Les cris des mouettes arrachaient Ophélie à la maison de son enfance. Quelques instants plus tôt, elle se trouvait sur Anima, en sécurité, au chaud, entourée de ceux qu'elle aimait. Elle lutta pour rester un peu plus longtemps, mais déjà le rêve s'effaçait de sa mémoire. Les derniers lambeaux de songe furent emportés par le vent marin et elle ouvrit les yeux sur la voûte céleste qui la surplombait, écrasante de chaleur et de lumière.
Elle était allongée dans un canot que les vagues faisaient doucement osciller. Peinant à reprendre ses esprits, elle prit tout d'abord conscience du corps assis sur le banc au-dessus d'elle. Blasius penchait vers elle un visage indéchiffrable dans le contre-jour aveuglant. Ophélie voulut se lever mais un éclair de douleur la cloua au sol. Son corps tout entier paraissait avoir été roué de coups. Elle ferma les yeux pour tenter d'endiguer la violente migraine qui l'envahissait à présent, faisant tournoyer le monde autour d'elle. La chute. Elle se rappela soudain être tombée avec le canot de sauvetage. C'était juste après que … Non. Ça n'était pas arrivé. Elle avait dû rêver. Elle était sûrement en train de rêver à cet instant précis. Ophélie rassembla toute sa volonté pour ignorer la nausée et la douleur et rouvrit les yeux, décidée à refaire surface dans sa cabine, sur son bateau, aux côtés de son mari.
- Parfait, vous daignez revenir parmi nous, ce n'est pas trop tôt.
- Fermez-la, Thomas ! Estimez-vous heureux de ne pas avoir une victime de plus sur la conscience.
Ophélie avait reconnu la voix de Sir Thomas et la réponse cinglante de son ami, mais leur situation ne faisait toujours aucun sens. Elle essaya à nouveau de s'asseoir, s'agrippant au banc le plus proche et luttant contre la douleur jusqu'à atteindre une position stable, accroupie au fond du canot, juste en dessous de Blasius.
- Comment te sens-tu ? lui murmura-t-il.
Ils se trouvaient tous les deux à la proue. À l'autre extrémité, Sir Thomas la toisait de haut en bas, cherchant manifestement à évaluer les dégâts. Les derniers événements revinrent à Ophélie dans un flot tumultueux et insupportablement limpide.
- Thorn ! Qu'est-il arrivé à Thorn ? Où est-il ? Où sommes-nous ?
Le silence s'abattit à nouveau sur la frêle embarcation, seulement interrompu par le bruit des vagues et le rire des mouettes. La tempête avait cessé. Blasius poussa un soupir, cherchant ses mots quelques instants avant de lui répondre :
- Je ne sais pas comment va Thorn. Ni où se trouve le Prométhée. La tempête nous a fait dériver ... tout est allé si vite ...
Thomas l'interrompit d'un ton agacé.
- Peu importe où ils sont. Quand nous aurons trouvé les îles, on viendra nous y repêcher, croyez-moi. Mais pour cela il va falloir ramer, bon sang !
Ophélie explosa.
- Les Îles d'Émeraude ? Vous êtes sérieux ? Vous êtes toujours obsédé par ces fichues îles ? Vous avez failli nous tuer et nous n'allons probablement pas survivre beaucoup plus longtemps, mais vous vous préoccupez encore de trouver les Îles d'Émeraude ! Vous êtes encore plus fou que je ne le pensais ...
- Réfléchissez deux secondes, trouver les îles est notre unique chance de survie. Nous y trouverons de l'eau douce et de la nourriture. Peut-être même des autochtones. Et c'est le seul endroit où nous avons une chance d'être secourus.
- Ça me tue de le dire mais il a raison, intervint Blasius en grimaçant.
- Ce qui me ramène à la principale question : pouvez-vous ramer, Madame la liseuse ? ça vous aura peut-être échappé mais votre ami ici présent ne m'est d'aucune utilité.
Ophélie ramena son attention vers Blasius et réalisa avec horreur que son épaule gauche s'était disloquée et que son bras était désormais tourné vers l'extérieur dans une position inquiétante. Sa légendaire malchance ne l'avait pas épargné lors de la chute du canot.
- Je ... Je pense que je peux ramer oui.
- À la bonne heure !
- Tu n'es pas obligée, Ophélie, si tu as besoin de temps —
- Pensez-vous vraiment que nous ayons pléthore de temps à gaspiller ?
- On ne sait même pas dans quelle direction ramer, riposta Blasius.
