Le Prométhée fendait l'océan, le bourdonnement de son moteur s'était tu et Ophélie n'entendait plus que le bruit des flots qui s'ouvraient sur leur passage. Une mouette lança un cri moqueur et les vagues se transformèrent, passant du bleu profond à l'or le plus pur, un océan de pépites scintillant sous le zénith. Pas des pépites d'or, du blé, un champ de blé qui s'étendait à perte de vue autour du navire. Un océan d'épis dorés, ondoyant sous le vent.
Le navire avait disparu à présent, Ophélie marchait parmi les épis de blés qui lui arrivaient à la taille. Elle pouvait sentir les grains chevelus sur ces mains nues, le soleil sur son visage et le vent chargé d'embruns dans ses cheveux. Mais rien de cela ne parvenait à dissiper son malaise, elle devait se dépêcher, mais elle n'arrivait pas à marcher assez vite. Elle n'arrivait jamais à marcher aussi vite que lui, et Thorn était loin devant maintenant. Elle voyait son dos toujours plus loin, bien au-dessus des épis de blé, bien au-dessus d'elle.
Quelqu'un la suivait maintenant. Ophélie se retourna et vit Sir Thomas ramassant des épis de blés par brassées. Des fagots tombaient de ses bras alors qu'il continuait sa marche, mais il en cueillait toujours plus et en enfournait les grains dans sa grande bouche rieuse. Ophélie voulut courir pour lui échapper, mais alors qu'elle lui tournait le dos, elle se retrouva nez-à-nez avec Sarah, riant elle aussi, d'un rire de mouette au son perçant. Puis le sol se déroba sous ses pieds et elle tomba.
Ophélie se réveilla sur le sol de sa cabine, la hanche endolorie par la chute. Le vent et la pluie continuaient de s'acharner contre la coque avec régularité. À ses côtés, Thorn s'était accroupi et penchait son visage vers le sien. Plus que la chute, c'est l'expression de Thorn qui l'inquiéta. Sourcils froncés, lèvres pincées, elle lut sur ses traits une inquiétude qu'elle n'avait pas vue depuis leur séjour à l'Observatoire.
- Tu vas bien ? Rien de cassé ?
- Je vais bien, je crois … Que s'est-il passé ?
La mécanique cérébrale de Thorn s'était mise en marche.
- À en juger par la trajectoire de notre chute et l'inclinaison du bateau, nous avons heurté un obstacle. Et nous prenons l'eau.
Ophélie saisit les lunettes qu'il lui tendait. Comment pouvait-il garder un ton si neutre pour annoncer une nouvelle si calamiteuse ? Réalisant l'effet que ses paroles avaient eu, Thorn reprit :
- Allons voir ce qu'il en est précisément.
Il l'aida à se relever avec précaution puis enfila son pantalon et son manteau d'uniforme par-dessus son pyjama. Ophélie fit de même. Tous les membres d'équipage portaient le même uniforme bleu marine. Leurs manteaux étaient chauds et étanches, parfaits pour la navigation. Pourtant, Ophélie ne parvint pas à éloigner le froid qui l'avait saisie. Thorn lui enroula son écharpe ensommeillée autour du cou avec des gestes tendres, puis prit son visage entre ses mains.
- Ça va aller tu sais. Quoi qu'il arrive nous sommes ensemble. Je ne disparaîtrai pas cette fois.
Ophélie lui sourit faiblement puis se dirigea vers la porte en tentant de prendre une démarche décidée.
Alors qu'ils luttaient contre les bourrasques pour traverser le pont et rejoindre la passerelle de navigation, Thorn se figea, fixant le ciel orageux. Il était si tôt qu'aucune lueur n'éclairait l'horizon, hormis celle de la lune qui perçait faiblement au travers des nuages. La montre à gousset de Thorn s'ouvrit et se referma avant de retourner précipitamment à l'abri de sa poche de pantalon.
- Nous faisons cap à l'Est. À 93 degrés pour être exact.
- Comment ?
- Si je me réfère à la trajectoire de la lune hier soir, et à sa position maintenant, à 6h42, … Hum, bref … Nous faisons cap à l'Est et pas au Sud-Ouest comme ce devrait être le cas.
