Goraan In ! Jeune Maître

Quagmire n'était pas un endroit silencieux. Au premier abord, ce plan semblait calme, sans vie, mais pour peu qu'on tende l'oreille, la rumeur d'une foule invisible se détachait d'entre les portails. Aucune cohérence ne reliait ces voix éparses, mais elles s'unissaient malgré tout dans un vrombissement oppressant. Siltafiir se demanda comment elle avait pu ne jamais les entendre, tous ces gens qui riaient et pleuraient, hurlaient et murmuraient, sans réaliser qu'ils ne vivaient rien de plus qu'un rêve éphémère. Elle voulut faire part de cette étrange observation au Crâne, mais sa gorge se serra douloureusement. L'absence de son compagnon daedrique lui apparut plus oppressante que jamais face à ce concert de voix endormies.

Elle se dirigea rapidement vers l'océan de souvenirs, tant par habitude que par désir de quitter le brouhaha incessant des dormeurs, mais une anomalie captura son attention. Une silhouette fantomatique apparut à un croisement, puis s'évapora tout aussi vite, engloutie par le dédale onirique. Peut-être n'était-elle pas si seule, après tout. Elle poursuivit immédiatement la figure mystérieuse, mais abandonna la course en ne découvrant que des bifurcations, et pas la moindre trace du spectre. Déçue, elle s'apprêta à reprendre sa route, puis se rappela qu'elle était l'Enfant de Dragon, et que l'Enfant de Dragon possédait des pouvoirs forts pratiques dans ce genre de situation.

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Plusieurs formes humanoïdes apparurent alentours, toutes trop éloignées pour qu'elle tente de les rejoindre, à l'exception d'une seule. D'une démarche discrète, elle glissa contre les parois du labyrinthe, sans cligner, sans respirer. Elle était proche, très proche, plus qu'un contour et elle se trouverait face à cet espion amateur. D'un bond, elle se jeta sur l'importun, mais sa découverte la pétrifia.

"Qu'est-ce que vous faites là ? Hoqueta-t-elle dans un mouvement de recul.

- Je vis mon décès comme quelqu'un qui a servi Værmina durant de trop nombreuses années, murmura Erandur en fixant la jeune fille avec intensité, ayant trouvé ma fin en plein cœur de son temple, même le pouvoir de Dame Mara n'aura suffi à sauver mon âme."

Elle se tritura les doigts nerveusement. C'était mauvais. Très mauvais. Pourquoi avait-il fallu qu'elle rencontre Erandur ? De toutes les personnes qu'elle espérait ne jamais revoir…

"Qu'est-ce que vous faites là ? Demanda-t-il à son tour. Vous respirez encore, votre place est sur Nirn.

- J'ai passé un accord avec Værmina, confessa-t-elle en baissant la tête.

- Comme le font tous ses adeptes, mais aucun n'a jamais reçu l'accès à Quagmire de son vivant. Aucun dont j'aie entendu parler.

- Les âmes des dragons requièrent un traitement spécial, compléta-t-elle en s'étonnant du calme qu'il affichait.

- Comment cela ?"

Elle l'observa curieusement, s'étant préparée à recevoir sa fureur, la même fureur qu'elle ressentait dès que Mercer lui traversait l'esprit, mais seul un intérêt sincère s'écoulait de ses paroles.

"Pour m'empêcher de rejoindre les flots du temps à ma mort, il lui fallait… ancrer mon âme ici. C'est ce que le Crâne m'a expliqué, en tout cas.

- Le… Crâne ? Vous voulez dire le Crâne de la Corruption ?"

Elle acquiesça, puis lui conta l'histoire en détails, ne manquant d'observer chaque tressaillement de son visage spectral. Ça n'était pas comme si elle avait autre chose à faire de toute manière, et il ne semblait pas enclin à lui faire payer son méfait dans l'instant. Il l'écouta attentivement, hochant la tête dès qu'elle terminait une phrase, fronçant ou élevant les sourcils quand un élément inattendu s'ajoutait à son discours. Pas une fois tout au long du récit n'essaya-t-il de l'interrompre et, le voyant s'armer d'un regard de plus en plus compatissant, elle craqua:

"Pourquoi vous n'essayez pas de vous venger ?

- Pardon ? S'étonna-t-il face à ce brusque virement de conversation.

- Je vous ai tué. Pourquoi vous n'essayez pas d'en finir avec ma vie, ou au moins de me faire du mal ?"

Le sourire qu'il lui décocha la déstabilisa complètement. Elle l'avait condamné, par les divins ! Pourquoi devait-il réagir comme… comme…

"Je suis un prêtre de Mara, peu importe le lieu où repose mon âme.

- Mais vous êtes… Vous avez… À cause de moi et… Pourquoi ?

- J'ai ressenti beaucoup de colère lorsque vous m'avez trahi, avoua-t-il en arrachant un frisson coupable à sa meurtrière, mais les préceptes de Dame Mara m'ont aidé à accepter ma punition. Les crimes que j'avais commis au nom de Værmina ne pouvaient s'effacer si aisément. De plus…"

Il s'avança en tendant une main translucide vers Siltafiir.

