Miraad Wah Vokunne. La Porte vers les ombres.
Evangeline, son rapport rendu à l'archimage, se dirigea sur les instructions de celui-ci vers la bibliothèque de l'Académie. Ah, transporter des livres d'une pièce à l'autre, une tâche simple et reposante, bien plus adaptée à sa personne que ces vagabondages dans des ruines maudites. Quels desseins nourrissait donc sa grand-mère quand elle lui avait conseillé de poursuivre ses études en Bordeciel ? "Des méthodes d'apprentissage intéressantes" était sa seule réponse au questionnement de ses motivations, mais une énigme bien plus incongrue parasitait l'esprit d'Evangeline: pourquoi avait-elle adhéré à cette suggestion ? Ça n'était pas même un ordre, encore moins une menace, juste une bête proposition, et elle s'en était emparée immédiatement, se saisissant d'une plume et rédigeant une demande d'entrée à l'Académie de Fortdhiver.
Son arrivée dans l'Arcaneum, le plus grand rassemblement d'écrits de tout le pays, lui ôta ses doutes de l'esprit. Peu importait la manière d'apprendre: un endroit chargé de tant de connaissances ne pouvait guère lui apporter que des mauvais souvenirs. Elle approcha le gardien des lieux, un Orc qui mêlait la délicatesse d'un archiviste et la brutalité de son peuple avec plus de talent que quiconque, et lui transmit la requête de l'archimage.
"Ah, oui, dit-il en lissant son épaisse barbe blanche, je vois de quels livres vous voulez parler. Malheureusement, ils ne sont pas disponibles, ils ont été volés par un certain Orthorn."
La magicienne blêmit.
"Aux dernières nouvelles, reprit-il en déposant une carte sur son bureau, il les a amenés au château de Clairlande, juste-là.
- Vous voulez dire que je dois aller les récupérer ? Hoqueta-t-elle en tricotant le vide de ses doigts anxieux.
- Aren vous a bien chargée de les lui rapporter, non ?"
Un rire intrusif éclata depuis une chaise reculée et les deux mages, l'un désireux d'invoquer un atronach ou dix pour faire taire celle qui dérangeait le calme de sa bibliothèque, l'autre simplement surprise, se tournèrent vers l'inconvenance.
"Désolée, gloussa celle-ci d'un ton dénué de remords, mais d'habitude c'est à moi qu'on demande d'aller chercher des livres ou des amulettes magiques paumés dans des zones dangereuses, alors te voir-HAH !"
Elle repartit d'un éclat hilare devant les sourcils fort bas de la magicienne et quitta son siège en tentant de contrôler sa respiration tressautante. Evangeline remarqua alors la pile d'ouvrages que transportait sa cadette.
"Tu es vraiment venue ici pour faire des recherches ?
- Ai-je précisé que l'avenir du monde en dépend ? Répliqua-t-elle avant de tourner son masque vers le bibliothécaire. Ce livre, "Réflexions sur les Parchemins des Anciens", il veut dire quoi ?
- Le seul capable de vous répondre est Septimus Signus, grogna l'Orc sans lever les yeux de son travail, c'est son auteur, mais il est possible que lui-même ne comprenne pas vraiment ce qu'il a rédigé. Aussi génial que fou… Dommage qu'il nous ait quittés.
- Où est-il ?
- Il vit en ermite à moins d'une heure au nord d'ici. Faites gaffe à pas vous enrhumer."
Elle décida de ne pas prendre en compte ce dernier commentaire et se tourna vers l'autre fille.
"J'irai le voir demain matin, après avoir dormi. Tu sais comment est l'auberge de la ville ?
- Aucune idée, mais certains lits sont inoccupés dans le Pavillon de l'Accomplissement. Je ne pense pas que six apprentis vont se présenter d'ici à cette nuit, on devrait t'autoriser à en emprunter un.
- Pourquoi t'es aussi prévenante depuis qu'on s'est revues ?
- La question se pose aussi pour toi. J'ai passé toute notre enfance à te traiter comme… comme…
- De la merde de mammouth ?
