Hahnu Naakaan ! Mangeur de Rêve
Siltafiir ne réalisa à quel point Faillaise lui manquait que lorsqu'elle capta ses relents de miel et de poisson, les vapeurs douteuses de ses canaux, la rumeur nerveuse de son marché, la fumée blanche de ses cheminées. Elle soupira d'aise en traversant les portes de la ville, heureuse malgré les circonstances de son retour. Elle n'avait passé qu'une poignée de mois en compagnie des voleurs, mais la complicité née de cette courte période surpassait tous les échanges jamais entretenus avec sa véritable famille. Et dire qu'elle avait pratiquement annihilé ses chances de pouvoir travailler encore à leurs côtés, tout ça pour un petit complexe d'infériorité mal géré. Quelle idiote elle faisait.
Arrivée dans le cimetière de la ville, à l'arrière du temple dédié à Mara, elle s'immobilisa devant un cercueil de pierre marqué du sceau discret de la Guilde. Elle inspira profondément, se pencha sur l'interrupteur du passage qui menait à la Cruche Percée, se figea, puis rebroussa chemin vers le quartier marchand. Qu'allait-elle leur dire ? Qu'ils devraient avoir honte de leurs actions et que s'ils ne lui rendaient pas son dû elle les dénoncerait aux gardes ? Les mêmes gardes qui perdaient yeux et oreilles dès qu'on leur mettait quelques pièces sous le nez ? Elle entendait déjà les voleurs rire de sa naïveté. Elle enfonça sa tête entre ses épaules, marchant sans but entre les maisons et sur les petits ponts qui enjambaient les canaux.
Qu'est-ce qui leur avait pris, aussi, de cambrioler sa maison ! D'accord, son dernier entretien avec Mercer s'était achevé sur une note quelque-peu discordante, mais la mesquinerie de ces représailles éveillait toute son indignation. Peut-être que leur dévoiler son héritage ancestral et les raisons de son absence rendrait les choses plus faciles après tout, et si Mercer refusait encore de la réengager, elle n'aurait qu'à le balancer dans une rigole ou contre un mur à l'air de son cri déferlant. Cette pensée irréaliste lui arracha un ricanement, mais le problème demeurait: rien à part son sang draconique ne lui rouvrirait les bras des voleurs. Il faudrait qu'elle avoue tout au maître si elle voulait vraiment retrouver sa place.
Quelle gamine elle faisait, tout de même, à avoir cru que ses seuls talents lui octroieraient un traitement spécial, que l'amitié de ses collègues attendrirait le cœur imperturbable de leur chef, qu'elle parviendrait à toucher leur honneur alors que, dans le fond, ils n'avaient grand-chose à se reprocher. Vider la maison d'une personne extérieure à la Guilde, ça ne déviait pas exactement de leurs habitudes.
Elle ne trouverait aucune solution ainsi; mieux valut qu'elle se dirige vers l'auberge. Là-bas, le nez dans une pinte ou deux, des idées lui viendraient certainement.
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À ce point de la nuit, personne ne s'asseyait au bar de la Cruche Percée. Tout le monde dormait ou arpentait les rues à la recherche d'un larcin. Tout le monde sauf Delvin, qui passait de temps à autre à l'arrière du comptoir, y déposait deux ou trois pièces et s'emparait d'une bouteille, pour retourner s'asseoir et ruminer sa frustration. Peu importaient les railleries et la condescendance de ses collègues, il savait faire la différence entre hasard et malédiction. Tous ces malencontreux accidents s'abattaient trop parfaitement sur eux et ne cessaient d'empirer depuis le départ de Siltafiir. D'abord Vipir, revenu d'un vol à la tire - son activité préférée - une flèche dans l'épaule, puis Saphir, rentrée bredouille d'une attaque armée - sa spécialité - et même Vex, la plus discrète, la plus habile d'entre eux tous, repérée en pleine nuit lors d'un bête cambriolage - son domaine de prédilection. Tout cela sans compter ceux qui se faisaient arrêter, ou pire…
Il grommela, vida une gorgée de sa bière et grimaça. Il avait également fallu que Vekel perde son fournisseur d'hydromel. Si ça n'était pas être maudits, il ne savait ce qui l'était. Il leva les yeux de sa bouteille et détailla les alcôves, désertées à cette heure tardive, de l'alchimiste et du vendeur d'armes qui y avaient installé leurs boutiques, tous deux attirés ici par les exploits de la gamine. Delvin soupira. Désireux de revoir leur porte-bonheur sur pattes arpenter les souterrains, il avait pensé dévoiler son secret à Mercer, mais, ne sachant même où elle se trouvait, il n'aurait fait que trahir sa confiance sans véritable utilité.
