Wuth Vahrukt ! Vieux Souvenir.
Ralof maintint le contact visuel jusqu'à ce que la porte soit refermée, essayant de graver dans son esprit le visage souriant de celle qu'il appréciait tant. Les planches crissèrent et le loquet retomba, marquant la fin de cette douce soirée, rappelant au sombrage que nombre de questions l'attendaient, à commencer par celles des deux imbéciles qui le fixaient depuis une table reculée. Il reconnut immédiatement Kjald et Stern, les amis improbables acquis durant son service, le premier bruni des cheveux aux orteils par les gènes de sa mère, une immigrée Rougegarde, le second un Nordique à la peau neigeuse piquée d'épis noirs; toujours collés l'un à l'autre pour le meilleur et, surtout, le pire. Les approchant d'une démarche assurée, il voulut arborer un faciès inexpressif, mais ne parvint à réprimer un sourire satisfait en repensant à Siltafiir. Cela n'échappa guère à ses collègues, qui le hélèrent en brandissant leurs chopes.
"Vous m'avez attendu toute la soirée ? S'exaspéra-t-il en forçant ses lèvres à se rabaisser.
- Quand un sous-lieutenant disparaît dans la chambre de l'Enfant de Dragon pendant plus de deux heures, c'est la moindre des choses, déclara calmement Stern en lissant sa moustache, si on ne s'était pas portés volontaires, toute la caserne serait là à t'espionner.
- Allez ! Raconte ! S'excita Kjald en tirant Ralof sur un tabouret. Qu'est-ce que vous avez fait là-dedans, hein ?
- On a parlé.
- Parlé ? C'est tout ? Bouda l'enthousiaste. Allez, tu sais que tu peux tout nous dire.
- Mais c'est vrai, s'agaça-t-il, et non, on ne peut rien vous dire. Les secrets ne durent jamais longtemps quand on vous les confie.
- Donc il s'est bien passé quelque-chose, déduisit Stern en fixant l'interrogé d'un œil malin.
- Dommage pour la Brétonne, ajouta son ami dans une moue déçue, elle avait l'air d'une fille sympa, vu comme tu nous as rebattu les oreilles avec ses prouesses à l'arc. Mais je suppose que personne ne fait le poids face aux mots doux de l'Enfant de Dragon. D'ailleurs, comment es-tu devenu si intime avec une légende vivante ?"
Ralof perdit alors sa voix, tenta de bégayer quelques justifications, mais ne parvint qu'à marmonner de chaotiques borborygmes.
"À moins que la Brétonne ne soit l'Enfant de Dragon, ajouta soudainement le plus calme du groupe sans quitter son air mutin.
- Tais-toi ! Siffla-t-il entre ses dents en jetant de frénétiques regards à tous les clients de l'auberge. Si d'autres personnes apprennent qui elle est par ma faute, elle va me tuer !"
Ses collègues s'esclaffèrent et il se maudit d'être tombé dans un piège si évident. Avec ces deux commères en possession d'une telle information, toute la ville saurait bientôt qui se cachait derrière le masque du Dovahkiin.
"Je me disais que c'était bizarre de déployer autant d'efforts pour retrouver une simple informatrice, reprit Stern d'un ton encore vibrant des restes de son hilarité, mais connaissant son pouvoir, je comprends qu'Ulfric ait voulu la recruter aussi tôt. En parlant de lui, fais gaffe quand tu rentreras; je crois que ça ne lui a pas plu de se faire rembarrer devant toute la garnison.
- Mais je n'y suis pour rien, couina Ralof, elle ne veut pas entendre parler de la guerre tant qu'Alduin vit. Qu'est-ce que je peux y faire ?
- Rien, j'imagine, mais c'est Ulfric qu'il faut convaincre, pas nous et… Tu as dit "Alduin" ?"
Ils frissonnèrent à l'unisson, blêmirent, échangèrent un coup d'œil hésitant et observèrent à nouveau leur ami d'un air maintenant désespéré.
"Le Dévoreur de Monde ?
- Sérieux ?
- Il est de retour ?
- La fin des temps est là !