Ils échangèrent un regard préoccupé avant de reprendre leur course vers la passerelle. Dans la pièce boisée qui surplombait l'avant du Prométhée, l'agitation régnait déjà. Juan, le capitaine en second, était à la barre et manœuvrait énergiquement en tentant d'ignorer les cris et les questions de la dizaine de membres d'équipage qui s'étaient entassés là. Au milieu du brouhaha et du vacarme de la tempête, Ophélie parvint à capter quelques bribes de conversation. La voix caverneuse du professeur Wolf tranchait par-dessus les autres :
- Comment quelqu'un peut-il disparaître sur un maudit rafiot ?
Elle sentit Thorn tout près d'elle sortir et ranger sa montre nerveusement. Au bout de quelques minutes qui parurent durer une éternité, c'est un Juan livide qui finit par se retourner vers eux. L'assistance se fit soudainement muette. On n'entendait plus que les hurlements du vent et le fracas des vagues.
- Que se passe-t-il Juan ? murmura Ophélie.
Juan saisit le micro du système de communication interne du bateau. Il se détourna de ses camarades comme si ce qu'il avait à dire était trop difficile pour pouvoir l'énoncer frontalement.
- A tout l'équipage du Prométhée, c'est votre capitaine en second qui vous parle.
Juan marqua une pause avant de pouvoir reprendre son discourt laborieusement, déglutissant entre chaque phrase.
- Ce matin à 6h11, notre navire a heurté un rocher. Il semble que nous ayons dévié de notre route. J'ai réussi à nous éloigner des récifs. Mais je ne sais pas où nous sommes. Et la capitaine a disparu.
Le vacarme emplit à nouveau la passerelle à l'annonce de cette dernière nouvelle. Amplifiant la panique ambiante, des membres équipage arrivaient les uns après les autres, hagards et trempés par l'averse qui s'acharnait sur le Prométhée. Au milieu du chaos, Thorn franchit l'espace qui le séparait de Juan en quelques enjambées et tendit la main vers le micro :
- Puis-je ?
Juan lui abandonna le micro avec soulagement et le silence se fit à nouveau. Dépassant la foule d'une bonne tête, Thorn prit la parole. Son accent du Nord emplit la pièce et fit résonner chaque syllabe sur le pont et dans tout le bateau au travers des haut-parleurs.
- Notre capitaine en second nous a évité de foncer sur les récifs, mais nous ne sommes pas tirés d'affaire pour autant. Lord Juan, gardez la barre et gardez-nous à flot. Lady Nour, rassemblez votre équipe en soute et comblez cette fuite. Professeur Wolf et Madame Sarah, rejoignez-les et évaluez les dégâts sur nos stocks. La Professeure Maria et moi-même allons tâcher de retrouver notre localisation. Les autres, retournez à vos postes habituels ou dans vos quartiers.
Après avoir coupé le micro, il regarda Ophélie et donna sa dernière instruction de vive voix :
- Lis ce dont tu as besoin et trouve la capitaine. Blasius, vous pouvez aider aussi, parcourez le bateau, vous saurez peut-être la repérer grâce à votre odorat.
Ophélie opina et se tourna vers Blasius. Il avait l'air si inquiet … Alors qu'elle-même n'était pas particulièrement tranquille, elle tenta de le rassurer :
- Nous avons d'excellents alchimistes parmi les mécaniciens de bord, je suis sûre qu'ils pourront réparer la coque.
Son regard balaya la pièce et les visages tendus. Au milieu de la scène, Juan affichait une mine hébétée. Maria tentait de le réconforter.
- Ça aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous …
- C'était mon quart. Je n'aurais pas dû lui laisser ma place, elle devait être épuisée et quelque chose de terrible a dû arriver. Je ne comprends pas comment j'ai pu commettre une telle faute professionnelle …
- Vous êtes tous incompétents, voilà la seule chose qu'il y ait à comprendre.