- Je ne l'aurais pas exprimé de cette manière. Ce que je veux dire, c'est que tu pourrais me griller sur place en trois mots et pourtant…
- Vous m'empêchez de travailler ! Coupa brusquement l'archiviste. Continuez votre discussion ailleurs ou tâtez de mes atronachs !"
Elles fuirent hâtivement, peu désireuses d'agacer un Orc capable de déverser sur elles une légion tout droit invoquée d'Oblivion, mais, avant d'atteindre la porte, virent leur chemin bloqué par un Altmer aux robes familières. Il les jaugea d'un regard hautain et les questionna sur ce qu'elles avaient découvert au cœur de Saarthal.
"J'ai déjà tout raconté à l'archimage, expliqua poliment la magicienne, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.
- Et moi je parle pas aux Thalmors. Déclara la plus jeune en repensant à Etienne Rarnis et ses mésaventures dans l'ambassade elfique.
- Je vois, renifla-t-il alors qu'Evangeline jetait un œil exaspéré à sa sœur, est-ce pour la même raison que vous vous dissimulez derrière un masque ?
- Non, ça c'est parce qu'un ours m'a défigurée et que je préfère garder mes cicatrices pour moi.
- L'apprenti Khajiit déclare que vous avez fait vœu de le porter jusqu'à ce que votre… mission divine soit accomplie.
- J'ai raconté à Onmund qu'une potion ratée m'avait fait pousser des moustaches et à Brelyna que j'étais recherchée par les Sombrages pour désertion. Je pourrais vous trouver quinze autres histoires qui justifieraient parfaitement mes choix vestimentaires, mais je crois que ni vous ni moi n'avons de temps pour cela."
L'Altmer conserva sa posture fière, mais ne priva l'insolente d'une pupille assassine avant de quitter l'Arcaneum dans une démarche claquante. À peine la porte se referma-t-elle qu'un rire franc gagna le bibliothécaire toujours assis derrière son bureau.
"Haha ! Jolie répartie ! Ça fait du bien d'entendre quelqu'un qui lui répond pour une fois."
Evangeline grogna et intima sa cadette de la suivre jusqu'au dortoir des apprentis, ne manquant de la réprimander sur son attitude déplacée. Siltafiir haussa simplement les épaules, trop contente d'avoir amusé un Orc. N'obtenant aucune autre réaction, la magicienne soupira d'agacement et guida silencieusement sa sœur vers les chambres. Elles descendirent d'un étage, quittèrent le bâtiment principal, traversèrent hâtivement la cour en se frottant les bras pour lutter contre le froid et atteignirent enfin la tour réservée aux plus jeunes étudiants. Alors que Siltafiir testait une paillasse de sa paume experte, son aînée brisa le silence:
"Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi je ne me suis pas encore faite pulvériser par un de tes cris.
- Tu n'as essayé ni de me ramener en Haute-Roche, ni de me convaincre d'y retourner, argua-t-elle simplement en s'asseyant sur le lit, tant que tu continues comme ça, pas de raison de t'éliminer. Si tu changes de comportement par contre…
- Message reçu, interrompit l'aînée en levant diplomatiquement ses paumes, je vais te laisser dormir, hein, la journée a été longue."
Sur ces mots, elle s'éclipsa, peu désireuse d'écouter encore le ton chargé de douloureux présages dont sa sœur l'accablait. Celle-ci échappa un soupir soulagé, heureuse d'en avoir terminé avec cet après-midi de folie. Comme si les temples maudits et les ruines antiques ne suffisaient pas, la haute elfe qui gardait l'entrée du collège lui avait demandé de prouver ses talents magiques. Ses talents magiques. La bonne blague. Même une recommandation d'Evangeline n'avait suffi à convaincre l'Altmer; heureusement, des mots bien placés ouvraient nombre de portes, surtout quand les mots en question déversaient des flammes furieuses et dévorantes sur leur passage. À dire vrai, la gardienne s'était trouvée si impressionnée par cette démonstration que l'Enfant de Dragon se dressait, un moment plus tard, devant une assemblée de professeurs et d'élèves curieux. La plupart des mages s'étaient contentés d'une prise de notes rigoureuse, mais d'autres, plus hardis, l'avaient encensée de questions et autres théories magiques sur le flux d'énergie qui alimentait son pouvoir. Bien qu'impatientée - et légèrement intimidée - par cette envahissante attention, une honteuse jouissance l'avait alors étreinte; la fierté d'être respectée, admirée, adulée par des mages. S'autorisant un sourire, elle tapota l'oreiller poussiéreux et secoua les couvertures.