Sir Thomas parut réfléchir quelques instants.
- Il y a des mouettes, ce sont des espèces littorales, la terre ne doit pas être loin.
Ophélie rassembla ses forces pour s'extraire du fond du canot et venir prendre place sur le banc à côté de son ami. Elle sentait la soif irradier dans sa gorge mais elle ne pouvait pas s'accorder le loisir d'y penser pour l'instant. Pour retrouver Thorn il lui fallait survivre, et pour survivre il lui fallait agir. Elle posa sa main sur le bras valide de Blasius et plongea son regard dans le sien.
- Si quelqu'un est capable de trouver notre cap c'est toi, Blasius.
- Moi ?
- Tu peux sentir notre environnement sur plusieurs miles nautiques. Penses-tu pouvoir reconnaître l'odeur d'une île ? Ou même l'odeur du Prométhée ?
- Je n'ai pas l'équipement adapté pour sentir aussi loin ... Mais je suppose que je pourrais essayer ...
Contrairement à son habitude, Sir Thomas eut le bon goût de rester silencieux. Ophélie serra la main de son ami en guise d'encouragement, Blasius ferma les yeux et inspira longuement à plusieurs reprises. Pivotant progressivement sur lui-même, il répéta l'opération à intervalles réguliers pendant de longues minutes.
Le canot de sauvetage dérivait doucement, les vagues se brisant contre ses flancs avec une régularité apaisante. Le ciel dégagé offrait un bleu profond et le soleil de fin d'après-midi projetait ses reflets sur l'eau. Consciente de son impuissance, Ophélie scrutait l'horizon avec une inquiétude grandissante.
Enfin, Blasius ouvrit les yeux, une expression étonnée sur son visage juvénile.
- Je crois que c'est bon.
- Vraiment ? Est-ce que tu as senti le Prométhée ?
- Non, une odeur de fougères et de fumée. C'est subtil mais ça vient de là.
Tous trois se tournèrent dans un même mouvement dans la direction pointée par Blasius. C'était là-bas et là-bas seulement que se trouvait leur seule chance de salut, et c'était ensemble seulement qu'ils pourraient y parvenir.
Ses bras étaient si douloureux, depuis si longtemps, qu'il lui semblait incroyable de pouvoir encore les mouvoir. Ophélie n'aurait su dire depuis combien de temps Sir Thomas et elle ramaient. La nuit était tombée et, avec elle, le froid et la fatigue. À la poupe, elle pouvait entendre Blasius frissonner. Il ne parlait plus depuis des heures, ou seulement quelques mots lorsqu'il réajustait le cap, manœuvrant la godille de sa main valide. Comme elle, il devait souffrir de la soif et du découragement, des raisons largement suffisantes pour économiser leurs mots et leurs forces.
Le silence était seulement interrompu de loin en loin par Sir Thomas, qui prenait l'absence de réponse de ses camarades d'infortune comme une invitation à poursuivre son monologue. Ophélie n'écoutait quasiment pas, mais elle avait compris la teneur générale de son exposé sur les bénéfices de la Réinversion pour la découverte et l'exploitation de nouvelles ressources : Sir Thomas ne s'intéressait qu'aux profits et ne voyait aucun mal à cela. Elle était ébahie de constater qu'il ne semblait manifester aucun regret de les avoir conduits à cette situation, d'avoir kidnappé leur capitaine, d'avoir provoqué le coup de feu qui ... Non, elle ne voulait pas y penser. Pour retrouver Thorn, il lui fallait survivre, et pour survivre, il lui fallait ramer.
Au bout d'un moment, toutefois, elle n'y tint plus et interrompit la rétrospective sur la découverte du cacao :
- Pourquoi Sarah... hum, Lady Sarah, a-t-elle dissimulé son affiliation aux Lords de LUX ? Quel est son rôle dans tout ça ?
- Rien que vous puissiez comprendre.
- Vous continuez à garder ses secrets alors qu'elle vous a trahis ?
- C'est un mot un peu fort ...
- Elle vous a littéralement jeté par-dessus bord.
- Elle est pragmatique, c'est tout.
Le silence retomba.
- La pyrocellite.
Avec un regard interrogateur, Ophélie se retourna vers Blasius qui venait de prononcer ces deux mots.
- Je peux la sentir à présent, il y a un gisement sur l'île où nous nous rendons. L'une des îles d'Émeraude, je présume. C'est pour cette raison qu'ils voulaient tous les deux dévier le Prométhée vers l'Ouest. Un nouveau gisement. Une ressource exploitable.