Sir Thomas n'aurait pas pu plus mal tomber, et pourtant il était là, triomphant … Thorn fit un pas vers lui, le dissuadant de s'approcher plus. Mais l'ancien Lord de LUX continua :
- Où est la seule responsable de la sécurité à bord ? Ne devrait-elle pas gérer cette crise ? Et en son absence, ne serait-ce pas à son second de distribuer les ordres ? Et pas à un étranger éclopé au passé judiciaire louche … Tout cela ne serait pas arrivé si elle avait su déléguer à son équipe et faire confiance aux bonnes personnes. Mais il faut toujours qu'elle contrôle tout, cette femme est tyrannique !
Ophélie explosa.
- Ce n'est ni l'endroit ni le lieu pour régler vos comptes Sir Thomas, si vous voulez vous rendre utile allez plutôt vérifier si les stocks de nourriture n'ont pas été endommagés par l'eau.
L'ancien Lord de LUX parut soufflé de se voir ainsi donner des ordres par une si insignifiante créature. Avant qu'il ait eu le temps de retrouver la parole, le professeur Wolf le bouscula pour sortir de la pièce, et l'entraîna avec lui :
- Allons, venez avec nous et rendez-vous utile comme vous le suggère Madame Ophélie.
La pièce se vida alors que chacun se dirigeait vers sa mission. Ne sachant trop que faire, Ophélie et Blasius demeurèrent quelques minutes les bras ballants à observer Thorn, Maria et Juan s'activer. Le second avait repris la barre. Il portait une oreille attentive aux messages que lui transmettaient les visionnaires depuis leurs postes d'observation et surveillait d'un air inquiet les instruments de navigation. Les cadrans affichaient des chiffres et des courbes qui n'auraient été d'aucune utilité à Ophélie mais qui étaient censés indiquer la direction par rapport au Nord magnétique, la profondeur de l'eau, la vitesse du navire, … Thorn avait quant à lui déplié une grande carte maritime et avait commencé à tracer des lignes et des arcs de cercle sous l'œil attentif de Maria.
Blasius et Ophélie se regardèrent d'un air embarrassé, ne sachant ni l'un ni l'autre par quel bout prendre le problème de la disparition de Katheline.
- Je vais commencer par sa cabine, dit finalement Blasius, je ne sens plus son odeur ici mais elle sera sans doute plus forte sur ses affaires. Ce sera un bon point de départ.
Ophélie opina. Elle aussi aurait pu commencer par la cabine de Katheline, mais elle avait l'intuition que cette dernière n'y avait pas mis les pieds depuis leur dernier dîner ensemble. Elle s'approcha de Juan, toujours à la barre.
- Il faudrait que je lise la barre, dit-elle d'un ton d'excuse. Est-ce que tu es d'accord ?
- Oui bien sûr. C'est dans ton contrat n'est-ce pas ? Tu es autorisée à lire tout ce qui peut être utile à la mission. Donc tout ce qui peut aider à la retrouver. De toute façon, quoi que tu puisses découvrir sur moi, je pense que tout le monde peut le deviner clairement rien qu'en me regardant …
Ophélie posa sa main sur son épaule mais n'ajouta rien. Quand Juan se fut écarté de la barre, elle retira le gant de sa main droite, prit une longue inspiration et ferma les yeux. Pour s'oublier elle-même, laisser ses propres émotions de côté avant la lecture, elle se concentra sur le bateau. Elle pouvait sentir les mouvements du Prométhée sous l'assaut des vagues, entendre sa carcasse craquer et au fond, tout au fond de la cale, le bruit régulier de ses moteurs comme la respiration d'une immense créature. Quand elle fut le navire et plus sa passagère, elle entama la lecture.
Elle avait peur, elle n'avait jamais eu aussi peur de sa vie car pour la première fois, tout était absolument hors de contrôle, rien n'avait de sens et tout le monde comptait sur elle. La panique de Juan allait crescendo alors que le temps défilait vers le moment où il avait découvert le poste de commande vide et le navire en perdition. Ophélie parvint toutefois à laisser glisser à travers elle l'affolement et l'incompréhension. Puis ce fut la fatigue, une incommensurable, insurmontable fatigue, du genre dont on sait qu'elle ne passera pas avec une bonne nuit de sommeil. Elle aurait peut-être dû appeler à l'aide ? Il ne fallait pas s'endormir sinon ce serait fini. Alors que le temps remontait toujours, Ophélie reprit petit à petit conscience d'elle-même. La fatigue était toujours là, comme une compagne familière, mais de plus en plus supportable. Elle avait gagné une bataille ce soir, elle avait tenu tête à cet abruti. Elle pourrait enfin venir à bout de sa mission et avoir une chance de secourir ses camarades. Elle était Juan à nouveau, la peur et la fatigue avait disparu, c'était une soirée comme une autre, vaguement ennuyeuse, elle espérait qu'on lui apporterait bientôt son repas.