Faites de beaux rêves. Murmura malicieusement le Crâne tandis qu'elle s'allongeait sans prendre le temps de retirer son équipement.
Elle frissonna d'inconfort en se rappelant ce qui l'attendait une fois que ses paupières tomberaient, mais ne lutta plus longtemps, trop éreintée par sa journée pour pouvoir faire montre d'une quelconque résistance.
xxx
Siltafiir ouvrit les yeux sur Quagmire, cligna quelques-fois pour chasser le filtre flou qui entravait sa vision, puis réalisa que ce défaut d'optique provenait du paysage même. Elle décida de ne pas s'en étonner; que pouvait-on attendre du royaume des rêves, après tout ?
Enfin de retour, ronronna le Crâne en lui arrachant un sursaut, l'Oblivion m'a cruellement manqué, je l'avoue.
"Ah ! t'es là, toi."
Vous me tutoyez maintenant ?
"Puisqu'on risque de passer beaucoup de temps ensemble, je me suis dit que ça allégerait l'atmosphère. Tu peux faire pareil si ça te met à l'aise."
Si vous… Si tu le dis.
"Alors, c'est quoi le plan ?"
Nous devons retrouver la part manquante de votre- de ton âme. Je ne pense pas que nous pourrons la libérer de suite - d'ailleurs ce ne serait pas à notre avantage - mais confirmer son emplacement est le premier pas vers notre affranchissement.
"On commence par où ?"
Concentrez-vous, ordonna le Crâne en abandonnant définitivement la deuxième personne du singulier, en ce moment même, une part de votre essence rejoint l'endroit où est gardée votre morceau d'âme; vous devriez sentir l'énergie qui vous relie à lui.
"Ça a l'air si simple quand tu le dis comme ça."
Essayez-donc avant de vous plaindre.
Elle étouffa un grognement, mais obtempéra, tentant de se rappeler les conseils octroyés par Arngeir et Paarthurnax en matière de méditation et ses longues séances de génuflexions au monastère. Yeux clos, elle oublia ce qui l'entourait, se concentrant uniquement sur les vibrations de son être, les battements de son cœur, la course de son sang, l'agitation de son âme. Oui, son âme, la sensation qu'il lui fallait isoler. Elle effaça ses muscles, ses veines, ses organes, ses os, ne conservant que la flamme de son essence immatérielle. Rapidement, elle repéra une démangeaison, un tiraillement agaçant qui exerçait une légère attraction sur sa gauche. Ses paupières relevées, elle le suivit, mais dut bientôt rebrousser chemin; une rangée serrée de portails, chacun menant au songe d'un dormeur, formait une impasse infranchissable. Elle longea donc cette clôture aux piquets inégaux, se focalisant sur le picotement qui l'énervait graduellement, puis s'impatienta en découvrant que chaque route la menait plus loin encore de son but.
"Ça va nous prendre combien d'heures ?" Marmonna-t-elle en traînant la patte.
Ne laissez pas ce royaume vous leurrer; vos perceptions n'y sont qu'illusions. Vous vous êtes endormie il y a deux minutes à peine.
"Deux… minutes ?"
Quagmire est tissé du même fil que les songes qu'il abrite, ne l'oubliez jamais.