- Oh, calmez-vous ! Souffla-t-il en regrettant son inaptitude à garder quoi que ce soit pour lui-même. Paniquer ne ferait qu'empirer la situation.
- Et qu'est-ce que tu proposes ? Grogna Kjald en tapant nerveusement du pied. Prier les divins pour qu'ils nous envoient un miracle ?
- Je crois qu'ils l'ont déjà fait." Répondit-il machinalement en observant la chambre de Siltafiir.
Kjald ouvrit la bouche, prêt à lui renvoyer une réflexion scabreuse, mais Stern l'interrompit d'une paume diplomate sur l'épaule, désignant silencieusement le visage inquiet de leur compagnon de bataille. Un "Oh" muet traversa les lèvres du plus impétueux et il se tassa sur son siège. Ralof se leva brusquement, déclarant que, s'il faisait attendre leur jarl plus longtemps, Alduin serait le moindre de ses soucis. Ses compagnons se détendirent devant ce trait d'humour, s'autorisant même un léger rire, et lui souhaitèrent bien du courage pour affronter cette dangereuse épreuve.
La porte claqua sur le brouhaha de la taverne et il s'arrêta un instant dans l'ombre du bâtiment, laissant le silence nocturne apaiser son esprit bouillonnant. Enfin seul, il put repenser sans distraction à cette folle journée, déposant ses semelles l'une devant l'autre dans une démarche mécanique, direction la caserne. Il traversa alors la place, où s'était déroulé le combat qui lui aurait coûté la vie sans l'intervention de l'Enfant de Dragon, puis frissonna en apercevant le squelette du monstre.
Il se remémora ses serres gigantesques, ses crocs découverts dans un rictus méprisant, son atterrissage mortel tout droit dirigé sur ses pas, il revit le masque de son amie qui le fixait de ses orbites fendues, peinant soudainement à croire que cette personne capable d'entretenir un dialogue avec ces terrifiantes créatures s'était accrochée à son cou, l'avait gratifié de son sourire timide, lui avait rendu son affection au détriment de l'invitation du futur Haut-Roi. Ralof se sentit alors honteux d'éprouver une telle satisfaction devant ce favoritisme, se répétant que l'honneur de son jarl avait été mis à mal par l'attitude de la Brétonne, mais une simple pensée pour ses yeux dorés lui arracha toute envie de lutter. Elle œuvrait chaque jour pour sauver Tamriel et si tous les récits d'aventures dont elle l'avait abreuvé étaient vrais - ce dont il ne doutait pas - on ne pouvait lui reprocher trop durement ce genre de caprice.
Maintenant à quelques mètres du Palais des Rois, demeure de son jarl et seul moyen d'accéder aux quartiers militaires, il fut repéré par l'un des deux gardes qui stationnaient devant les grandes portes. Celui de gauche s'approcha de son comparse, partagea une poignée de mots discrets et retourna à son poste comme de rien. Ralof déglutit. La certitude qu'il avait d'être dans ses bons droits s'effritait un peu plus à chaque foulée. Puisqu'il y songeait, disparaître sans rien dire à personne avec celle qui, en plein centre de Vendeaume, avait rejeté l'opportunité de dîner à la table d'Ulfric Sombrage, chef des rebelles et futur Haut-Roi de Bordeciel, pour partager une pinte d'hydromel avec lui, un soldat, n'était pas l'attitude la plus appropriée. Oh non, ça n'était pas approprié du tout.
Les gardes le saluèrent d'un hochement de tête lorsqu'il passa l'entrée démesurée, puis les gonds frissonnèrent une dernière fois avant qu'un silence, non pas léger et apaisant comme celui des rues, mais bien lourd et menaçant, ne s'installe. Immédiatement, du fond du hall, deux figures bien connues de tous les membres de la rébellion se tournèrent vers Ralof. Il se figea. Malgré la bonne dizaine de mètres qui le séparaient du jarl et de son bras-droit, de leurs regards inquisiteurs, il crut soudainement que toutes ses années de service s'envolaient, ses années d'entraînement au combat, ses années à grandir, et que seul lui restait le corps d'un enfant tout prêt à se faire rabrouer.