"Je n'ai aucun pouvoir, ici; même si je le voulais, je ne pourrais rien vous faire." Termina-t-il en passant des doigts intangibles au-travers de son armure.

La jeune fille retint sa respiration en voyant un poignet se planter dans son torse, puis siffla de soulagement quand il se retira.

"Je vois." Murmura-t-elle sans oser regarder le prêtre.

Elle ne comprenait toujours pas. Si elle avait été dans sa situation… Correction: elle se trouvait dans sa situation, à un ou deux détails près. Comme Mercer, elle l'avait laissé passer devant, comme Mercer, elle s'était servie de lui comme bouclier pour contrer les pièges et les ennemis, comme Mercer, elle l'avait abandonné à pourrir au fond d'un temple décrépit. Comme Mercer. Une boule douloureuse se forma dans sa gorge.

"Est-ce que je peux… faire quelque chose ? Marmonna-t-elle piteusement.

- Il est trop tard. Dans peu de temps, je ne ferai plus qu'un avec ce plan. Je nourrirai le pouvoir du Prince Cauchemardesque comme tant d'autres l'ont fait avant moi.

- Je… Désolée…"

Ils demeurèrent un instant silencieux, puis Erandur sembla se rappeler d'un événement lointain.

"En vérité, j'ai bien une demande."

Elle releva la tête, prête à tout pour alléger la peine engendrée par ses actes.

"J'aimerais voir votre visage."

C'était logique. Elle esquissa un mouvement en direction de son masque, hésita une seconde, puis le retira en prenant garde à bien observer tout ce qui l'entourait, sauf son interlocuteur.

"Vous êtes jeune, remarqua le prêtre d'un ton sincèrement surpris, plus que ce que je pensais."

Siltafiir voulut lui demander à quoi il s'attendait exactement, mais le monde bascula brusquement. Ses pieds se soulevèrent, sa voix s'éleva dans un cri aigu, son dos heurta des planches grinçantes et la lumière de Magnus lui blessa les pupilles lorsqu'elle traversa les orbites de Krosis.

"Accrochez-vous, la route est mal entretenue par-ici."

Un peu tard pour l'avertissement, songea-t-elle en se redressant maladroitement. Les cahotements du chariot la rejetèrent sans révérence sur le banc, où elle se tassa en massant ses courbatures. Un coup d'œil au ciel lui apprit que le jour se levait à peine et que sa destination se trouvait en vue. Une des trop nombreuses montagnes du pays découpait les nuages, et dans son flanc se taillait Markarth, la ville de pierre où coulaient sans retenue le sang et l'argent. Enfin, c'est ce que tous ses habitants répétaient fièrement dès qu'on tentait d'obtenir des informations sur la cité. Certains prétendaient que cette appellation venait de l'argent dépensé pour faire couler le sang des curieux et des gêneurs, d'autres que ses origines se trouvaient au fond de la mine de Cidhna, là où le sang des prisonniers servait à évider, coup de pioche après coup de pioche, les filons d'argent qui tapissaient les sous-sols.

"Si vous restez cette nuit, je vous conseille l'auberge des Sang-d'Argent. On y sert les meilleures bières de la Crevasse."

Quel exploit ! pour la seule auberge de toute la châtellerie, pensa-t-elle en le remerciant.

Les portes traversées, elle commença par se diriger vers la pièce maîtresse de l'architecture: le château Cœur-de-Roche. D'après Enthir, Calcelmo s'y trouvait. Ne restait plus qu'à découvrir s'il était d'humeur à partager son érudition ou si, tout comme Gallus, elle devrait user de ses talents furtifs. Malgré son désir d'éventrer Mercer le plus tôt possible, elle espérait qu'il refuserait; un bon cambriolage, rien de tel pour éloigner les pensées parasites.

L'entretien fut bref. Une simple mention de ses travaux jeta le sorcier dans une frénésie défensive et la Brétonne rebroussa chemin, un sourire radieux derrière son masque. N'importe quel larcin apportait son lot de satisfaction, mais une proie réticente décuplait l'attrait de l'exercice. Cette proie-là semblait particulièrement portée sur la dissimulation de ses travaux, au point d'avoir engagé une petite légion de mercenaires pour protéger son bureau des curieux, sans compter sa réquisition des gardes de la ville. L'expédition s'annonçait palpitante, mais rien ne se conclurait avant le soir. Si elle devait fuir rapidement, le couvert de la nuit serait un allié de taille, et il lui fallait remplir sa réserve de potions avant de commencer l'opération, aussi rendit-elle visite à l'apothicaire de la ville.

Elle aimait bien cette boutique, mais ce pour une raison que beaucoup considéreraient triviale: son emplacement. Contrairement au reste des bâtisses, celle-ci se tenait en retrait, juste à côté des fonderies, à un endroit facilement repérable. Nul besoin d'errer des heures durant entre les rues grises et les couloirs étroits de la rocailleuse Markarth. De plus, le service y était correct.

"Vous auriez de la nirnroot ou des œufs de chaurus ? Demanda-t-elle une fois au comptoir.

- C'est pour une potion d'invisibilité ? Rétorqua la tenancière en se penchant vers sa cliente, qui acquiesça timidement. Je n'ai ni l'un ni l'autre en stock, par contre j'ai reçu une quantité impressionnante de poussière de vampire.