Elle avança donc silencieusement, résignée, sentant le lien s'étirer peu à peu tandis que l'horizon informe défilait. Pinçant les lèvres pour ne pas interroger le Crâne tous les trois pas sur la durée du trajet, elle détaillait le ciel sombre où se rencontraient lunes et soleil, où les étoiles transformaient leurs teintes entre chaque clignotement, où les nuages s'allongeaient et s'enroulaient sans logique apparente. Sous la voûte, un labyrinthe de couloirs identiques à celui qu'elle parcourait s'étalait à perte de vue, montant et descendant au rythme des collines de Quagmire. Ses sillons se mêlaient dans d'abrupts détours ou de délicates courbes et changeaient de couleurs selon le bon vouloir des vortex qui menaient aux songes. Un immense espace plane attira soudainement son attention, agité de remous, dénué de relief, étrangement similaire au liquide de nacre obscure qu'était la Torpeur.
"Qu'est-ce que c'est ?" S'enquit-elle sans quitter des yeux la flaque démesurée.
Les souvenirs de tous.
"Quand tu dis "de tous", ça englobe… ?"
Les enfants de Nirn, les engeances d'Oblivion, les habitants d'Aetherius. Tous.
"Même les dragons ?"
Bien entendu.
Elle fixa l'étendue de mémoire, possédée par une folle idée.
"Je pourrais voir ces souvenirs ?"
Quand nous aurons retrouvé votre âme, peut-être. Ne vous laissez pas distraire de notre objectif.
Elle grommela, mais obtempéra. Le Crâne faisait preuve de raison, impossible de le nier; malgré cette sage réflexion, elle brûlait du désir d'explorer cet océan d'images passées et doubla sa foulée. Comme si sa motivation renouvelée avait touché le cœur du royaume onirique, une bifurcation sèche l'obligea à pratiquement faire volte-face et la source de sa démangeaison se rapprocha à une vitesse encourageante. Bientôt, elle découvrit un portail d'or sombre, animé des mêmes vibrations que dégageaient les murs chantants, couvert d'une matière qui ressemblait à des écailles. Des écailles de dragon. Elle frôla de sa paume les abords du passage, sentant le picotement s'agiter sous la caresse et s'accompagner d'un désir irrésistible d'avancer, de répondre à cet appel silencieux. Pas de doute, la part manquante de son être se cachait juste-là. Elle avança vers l'entrée de ce qu'elle supposait être ses propres songes, mais siffla sa frustration quand le portail s'avéra inutilisable, aussi impénétrable qu'un mur de pierre.
Un mécanisme de protection, remarqua platement le Crâne, il est vrai que vous retrouver au même endroit que votre parcelle manquante augmenterait grandement les chances de la libérer.
"Tu sais comment on règle ce problème ?"
Je pourrais contrer la magie de la Dame, mais il me faudrait rassembler plus de pouvoir. Beaucoup plus.
"Génial. Où on peut trouver ça ?"
Vous désiriez explorer les limbes des souvenirs, n'est-ce pas ? Voilà l'occasion idéale.
Bien qu'agacée par l'idée de devoir rebrousser chemin encore une fois, Siltafiir vrombit d'impatience et se retourna vers l'océan surnaturel. D'un pas décidé, elle s'attela à rejoindre rapidement ce nouvel objectif. À son grand étonnement, la route lui apparut rectiligne, sans détour frivole, droite au point qu'elle en apercevait la fin, juste avant la rive des souvenirs. Elle voulut faire part de cette singulière observation à son guide, mais il la devança.
Ne vous étonnez guère. Quagmire est un royaume indécis, influençable; rien n'y est constant, si ce n'est son inconstance.
"Tu lis dans les pensées, maintenant ?"
Non. Vous êtes juste prévisible.
Elle grogna, vexée, et avança silencieusement. Bientôt, l'océan se divisa en une myriade de petits marécages, séparés par de fins sentiers qui semblaient se mouvoir au même rythme que les vagues mémorielles. Ayant atteint la flaque la plus proche, elle se pencha et observa la surface, reconnaissant les textures de la Torpeur. S'approchant encore, elle entendit des voix, le roulement d'une rivière, sentit des parfums d'herbe et de pluie, puis ceux d'un feu de bois, la chaleur des braises, des rires, des chants. Elle recula.