C'est cet instant que choisit la porte du fond, celle qu'empruntaient d'habitude les nouvelles recrues, pour s'entrebâiller. Intrigué, car Brynjolf ne leur avait annoncé la venue d'aucun postulant, il plissa les paupières, inspecta les ombres et s'agaça de n'y trouver qu'une silhouette au capuchon fort bas; impossible de voir son visage. Enclenchant son légendaire sens de la déduction, il conclut avoir affaire à une femme, Brétonne ou Bosmer au vu de sa taille, déjà expérimentée dans l'art de la furtivité d'après sa démarche, mais quelque chose clochait. Les mouvements de l'inconnue tressautaient, ses pieds titubaient sensiblement et sa tête balançait lentement de droite et de gauche. Sa manière de fixer un point invisible quelques mètres devant elle pour assurer précautionneusement ses pas confirma les premières suspicions du voleur: elle était ivre.
Il échappa un faible rire. Pour avoir traversé la Souricière dans cet état, elle devait valoir le coup d'œil. Il attendit qu'elle s'approche suffisamment et, ceci fait, perdit son sourire au profit de l'étonnement. Par réflexe, il sauta de son siège, ce qui attira l'attention de la buveuse, la clouant sur place. Elle cligna quelques fois des paupières, semblant lutter pour voir clairement la cause de ces remous, se frotta les yeux, cligna encore, et parut se remémorer les motifs de sa venue:
"Je d-demande réap-rapa-réparation !" S'exclama-t-elle soudainement.
Delvin sursauta devant ce violent accès d'indignation, puis se massa une tempe en approchant de la jeune fille.
"Raconte-moi tout depuis le début, souffla-t-il en la poussant diplomatiquement vers sa table préférée.
- Fais pas comme s'tu sav-vais pas ! Reprit-elle du même ton, sans pour autant se débattre. D'ailleurs j'suis sûre qu'c'est t-toi qu'a confu-confié ce contrat !
- Je ne vois toujours pas de quoi tu parles, continua-t-il lorsqu'elle fut assise, comme je te l'ai dit: raconte-moi."
S'étant assuré qu'elle resterait sur sa chaise, il se dirigea vers le bar et passa à l'arrière de celui-ci. Il repéra vite la réserve d'eau, puis y plongea une chope, avant de s'en retourner vers la plaignante.
"J'attends, l'encouragea-t-il calmement.
- Z'avez volé des… des trucs chez moi. Z'avez même laissé une marque noire cont' la porte.
- Chez toi ? S'étonna-t-il en saisissant sa propre bouteille.
- Ma maison d'Blancherive, marmonna-t-elle en jaugeant sa boisson.
- Blancherive ? Répéta-t-il interloqué. Mais on n'a envoyé personne à Blancherive depuis la rapine chez un de leurs thanes, et avant ça…"
La pupille meurtrière, bien que troublée par l'alcool, de la plus jeune lui révéla sa bourde.
"Tu veux dire que… ?
- Je suis thane de b-Blancherive. C'était bien ma maisa-maison.
- Être Enfant de Dragon ne te suffisait plus ?" Blagua-t-il en soulevant sa bière jusqu'à sa bouche.
Peut-être était-ce de mauvais goût, réalisa-t-il quand la jeune fille dégaina une dague et la pointa - avec une précision toute relative - sur lui.
"Je ne veux pas… Entendre parler… De ça. Pas… Maintenant." Siffla-t-elle en se gardant bien de bégayer.
Prise d'un élan rageux, elle planta brusquement sa lame dans le bois de la table et déposa sa tempe juste à côté. Une impression de déjà vu empoigna Delvin, mais il jugea préférable de taire toute remarque et opta pour une tactique plus sensible:
"Je te jure qu'on ne savait pas. Tu n'as jamais mentionné être affiliée à Blancherive, encore moins que tu avais une maison là-bas. Ni Bryn', ni moi n'aurions laissé passer un contrat avec ton nom dessus. Promis."
- V-vraiment ?" Murmura-t-elle en levant des yeux brillants.
Il acquiesça.
"Allez, bois ton eau, c'est bon pour la tête. Au fait, combien d'hydromels t'as descendus pour être dans cet état ? Je croyais que tu tenais bien l'alcool.
- Pas compté, souffla-t-elle en plongeant le nez dans sa chope, Keerava était p-polie 'vec moi quand j'suis par-partie, donc ça d'vait être b'coup."