"Ah, Ralof. Approchez." Encouragea Ulfric d'un ton ferme.
Il s'exécuta, avançant vite, mais pas trop, serrant les poings pour empêcher ses doigts de s'agiter, forçant son dos à se redresser. La voix de son chef résonna longuement dans le hall du palais, accompagnant le claquement de ses bottes, grésillant contre ses tympans dans un rythme engourdissant. Il atteignit finalement le trône.
"Que savez-vous de l'Enfant de Dragon ? Questionna simplement le jarl.
- Ce que je sais ? Répéta le soldat en jetant un regard nerveux aux recoins sombres de l'édifice.
- Oui, grogna brusquement Galmar, quelles sont ses motivations ? Est-elle pour ou contre la rébellion ?
- Elle m'a promis qu'elle n'aiderait pas l'Empire, avoua-t-il hâtivement, mais c'est tout ce que j'ai obtenu. Avant de choisir son camp, elle doit vaincre… Alduin."
Les deux hommes eurent un mouvement de recul, mais conservèrent une attitude plus sobre que celle de Kjald et Stern.
"Je vois, murmura Ulfric, il est finalement de retour.
- Talos nous protège, grommela Galmar.
- Vous a-t-elle expliqué comment, exactement, elle compte empêcher la destruction de Tamriel ?"
Ralof chercha un instant où commencer son histoire, puis leur révéla la quête du Fendragon. Ses aînés se laissèrent immédiatement entraîner dans le récit, questionnant activement dès qu'un doute subsistait. Ulfric particulièrement voulut étancher sa soif d'apprendre et s'intéressa en détails à ce cri inconnu. Le soldat tenta de rapporter fidèlement les descriptions de son amie, mais elle-même était demeurée floue, désireuse d'éviter ce sujet qui, pour une raison insaisissable, semblait l'effrayer.
"Elle disait que ces mots pouvaient "inculquer le concept de mortalité aux dragons", mais je ne suis pas sûr d'avoir tout compris.
- Mais si les Grisesbarbes ont banni ce cri et qu'aucun dragon ne peut en comprendre le sens, je vois mal comment elle pourrait l'apprendre.
- Auprès de ceux qui l'ont créé, répondit-il naturellement, en voyageant dans le temps."
Des yeux écarquillés accueillirent cette révélation.
"Ça ne répond pas vraiment à la question, insista Galmar d'un ton plus curieux qu'énervé.
- Elle est à la recherche d'un Parchemin des Anciens, compléta rapidement le soldat, et apparemment elle en a déjà localisé un."
Plus de questions que de réponses naquirent de cet aveu et un interrogatoire à l'ardeur renouvelée lui fut asséné. À quoi servirait le Parchemin ? Qui l'avait guidée jusque-là ? Et chaque mystère dévoilé en amenait trois de plus. Bientôt, Ralof leur eut conté, dans un ordre chaotique, les voyages de l'Enfant de Dragon, son parcours au-travers du pays, parfois sous le pays, ses échanges avec les Lames, les mages de Fortdhiver, le maître des Grisesbarbes.
"Elle a rencontré Paarthurnax ? Coupa le jarl d'une voix étonnée.
- Apparemment. Elle ne s'est pas étendue là-dessus.
- C'est… Surprenant. Ayant passé dix ans au Haut-Hrothgar, je ne l'ai jamais aperçu - certains des Grisesbarbes eux-mêmes ne lui avaient encore jamais parlé quand j'ai quitté le monastère - mais je suppose que la venue d'Alduin a pris le pas sur les traditions."
Un silence étrangement pesant tomba sur le trio. Galmar et Ralof échangèrent un regard concerné pendant que les pupilles songeuses de leur chef se perdaient dans le vide. Rien ne se produisant, le soldat céda à l'inconfort:
"Vous n'aviez pas d'autre question, mon jarl ?
- Non, vous pouvez disposer."