- Encore mieux. Ce sera parfait avec mes ailes de noctuelle. Est-ce que je peux emprunter votre laboratoire ?

- Bien entendu, il est juste… là…"

Siltafiir se retourna pour découvrir l'assistante de la vendeuse, s'entretenant nerveusement avec une étrange personne couverte de cuir rouge et noir. Une seule partie de l'inconnu dépassait de l'armure moulante: une queue touffue aux battements nerveux. Les Khajiits étaient indéniablement des maîtres de la discrétion; malgré son entraînement assidu, la jeune voleuse ne l'avait entendu entrer.

"Muiri, fais de la place à notre cliente. Tu as encore laissé trainer ton équipement sur la table de travail."

L'interpellée rougit jusqu'aux oreilles, puis s'excusa auprès de Siltafiir, puis de sa patronne, puis du Khajiit, avant de jeter une bourse dans les pattes de ce dernier et de s'excuser encore une fois. En quelques secondes à peine, l'alambic, les recettes, le mortier et le pilon étaient de retour sur leurs étagères et le Khajiit avait disparu avec autant de délicatesse que lors de sa venue. La Brétonne, son achat en mains, s'approcha du laboratoire. Incapable de manier la magie, elle avait passé dix fois plus de temps que tous les autres élèves de l'école de Refuge penchée sur les laboratoires d'alchimie. Au moins un talent que sa famille ne pouvait lui reprocher.

Ses concoctions embouteillées, elle retrouva l'air libre et, constatant que le soleil n'avait même atteint son zénith, décida qu'un repas et une boisson à l'auberge ne lui feraient guère de mal. On ne réussissait pas un boulot de cette envergure avec un estomac vide. Après quelques minutes de carrefours et d'hésitations, elle passa les portes de la taverne, lieu universel de repos et de détente. Malheureusement, les notes d'un luth accompagnaient un chant qu'elle aurait préféré ne pas entendre, surtout à ce moment.

Un héros, ce héros, viendra nous délivrer

Et voilà qu'une tablée de fêtards se mettait à suivre la musicienne de leurs voix rauques. Bah, il y avait pire qu'une troupe de fans engagés, se dit-elle, résignée.

Écoutez-le qui vient, lui l'Enfant de Dragon

L'un d'entre eux, ou plutôt une, le visage couvert d'une capuche et d'un col relevé, grimpa sur son siège, puis se mit à danser entre les chopes.

Dans sa voix le pouvoir de l'antique art nordique

La danseuse courba soudainement le dos, les poings serrés contre le torse, puis des exclamations enthousiastes s'élevèrent parmi ses compagnons de beuverie.

Oyez, oyez, l'Enfant de Dragon

Elle se redressa alors et, poussant un hurlement bestial, leva les bras au plafond, produisant une impressionnante gerbe de flammes entre ses deux mains. Tous les spectateurs répondirent en beuglant, quémandant plus de démonstrations.

Bordeciel sera sauvée de ses ennemis

L'Enfant de Dragon ricana devant cet hommage à sa personne et s'inclina discrètement. L'imitatrice méritait un bon point pour la qualité de son acte, il était vrai que quiconque n'ayant jamais vu le Thu'Um aurait pu confondre ce sort avec un cri, au moins pour un temps. Elle se dirigea vers le bar, soudainement curieuse.

Prenez garde il arrive l'Enfant de Dragon

"C'est qui l'enthousiaste ? S'enquit-elle auprès de l'aubergiste en pointant la concernée du doigt.

- Vous venez d'arriver, pas vrai ? Dit-il en souriant de toutes ses dents. C'est l'Enfant de Dragon, la seule, la vraie.

- Tiens donc…"

La nuit va disparaître et la lumière vaincra

Cette information aurait dû la réjouir. Quoi de mieux qu'un leurre pour rester discrète ? Mais l'idée que quelqu'un d'autre puisse profiter de sa gloire durement amassée l'horripilait.

Vous le verrez bientôt, l'Enfant de Dragon

Tant pis, pensa-t-elle en soupirant, sa mission demandait de passer inaperçue, pas moyen de succomber à ses désirs de grandeur.

"Encore !" S'exclama la fazsse Dovahkiin qui était descendue de sa table.

La barde protesta, disant qu'elle avait déjà joué cet air plus d'une dizaine de fois.

"Et vous le jouerez au moins dix de plus !

- Ah non !"

Un silence choqué s'abattit sur l'assemblée, et tous observèrent Siltafiir qui marchait d'un pas décidé vers la chanteuse. Une ou deux fois, très bien, pas de problème, mais entendre cette ballade toute la journée, non merci !

"Voilà cent septims, grommela-t-elle en agitant une bourse devant la jeune femme, ils sont à vous si vous me jurez de ne plus jouer cette chanson tant que je suis ici.

- Mais, je ne sais pas si… Hésita la musicienne en observant tantôt la prétendue Enfant de Dragon, tantôt le sac tintant.

- Ignorez-la, ricana l'usurpatrice d'un ton un peu trop venimeux, ce n'est rien de plus qu'une pauvre âme envieuse de mon pouvoir. "

Siltafiir se crispa, déposa brusquement la monnaie entre les paumes à moitié ouvertes de la barde, et traversa la pièce vers celle qui commençait dangereusement à lui taper sur le système.