"Je suppose que tu voulais venir ici pour dévorer des souvenirs, non ?"
Exactement. Choisissez une goutte et plongez-y. Je m'occuperai du reste.
"Pas si vite, je ne peux pas juste te laisser voler n'importe quoi à n'importe qui."
Je n'apprécie guère le goût des enfants, si cela vous rassure. Ils n'offrent généralement que de maigres rations sans variétés.
"C'est un début… Hésita-t-elle en tentant de s'imaginer quelles saveurs un esprit pouvait contenir. Tu m'as dit que les souvenirs des dragons se trouvent là, non ? Des créatures vieilles de plusieurs milliers d'années ça doit être idéal pour tes… besoins."
Et vous découvrirez peut-être des informations utiles à votre quête. Sage idée.
"Alors, comment je fais pour savoir lesquelles de ces mares appartiennent à un dragon ?"
Avancez. Je devrais être capable de les reconnaître si nous nous en approchons assez.
Elle s'activa, empruntant prudemment l'un des sentiers mouvants pour découvrir, avec surprise, qu'il offrait une confortable stabilité. La traversée fut certes longue, mais ne manqua de distractions; s'amuser à reconnaître d'un simple coup d'œil les histoires de chaque bourbe, les aventures passées de personnes qu'elle ne rencontrerait probablement jamais, s'avérait un passe-temps efficace. Une odeur moite lui chatouilla alors les sens, éveillant des sentiments oubliés, agréables. Elle s'attarda un instant devant la flaque qui dégageait cette familière fragrance, tentant d'y placer une image, un visage, un lieu, mais ne parvenant qu'à frôler son origine sans jamais la saisir.
Ce n'est pas un dragon. Remarqua le Crâne quand elle s'accroupit.
"Chut ! Répliqua-t-elle sèchement, yeux clos, tandis que ses doigts s'enfonçaient entre les reflets incertains. Et ne t'avises pas de manger quoi que ce soit avant d'avoir eu ma permission."
Elle se figea quand le liquide - était-ce vraiment un liquide ? - se mêla à sa chair, ignorant les limites de sa peau, puis elle reprit son avancée, toujours titillée par l'odeur inconnue. Bientôt, elle plongeait, la tête en avant, emportée entre les gouttes de mémoire par sa soudaine curiosité. La source du parfum se rapprochait, gagnait en précision, s'habillait d'un cliquetis métallique, puis de murmures énervés, et entre les centaines de souvenirs qui composaient la flaque, une image se détacha; une épaisse porte de chêne et d'acier sur laquelle s'affairait une paire de mains calleuses armées d'une sonde et d'un crochet. Les odeurs de la cave l'enveloppaient maintenant, remuées par les courants humides qui balayaient le sous-sol du manoir. Siltafiir sentit ses lèvres calquer celles du voleur quand un juron les traversa. Encore un crochet brisé dans cette satanée serrure ! S'il avait pu retrouver la clef, son travail serait déjà terminé depuis longtemps, malheureusement leur propriétaire les avait dissimulées avec un talent rare et il ne pouvait risquer de réveiller toute la maisonnée en cherchant un simple trousseau. Ravalant ses plaintes, il se pencha à nouveau sur le cadenas, extirpant d'une sacoche un crochet neuf et stabilisant sa respiration. Le temps était compté; dès le lendemain, l'objet dissimulé dans cette chambre-forte serait expédié vers un lieu dont il ignorait tout à l'exception d'une chose: le grimoire y serait trop bien protégé pour tenter le larcin. Il déglutit en pensant à ce que lui infligerait Mercer si la mission échouait.