Delvin rit franchement, mais la morosité de la jeune fille le rappela à l'ordre. C'était ça le problème avec les soulards: impossible de savoir s'ils plaisantaient ou non. Il s'éclaircit la gorge et proposa à Siltafiir de lui conter ses malheurs; peut-être qu'elle se sentirait mieux après - et s'il pouvait glaner quelques détails intéressants sur ses aventures d'Enfant de Dragon, ils y gagneraient tous deux.
Moins d'une heure plus tard, elle ronflait sur la table, et Delvin ne savait plus trop que penser. Décrypter les méandres d'un discours alcoolisé faisait partie de ses attributions, mais ces histoires de voyage dans le temps, de fin du monde et de prophétie le laissaient perplexe. Il tenta de se convaincre qu'elle avait juste abusé du goulot, mais son récit demeurait à la fois trop fou et trop bien construit pour de simples élucubrations. Sans compter la crise de larmes bien réelle dont elle l'avait gratifié en plein milieu de la discussion. Il soupira lourdement et s'éclipsa une minute dans une réserve, pour en revenir avec une couverture de fourrure et une potion de vigueur. Il déposa la première sur les épaules de l'endormie, puis ingurgita la seconde en allant chercher son registre personnel. Ayant oublié de recenser certains des boulots accomplis les jours précédents, il pensait s'en charger maintenant et, dans la foulée, garder un œil sur Siltafiir. Des fois qu'elle se réveillerait, mieux valait éviter qu'elle croise Mercer dans un tel état de délabrement.
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"Idiote ! Stupide ! Zu'u mey kiir !" S'insultait-elle, recroquevillée sur le sol de Quagmire, le front contre les genoux.
Ne soyez pas si dure avec vous-même, susurra le Crâne, beaucoup de mortels ont recours à l'alcool pour chasser les mauvais souvenirs.
"Ça reste débile… Surtout, qu'est-ce qui m'a pris de descendre dans la Souricière ? J'ai eu de la chance de rencontrer Del' et pas Niruin, ou Funeste, ou… Mercer."
Elle grimaça à cette pensée. Si le maître de la Guilde la découvrait en de telles conditions, elle pouvait dire adieu à toute crédibilité. Une gamine qui revenait pleurer chez ses parents après une fugue mal préparée, voilà à quoi elle ressemblait.
Allez, levez-vous, suggéra doucement son compagnon de voyage, j'essaierai de retrouver cet autre Enfant de Dragon, si vous voulez. Est-ce que ça vous remonterait le moral ?
Elle cessa ses jérémiades et décrocha le bâton de son dos pour le placer devant ses yeux indécis.
"Tu… essaies de me consoler ?"
Nous n'irons guère loin si vous restez là à vous morfondre, expliqua-t-il simplement, et puis, vous voir triste me met… mal à l'aise.
Ses sourcils s'élevèrent quelque peu, puis elle le gratifia d'un œil reconnaissant avant de repasser la sangle de cuir sur son épaule.
"On va d'abord te trouver de quoi manger. Les chances de tomber encore sur ce type sont minces, de toute façon."
C'est vous le chef.
Elle échappa un faible rire, puis se leva, direction les limbes des souvenirs. Après une courte marche, son attention dévia pourtant de son objectif, attirée par le portail d'un rêve aux remous bien familiers. Elle s'immobilisa.
"Tu te demandais ce qui me remonterait le moral, murmura-t-elle un sourire sur les lèvres, je crois que j'ai trouvé. Si ça ne t'embête pas trop d'attendre ton dîner un peu plus longtemps…"
Amusez-vous.
Elle approcha donc du songe, les joues rosies d'impatience, mais se figea lorsqu'un cri terrifié en sortit. Blême, elle se rua au cœur de l'agitation. Malgré le chaos total, les flèches et les lames de bandits enragés qui s'abattaient sur les villageois paniqués, les hurlements qui fusaient de droite et de gauche, elle crut reconnaître les maisons de Rivebois, son marché, sa taverne, sa scierie, maintenant noyés dans les flammes. Au centre des hostilités, prisonniers d'un mur de braises ardentes, un homme et une femme brandissaient hache et épée, défendant une paire d'enfants tétanisés. Un cercle de malfrats se resserrait dangereusement sur eux, et avant que la Brétonne ne puisse esquisser un mouvement, l'homme tomba, transpercé, bientôt suivi par la femme. La jeune fille hoqueta, voulut rejoindre les enfants, les protéger, mais les fumées brûlantes des incendies lui bloquaient le passage.