Il se hâta loin de ses interrogateurs, heureux d'être sorti indemne de cette confrontation étonnamment aisée et de pouvoir enfin trouver le réconfort de sa couche. Ses espoirs moururent lorsque, la porte de la caserne poussée, il rencontra les yeux curieux de tous les soldats qui n'étaient actuellement en service, Kjald et Stern inclus. Il désespéra. Son lit attendrait.
xxx
Après des années d'études assidues, de services loyaux, de flatteries acharnées, voilà qu'il avait atteint cette promotion tant désirée. Bien entendu, occuper un tel poste en plein milieu du territoire ennemi présentait quelques inconvénients, mais le salaire et l'influence ainsi obtenus justifiaient parfaitement cette prise de risques. De plus, il évitait les combats sans trop de peine, se cantonnant aux discussions politiques et commerciales ou usant de sa verve pour déléguer les travaux les plus ingrats à ses subordonnés. Ces pensées lui arrachèrent un sourire satisfait tandis qu'il marchait vers son rendez-vous mensuel, prêt à rendre le rapport de ses fructueuses activités.
Il se tint bientôt devant une lourde porte, toute faite d'un alliage jaunâtre fort commun dans cette ville de pierre et de métal, mais dotée d'une importance significative à ses yeux. Derrière ce rempart se trouvait l'une des personnes les plus influentes du pays, peut-être même de tout Tamriel, et malgré leurs fréquentes interactions, il éprouvait toujours une certaine appréhension lorsque les pupilles prédatrices de sa supérieure le détaillaient à la recherche d'une quelconque tromperie. Même quand il savait parfaitement que rien ne pouvait lui être reproché, il redoutait et se délectait de cette inquisition, comme tous ceux qui la rencontraient. Il fit grincer les gonds et avança, relevant le coin de ses lèvres et saluant respectueusement celle qui méritait toute son admiration.
Il s'agit bien d'un Thalmor, remarqua le Crâne, comme je vous l'avais dit. Est-ce que je peux le dévorer maintenant ?
Oh ! que oui, il pouvait s'en donner à cœur joie, engloutir ces décors pierreux qui ressemblaient fort aux murs de Markarth, effacer ces images de l'esprit de cet Altmer aux choix de carrière douteux, grignoter chaque parcelle du visage malin d'Elenwen. Et qu'il n'en reste pas une miette ! De suite, un grésillement tout pareil à la friture d'un gigot s'éleva alentours, accompagné de braises sombres qui semblaient happer jusqu'à la lumière environnante, et les elfes entamèrent leur conversation sans y prêter d'attention.
"Vos visites dans les geôles de Cidhna sont de plus en plus fréquentes, remarqua-t-il simplement sans voir le mur qui partait en cendres juste derrière sa consœur, l'un de nos prisonniers vous intrigue-t-il ?
- Vous lisez dans mes pensées, rit-elle d'un timbre trop joyeux, ce fils de jarl est plein de surprises. Il a brisé la nuque d'un garde juste en parlant.
- En parlant ? Questionna-t-il sans s'offusquer de la mort d'un de leurs hommes. Comment ça ?
- Il maîtrise ce que les nordiques appellent "l'art de la Voix", expliqua-t-elle avec délectation pendant que le feu noir s'attaquait à ses robes, en découlent des interrogatoires pour le moins… divertissants. D'après mes informations, personne d'autre ne possède ce pouvoir, à l'exception d'une poignée d'ermites, ce qui fait de cet humain un atout incontestable.
- Un atout qui s'est laissé capturer facilement, marmonna-t-il en refusant d'accorder tant de valeur à l'un de ces sauvages.
- Ce n'est pas ce qu'il peut faire sur le champ de bataille qui nous intéresse, corrigea-t-elle sans plus s'amuser tandis que les flammes sombres lui léchaient le ventre, mais bien l'influence qu'il pourrait exercer sur ses frères nordiques et leur amour des vieilles traditions. Issu d'une fière lignée de jarls, détenteur d'un pouvoir ancestral, devenu martyre par nos soins, et maniant fort bien l'épée, voilà qui convaincrait la moitié de Bordeciel de le suivre aveuglément. Je ne sais encore comment nous allons utiliser le jeune Ulfric, mais je suis certaine qu'il nous aidera à mener ces barbares par le bout du nez.