Siltafiir tiqua. Ce cambrioleur connaissait Mercer. Avant qu'elle ne puisse s'interroger plus profondément sur le sujet, un son furtif attira son attention et celle du voleur. Celui-ci se retourna vivement, mais silencieusement, vers la source de cette intrusion. Au début, ses yeux n'observèrent qu'une pièce obscure, sans vie, emplie seulement de vivres et de bouteilles poussiéreuses, puis une silhouette enfantine traversa le cadre de la porte, s'immobilisant lorsqu'elle repéra le brigand. Merde. D'un instant à l'autre, cette gamine hurlerait et la mission tomberait à l'eau. La terreur du voleur aurait contaminé sa passagère si le visage de la nouvelle arrivante n'avait arboré des traits à ce point familiers. Les trois cicatrices sur sa joue gauche ne laissaient de place au doute.
"Vous êtes en train de crocheter la chambre-forte. Constata l'enfant dans un murmure.
- Je… Non, je… Grommela-t-il en se dissimulant hâtivement sous son capuchon. Qu'est-ce qui te ferait penser ça ?
- Apprenez-moi. Ordonna-t-elle en ignorant sa question.
- Qu-quoi ?
- Apprenez-moi à forcer des serrures et je vous laisserai prendre tout ce que vous voulez. Ou je peux appeler les gardes."
Le voleur remercia les divins et invita chaleureusement la petite à s'approcher; refuser un tel contrat contredirait son professionnalisme. De plus, sa commanditaire se trouvait nettement en position de force. Pas moyen de négocier.
"La théorie est simple… " Commença-t-il en plaçant un crochet entre les doigts de son élève impromptue.
De toutes les informations qu'il avait réunies sur cette famille, rien ne laissait penser qu'un de ses membres pratiquait les arts furtifs, mais aucun de leurs domestiques ne dormirait dans une robe de chambre si richement décorée; malgré l'incongruité du tableau, il s'agissait effectivement de l'une des filles Riscel. L'idée de mener une héritière de bonne famille sur le chemin des ombres arracha un sourire victorieux au voleur et il sacrifia patiemment ses crochets, se répétant que cet investissement paierait tôt ou tard. Vivement son retour en Bordeciel, qu'il puisse raconter ça à Delvin.
Siltafiir eut un pincement au cœur à la pensée du vieux brigand et de sa voix mielleuse, mais se laissa happer par la satisfaction de son hôte quand le lourd cadenas s'ouvrit dans un claquement puissant. Le voleur baissa les yeux vers ceux de l'apprentie criminelle et se réjouit d'y rencontrer des étincelles de pur bonheur. Ils poussèrent ensemble les battants de la porte et, sans attendre, la petite se rua dans la pièce où s'entassaient livres, bijoux, septims et nombre d'objets à la valeur sure. Elle ignora tout cela, ne s'intéressant qu'à l'arc qui gisait négligemment entre les piles de richesses et le serrant affectueusement contre sa poitrine dès qu'elle l'eut empoigné. Le voleur, de son côté, cherchait désespérément l'ouvrage ancien qui l'avait amené jusqu'en Haute-Roche. Aucun des tomes alentours ne correspondait à la description donnée par le client, et, au vu du prix offert lors des négociations, il doutait qu'on l'ait déposé de manière aussi nonchalante que ces banals écrits. C'est alors qu'un coffre accapara son attention, placé tout au fond de la chambre. Il grommela. Sa leçon improvisée ayant grandement entamé sa réserve de crochets, l'entreprise s'annonçait ardue. Il s'accroupit près du contenant, analysant la composition de son verrou, puis sursauta quand une légère tape lui heurta l'épaule. Il se retourna et souleva des sourcils étonnés quand un trousseau de clefs cliqueta juste devant son nez.
"Ce sera plus facile avec ça." Souffla timidement la petite.
Il s'empara de l'anneau métallique, gratifia l'enfant d'une bise chevaleresque sur le dos de sa main et s'amusa du rougissement qu'elle lui rendit. Il se posa tout de même une question:
"Comment as-tu obtenu ces clefs ? J'imagine mal tes parents te confier une telle responsabilité, sans vouloir te sous-estimer.
- Je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un en venant ici, avoua-t-elle en serrant fermement son arme, je pensais juste ouvrir la chambre-forte, prendre mon arc et aller remettre le trousseau à sa place sans que personne ne le sache.
