rapidement deux piles distinctes à côté du lit. Accaparée par ses préparatifs et ses maugréements, elle se laissa surprendre lorsque deux mains attrapèrent ses épaules par l'arrière. Un cri strident et des gesticulations frénétiques la libérèrent vite, mais Nahlaas avait obtenu toutes les informations nécessaires. Enveloppée dans ses propres bras, elle se retourna et le fustigea d'une voix aiguë dont il ne sembla guère se préoccuper.
- Il avait l'air effrayé, dit-il en se frottant le menton.
Elle mit quelques secondes à comprendre de qui il parlait.
- Comme un gamin, siffla-t-elle.
Et comme Ralof.
- Je vais le voir.
- Hein ?
Il la contourna et avança vers la porte d'un pas décidé. L'œil hagard, elle le fixa jusqu'à ce qu'il pose une main sur la poignée, puis bondit sur lui dès qu'il la poussa.
- Qu'est-ce que tu fous ? s'étrangla-t-elle en agrippant son épaisse tunique bleue.
- Comme je t'ai dit, je vais le—
- Non !
Laissant la porte se refermer, il défroissa calmement ses vêtements sans la quitter du regard. Siltafiir aurait juré qu'un éclat violacé dansait derrière ses pupilles.
- Tu ne veux pas connaître la vraie raison derrière la "perte" de ton salaire ? la titilla-t-il, prenant soin de dessiner les guillemets de ses doigts avec une lenteur proprement agaçante.
Elle se figea. Qu'est-ce que ça changeait ? Tant que Cynric se lassait d'elle, peu importait la raison. Mordillant sa lèvre inférieure, elle tenta de ravaler sa curiosité.
- Fais vite, gronda-t-elle en lui tournant le dos.
Nahlaas claqua ses paumes l'une contre l'autre et trotta dehors avec un sourire radieux que Siltafiir ne vit pas, déjà repenchée sur son reniflage d'habits. Elle ramassa et lâcha trois fois les mêmes pantalons, trop nerveuse pour se focaliser sur son nez, puis cracha un juron en les jetant une dernière fois par terre.
Seule une idiote aurait cru à une possible réconciliation. Au mieux, ils se disputeraient encore et encore jusqu'à ce que Cynric partage une chope avec une partenaire plus complaisante. Si un soldat droit et honorable osait la trahir, un voleur n'y réfléchirait pas à deux fois.
Pourtant…
Son œil voyagea de lui-même jusqu'à la commode qui longeait le pied du lit. Un livre y trônait, dont le titre, Verrous et Serrures, semblait choisi spécialement pour la narguer. Le blâme lui revenait ; elle l'avait ramené elle-même d'Apocrypha pour le poser là et l'oublier. Plus exactement, elle avait tenté de le feuilleter, mais les techniques décrites entre ses pages nécessitaient un doigté de maître assez fin pour identifier n'importe quel métal en le grattant avec un simple crochet.
Ses doigts tracèrent le relief du titre qui sillonnait le cuir, puis se refermèrent sur sa tranche usée. Un tel cadeau lui assurerait le pardon de Cynric.
Elle écrasa le tome contre son front. Quelle idée ridicule ! Déjà, un bête présent ne résoudrait rien, et puis la faute revenait à Cynric. Si quelqu'un devait s'excuser, c'était lui ! Elle jeta le livre sur son lit et retourna à ses préparatifs distraits.
Tandis qu'elle se demandait combien de septims emporter pour profiter pleinement du festival, la porte s'ouvrit sur un Nahlaas guilleret. Sa salutation exubérante fit sursauter Siltafiir, qui éparpilla une poignée de pièces autour de ses pieds et sous son lit. Son ami attendit que se taise le tintant tintamarre, puis s'écarta de l'entrée, tirant quelqu'un par le bras.
- Devine qui j'ai ramené.
Cynric se libéra d'un geste sec en grognant qu'il pouvait marcher seul et que personne ne l'avait "ramené". Malgré toute sa fierté, il évita soigneusement de croiser le regard de Siltafiir lorsqu'il précisa :
- J'étais déjà en chemin.
- Il veut te parler, ajouta Nahlaas en s'asseyant à la table de la cuisine.