Utilisez-moi.
"Quoi ?"
Utilisez-moi ! Je peux dévorer ce cauchemar !
Elle dégaina l'artefact si vite qu'elle le pouvait, mais pas assez pour sauver la plus grande des deux enfants, qui s'était emparée de la lame de leur mère et avait défendu son petit frère jusqu'au bout. Crachant un juron, elle brandit le bâton et déversa un torrent de flammes noires sur les meurtriers. Ces flots dévorants happèrent chaque brigand des pieds à la tête, mais ne s'arrêtèrent là. Ils engloutirent les pavés, les jardins, les bâtiments, grignotèrent jusqu'au ciel, ne laissant, en quelques instants, qu'un vide total autour de Siltafiir et du garçon. Celui-ci s'était accroupi, protégeant sa tête de ses bras, échappant de faibles sanglots. La Brétonne courut immédiatement vers lui, s'agenouilla et déposa des paumes réconfortantes sur ses épaules tremblantes.
"Ralof, murmura-t-elle, c'était juste un cauchemar. C'est fini."
Il la fixa alors d'un œil fou, puis se calma lentement, fronçant les sourcils et remuant les lèvres comme pour préparer un discours.
"Siltafiir ?" Souffla-t-il, incertain.
Elle acquiesça, puis recula sensiblement en remarquant qu'il était à nouveau adulte. À quel moment, exactement, avait-il recouvré sa maturité ? Oh, et peu importait. Elle pourrait se poser la question plus tard, quand il aurait arrêté de pleurer.
"Rivebois est en sécurité, ajouta-t-elle en passant ses bras derrière la nuque du Nordique, et tu n'es plus un enfant, ces bandits ne tiendraient pas dix secondes contre toi.
- J'aurais voulu que ce soit déjà le cas quand j'étais gosse, murmura-t-il en enlaçant sa taille et en posant le front contre son épaule.
- Tu veux dire que tes parents sont… Ils sont…
- Mon père seulement, coupa-t-il, la relève des gardes est arrivée juste à temps pour sauver la plus grande partie du village, mais…"
Il resserra quelque peu sa prise.
"Mais s'ils n'avaient pas été là…"
Il inspira difficilement, étouffa un reniflement et enfouit son visage dans le cou de Siltafiir. Celle-ci lui frotta gauchement le dos, n'ayant jamais rencontré pareille situation, ne sachant trop comment consoler quelqu'un, surtout pas un orphelin. Lui présenter ses condoléances semblait inapproprié, et beaucoup trop formel, mais demeurer muette lui apparaissait plus gênant encore. Changer de sujet, peut-être ? N'importe-quoi tant qu'il souriait.
"Tu ne m'as jamais parlé de ta mère, remarqua-t-elle finalement d'une voix hésitante, comment… comment elle est ?"
Elle craignit une seconde que le sombrage lui révèle un décès supplémentaire, mais se détendit en l'entendant gagner en assurance.
"Elle s'est engagée chez les sombrages dès que Gerdur a pu s'occuper de la scierie, conta-t-il en reculant un peu, je me souviens encore du jour où elle a appris, pour le Traité de l'or blanc. J'ai cru qu'elle allait démolir la maison."
Il échappa un faible rire, arrachant un soupir victorieux à sa confidente.
"Elle est en charge de notre camp de la Crevasse, reprit-il avec plus d'entrain, une zone dangereuse; c'est pour ça qu'elle s'en occupe. On ne s'est pas vus depuis des mois par contre, mais c'est normal pour deux officiers. Plus de responsabilités, moins de jours de perm'.
- Officiers ? S'étonna-t-elle en le fixant dans les yeux. Tu es gradé ?
- Sous-lieutenant.
- Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
- Ça ne me semblait pas important, répondit-il en haussant les épaules, lieutenant, capitaine, général, c'est rien à côté de l'Enfant de Dragon.
- Diriger des troupes et parler fort sont deux choses différentes, marmonna-t-elle dans une moue inconfortable, et puis, oui, je pense que c'est important. C'est la preuve que tu es digne de confiance. Des gens sont prêts à te suivre parce que tu as prouvé ta valeur, pas parce que ton nom apparaît dans une vieille prophétie."