- Exploitable et extrêmement rentable. Vous êtes moins idiot que vous n'y paraissez, Blasius.
Ophélie n'en croyait pas ses oreilles.
- Vous avez risqué nos vies pour un gisement de pyrocellite ? Je pensais que vous étiez déjà rentier, pourquoi vouloir gagner toujours plus d'argent ?
- C'est une question bien naïve, répondit Thomas en riant. On n'a jamais trop d'argent, mais ce n'est pas la raison principale. Je peux gagner de l'argent par des moyens bien moins éprouvants. La pyrocellite, ce n'est pas que de l'argent, c'est du pouvoir ! Avant la Réinversion, c'était une ressource rare et en voie d'épuisement. Or, la plupart de nos moyens de transport et de production en sont dépendants. Ceux qui la détenaient pouvaient s'en servir de levier pour faire avaler n'importe quelle couleuvre à la Cour Interfamiliale. Pourquoi croyez-vous que le Pôle ait pu rester une Arche influente malgré leur manque d'industries, de terres agricoles et les habitants les plus demeurés de la planète ? La Réinversion rebat les cartes ! exulta-t-il. Peu importe que les Lords de LUX aient été conspués et rejetés au ban de la société. Nous avons toujours été bons stratèges et nous avons un plan pour reprendre le pouvoir. Avec plus d'ambition cette fois. Malheureusement pour vous, vous faites désormais partie de ce plan.
Sir Thomas s'interrompit, reprenant son souffle comme si exprimer autant de satisfaction l'avait épuisé bien plus que de ramer. Ophélie avait l'impression d'avoir été anesthésiée. La colère et l'écœurement étaient épuisés, ne laissant place qu'à une profonde fatigue. Elle pensa à l'homme qu'elle aimait. Intendant, Lord de LUX, lui aussi avait eu accès à ce pouvoir pour lequel Thomas et Sarah complotaient sans pitié. Il y avait renoncé sans un regard en arrière. La vision de Thorn s'imposa à elle. Thorn lui remettant son écharpe autour du cou avant de quitter leur cabine la veille. Un baiser volé entre deux quarts. Leurs corps entremêlés sous les draps de leur couchette. Et Thorn s'effondrant sur le pont au-dessus d'elle, le bruit de son armature heurtant le sol.
- S'il est arrivé quoi que ce soit à Thorn par votre faute, par la faute de votre plan, je vous tuerai, tous les deux.
Sir Thomas ne répondit rien. Ne la prenait-il pas au sérieux ? Ou, au contraire, regrettait-il de s'être laissé aller à ces explications ? Ophélie en était là de ses réflexions quand elle comprit la raison du silence qui régnait sur l'embarcation. Dans la nuit sans lune, ils ne l'avaient vue surgir de l'obscurité qu'au dernier moment : l'île. L'île salvatrice qu'avait sentie Blasius, l'île qu'avait recherchée Thomas et pour laquelle ils subissaient tant d'épreuves... Alors qu'ils approchaient, Ophélie distinguait de plus en plus clairement la masse noire se détacher sur le ciel étoilé. Cette île d'ombres paraissait montagneuse et recouverte d'une forêt luxuriante. Le courant les dirigeait vers une crique dont parvenait le bruit des vagues mourant sur la plage. Aucun d'entre eux n'avait encore prononcé le moindre mot mais Thomas et Ophélie avaient accéléré la cadence des rames et Blasius s'était redressé, tout son corps tendu vers la promesse de cette terre providentielle.
Finalement, le canot s'échoua sur un banc de sable et Sir Thomas sauta par-dessus bord pour le haler jusqu'à la rive. Ophélie le suivit, tâchant d'ignorer le rire euphorique de cet homme détestable. Le contact de l'eau glacée la figea un instant, mais elle se remit en mouvement, tirant la lourde embarcation de toutes les forces qu'il lui restait. Trébuchant dans l'eau à plusieurs reprises et malmenés par la houle, ils parvinrent à toucher la terre ferme et à traîner le canot de sauvetage hors de portée des vagues.
- Nous devrions le pousser en haut de la plage. Jusqu'à cet autre canot, déclara Sir Thomas hors d'haleine en pointant du doigt une forme sombre qui se détachait sur le sable blanc.
- Un autre canot ?