"Votre attitude me paraît fort hostile, siffla celle-ci en se positionnant pour l'affrontement, peut-être que je devrais vous rappeler mes exploits, ça vous refroidirait un peu. Au bosquet de Kyne, par exemple-

- La ferme !"

Un vent glacial balaya la pièce, éteignant âtre et chandelles, renversant chopes et coupes, dérobant l'équilibre de tous ceux qui se tenaient devant la Brétonne.

"J'étais prête à t'ignorer, dit-elle en tentant de calmer sa voix instable, mais il a fallu que tu agites mon propre nom sous mon nez."

Elle trembla de la tête aux pieds.

"Je suis le seul et unique Enfant de Dragon ! Rugit-elle en faisant gémir les fondations de la taverne. Si je n'ai pas envie d'écouter ma propre chanson, je n'écouterai pas ma propre chanson !"

Elle aurait dû s'arrêter ici, la menteuse avait compris, mais sa culpabilité face à Erandur, sa haine de Mercer, sa peur de ne jamais revoir son compagnon de route et seul moyen d'échapper un jour à Værmina profitèrent de sa faiblesse pour l'assaillir.

"Je ne laisserai pas un vulgaire joor me dicter ma conduite alors que je me troue le cul à tous vous sauver !"

Deux bouteilles explosèrent sur une table proche, une tapisserie se décrocha, et seule la respiration vibrante de la parleuse troublait le calme terrifié de la taverne. D'autres mots, bien plus destructeurs que ce simple accès colérique, menaçaient d'attaquer la forme recroquevillée de l'usurpatrice, mais Siltafiir se mordit les lèvres et força son souffle ancestral à rester bien au chaud dans ses poumons.

"Si j'étais vous, je déguerpirais, conseilla-t-elle en faisant vibrer l'air autour de son masque, avant que je décide de vous montrer ce qu'est un vrai cri."

La menteuse se redressa, tanguante, pour tituber jusqu'à la porte, une main plaquée sur son oreille gauche. Même lorsqu'elle fut sortie, le public conserva son mutisme, attendant de voir ce que ferait le véritable Enfant de Dragon. Celui-ci se dirigea d'un pas claquant vers la cheminée, se pencha et y cracha un mot.

YOL

Une langue enflammée fouetta les bûches à moitié consumées, reprenant le travail là où il s'était interrompu avec plus encore de vivacité. Ceci fait, elle retourna vers l'aubergiste et, essayant toujours de contenir sa voix, lui commanda le repas et la chambre tant attendus. Elle n'eut à se répéter; une assiette remplie lui fut présentée dans la minute, et elle déposa une poignée de pièces devant le tenancier blême.

"Faites gaffe quand vous remettrez des bûches, marmonna-t-elle en indiquant le foyer ravivé, c'est un feu susceptible."

Personne n'osa souligner l'étrangeté de cet avertissement et elle se dirigea vers la chambre la plus en retrait, où elle engloutit son repas sans vraiment le goûter avant de se laisser tomber sur sa couche. Le matelas de pierre lui arracha un sifflement agacé, mais la fatigue accumulée durant son trajet inconfortable vainquit ses envies de douceur. En plus, songea-t-elle, si l'auberge avait été faite de paille et de bois, comme presque toutes les maisons du pays, elle n'aurait sûrement pas résisté à ses humeurs sanguines. Fixant le plafond, elle réalisa la gravité de sa réaction. Sans même le vouloir, elle avait usé du Thu'Um, et par ce fait, failli réduire en charpies toute une bande de civils innocents. Du moins, trop innocents pour mériter un tel châtiment. Elle déglutit. Si avec de bêtes mots humains elle créait tant de remous, mieux valait qu'elle n'use jamais d'un rotmulaag lorsqu'elle perdait son sang froid face à de simples mortels. Pas besoin d'un deuxième Erandur pour titiller sa culpabilité.

Grognante et soupirante, elle ferma finalement les yeux et se laissa happer par Quagmire, priant pour ne plus y rencontrer le prêtre.

xxx

Delvin n'aurait pas dû s'agiter à ce point. C'était bien grâce à sa chance surnaturelle que la gamine avait trouvé une place dans la Guilde, encore grâce à cette chance qu'elle avait pu convaincre le maître de lui rendre son statut de membre après sa démission, il n'était guère de raison qu'elle perde sa veine maintenant, même contre Karliah. Le voleur frissonna, mais se répéta que Mercer l'avait accompagnée. Malgré leurs différends, il la défendrait mieux que n'importe qui. Après tout, il était le meilleur.

Et le meilleur n'avait su protéger Gallus. Delvin grinça des dents, joua nerveusement avec sa bière, puis se leva. S'inquiéter ne servait à rien, autant dépenser son énergie utilement. Il sortit un papier de sa réserve de contrats et alla confier ceux qui restaient à Vex.

"Besoin de m'activer un peu. Je te laisse gérer ça un moment.

- C'est vrai que tu commençais à rouiller, moqua l'Impériale en acceptant le tas de paperasse, te fais pas coffrer surtout, ça me donnerait encore plus de boulot."