- Mais tu as profité de ma présence pour t'entraîner, compléta-t-il en sortant le livre du coffre de plomb, finaud. Continue à pratiquer et tu deviendras une voleuse hors-pair. Tu as du potentiel, jeune fille."
Ces deux derniers mots secouèrent Siltafiir si violemment qu'elle fut rejetée loin du souvenir, avalant une profonde inspiration alors qu'elle s'échappait de la flaque, se retrouvant à genoux sur le sentier mouvant. Redécouvrant l'horizon de Quagmire, elle joua dans son esprit embrumé les dernières paroles du voleur: "jeune fille". Une suite de syllabes aussi innocentes que révélatrices. Siltafiir sentit une bouffée de nostalgie l'étreindre, puis se releva sans quitter la flaque des yeux. Si elle s'était attendue… Au moins, elle comprenait l'enthousiasme dont Brynjolf l'avait arrosée lors de leur première - ou plutôt seconde - rencontre au marché de Faillaise. Ses yeux pétillants, sa confiance inébranlable, sans compter toutes ces fois où il s'était décarcassé pour la sauver du courroux de Mercer ou l'aider à accomplir ses missions sans anicroche. Il l'avait reconnue, c'était obligé. Elle sourit amèrement en repensant à sa démission précipitée, puis s'éloigna, plus décidée que jamais à protéger le monde des crocs d'Alduin.
J'espère que votre détour vous a plu, car l'aube approche. Siffla le Crâne d'un ton accusateur.
"Qu'est-ce que tu racontes ? Ça fait à peine-"
Plus de neuf heures que vous vous êtes endormie.
"Oh."
Au moins, nous saurons par où commencer la nuit prochaine.
Elle acquiesça dans un bâillement et laissa sa vision se troubler pour de bon.
xxx
La glace craqua sous son poids, prémices d'un brutal coup de froid. La Brétonne s'immobilisa, observant rapidement les alentours, perdant espoir en ne voyant que des plaques gelées de plus en plus espacées. Elle saisissait maintenant la portée de l'avertissement prodigué par Urag Gro-Shub, le bibliothécaire: un pied mal placé lui assurerait l'aller-simple vers un cercueil sous-marin, ou du moins une sévère ataxie. Elle couina de soulagement en apercevant, entre deux brumes, la silhouette floue d'une barque, à quelques mètres seulement d'une minuscule porte de bois plantée dans un iceberg. Ce devait être l'avant-poste de Septimus. Motivée par la proximité de son but, elle sauta avec entrain sur la surface plane qui menait à l'abri. Mauvaise idée. Ses semelles traversèrent l'habit froid de l'océan nordique, l'emportant dans une chute aussi brève que violente. Ses poumons se figèrent quand l'eau lui atteignit le torse, mais elle s'empressa de retrouver un soutien, parvenant à planter sa dague dans un morceau solide de la construction naturelle et à se hisser hors de son bain mortel. Ruisselante et frigorifiée, elle se précipita vers les planches maladroitement clouées qui fermaient l'accès au repaire de l'ermite et les poussa pour s'enfoncer vers la seule source de chaleur à des kilomètres.
La porte refermée, elle s'étonna d'être complètement abritée du vent nordique, de sentir sa peau se réchauffer alors que son armure et ses fourrures s'égouttaient encore, de n'éprouver soudainement qu'un confort presque inquiétant au contact de ces lieux perdus. Avec un mage allergique à la civilisation, rien de normal ne pouvait se produire de toute manière. Elle avança prudemment vers la source de la chaleur surnaturelle, écoutant attentivement les pas claquants qui résonnaient au fond du couloir gelé. Bientôt, ces bruyantes enjambées s'accompagnèrent de murmures frénétiques échappés des lèvres de celui qui devait être Septimus Signus. Elle le découvrit, penché sur une construction dont la facture révélait une origine dwemer. D'une toux impatiente, elle attira l'attention du vieil homme, recevant en retour de plaisantes salutations. S'étant approchée, la Brétonne expliqua les raisons de sa visite.