Le menton posé sur ses mains jointes, il leur adressa un sourire encourageant auquel ils répondirent avec des sourcils froncés. Quelques secondes de silence plus tard, Siltafiir s'éclaircit la gorge.
- Tu veux bien nous laisser un moment ?
- Qu'est-ce que ça changerait ? Je verrai tes souvenirs plus tard.
- Justement, tu ne vas rien rater alors donne-nous un peu d'espace, crissa-t-elle entre ses dents.
Boudeur, il traîna les pieds dehors, annonçant qu'ils le trouveraient dans la Souricière. Ils fixèrent la porte jusqu'à ce qu'elle se referme. Cynric avança de quelques pas raides, cherchant une position naturelle pour ses mains — sur ses hanches, cachées sous ses bras croisés, balançant mécaniquement à ses côtés, rien ne convenait. Il choisit finalement de se concentrer sur une des sacoches qui ornaient sa ceinture et passa bien plus de temps que nécessaire à l'ouvrir.
- Voilà ta paye, marmonna-t-il en jetant une bourse sur Siltafiir.
Surprise, et amputée autant de ses doigts que de sa perception des distances, elle manqua complètement sa réception. La bourse s'écrasa contre son torse, dégringola et s'aplatit contre le plancher. Le nœud mal serré de la cordelette éclata sous le choc, crachant une seconde couche de septims aux pieds des voleurs qui les fixèrent sans bouger.
Cynric brisa le silence gêné en s'excusant, une main sur les yeux, puis se baissa pour rectifier son erreur. Embarrassée par sa maladresse, Siltafiir bredouilla une semi-justification et s'accroupit en même temps que lui.
Ils crachèrent le même juron, lui en se tenant la mâchoire, elle en se couvrant le front, et échangèrent un regard penaud. Cynric secoua la tête, s'excusa encore et se repencha plus lentement, prudent d'éviter une seconde collision. Tout aussi précautionneuse, elle s'agenouilla devant lui et récolta les pièces une par une, cherchant silencieusement une conversation à entamer. Un regard dérobé à la moue boudeuse de Cynric lui en trouva une parfaite.
- Tu saignes ! hoqueta-t-elle en pointant sa bouche du doigt, laissant retomber ses septims.
Les sourcils arqués par la surprise, il tâta ses lèvres du bout de la langue et grimaça en localisant une méchante fissure dont s'échappaient des gouttelettes rouges. Paupières baissées, il posa sa récolte monétaire au sol, couvrit la blessure de deux doigts et l'enveloppa d'une douce lueur dorée.
Lorsqu'il les retira, seules quelques traces de sang à moitié coagulé rougissaient encore sa mâchoire. Il plissa ses lèvres, puis les étira pour s'assurer que sa peau résistait. La bouche ouverte, il faillit demander à sa collègue s'il restait une cicatrice, mais s'abstint devant son renfrognement évident et, surtout, devant la bosse naissante qui pointait entre ses mèches ondulées.
- Tu voudrais que ?...
Il termina sa question en illuminant à nouveau ses doigts et en désignant la contusion du menton. Une courte hésitation plus tard, qu'elle passa à tâtonner le relief au-dessus de son sourcil droit, Siltafiir accepta d'un hochement de tête peu enthousiaste. Penchée en avant, la paupière baissée pour s'abriter de la lumière, elle ravala sa fierté. Aussi délicat que devant un verrou, Cynric poussa ses cheveux et caressa la bosse.
Siltafiir se crispa. La note éthérée de la guérison vibrait dans son crâne, seules des vagues de soulagement parcouraient sa peau, mais son corps attendait un impact, une brûlure, un choc électrique. Loin de s'atténuer, son angoisse s'intensifia dès que le sort s'éteignit. Elle serra les poings pour empêcher ses doigts de trembler.
- Tu as encore mal ? J'ai raté quelque chose ?
Cynric leva une main pour examiner sa compagne. Elle l'arrêta en lui assurant que, non, il n'avait rien raté, aucune douleur ne persistait, tout allait bien et il ne devait pas s'inquiéter.