Il ne se fatigua pas à lui envoyer une réplique élaborée, se contentant de sourire avant de quitter le bar. Vex ne perdait jamais son impassibilité en public et ces quelques railleries étaient la preuve d'anxiété la plus éloquente qu'elle laisserait jamais apparaître. Traversant le quartier général, il repéra Brynjolf en train de faire les cents pas autour du bureau du chef. Tout le monde avait les nerfs à fleur de peau, pas de doute là-dessus. Le retour inattendu de Karliah, plus de vingt-cinq ans après son infâme trahison, avait levé des murmures d'angoisse et de colère dans les souterrains, et même les membres les plus récents s'étaient laissés contaminer par cette rage.

Grimpant l'échelle qui menait vers l'extérieur, il se félicita de son initiative. Un bon petit saccage dans sa ville préférée, voilà qui le détendrait mieux que toutes les bières de Vekel. Il commença par se diriger vers la maison de Bolli, heureux de voir une épaisse couche de nuages masquer la lune et ses rayons traîtres. Un rapide crochetage plus tard, il grimpait les escaliers vers la chambre, là où ronflaient paisiblement les propriétaires, sachant d'avance quelle armoire ouvrir pour dérober les tenues préférées de Nivenor. S'étant assuré qu'aucune des deux victimes ne s'était réveillée, il rejeta son sac sur son épaule et trotta silencieusement vers la sortie.

La soirée se poursuivit ainsi. Il rampa jusqu'à une autre demeure, contourna habilement la patrouille des gardes et se réjouit de ne rencontrer aucun contre-temps sur son parcours. Subtiliser les assiettes, pots et coupes dwemers que Bersi affectionnait tant s'avéra tout aussi aisé que son premier larcin, et il put courir discrètement chez Balimund, le forgeron. Là, il aéra sa réserve de sels de feu, l'ingrédient principal de son succès. Un moyen parfait pour le forcer à racheter son propre stock aux receleurs de la Guilde. Le pauvre homme perdait tout sang-froid dès que sa forge menaçait de s'éteindre, et les prix qu'il négociait lors de ses paniques faisaient le bonheur des vendeurs. La nuit avançait dans la joie et la bonne humeur.

Delvin n'était pas naïf; la malchance n'attendait rien de plus qu'une seconde d'inattention pour frapper, mais il se laissa tout de même ragaillardir par l'apparente facilité qui habillait ses gestes. Plus qu'une ou deux maisons et il pourrait rentrer dormir, l'esprit tranquille. Romlyn Dreth, le Dunmer qui s'amusait à vendre l'hydromel de Maven pour son profit personnel, fut la victime suivante. Outre sa réserve de bouteilles volées, il possédait une magnifique collection d'alcools à l'importation douteuse et au goût fameux. Une bonne occasion de lamper autre-chose que de la bière argonienne.

Décidant que sa besogne s'achevait là, le voleur guilleret retourna dans les sous-sols. Une nuit si prolifique, juste après le retour de leur porte-bonheur vivant, ne pouvait découler du hasard. Rien ne détériorerait son moral maintenant, il en était certain.

Il descendit l'échelle en sifflotant, travaillant déjà le récit de son expédition, mais une voix autoritaire et familière le ramena sur Nirn. Mercer ! Sans attendre, il se précipita vers le chef, qui s'adressait à un Brynjolf hautement agité. C'était mauvais.

"Karliah a réussi à s'enfuir." Gronda-t-il en fouillant son bureau.

Vraiment mauvais.

"Je pars à sa recherche."

Et pourquoi est-ce que la gamine ne se trouvait pas avec lui ?

"Je viens avec toi ! S'exclama Brynjolf en serrant rageusement le manche de sa dague.

- Non ! Je ne peux pas risquer de la laisser tuer un autre de nos membres."

La sacoche de biens volés sembla brusquement trop lourde pour son épaule tandis que Mercer approchait de la sortie. Il atteignit rapidement l'échelle et, sans regarder ses subordonnés, ajouta:

"C'était une bonne recrue. Sans Karliah, elle aurait fait une voleuse hors-pair."

Puis il s'en alla.

Un son de verre brisé emplit les souterrains quand le sac de Delvin s'écrasa sur les dalles.

xxx

Pas d'Erandur en vue. Parfait. Siltafiir courut jusqu'aux limbes des souvenirs, bien décidée à se trouver une distraction intéressante avant de croiser le prêtre. Nul besoin de chercher; avant même d'atteindre les flaques, un picotement bien connu s'empara d'elle. Un dragon, et pas n'importe lequel, un dragon de forme humaine se trouvait à proximité. L'envie de dévorer son âme et de lui offrir la sienne la saisit, et elle ralentit pour déguster cette sensation si savoureuse qu'inquiétante.

La mare apparut bientôt, plus grande encore que dans ses souvenirs, plus sombre aussi, mais toujours enveloppée de ce chant enivrant. La jeune fille s'y pencha, yeux clos, souffle retenu, appréciant la douce chaleur qui caressait sa peau, sa chair, ses os, frissonnant quand ses doigts plongèrent dans le liquide. Elle inspira profondément avant de totalement s'immerger, échappant un sifflement satisfait quand son être se mêla au bouillonnant mélange. Immédiatement, elle repéra l'image lumineuse de sa dernière visite, celle où ce mystérieux Enfant de Dragon avait absorbé sa première âme. Un rapide coup d'œil alentours la força alors à s'immobiliser.