- Vous les connaissez mieux que moi, avoua-t-il alors que le brasier cauchemardesque engloutissait les yeux ambrés d'Elenwen, je ne peux que croire en votre expertise…"
Leur conversation s'interrompit là, le Crâne ayant dévoré tout le souvenir, n'abandonnant qu'un vide étouffant dans son sillage. Siltafiir s'extirpa de cette goutte mémorielle maintenant asséchée et heurta de son postérieur le sol inégal de Quagmire.
C'était délicieux ! S'exclama le Crâne dans une joie non-contenue. Divin !
"À ce point ?" Demanda la Brétonne en tentant de se défaire du dédain emprunté à l'Altmer.
Un souvenir heureux et une âme entraînée dans les arts des arcanes forment l'un des plus exquis mélanges que l'on puisse trouver dans l'esprit d'un mortel.
"Je vois…" Répondit-elle sans vraiment l'écouter, trop concentrée sur les mots de l'interrogatrice.
Cet échange lui avait rappelé son rapide séjour dans l'ambassade thalmore, à la recherche d'informations concernant les dragons. Non seulement y avait-elle découvert un moyen de lutter contre ceux-ci, mais également les dossiers d'Ulfric, la honte, les mensonges dont on l'avait accablé, et surtout son rôle dans la domination elfique, qu'il soit volontaire ou non. En temps normal, elle aurait haussé les épaules et dit que cette guerre ne la concernait pas, aurait même rit de cette ironie inégalée, mais le visage de Ralof lui apparut soudainement et la honte l'étreignit. Cette rébellion, à laquelle il dédiait sa sueur et son sang, n'était qu'un stratagème du Domaine Aldmeri pour affaiblir Bordeciel, et le chef des sombrages était leur plus influente marionnette. Siltafiir savait qu'elle devrait le révéler un jour ou un autre à celui qui troublait tant sa conscience, mais elle ne savait comment. Elle soupira lourdement et se releva, prête à trouver un autre souvenir pour nourrir son compagnon de route.
Elle aurait voulu continuer de corrompre la mémoire de cet elfe-là, mais le Crâne lui avait patiemment expliqué que varier les victimes rendrait leur tâche plus aisée. N'ayant d'autre option que de croire en l'expérience de son guide, elle obéissait, sautant de flaque en flaque, effaçant miette par miette la vie de parfaits inconnus. Ça n'était pas comme si le choix lui était laissé, de toute manière, et la démangeaison de son âme amputée le lui rappelait sans relâche.
"Tu as repéré quelque-chose d'intéressant ?" Demanda-t-elle après quelques secondes.
Non. Je ne sais pas trop. Il y a une interférence. Un dragon, je crois, mais…
L'artefact se tut. Intriguée par ce mutisme, la jeune fille se concentra, tenta de ressentir la présence de ce soi-disant dragon, puis s'en approcha dès qu'elle y parvint. Chaque enjambée parcourue ajoutait à leur trouble, surtout celui de Siltafiir. Elle reconnaîtrait l'essence d'un dovah entre mille, en ayant absorbé un nombre conséquent, mais celle-ci dégageait autre chose. Elle ne savait trop quoi. Le picotement agréable était bien là, cette sensation de domination qu'elle ressentait devant chaque immortel, qui l'encourageait à les combattre, à dérober tout ce qu'ils étaient, mais un désir étrange lui serrait l'estomac, l'envie d'abandonner la lutte, de succomber à cet appel silencieux. Elle accéléra inconsciemment, jusqu'à courir aussi vite qu'elle le pouvait, puis atteignit finalement une mare gigantesque, source de ce doux malaise. Elle s'accroupit, tendit la main, frôla la surface de l'étang, se mordit la lèvre lorsque le murmure envoûtant doubla d'intensité et plongea sans plus hésiter.
Presque immédiatement, elle repéra un image vibrante, plus lumineuse que les autres, et s'y engouffra. Les échos d'une dispute terrible l'assaillirent alors, tombant du ciel comme les coups d'un tonnerre furieux. Deux dragons se battaient pour la possession d'un territoire; une vision magnifique et terrifiante. Ces duels ne connaissaient aucune limite, leurs participants sachant pleinement que seule la honte les attendait en cas de défaite, leur mort n'ayant rien de plus qu'une valeur symbolique.