- Vraiment ? Tu fais la même tête qu'à Markarth…
L'esprit encore embrumé, elle ne comprit d'abord pas son allusion, puis se remémora son accès de panique dans le musée. Les mains serrées sur ses genoux, elle grommela :
- Je ne sais pas ce qui s'est passé. D'habitude, les sorts de guérison ne me font pas… peur.
Un dégoût irrépressible rida son nez. Cynric détourna les yeux un instant, les sourcils plissés par la réflexion.
- Est-ce que ça pourrait être la faute des Thal—
Il se figea, la bouche ouverte, et tourna lentement la tête en direction de Siltafiir. Celle-ci ne soutint pas son regard. De tout ce qui l'effrayait ou l'avait effrayée, entre les ours, les flammes, les verrous infranchissables, voilà que les sorts de soin s'ajoutaient à la liste. Ses peurs gagnaient en ridicule.
- Peut-être, admit-elle dans un haussement d'épaules tendu, Nahlaas a caché mes souvenirs alors… je ne sais pas.
Une courte explication ne dissipa qu'en partie la confusion de Cynric, qui choisit de se focaliser sur le problème présent ; malgré sa curiosité, une partie de lui craignait d'en apprendre plus que nécessaire sur cette — ou ce — Nahlaas. Il chercha les mots pour la rassurer, après tout il avait fait évader plus d'une victime de torture et connaissait cette aversion pour les sorts de soin. Guérir un prisonnier pour le punir plus longtemps n'était pas exactement une technique originale dans les donjons.
S'il lui disait qu'elle réagissait tout à fait normalement, elle le prendrait sûrement mal. Mordant l'intérieur de sa joue, il chercha une distraction alentour. Sa langue claqua victorieusement à la vue d'une marmite.
- Tu veux manger quelque chose ?
Sans attendre de réponse, il tenta de se relever, mais une poigne moite se referma autour de son bras. Il retomba à genoux, assez proche pour toucher ceux de Siltafiir et lui attraper les mains, ce qu'il s'empressa de faire.
- J'aimerais…
Elle écarquilla l'œil, comme réalisant qu'elle allait avouer une faute impardonnable, et se recroquevilla encore plus.
- Non, rien, souffla-t-elle en essayant de libérer ses mains.
Cynric resserra sa prise.
- Dis-moi.
Malmenant sa lèvre inférieure d'une canine, elle fixa le torse de son compagnon et laissa ses épaules s'affaisser lentement. Après une dernière hésitation, elle murmura :
- Tu veux bien me serrerdanstesbras ?
Il saisit à peine la fin de sa phrase, forcé de la rejouer plusieurs fois dans son esprit, et perdit sa contenance quand il comprit enfin cette requête. Sans un mot, il se pencha en avant, leva un bras, se ravisa, regarda à gauche, à droite, puis se glissa à côté de Siltafiir. Adossé au lit, quelques centimètres derrière elle, il la tira par la tunique. Aussi raide que lui, elle se réfugia sous le bras tendu qu'il lui offrait sans oser la regarder.
Ils ne bougèrent plus un muscle, comme persuadés que l'autre s'enfuirait au premier mouvement. Le regret et l'embarras rougirent le visage de Siltafiir.
- C'était stupide, bredouilla-t-elle en essayant de se relever, désolée de t'avoir—
Le bras derrière sa nuque s'alourdit soudainement, la clouant sur place. À tâtons, Cynric trouva sa main droite et s'empressa d'entrelacer leurs doigts pendant que son nez se perdait dans ses cheveux.
- J'aimerais rester comme ça, juste un moment, bafouilla-t-il en la serrant contre lui.
Ils se relaxèrent au fil des secondes, chacun bercé par la respiration de l'autre. Le pouce de Cynric chassa l'anticipation fébrile qui picotait la peau de Siltafiir en déposant des caresses lentes et régulières sur son épaule. Elle faillit oublier sa honteuse frayeur. L'épuisement qui suivait toujours ses accès de panique se montra moins cruel cette fois, la plongeant dans une apathie presque confortable.