La flaque était immense, certes, mais une mixture visqueuse suintait de presque toutes les gouttes mémorielles. Siltafiir tenta de s'approcher de l'un des souvenirs encrassés, mais des vapeurs fétides s'en dégageaient, rendant tout contact fort douloureux. Elle voulut demander au Crâne ce qu'était cette chose étrange, puis se rappela avec amertume qu'elle voyageait seule. Résignée, elle se retourna et choisit une bulle épargnée par la souillure, juste au-dessus de celle qu'elle connaissait déjà. Une voix calme et légèrement enrouée y résonnait, et Siltafiir s'engouffra dans le souvenir sans plus attendre.

Son hôte marchait le long d'un couloir, essayant de conserver le même rythme que leur interlocutrice, une grande femme drapée de noir, des cheveux de la même couleur virevoltant dans son dos.

"…et je suppose qu'aucun n'osera défier la parole de Paarthurnax. Nahkriin protestera sûrement, pour la forme, mais ton avenir est assuré."

Elle s'arrêta brusquement, puis se pencha sur le jeune homme nerveux. Le célèbre masque de Vokun, taillé dans un acier sombre et brillant de reflets magiques, le fixait avec intensité. Au-travers de ses orbites fendues apparaissaient deux iris blancs, lumineux, qui servaient d'yeux à la prêtresse.

"Ce n'est pas cette réunion qui devrait t'effrayer.

- Je n'ai pas peur, rétorqua-t-il un peu trop vite.

- Il faudra te montrer plus convaincant si tu veux qu'ils y croient." Ricana-t-elle en lui secouant amicalement l'épaule.

Elle réservait ce comportement pour leurs entrevues privées, n'affichant qu'indifférence et orgueil lors de ses apparitions publiques. Dire qu'à peine quelques semaines plus tôt il n'était rien de plus qu'un apprenti plein d'espoir. L'éveil de son pouvoir, de son âme de dragon, l'avait mené en un jour seulement du statut de postulant à celui d'élève exclusif de Vokun, sur ordre de maître Paarthurnax lui-même. Et voilà qu'il se dirigeait vers la salle des conseils de Volskygge, demeure de Volsung, où patientait l'assemblée des prêtres dragons en personne. Ses rêves les plus fous n'auraient osé prendre de telles proportions.

"Par contre, si on les fait attendre, ils auront une bonne raison de s'énerver, ajouta son professeur en le poussant vers une porte métallique.

- Est-ce que je dois dire ou faire quelque-chose ?

- Officiellement, tu es notre égal. Dis tout ce que tu penses. Cela étant, ton Thu'Um est encore faible. Tu peux essayer de donner ton avis, mais je ne pense pas qu'il sera pris en compte. Peut-être, dans quelques années, quand tu auras vraiment appris à parler…"

Il se renfrogna et passa la porte, suivi de près par son mentor. L'atmosphère humide de la pièce lui satura les narines et il dut contenir un accès de toux. L'unique chandelier n'éclairait que faiblement les lieux, et dans sa lumière tremblante se déroulait une longue table de pierre ponctuée de coupes d'argent sur laquelle s'appuyaient sept figures masquées. Les prêtres dragons, dirigeants incontestés de Bordeciel et seuls émissaires de leurs maîtres ailés.

"C'est quoi ce buveur de lait ? Moqua le plus massif du groupe. Alors gamin, tu t'es perdu ?

- Drem Yol Lok, Nahkriin, crissa Vokun en posant ses mains sur les épaules du garçon, je te suggère de montrer plus de respect quand tu t'adresses à un fils d'Akatosh."

Le railleur se redressa subitement, puis se pencha dans une attitude intriguée, imité par ses confrères.

"Fils d'Akatosh ? Qu'est-ce que tu nous chantes ?

- Tout est dans mon rapport. Tu connaîtras les détails dès que l'assemblée sera au complet.

- Justement, interrompit celui qui possédait un trône en place de chaise et un masque orné de défenses, tout le monde est présent.

- Il manque quatre d'entre nous, remarqua-t-elle en observant la tablée.

- Ahzidal et Dukaan ont dû rester en Solstheim, expliqua une voix nasillarde posée sur une généreuse poitrine, l'île est agitée ces temps-ci. Déjà qu'à trois c'est pas facile…

- Hevnoraak et Otar ne viendront pas non-plus." Ponctua le chef en indiquant une paire de sièges vides.

Vokun acquiesça simplement et poussa son apprenti jusqu'à l'un desdits sièges avant de s'asseoir sur le second. Le garçon tremblait de tous ses membres, incapable de garder son calme face à tant de pouvoir. Huit des plus puissants humains de Tamriel le dévisageaient de leurs yeux vides, n'écoutant qu'à moitié le discours d'ouverture prononcé par le chef. Il glissa son regard sur leurs faces inexpressives, n'osant s'attarder sur une en particulier.