Elle abaissa son regard, soudainement honteuse d'avoir ramené la conversation à ses propres ennuis. Belle manière de consoler quelqu'un, pensa-t-elle aigrement. Elle se redressa subitement quand un index calleux lui frôla la joue, puis passa derrière sa tête pour l'attirer dans un baiser tendre et rustre tout à la fois. La mâchoire poilue du soldat lui chatouilla les lèvres, leurs nez se heurtèrent délicatement, la chaleur lui monta au visage et ses doigts s'accrochèrent possessivement à la tunique du sombrage. À son grand désarroi, il s'écarta pourtant de leur étreinte, mais s'empressa de joindre leurs fronts avant de murmurer:
"Les divins t'ont choisie pour une bonne raison, j'en suis sûr."
Ces mots n'accomplirent rien, que confirmer les doutes qu'elle nourrissait déjà, mais elle força tout de même les coins de sa bouche à s'élever avant d'embrasser timidement le Nordique. Il répondit en l'amenant tout contre lui, apparemment convaincu que ses encouragements avaient eu l'effet escompté, puis osa s'aventurer plus loin encore lorsque ses baisers tracèrent un chemin jusqu'au cou de la jeune fille. Elle frissonna discrètement quand il déposa un souffle brûlant sur sa gorge, oubliant un instant son stress, ses plaintes et tout ce qui l'attendait à son réveil. Penchant légèrement la tête pour offrir un accès dégagé à cette délicieuse affection, elle l'entendit respirer profondément, sentit ses doigts lui parcourir le dos, inhala son parfum âcre et métallique, mais se statufia quand une poigne ferme lui enserra la cuisse et qu'une autre passait sous le cuir de son armure pour lui saisir les reins.
"R-Ralof, souffla-t-elle d'une voix vibrante.
- Hm ?" Répondit-il en continuant son exploration.
Elle demeura muette, ne sachant comment phraser son trouble, électrisée et paniquée par ce touché inquisiteur, son cœur s'affolant de plus en plus à mesure que la paume du guerrier approchait de son bas-ventre. Son silence et son immobilité alertèrent finalement le sombrage, qui releva les yeux et l'observa, intrigué par ce soudain malaise.
"Il y a un problème ? Demanda-t-il en fronçant des sourcils inquiets.
- Euh, oui, non, bégaya-t-elle en essayant d'ignorer la main sur sa jambe, c'est compliqué.
- Dis-moi." Encouragea-t-il en s'emparant délicatement de ses doigts nerveux.
Enfin capable de réfléchir sous ce contact plus chaste, elle commença à rassembler ses mots et, le teint écarlate, bredouilla hâtivement:
"Je ne sais pas quoi faire.
- À propos de quoi ? Questionna-t-il simplement.
- À propos de… de… je manque d'expérience, on va dire.
- D'expérience pour quoi ?"
Elle se mordit la lèvre, insultant sa couardise et rougissant de plus belle. Parler de mort et de destruction avec un dragon, rien de plus simple. Parler de sujets intimes avec un homme qui l'intéressait, c'était une autre histoire. Le Crâne devait s'amuser follement.
"Oh ! S'exclama brusquement le soldat en lui arrachant un sursaut. Tu n'as jamais couché avec personne ?"
Elle répondit d'un hochement de tête négatif, ses joues se perdant dans les pourpres.
"Je suis étonné, reprit-il dans un rire maladroit, une fille aussi belle que toi…
- Très drôle, grommela-t-elle couvrant machinalement ses cicatrices.
- Je ne plaisante pas." Insista-t-il en abaissant son poignet.
Il se pencha et déposa une bise légère sur sa peau balafrée.
"Tu es magnifique."
Il l'enlaça tendrement, tandis qu'elle découvrait des niveaux de carmin jusqu'alors ignorés.
"On va y aller à ton rythme, bâilla-t-il en s'appuyant sur son épaule, là tout de suite, je crois que je vais plutôt…"
Un ronflement sonore agressa l'oreille de la jeune fille, puis un froid intense la saisit quand l'embrassade rassurante de Ralof se dissipa. Les lumières irrégulières de Quagmire avaient remplacé l'obscurité du cauchemar dévoré et seul un portail fermé se dressait devant Siltafiir, lui rappelant sans pitié ses devoirs d'héroïne et ses déboires de voleuse.
Vous avez l'air de vous sentir mieux, constata le Crâne avec malignité.
"J'en ai l'impression, confirma-t-elle dans un sourire timide, mais maintenant c'est ton tour. Allons te remplir l'estomac."
Je n'ai pas d'estomac, siffla-t-il d'un ton étrangement amer.
"T'as compris ce que je voulais dire." Se défendit-elle en reprenant son chemin vers les limbes des souvenirs.