Elle s'autorisa quelques minutes de quiétude avant de céder encore à la gêne. Demander un câlin parce qu'il l'avait soignée, quelle honte. Si elle ne lui donnait pas quelque chose en échange, cette dette tacite la rongerait pour les semaines, peut-être les mois à venir. Heureusement, l'offrande parfaite patientait juste derrière eux.
- J'ai… euh… un cadeau pour toi.
Pivotant maladroitement, elle s'accouda au matelas et tendit les doigts vers le tome à la couverture de cuir. Dès qu'elle retrouva sa place, le bras de Cynric retomba sur ses épaules tandis qu'il attrapait le livre de sa main libre et le calait entre sa cuisse et celle de Siltafiir. Celle-ci sentit une moiteur nerveuse couvrir ses paumes. Que ferait-elle s'il n'aimait pas ce présent ?
Elle prépara une excuse alors qu'il tournait rapidement les pages, mais n'eut pas l'occasion de s'en servir. Le livre se ferma dans un claquement, la main de Cynric se posa contre sa joue et il la força à tourner la tête vers lui. Un baiser enthousiaste la rassura.
Il aimait le cadeau.
⁂
Le froid, la faim, la fatigue, toutes ces sensations jusqu'alors oubliées le harcelaient sans répit. Heureusement, des sorts de guérison stratégiquement employés le maintenaient sur pieds et lui avaient même permis de conserver un minimum de prestance devant le dernier Enfant de Dragon. Du moins, jusqu'à son premier repas. Depuis cette débâcle, la simple vue d'une tarte lui retournait l'estomac.
Sauvé par une gamine et vaincu par un dessert. Cela ne ressemblait en rien au retour glorieux qu'il avait imaginé — qu'il méritait — mais son corps mortel saisissait toutes les opportunités pour le trahir. Forcé de conserver son énergie magique pour se soigner, il ne pouvait pratiquer que les sorts les plus simples. À peine déployait-il le moindre effort, son estomac grondait, et dès qu'il parvenait à le satisfaire — de choux et patates bouillis quand il coopérait, de bouillon le reste du temps — la digestion alourdissait ses paupières et engluait ses doigts.
Le froid l'enrageait par-dessus tout. Le froid. À aucun moment de sa jeunesse n'avait-il requis l'aide de yol pour affronter les intempéries, mais sa chair semblait l'avoir oublié. Le moindre courant d'air le forçait à appeler le Thu'um à la rescousse. Yol commençait à s'impatienter, à se voir sollicité de manière répétée sans jamais être prononcé.
Correction : une chose l'enrageait plus que son intolérance aux températures nordiques. Sa sauveuse — ce mot lui arrachait des frissons plus douloureux que les bourrasques de Fortdhiver — n'aurait même pas dû exister sans magicka dans les veines. Cette enfant — Enfant de Dragon, certes, mais enfant avant tout — dénuée de tout talent magique avait pourtant déjoué les protections d'Hermaeus Mora.
Pire que tout cela, plus humiliant encore que la maladie qui torturait ses sinus, il se sentait redevable que sa sauveuse lui ait offert un toit, un lit et des repas alors qu'il luttait pour tenir debout plus de quelques minutes d'affilée. Certains audacieux l'auraient même traité de chanceux ; dans un tel état d'affaiblissement, il aurait pu rencontrer des difficultés s'il s'était évadé seul d'Apocrypha.
Comme pour nourrir sa frustration, une vague de douleur aveuglante lui traversa le front. Grommelant, il s'appuya contre le dossier de sa chaise et, paupières closes, glissa ses doigts entre le col de ses robes et son masque, là où se rencontraient sa mâchoire et son oreille. Trouvant le bon pore sur la bonne veine de mana, il y déversa juste assez de magie de guérison pour récupérer l'usage de ses yeux, puis se repencha sur le livre d'alchimie qu'il tentait de consulter.
Les sorts de soin accéléraient la régénération des tissus et stimulaient les défenses naturelles, mais ils n'éliminaient pas les corps étrangers. Ses anticorps ne reconnaissant aucune des maladies de cette Ère, autant confier un arc à un aveugle.
Le daedra de compagnie du dernier Enfant de Dragon lui avait conseillé plusieurs mixtures pour le soigner, et même offert d'en préparer ou de les acheter pour lui, mais il préférait mourir cuit par une fièvre que risquer d'avaler une substance touchée par une créature d'Oblivion.