Le puissant Nahkriin, à côté duquel Vokun l'avait assis, s'était trahi plus tôt, celle qui venait de Solstheim devait être Zahkriisos la dompteuse de foudre, et seul Konahrik, le seigneur guerrier, pouvait se voir attribuer l'honneur de présider une telle assemblée. Pour les autres, il était moins sûr. Il supposait que la robe de mage bleutée couvrait le dos de Morokei l'érudit, que celle qui avait déposé une hache plus grosse que sa tête à ses cotés était la brutale Rahgot, mais Volsung et Krosis, le voleur et l'assassin, arboraient des allures interchangeables. Armure légère, ribambelle d'armes et attitude discrète les distinguaient du reste des prêtres, et seules les teintes respectivement verte et brune de leurs tenues permettaient de les différencier.

C'est alors que Konahrik acheva son discours d'introduction. À peine eut-il terminé sa dernière phrase, que tous, à l'exception de lui-même, s'affalèrent sur les dossiers des chaises, puis retirèrent leurs masques devant le jeune homme hébété.

"Volsung ! S'exclama Nahkriin en tapant du poing. J'ai soif ! Occupe-toi de tes invités !

- Toujours le sens des priorités, à ce que je vois." Rit l'homme vêtu de brun en se levant.

Le garçon ne savait plus où donner de la tête, perdu dans ces visages étrangement… humains. Les pommettes hautes de Zahkriisos et les rides profondes de Morokei se mouvaient au rythme d'une conversation à propos de runes et de potions, un sourire radieux soulevait le bouc soigné de Volsung tandis qu'il revenait bouteilles en main, les pupilles de Nahkriin brillaient d'impatience sous son unique sourcil et Rahgot, bras croisés, conservait une expression sévère dans son œil gauche, le droit rendu opaque par une cicatrice violacée. Le garçon se demanda un instant qui sur Nirn avait pu infliger une telle blessure à un prêtre dragon, mais sa question se perdit dans l'oubli dès qu'ils croisa le regard de son professeur.

Elle ne ressemblait en rien à ce qu'il s'était imaginé; tous les adeptes résidant au temple de la Grande Porte confirmaient que personne ne l'avait remplacée depuis près de cinquante ans, et pourtant elle respirait la jeunesse. Son visage allongé, barré de deux colonnes noires tatouées, rayonnait de fraîcheur, et ses yeux, libérés du masque d'acier, brillaient plus intensément que jamais.

"Et un verre pour l'invité surprise, susurra Volsung en apparaissant soudainement derrière le duo, c'est dans ce genre de moment que les serviteurs manquent." Ajouta-t-il d'un timbre contrit en déposant une coupe d'argent devant le jeune homme.

Il se tourna alors vers Vokun, esquissa un geste en direction de ses yeux et retourna s'asseoir. Elle cligna des paupières, ne semblant comprendre ce message muet, puis se frappa le front. Concentrant sa magie au bout de ses doigts, elle les plaça juste devant son visage, fronça les sourcils, et abaissa finalement ses mains. Elle posa alors sur son apprenti un regard terriblement normal, fait de simples iris bruns, ni mystérieux, ni lumineux, juste… humains.

"Ça les met mal-à-l'aise." Confia-t-elle dans un chuchotement en désignant les autres prêtres.

Mal-à-l'aise ? Il la fixa d'un air incrédule. Certes, lui-même s'était laissé impressionner par les tours de l'illusionniste, mais de là à ce que les seigneurs de Bordeciel se trouvent déstabilisés, ça dépassait l'entendement.

"Pouvons-nous commencer ? Demanda calmement Konahrik en s'attirant des hochements de tête approbateurs. Dans ce cas, Vokun, je suis certain que tout le monde ici s'interroge sur la présence de ton jeune ami.

- Il y a un peu moins d'un mois, un pouvoir inconnu a ébranlé la trame du temps, expliqua-t-elle en retrouvant son sérieux, je suppose que vous l'avez tous ressenti."

Ils acquiescèrent et, posant une main dans le dos de son apprenti, elle continua:

"Il s'agissait de l'éveil d'une âme. Une âme de dragon."

Un murmure curieux traversa l'assemblée, et même Konahrik se pencha légèrement. Satisfaite par son introduction, Vokun leur conta ensuite la bataille d'Untereizind et Lokmiinag, jusqu'à son surprenant résultat.

"L'âme de Lokmiinag n'a pas rejoint les Vennesetiid comme elle aurait dû le faire, dit-elle d'une voix grave, ce garçon l'a absorbée."

Le murmure se transforma en exclamation effarée, et le concerné se tassa sur son siège, trop conscient des regards accusateurs que lui jetaient les prêtres, et surtout de celui de Nahkriin sur sa gauche. Pourquoi son mentor l'avait-il placé là, exactement ?

"Les paroles suivantes ne sont pas les miennes, mais celles de Paarthurnax ! Cria-t-elle pour ramener l'ordre. Il est Dovahkiin, fils d'Akatosh, et nous lui devons le même respect qu'aux dov.

- Pourquoi Akatosh engendrerait-il un dragon de forme humaine ? Grogna Rahgot. Ça n'a pas de sens !

- Et pourquoi lui donner le pouvoir d'absorber les âmes de ses frères ? Renchérit Morokei en triturant pensivement sa longue barbe.