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Siltafiir cligna des paupières, la tête lourde, la langue pâteuse, la nuque courbaturée. Elle s'étonna un instant de voir la lame de sa dague refléter ses yeux rougis, puis se rappela, par bribes, son dialogue avec Delvin. Se redressant difficilement, elle crut tomber de son siège quand le monde bascula sans prévenir. Elle s'accrocha à la table, inspira profondément, puis ravala le nœud qui s'était formé dans le fond de sa gorge.
"Enfin réveillée ? Rit une voix masculine en face d'elle.
- Brynjolf ? Questionna-t-elle d'un timbre rauque.
- Lui-même.
- Où est Delvin ?
- En train de dormir. Il m'a fait un rapport sur ta situation avant d'aller se coucher, mais…"
Il n'eut l'occasion de terminer sa phrase. La Brétonne s'était plaquée une paume contre la bouche et affichait maintenant une expression horrifiée. Sa chaise heurta le sol alors qu'elle se précipitait vers le centre de la Cruche Percée, se penchait sur la barrière boisée qui délimitait le canal d'eau et y abandonnait toute sa contenance. Littéralement. Nulle goutte ou miette ne demeura dans son estomac à la fin de cette vidange impromptue, ne laissant qu'un goût amer sur ses papilles endolories et des crampes sans merci dans ses côtes meurtries. Pour ne rien arranger, des éclats de rires tambourinaient contre ses tympans, blessant tant son crâne que sa fierté. Elle se retourna et grommela en découvrant un bar rempli de visages hilares, moqueurs, parfois compatissants, tous braqués sur elle.
"Et merde…"
Elle retourna à son siège, la patte trainante, le releva et s'y effondra mollement. Usant de ses bras comme d'un oreiller, elle retrouva le confort de la table et Brynjolf put reprendre ses explications entre deux hoquets amusés:
"Je disais: Delvin m'a expliqué le problème, malheureusement on a déjà vendu presque tout ce qui venait de chez toi. Le seul truc qui reste, c'est ça."
Il posa un objet tintant devant elle.
"Les symboles de Talos sont durs à écouler ces temps-ci; même les croyants ont peur de s'en procurer."
Elle ramassa distraitement le pendentif, puis, prise d'une pulsion dont elle ignorait l'origine, le passa autour de son cou. Une tiédeur réconfortante se diffusa dans sa gorge, lui dérobant un sourire aigre, quand elle le glissa sous son col.
"Merci quand même." Grogna-t-elle en cherchant son sac du regard.
Elle le dénicha rapidement, puis en sortit une potion de soin, remédiant ainsi à sa gueule de bois vrombissante. Ceci fait, elle replongea dans son bagage, vérifia que toutes ses possessions s'y trouvaient, soupira de soulagement et reporta son attention sur le voleur.
"Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? Demanda-t-il en adoptant une attitude plus sérieuse.
- Offrir à Mercer de me réengager en échange du tort qui m'a été infligé, répliqua-t-elle théâtralement.
- Ça ne fonctionnera jamais.
- Mais ça ne coûte rien d'essayer. Ma maison est déjà vide, je ne vois pas ce qui pourrait arriver de pire.
- J'ai bien quelques idées, dit-il en lui jetant un regard concerné, en plus, tu n'avais pas une mission divine à accomplir, ou quelque-chose de ce genre ?
- J'y travaille.
- Donc, tu vas lui demander de te réserver une place en prévision d'un retour hypothétique ? Aucune chance qu'il accepte.
- Rien à perdre, crissa-t-elle en quittant sa chaise, d'ailleurs je vais y aller maintenant, j'ai passé trop de temps ici.
- Il va demander à Thrynn ou Funeste de te jeter dehors.
- Je prends le risque.
- Tu vas te ridiculiser devant tout le monde.
- Ma cuite d'hier soir s'en est déjà chargée.
- Il te dénoncera aux gardes qui ont distribué ces avis de recherche.
- Quoi ?!"
Elle se jeta sur le papier qu'il avait extrait de sa poche et le parcourut rapidement. Son expression se décomposa tandis qu'elle sautait de mot en mot; Roderic Riscel offrait une récompense conséquente à quiconque rapatrierait sa fille cadette, Ursanne, et suivant cela se déroulait en lettres noires une description détaillée de sa personne. Elle relut plusieurs fois le billet, se demandant, le cœur battant, comment il avait pu la retrouver, puis réalisa sa bêtise. Evangeline. Bien entendu. Elle s'aplatit le front d'une paume honteuse, puis rendit la note froissée à Brynjolf.