De toute manière, avec ou sans traitement alchimique, aucune affection commune ne tuerait un guérisseur si capable que lui. Ceci dit, il se serait passé des sueurs froides et, surtout, de la toux incontrôlable qui s'emparait de lui au moindre emploi du Thu'um - il avait frôlé l'humiliation en appelant Odahviing, n'y échappant que grâce au retard causé par l'orgueil du dernier Enfant de Dragon. Il se retrouvait donc à feuilleter des listes de recettes et d'ingrédients à la recherche d'une cure pour sa condition.
Sauf qu'en près de vingt-quatre heures il n'avait pu consulter qu'un tome et demi, limité autant par son corps que par les distractions constantes de Nirn. Même l'atmosphère presque familière de l'Arcaneum, la bibliothèque de l'Académie de Fortdhiver, n'offrait qu'une frêle protection face aux courants magiques irréguliers qui grouillaient telles des colonies d'insectes sous les pierres du bâtiment. Les allers et venues des élèves et enseignants n'aidaient guère.
Et puis… l'alchimie l'ennuyait profondément.
Le biome d'Apocrypha ne se prêtait pas exactement à la culture d'ingrédients — sans compter qu'il évitait déjà cette corvée longtemps avant son emprisonnement et s'en était complètement délesté dès l'éveil de son âme — et même si la mer d'encre avait été couverte de jardins luxuriants abritant toute la faune et la flore de Mundus, il aurait choisi mille fois de se frapper la tête contre un mur plutôt que de passer des heures à regarder des feuilles bouillir.
Réalisant qu'il fixait le même mot depuis plusieurs minutes, il grogna, ferma les paupières et, des dix doigts cette fois, tâta son cou. En position, il libéra quelques gouttes de magie de foudre de chaque côté de sa gorge, contint un spasme et se repencha immédiatement sur le texte. Profitant du brouillard bourdonnant qui bloquait les stimuli environnants, il se dépêcha de déchiffrer le paragraphe.
Cette potion semblait prometteuse, ses ingrédients simples à acquérir et, dans les pires cas, elle ne causait presque aucun effet secondaire, mais il devait préparer la chitine de vasard en suivant la méthode balmoréenne. Ne restait qu'à découvrir en quoi consistait cette méthode. Il termina de copier la recette sur un bout de papier, puis feuilleta le livre à la recherche d'une explication. Rien. L'auteur n'avait pas saisi l'importance d'une marche à suivre détaillée. Quelle incompétence !
Ce manquement le forçait à interagir encore avec l'Orsimer irrévérencieux qui servait de bibliothécaire et le surveillait sans cligner depuis son bureau, seulement quelques pas dans son dos. Oui, il remplissait son rôle avec un zèle qui concurrençait les quêteurs d'Apocrypha. Non, cela n'excusait pas son manque de respect. Si la gorge de Miraak n'avait été dévorée par les flammes, il lui aurait enseigné la conduite à adopter devant un Prêtre et Enfant de Dragon. En attendant, il devait se contenter de sa coopération grommelante.
Tandis qu'il tentait de motiver ses jambes lourdes à ramener le tome incomplet au malappris, une distraction aussi opportune qu'agaçante se présenta. Il ne savait pas à qui appartenait le tourbillon d'énergie qui venait de pénétrer l'enceinte de l'Académie, mais il espérait vivement que cette personne se tiendrait éloignée de lui. Immobile, il se concentra sur le maelstrom magique qui traversait la cour et le hall pour monter les escaliers et… ouvrir, évidemment, la porte de l'Arcaneum.
Il se détourna de sa table pour jeter un regard courroucé à la distraction ambulante — pas qu'elle puisse le voir derrière son masque, mais ça le défoulait. Sa gorge se noua à la vue des mèches rousses qui virevoltaient autour de l'intruse, se remémorant malgré lui l'existence de Krosis — non, Ilit — et le faux espoir qu'elle lui avait infligé. La ressemblance s'arrêtait là ; cette Brétonne dépassait à peine les cinq pieds de haut et sa voix, même murmurante, portait dans toute la bibliothèque, contrairement à celle de Krosis — non, Ilit — qui dansait gracieusement dans l'air et caressait les tympans de son auditoire.