"Vous cherchez donc un Parchemin des Anciens, résuma-t-il d'un timbre chantonnant, et bien, il est ici.
- Ici ? Vous l'avez ?
- Oh, non, non, je dis simplement qu'il est ici, quelque-part en Tamriel. À l'échelle cosmique, il est tout près.
- Ne m'obligez pas à vous faire du mal, vieillard… "
L'attitude trop positive de Tolfdir manqua brusquement à la Brétonne; les délires séniles qu'elle subissait maintenant ne la contrediraient guère. Se mordant la joue entre chaque mot pour éviter de pulvériser Septimus dans un élan d'impatience, elle parvint enfin à lui faire révéler l'emplacement de l'artefact intemporel, acceptant en échange de traduire un lexique dwemer. Elle se réjouit de découvrir que cette tâche-ci n'infligerait aucune sorte de retard à sa mission de préservation du monde, puisque la machine permettant de rendre lisibles les écrits du lexique s'érigeait au même endroit que le contenant du Parchemin. Calmée, elle remercia le sorcier et s'apprêta à continuer sa quête, mais se rappela l'eau infiltrée entre les plis de son armure. Pas question de sortir comme ça; d'abord, il lui fallait se sécher. Un coup d'oeil aux alentours lui révéla l'absence incongrue d'un feu ou d'un lit. Elle interrogea Septimus à ce sujet.
"Ohoho, nul besoin de sommeil ou de foyer, expliqua-t-il avec entrain, ni même de nourriture. L'objet caché dans ce coffre dwemer dégage toute l'énergie nécessaire."
Elle se tourna, observant ce que désignait le vieux mage, et s'approcha de la construction. Les vibrations apaisantes gagnaient en force à chaque centimètre, les poils de ses bras s'étiraient lascivement sous leur caresse et, effectivement, la faim qui avait commencé à l'étreindre s'évaporait doucement. Elle doutait cependant que les elfes des profondeurs soient à l'origine de cet étrange pouvoir, ceux-ci s'étant spécialisés dans la mécanique. Cela dit, elle admettait que ses connaissances en matières de cultures anciennes demeuraient limitées et, de toute l'histoire de Tamriel, il s'était sûrement trouvé quelque dwemer visionnaire - ou délirant - capable de créer un artefact revigorant. Elle s'imprégna un moment des ondes irréelles, sentant son armure s'alléger tandis que les restes océaniques partaient en fumée. Sans qu'elle le réalise, ses paupières tombèrent, ses oreilles s'éveillèrent, et des murmures gagnèrent ses tympans. Elle n'en saisissait rien, mais nombre de voix se distinguaient, graves et fatiguées, chantantes et enjouées, de toutes les sortes. Elle frissonna et tenta de les ignorer jusqu'à ce que toute l'eau se soit enfuie de son équipement.
Parée à survivre au blizzard, elle salua Septimus et remprunta le couloir gelé qui menait à la sortie. À peine eut-elle traversé la minuscule porte que la réalité nordique lui fouetta les bras, plantant ses flocons dans chaque faille de ses vêtements. Peut-être que les chuchotements d'outre-monde n'étaient pas si insupportables après tout. Elle jeta un dernier regard à la porte, puis, agitant ses membres, tenta de repérer un chemin qui lui épargnerait un second nettoyage à froid.
"Allez ! S'encouragea-t-elle en testant une plaque de glace. Direction Griffenoire !"
À suivre…
"À l'échelle cosmique, il est tout près."
Je crois que c'est une de mes répliques favorites de tout le jeu. Il m'a fallu bien cinq minutes pour m'en remettre la première fois que je l'ai entendue.
Ceci étant dit, j'espère que le flash-back par les yeux de Brynjolf vous a plu.
Au risque de me répéter, j'attends vos commentaires, questions, et tout ça. Même si vous aimez sans trouver de critique constructive, vous pouvez le dire: ça m'encourage à écrire plus vite.
À bientôt lecteurs et lectrices fidèles.
Puissent les divins vous accompagner.