"Il peut me dénoncer tant qu'il veut, siffla-t-elle en se penchant sur lui, aucun mortel ne forcera l'Enfant de Dragon à retourner bien sagement à la maison.
- C'est toi qui vois." Ponctua-t-il en frissonnant.
Elle tourna donc les talons, direction le centre de la Guilde, sans remarquer Vex qui la suivait comme son ombre. Chaque foulée lui demandait plus de courage que la précédente, consciente que les avertissements du Nordique n'étaient, et de loin, guère dénués de fondement. Mais il était trop tard pour reculer. Elle poussa donc la porte du quartier général et, gonflant ses poumons de toute la bravoure qu'elle pouvait emmagasiner, avança d'un pas raide vers le bureau du maître cambrioleur. Au début, personne ne la remarqua, son armure se fondant sans peine parmi ses congénères, puis sa démarche rapide et la direction qu'elle avait prise interpellèrent les spectateurs, attirant leurs regards, un par un, droit sur elle. Elle les ignora, puis atteignit le bureau du chef, sur lequel il était courbé à analyser des cartes et des livres de compte. Sans même lever les yeux, il parla:
"Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je ne sais pas si tu es au courant, commença-t-elle d'une voix qui se voulait posée, mais la maison d'un des thanes de Blancherive était sur votre liste de contrats.
- Va à l'important, s'impatienta-t-il.
- C'est moi, ce thane. J'attends une compensation."
Mercer daigna se désintéresser de ses activités monétaires et la gratifia d'un sourcil dubitatif. Elle recula sensiblement quand il s'écarta de son plan de travail, le contourna et approcha d'une démarche prédatrice. Maintenant devant elle, bien qu'il ne la dépasse que d'une poignée de centimètres, sa stature paraissait plus imposante que celle de tous les Nordiques qu'elle avait rencontrés jusqu'alors et elle se rappela pourquoi il était le maître de ces lieux.
"Sinon quoi ? Ricana-t-il d'un timbre mielleux.
- Tu ne veux pas de moi comme ennemie, Mercer, sourit-elle d'une lèvre tremblotante.
- Comme tu peux le voir, je suis terrifié. Maintenant dégage."
Elle ne s'était pas attendue à une conversation plaisante, mais le mépris suintant de ces paroles attira une grimace intimidée sur son visage, tout en éveillant sa frustration. Elle ravala son stress et enflamma ses pupilles d'une motivation redoublée.
"Je te collerai au cul jusqu'à ce que tu me rendes ma place." Gronda-t-elle en abandonnant toute idée de politesse.
Un couinement surpris sauta de sa gorge quand le voleur lui empoigna le col et l'attira à lui jusqu'à ce que leurs nez se frôlent.
"Pour qui tu te prends ? Susurra-t-il en l'étranglant à moitié. On n'est pas en Haute-Roche, ici, il n'y a pas de dame Riscel qui tienne, ou que sais-je encore, alors oublie tes airs supérieurs et retourne jouer la bourgeoise offusquée là où ça sert à quelque chose.
- Si je décide de faire appel aux droits de mon sang, marmonna-t-elle entre deux toux, ce ne sera certainement pas au nom de la famille Riscel.
- Et qu'est-ce que c'est supposé vouloir dire ? Crissa-t-il en resserrant sa prise.
- Mercer !" Interrompit la voix autoritaire de Vex.
Ils se tournèrent tous deux vers l'Impériale, trop étonnés pour s'offusquer de cette intrusion. Elle marcha lentement vers eux, se massant une tempe en regrettant déjà ses paroles:
"Tu devrais accepter, grommela-t-elle en croisant les bras, la petite ne va pas lâcher l'affaire, et - ça me fait mal de le dire - je ne crois pas que la faire jeter en prison ou rapatrier chez elle serait suffisant pour la garder loin d'ici. Tu pourrais la tuer, à la rigueur, d'ailleurs je ne t'en empêcherais pas, mais refuser une paire de bras motivés, dans notre situation…"
Elle laissa sa phrase en suspens, satisfaite de sa performance. Ne restait plus qu'à attendre le dénouement des hostilités. De leur côté, les deux concernés tremblaient discrètement, l'un de colère, l'autre d'anxiété, puis le chef des voleurs libéra la jeune fille pour retourner à ses cahiers en se frottant pensivement la barbe. Elle, de son côté, se massa la gorge, ne manquant de lui décocher un regard assassin et, contre son bon jugement, rajouter un point aux négociations.
"À ce propos, je n'ai pas exactement terminé le… truc qui m'a forcé à partir, donc si je pouvais… peut-être… attendre un peu avant de…"
Ses mots se perdirent sous sa langue quand Mercer menaça de se jeter sur elle, toutes griffes dehors, et que Vex siffla d'exaspération.