"Je parie mon alambic qu'Untereizind va gagner cette fois, s'excita une magicienne sur la gauche de Siltafiir.
- Pari tenu, ricana un autre en lui tendant une paume assurée, Lokmiinag va le renvoyer dans les flots du temps plus vite que tu ne pourrais concocter une potion de soin."
Les yeux par lesquels la Brétonne assistait à la scène fixaient, étonnés, les postures nonchalantes des deux humains. Devant un tel combat, devant tant de rage déversée, comment pouvaient-ils conserver cet air de rien, ce rire détendu, cette conversation légère ? Comment ? L'un d'entre eux sembla entendre ces questions muettes, car il se tourna vers l'intrigué et, d'un ton enjoué, le salua:
"Tu es le petit nouveau, pas vrai ?"
Il acquiesça.
"C'est la première fois que tu vois Untereizind ?
- C'est la première fois que je vois deux maîtres en train de se battre, murmura-t-il en se retournant vers le ciel, d'aussi près en tout cas.
- Ah, c'est vrai que c'est toujours impressionnant, soutint la femme en croisant les bras, mais tu sauras que ces deux-là sont en guerre depuis plus d'un siècle. Ou, du moins, Untereizind tente de supplanter Lokmiinag tous les cinq ans environ, et Lokmiinag le renvoie dans l'au-delà à chaque fois. Mais aujourd'hui je sens que ça va être différent !"
Ils se lancèrent à nouveau dans des pronostiques enthousiastes, oubliant leur jeune confrère. Celui-ci leur offrit le même traitement, fasciné par le duel vocal comme par aucun autre spectacle. Il était fréquent de voir des soldats d'élite s'entraîner, d'entendre leurs voix s'écraser contre les murs du temple, s'engager dans des discours à faire trembler les montagnes, et même si aucun n'égalait le chant tonitruant de leurs maîtres, c'était ce qu'un mortel pouvait espérer de mieux. D'ailleurs, il était certain que presque tous les autres apprentis partageaient cet espoir fou, de gravir assez d'échelons pour recevoir l'enseignement des prêtres, et peut-être, un jour, rejoindre leurs rangs.
L'impatience le rongeant, il ne s'était privé, quelques nuits plus tôt, d'une visite brève dans la salle de méditation des Parleurs, avait parcouru leurs ouvrages, détaillé leurs bâtons, s'était attardé devant un mur brillant d'une magie qu'il ne connaissait pas, y avait lu un mot, strun, et l'avait retenu, des picotements agréables dans l'estomac. Ne pouvant se permettre d'interroger qui que ce soit sur ce phénomène, il en était resté à se dire qu'il s'agissait d'une rune secrète et que le meilleur moyen d'en apprendre plus serait de monter en grade.
Malgré cette résolution, le débat mortel qui prenait place juste au-dessus de sa tête ne cessait de titiller ses envies d'apprendre. Les jets de glace, de flammes, et d'autres couleurs qu'il ne saurait identifier, illuminaient les parois du temple, la cour extérieure, les colonnes sculptées et les escaliers enneigés avec plus de beauté que toutes les aurores boréales des cieux nordiques. Dans un mouvement d'ailes d'une agilité exquise, l'un des dragons passa au-dessus de son frère, cambra l'échine et prépara son cri.
"Oh, la fin du combat approche, dit soudainement l'un des parieurs, c'est comme ça qu'il a gagné toutes leurs confrontations - celles que j'ai vues, en tout cas."
Lokmiinag hurla, visant les yeux de son adversaire.
YOL TOOR SHUL
Untereizind l'attendait, effectuant un demi-tour, montrant son ventre à l'attaque verticale, répliquant d'un cri calculé.