En fait, le timbre nasillard de la nouvelle arrivante lui rappelait désagréablement celui du dernier Enfant de Dragon. Suivie de près par une Dunmer, la distraction déposa un tome sur le bureau du bibliothécaire qui se montra soudainement bien plus poli. Miraak faillit se désintéresser de leur conversation lorsqu'il saisit le nom de Shalidor au milieu de leurs chuchotements — après avoir parcouru ses écrits de long en large pendant des décennies, il ne pouvait plus rien en tirer — mais une phrase empoigna son attention :
- Je n'ai rien reçu depuis votre dernière visite, mais il paraît que c'est un Enfant de Dragon. Demande-lui.
Il se retourna juste à temps pour voir l'Orsimer le désigner d'un geste nonchalant et les deux femmes le fixer avec des yeux ronds.
- Un deuxième ? s'étonna la Dunmer.
Le Premier, corrigea-t-il silencieusement en retroussant les narines. Il se leva à leur approche, prêt à les congédier sans entendre leur requête, mais se laissa distraire par les courants magiques sauvages qui jaillissaient de la peau de la rouquine et y replongeaient en formant des arcs de toutes tailles. Tout comme sa sauveuse, cette femme n'aurait pas dû exister, mais pour la raison inverse. Il en oublia presque son agacement et son mal de crâne. Décroisant un bras, il la désigna de haut en bas.
- Pourquoi ta magie est-elle… ainsi ?
En l'observant d'assez près, il pouvait compter ses pores manaïques sans la toucher, rien qu'aux mouvements énergétiques qui l'encerclaient. La bouche entrouverte, elle échangea un regard avec la Dunmer.
- L'Oeil de Ma… commença-t-elle avant de secouer la tête. Ce n'est pas le sujet. Vous comprenez la langue des dragons ?
- Bien entendu, cracha-t-il d'une voix rendue terriblement rauque par son mal de gorge.
Il aurait ajouté que le choix du sujet lui revenait, mais une violente démangeaison le réduisit au mutisme. Une lente inspiration par le nez n'accomplit rien d'autre qu'enflammer les épines qui étranglaient sa luette. Les larmes aux yeux, il lutta contre la quinte de toux qui se creusait un passage dans la chair de son cou pendant que la Brétonne dégainait un carnet, indifférente à la bataille qui se déroulait juste sous son nez.
- Cette épitaphe… commença–t-elle en pointant les seules lignes de la page qui ne comportaient aucune rature.
Un bruit gras et gargouillant la coupa. La bouche de son masque cachée dans le creux de son coude, Miraak maudit sa faible constitution jusqu'à ce que la toux se calme, puis, une main plaquée sur le torse, s'autorisa enfin à inonder ses poumons d'un sort de soin. La discrétion ne servait plus à rien.
- Vous devriez boire une potion médicinale, ce serait plus efficace.
Il riva si vite son regard sur la Dunmer que les deux femmes sursautèrent. Un léger vertige le saisit, immédiatement estompé par son indignation bouillonnante. Le prenait-elle pour un ignare ? Profitant des quelques secondes d'éloquence qu'il lui restait avant que le baume de la guérison s'estompe, il s'empressa de la houspiller :
- As-tu un conseil utile à partager ou sais-tu uniquement pointer l'évidence ?
Ses fines lèvres grises formèrent un "oh" silencieux, tandis que ses sourcils se haussaient et se fronçaient tout à la fois. Miraak ne se fatigua pas à décrypter ses humeurs, déjà focalisé sur l'humaine et sa magie volatile. Malheureusement, l'elfe attrapa sa compagne par le bras et la tira vers la sortie.
- On perdra moins de temps à retrouver ta sœur. Sans compter qu'elle est mieux élevée.
- Ça fait des mois qu'on traverse le pays pour collecter des bâtons et des livres, geignit la Brétonne en calant ses talons contre une dalle saillante, on pourrait au moins profiter qu'il se trouve ici.