"Je-Je peux essayer de concilier les deux choses, se rattrapa-t-elle en élevant défensivement ses paumes, mais je risque d'être un peu lente à ramener mes prises.
- Tu te fous de ma gueule ? Cracha le maître voleur.
- Je le jure sur tous les divins, et même les daedras si tu veux, supplia-t-elle en se courbant dans une basse révérence, je veux faire partie de la Guilde ! Je le veux plus que n'importe quoi d'autre sur Nirn, et jamais je ne serais partie si j'avais eu le choix !"
Elle se tut un instant, la respiration lourde, puis ajouta faiblement:
"S'il te plaît…"
Un silence lourd s'abattit sur le trio, et le frottement d'une semelle alerta la plus jeune. Elle releva juste assez les yeux pour voir que Mercer s'approchait à nouveau, mais n'osa affronter son regard lorsqu'il s'immobilisa à seulement quelques centimètres.
"Pourquoi être revenue avant d'avoir terminé cette si mystérieuse tâche ? Souffla-t-il en lui saisissant brusquement l'épaule.
- Je… Je pensais que, de toute façon, tu n'accepterais jamais de me reprendre, avoua-t-elle dans une grimace surprise.
- Je vois, reprit-il en plantant lentement ses doigts dans la zone la plus sensible de l'articulation, dans ce cas, notre contrat ne peut se conclure qu'à une condition.
-Tout ce que tu veux, crissa-t-elle en tentant de conserver une position droite malgré la douleur.
- Une de mes vieilles amies est sortie de l'ombre il y a peu, expliqua-t-il en continuant de la maltraiter, une dénommée Karliah - pas que tu la connaisses. Je m'apprêtais à lui rendre visite. Accompagne-moi là-bas, et peut-être que je penserai à te réengager."
Il libéra finalement la jeune fille, qui ne se priva d'un gémissement soulagé, et termina leur conversation:
"Ce sera l'occasion de me montrer ce que tu vaux sur le terrain. Maintenant va voir Tonilia, la Guilde n'a pas besoin d'un membre dont l'armure tombe en morceaux."
Elle écarquilla les yeux, puis se tourna vers l'Impériale qui affichait une expression similaire, puis observa à nouveau Mercer, de retour sur ses papiers, puis jeta un regard circulaire au quartier général et à toutes les têtes curieuses qui avaient assisté à la scène. Cela s'était-il vraiment produit ? Était-elle… de retour ? Elle fut arrachée à sa contemplation par Vex, qui s'empara soudainement de son bras meurtri et, sans écouter ses plaintes, la traîna vers le bar.
"T'as plus de couilles que tous les mecs de la Guilde réunis, remarqua-t-elle d'une voix tranchante, dommage que la cervelle ne suive pas.
- Merci, couina-t-elle en essayant d'ignorer sa peine.
- C'était pas un compliment.
- Merci de m'avoir soutenue - aïe ! - devant Mercer."
Vex s'immobilisa, lâcha la Brétonne, et lui fit face.
"Tu as intérêt à faire un boulot parfait, sinon je me serai ridiculisée pour rien, et je déteste me ridiculiser, menaça-t-elle d'un ton fort similaire à celui du chef, je te conseille de parler à Bryn', il aura deux ou trois infos utiles, si tu dois croiser Karliah."
Siltafiir acquiesça pendant que son aînée s'enfonçait dans les couloirs. La manière dont les voleurs avaient prononcé ce nom, Karliah, n'augurait rien de bon, mais toute menace pâlissait en comparaison d'Alduin. En plus, elle avait retrouvé sa place; il n'était guère lieu de se plaindre.
Elle se massa l'épaule et, un sourire heureux accroché au visage, s'en alla chercher son nouvel équipement.
À suivre…
Mots draconiques:
Zu'u mey kiir ! - Je suis (une) stupide enfant.
Un chapitre de plus, avec plein de dialogues partout.
Comme d'habitude, je demande vos critiques. Remarquez-vous des fautes ? Le comportement d'un des personnage vous semble-t-il inapproprié ? Faites pleuvoir !
En espérant que vous appréciez toujours autant cette histoire, ô lecteurs de mon cœur, je vous souhaite une très bonne journée. Ou nuit. Peu importe.
Et dédicace spéciale à Calcidoine dont les conseils m'ont permis de rendre ce chapitre crédible (allez lire ce qu'elle fait, c'est super bien).