FUS RO DAH
Les flammes revinrent à leur créateur, lui heurtant les naseaux, la gorge, les yeux, lui arrachant une plainte monumentale. Les deux immortels atterrirent violemment, creusant le sol d'une tranchée profonde, soulevant neige et poussière dans leur sillage. Des exclamations surprises naquirent des groupes de spectateurs éparpillés, mais l'hôte de Siltafiir ne bougea même un muscle. Une démangeaison inconnue obnubilait ses sens. Au début, il ne parvenait à en saisir l'origine exacte, mais l'approche brusque des duellistes lui révéla qu'elle venait de Lokmiinag. Celui-ci grognait, sifflait, insultait toutes les oreilles à sa portée, et son rival ricanait:
"Pogaan funtte ofan lot onikaan."
Il ajouta trois mots à ses railleries.
FO KRAH DIIN
Lokmiinag se tut, le souffle coupé par le givre qui entravait ses voies respiratoires, puis jeta un regard fou sur le seul humain qui ne s'était caché derrière un mur ou une colonne. Le mortel frissonna, partagé entre une terreur sans nom et l'envie d'achever de ses mains l'être millénaire qui le fixait maintenant. Le tuer… pourquoi le tuer ? C'était un de ses maîtres, un dragon à qui il devait le plus profond des respects, alors pourquoi une telle envie ? Ses pulsions se turent en même temps que Lokmiinag. L'aile du dragon céda sous son poids, sa tête cornue heurta le sol dans un choc violent, et Untereizind rugit une phrase qui ressemblait à une chanson.
"Daar sul zu'u quahnaarin ! Zu'u quahnaa-"
Les murmures étonnés des témoins s'évaporèrent en même temps que les grognements victorieux de leur nouveau maître, interrompus par une occurrence plus qu'inattendue. Le corps du vaincu s'embrasait. Ses écailles se décomposaient doucement, crépitantes, se transformaient en une chaude lumière qui s'agita soudainement et s'envola vers le jeune homme pétrifié. Sa passagère et lui hoquetèrent de concert, découvrant et redécouvrant le goût du premier larcin, la première âme, le premier mot. Cette surcharge d'émotions, les souvenirs de toute une vie condensés en quelques instants, le pouvoir incroyable des dovahhe. Bientôt, ne demeurait en place de Lokmiinag qu'un squelette parfaitement nettoyé et, devant la carcasse, le jeune homme ne savait plus où se mettre.
"Vomindok suleyk alok, souffla le dragon survivant, ses pupilles brillantes de reflets indécis, qu'as-tu fait, joor ?"
Le monde devint flou, la tête de Siltafiir tourna, elle tomba, puis releva ses paupières juste devant la flaque de souvenir, animée par aucune autre envie que celle d'y replonger.
Deux Enfants de Dragon vivant en même temps, voilà qui est pour le moins… inhabituel.
"Vivant ? S'interloqua-t-elle, à moitié penchée sur le marécage. Mais… Ce souvenir date au moins de l'ère Méréthique.
Et pourtant, il est ici. La mémoire des morts appartient au plan qu'ils rejoignent. Seuls les être dotés d'un corps physique trouvent une place en ces lieux.
"Je dois en apprendre plus." Bâilla-t-elle en se frottant les yeux.
Pas cette nuit, apparemment.
"Qu'est-ce qui te fait…"
Elle abaissa ses mains.
"… dire ça ?"
Le plafond de l'auberge répondit à sa question. En effet, pas cette nuit.
À suivre…
Mots draconiques:
Pogaan funtte ofan lot onikaan: Beaucoup de défaites donnent une grande sagesse
Daar sul zu'u qahnaarin: En ce jour, je suis vainqueur.
Vomindok suleyk alok: Un pouvoir inconnu s'élève/s'éveille
Lok-miin-ag: Ciel - œil - brûler
Unt-erei-zind: Essayer - jusqu'à - triompher
Ces deux noms imprononçables sont de mon fait, si vous vous posiez la question. J'en ai plein d'autres en stock que j'essaierai de placer çà ou là, si l'occasion se présente.
Ce duel de dragons m'a vraiment donné l'impression que je narrais un combat de pokémons.
Ceci étant dit, j'imagine que la plupart d'entre vous, brillants lecteur que vous êtes, avez déjà deviné l'identité de l'autre Dovahkiin. Mais bon, par principe, je tairai son nom, parce que, voilà…
En espérant que ça continue de vous intéresser, j'attends vos critiques, suggestions et tout ça.