Elle se libéra en tapotant délicatement les doigts de la Dunmer, puis ajouta d'un ton encore plus grinçant :
- En plus, tu te rappelles la seule traduction qu'elle a daigné nous donner ? Elle n'a même pas pris le temps de l'écrire.
Promettant qu'elles s'éclipseraient à la première insulte, elle tendit à nouveau son carnet à Miraak, toujours à la même page. Il n'y prêta aucune attention.
- J'ai mieux à faire.
Si elle ne désirait pas parler de ses flux magiques, cette conversation ne lui apporterait aucun bénéfice. Il lui tourna le dos, ramassa le livre d'alchimie et se serait dirigé vers le bibliothécaire si la Dunmer n'avait sifflé :
- Je parie qu'il ne parle même pas le draconique.
À peine l'insulte heurta-t-elle son tympan, Miraak s'empara du carnet, le plaqua sur sa table de travail et le griffa de sa plume. Atteignant la dernière ligne de l'épitaphe, il faillit se tourner vers la Brétonne pour lui demander si elle se moquait de lui, mais raisonna que, même si elle avait parlé un Dovahzul parfait, elle lui avait montré le texte avant de l'entendre tousser.
Une traduction littérale, ainsi qu'une transcription phonétique plus tard, il le jeta entre les mains de sa propriétaire. Il observa chaque mouvement de ses yeux qui tressautaient d'un bloc de texte à l'autre derrière leurs paupières plissées.
- Ça a l'air de correspondre à ce qu'on a déjà décrypté, constata-t-elle en hochant joyeusement la tête, par contre, qu'avez-vous écrit ici ? Mel ?… Mob ?…
Elle pointa le dernier mot de la traduction.
- Maladie, gronda-t-il.
- D'accord… Et là ?
Cette fois, elle désigna l'avant-dernier mot. Miraak gronda de plus belle :
- Flétrissante.
- Et là ?
Il lui arracha encore le texte des mains, l'inclina pour qu'elle voie clairement la page et énonça chaque syllabe en les suivant de l'index.
- Ci-gît le corps d'Iglif Sang-de-Glace qui rencontra sa fin non au glorieux combat, mais au cruel contact de la flétr—
La Brétonne rattrapa le carnet à l'instant où il s'échappait des doigts de Miraak. Ses expectorations pliaient ses côtes courbaturées sans signe d'accalmie, si bien qu'il ne remarqua que trop tard le déplacement de la Dunmer. Étourdi par le manque d'oxygène et le pic de fièvre qui transformait son capuchon en serre tropicale, il ne put que s'appuyer à la table pendant qu'elle lisait, avec une indiscrétion proprement enrageante, la recette qu'il avait copiée.
- Vous devriez remplacer les plumes de faucon par de la peau de ragnard carbonisé et y ajouter des ailes de fléchette bleue. Oh, et évitez la méthode balmoréenne, elle élimine les propriétés anti-poison de la chitine.
Il ne pouvait plus lui reprocher l'inutilité de ses conseils, ce qui accentua son désir de la réduire en cendres. Heureusement pour elle, la Brétonne proposa un échange de services : la traduction des tous les textes draconiques qu'elles avaient copiés contre toutes les potions nécessaires à son rétablissement.
Une rapide pensée pour tous les efforts nécessaires à la préparation de cette mixture décupla son mal de tête. Les supplications de son orgueil ressemblaient de plus en plus à des murmures lointains devant la facilité de ce choix.
La gorge en feu, il acquiesça.
À suivre…
Sachant à quel point on est fragile quand on se contente de voyager d'un pays à l'autre, on peut s'imaginer que plusieurs millénaires passés dans un plan parallèle/sur une autre planète auraient un effet similaire. Donc Miraak est complètement inadapté à Nirn.
Sinon… Chapitre 50 ! Je n'ai pas prévu un nombre spécifique de chapitres, juste un scénario général, donc aucune idée de combien de temps ça va prendre, mais si vous êtes toujours là, merci pour votre patience, votre fidélité, et tout ce qui va avec. Sincèrement, ça me fait vraiment plaisir.
Termes draconiques :
faaznu - indolore / sans douleur (faaz : douleur / -nu : suffixe signifiant "sans")
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