Ophélie n'en croyait pas ses yeux. Abandonnant Thomas, le canot et Blasius toujours à l'intérieur, elle s'élança vers le haut de la plage, ignorant ses muscles endoloris par l'épuisement. Le cœur battant, elle parvint à la hauteur de l'autre embarcation. Il s'agissait bien d'un canot de sauvetage, en tout point semblable au leur. Elle l'examina sous la faible lueur des étoiles. Il paraissait en bon état et ne semblait pas être sur cette plage depuis très longtemps : ni peinture écaillée ni mousse ne témoignait d'une quelconque dégradation. Les rames avaient été soigneusement rangées à l'intérieur et une corde l'amarrait à un palmier en surplomb.
- Est-ce qu'il appartient à l'équipage naufragé ? demanda Blasius. Il était parvenu à s'extraire du canot malgré son épaule déboîtée et l'avait rejoint, laissant Sir Thomas en arrière.
- Je ne sais pas ... Ça n'aurait pas de sens, nous les pensions beaucoup plus à l'Est. Ça signifierait qu'ils auraient fait demi-tour ?
- Il y a un moyen assez simple de savoir ...
- Tu penses à une lecture ?
- Cela rentrerait dans le cadre de notre mission de sauvetage, ce serait légal, n'est-ce pas ?
- Je suppose ...
Sir Thomas les avait rejoints et paraissait particulièrement amusé par leurs états d'âme.
- Ah, enfin une démonstration de votre petit talent, j'en suis ravi !
Ophélie l'ignora et se hissa à l'intérieur du canot. Elle commençait presque à être douée pour ça. Elle prit place à la poupe et saisit la godille. Celui ou celle qui l'avait maniée pour diriger le canot vers cette crique était sûrement la personne la mieux renseignée sur l'équipage et sa route. Ophélie retira ses gants et ferma les yeux. Elle n'entendait plus que le bruit distant des vagues, coordonné à son propre souffle. Elle prit une longue inspiration et plongea dans les souvenirs de la rame.
L'espoir explosa dans sa poitrine, cette fumée au loin, ces éclats de voix, c'était bien des habitants, ils allaient être sauvés, elle et son équipage décimé. Alors que les souvenirs remontaient le temps, Ophélie perçut l'île au loin, puis plus rien, juste un horizon vide sous un soleil de plomb. Elle se laissait guider par son audition hors du commun, elle avait entendu des voix, elle en était sûre. En suivant cette direction, ils trouveraient de l'aide.
Une pause à nouveau, elle avait lâché la godille un moment, laissant l'embarcation à la dérive, elle avait lâché prise tout court. Elle était assaillie par la fatigue et la soif, perdue au milieu de l'océan, pourtant elle ne pensait qu'à eux, ses camarades perdus en mer, elle s'en voulait tellement de n'avoir rien su faire.
Un peu avant cela, tout son esprit était en état d'urgence, elle dirigeait le canot avec fermeté, haranguant les rameurs à s'éloigner le plus vite possible du navire pour ne pas être emportés avec lui dans les profondeurs. Où était le capitaine ? Pourquoi avait-il cédé aux Lords de LUX et fait demi-tour dans ces eaux capricieuses aux récifs acérés ? Combien de leurs camarades n'avaient pas pu évacuer le bateau à cause de l'alerte tardive ?
Ophélie revint à elle alors que la godille était vidée des souvenirs de la capitaine en second du navire disparu - échoué au fond de l'eau avec une partie de son équipage, comme elle venait de le comprendre. Blasius et Sir Thomas la scrutaient dans l'obscurité sans qu'elle distingue l'expression de leurs visages. Elle se senti beaucoup trop lasse pour leur faire le récit de sa lecture maintenant.
- C'était bien eux, ils se sont dirigés dans cette direction, se contenta-t-elle de dire en désignant un point au loin dans la forêt au-dessus d'eux. Nous devrions remonter le canot et attendre le lever du jour pour partir à leur recherche.
- Tout ça pour ça, cracha Sir Thomas en reprenant la direction de leur canot.
Blasius saisit le bras de son amie, adoptant un ton rassurant, bien éloigné de son tempérament habituel :
- C'est une excellente nouvelle. Grâce à toi, nous savons qu'il y a des survivants et nous savons où aller.
Ophélie se contenta d'hocher la tête et suivit la trace de Sir Thomas pour mettre leur canot à l'abri de la marée. Le jour se lèverait dans quelques heures, mettant un terme à leur première nuit en tant que naufragés. Elle se demandait maintenant s'il y en aurait beaucoup d'autres.