Quand elle rouvrit les yeux, Thorn était à ses côtés, l'observant attentivement comme à chacune de ses lectures.
- Comment te sens-tu ?
Juan ne lui laissa pas le temps de réponse ni de reprendre ses esprits :
- Tu as découvert ce qu'il lui est arrivé ?
- Non pas vraiment, c'est comme … Comme si elle s'était endormie … Et personne n'a pris la barre entre elle et toi. Enfin, personne n'a pris la barre à mains nues en tout cas, ça ne veut pas dire que le cap n'ait pas été modifié d'une manière ou d'une autre.
Juan parut hébété.
- Endormie à la barre ? J'ai du mal à y croire …
- Thomas a raison sur une chose, elle aurait dû déléguer plus. Peut-être qu'elle était bien plus épuisée qu'aucun de nous n'a voulu le voir …
Maria balaya les paroles d'Ophélie d'un revers de main.
- Si elle s'était simplement endormie, nous l'aurions retrouvée ! Ça n'a pas de sens, quoi qu'il ait pu se passer, quelqu'un a dû intervenir et je suis sûre que nous pensons tous à la même personne !
Le silence retomba sur la pièce, alors que chacun mesurait les implications des derniers mots de Maria. Leurs réflexions furent interrompues par Wolf et Sir Thomas de retour de la soute. Le professeur leur résuma la situation.
- La coque a été éventrée sur plus de dix mètres. Heureusement, la salle des moteurs et la salle des chaudières ne sont pas touchées, uniquement des zones de stockage. Nous avons dû condamner deux compartiments, mais nous avons réussi à sauver la majorité des réserves de nourriture. Nos deux alchimistes ont réussi à limiter les dégâts, mais de l'eau continue de s'infiltrer dans les compartiments endommagés. Nous ne tiendrons pas jusqu'à Vespéral avec un navire dans cet état.
Sir Thomas semblait exulter :
- Nous n'avons plus qu'à continuer jusqu'aux Îles d'Émeraude ! Nous pourrons y faire de plus amples réparations pendant qu'une équipe explore les environs.
Juan explosa :
- Et maintenant, nous avons un mobile pour expliquer la disparition de Katheline !
- Je ne sais pas de quoi vous parlez mon brave, mais prenez garde aux accusations que vous pourriez porter. Vous ne voulez pas m'avoir pour ennemi.
Thorn retint Juan par les épaules, l'empêchant d'en découdre une bonne fois pour toute avec Sir Thomas. Alors que le second parvenait à retrouver son calme, une vague particulièrement violente souleva le navire et le choc les fit tous vaciller. Ophélie s'étala sur le sol, entraînant Blasius et Maria avec elle.
Thorn s'agenouilla pour l'aider à s'extraire de là, puis ne la lâcha pas, tenant sa main dans la sienne d'un geste protecteur. Quelques années auparavant, alors qu'ils n'étaient que des fiancés étrangers l'un à l'autre, ce genre de geste l'aurait horripilée. À présent, elle avait juste envie de se blottir un peu plus contre lui. Se libérant doucement de l'écharpe qui l'avait enlacée, Thorn tourna son attention vers le capitaine en second :
- Lord Juan, reprenez la barre s'il vous plaît. Il faut que nous accostions au plus vite et l'île est effectivement notre meilleure option. En tout cas d'après les estimations que Maria et moi avons fait.
- Nous allons foncer dans la tempête. Avec un navire qui prend l'eau, énonça Juan d'une voix blanche.
- Et tu vas nous en sortir sains et saufs, lui promis Ophélie.
Le Navire s'enfonçait dans la tempête, et malgré tout ce qu'elle pouvait dire, l'orage qui sourdait au sein de l'équipage était bien plus effrayant.