- Nous n'avons pas à nous poser ces questions, conclut sèchement Konahrik, notre rôle n'est pas de juger les actes d'Akatosh. Paarthurnax a-t-il donné d'autres instructions concernant le jeune maître ?"

Celui-ci rougit quelque peu à cette appellation. Jeune maître. Oui, ça sonnait bien.

"Son Thu'Um a besoin d'entraînement, mais je ne mais fais aucun souci à ce niveau. Il a déjà appris cinq Rotmulagge.

- Quoi ? Hurla Nahkriin en manquant de faire tomber le garçon. Tu nous as dit que son pouvoir s'était éveillé il y a seulement un mois !

- Un mot par semaine, plus celui qu'il maîtrisait avant de commencer nos leçons.

- Par les miches de Kynareth ! Il va me falloir plus d'hydromel…

- Donc, reprit Vokun en ignorant cette interruption, nous devons choisir qui d'entre nous sera le plus apte à lui enseigner le Thu'Um.

- Dukaan.

- Dukaan.

- Dukaan.

- Probablement Dukaan.

- Définitivement Dukaan.

- Dukaan me semble effectivement un choix approprié, termina Konahrik en hochant positivement son masque.

- Au moins ça n'aura pas pris long." Souffla Vokun d'un ton quelque peu hagard.

Le Dovahkiin, sonné par la vitesse à laquelle se déroulaient les événements, ne remarqua pas tout de suite les coups d'œil curieux que lançaient les prêtres à l'un de leurs confrères. Krosis, plongé dans les ombres envahissantes de la pièces, ne s'était aucune fois manifesté depuis le début du conseil, au point que le jeune homme l'avait oublié. Il réalisa que son masque dissimulait encore ses traits, à l'instar de Konahrik, mais au contraire de ce dernier il se démarquait du groupe, faisait tache au milieu de ces faces dénudées.

"Tu n'as pas donné ton avis, Krosis, remarqua doucement le chef.

- Et tu n'as pas encore goûté à mon hydromel, bouda Volsung en élevant un sourcil étonné.

- T'as oublié comment enlever ton masque ? Plaisanta Zahkriisos, qui se trouvait juste à sa droite.

- Je ne m'attendais pas à tant de familiarités, confessa Krosis en dévoilant son visage, mon prédécesseur n'a pas exactement eu le temps de m'inculquer vos… coutumes."

Le garçon écarquilla les yeux, étonné de contempler une femme à peine plus âgée que lui. La douceur de ses traits presque enfantins, de sa peau pâle piquetée de taches rousses, de ses lèvres rosées soulevées dans un sourire inconfortable, de son nez arrondi et de ses paupières tombantes, contrastait violemment avec le regard froid qu'elle jetait sur l'assemblée. Son attitude transpirait la méfiance, comme si elle craignait qu'on l'attaque à tout instant, mais ses collègues n'esquissèrent même un geste dans sa direction.

Immédiatement, il lui fut demandé de décrire son accession au pouvoir. Le nom de Krosis se transmettait d'une manière particulière, apprit le jeune homme, par un assassinat. Le successeur devait se montrer assez habile pour tuer le porteur du masque et dissimuler son cadavre sans se faire attraper. Ainsi perdurait la réputation de Krosis l'immortel. Et la tradition de conter le meurtre lors des réunions.

L'interrogée décrivit la façon dont elle avait fait croire à sa propre mort, comment elle avait découvert le lieu de repos secret de sa cible et, enfin, la manière dont sa dague avait glissé contre la gorge du précédent Krosis. Les sifflements approbateurs des prêtres lui arrachèrent un rictus fier lorsqu'elle acheva son récit.

"C'est la fête aujourd'hui ! S'enthousiasma Zahkriisos en tapant des mains. Un nouveau dragon, un nouveau Krosis, mon rapport va avoir l'air vide à côté de tout ça.

- Dis-toi que tu auras l'honneur de ramener ce dragon chez toi." Ricana Volsung en tapotant amicalement le dos de sa consœur.

Celle-ci se figea, observa un instant le vide, puis jeta joyeusement ses bras vers le plafond. C'est alors que ledit garçon réalisa: il allait partir pour Solstheim. Peu de choses lui manqueraient une fois loin, n'ayant ni famille, ni véritable ami, et le voyage ne l'effrayait guère - d'ailleurs l'apprentissage du Thu'Um valait qu'il parcoure dix fois cette distance - mais quelque chose l'agaçait. On ne lui laissait pas le choix. Pas que sa décision ait différé de la leur, mais tout de même, il était fils d'Akatosh, ils auraient pu lui demander son avis.

Perdu dans sa frustration, il n'écouta que d'une oreille les rapports des autres prêtres. La plupart concernaient leurs démêlés avec les Falmers ou les Dwemers, certains parlaient des rébellions humaines qui apparaissaient au-travers du pays. Puis vint le tour de Zahkriisos.

"Les rieklins sont devenus intenables ! L'Oblivion sur Nirn ! Apparemment, ils ont subtilisé des balistes aux Dwemers. Les oreilles pointues disent qu'ils n'y sont pour rien, mais je vous parie que ces firokke les leurs ont données exprès pour nous rendre la vie plus dure."

Le garçon étouffa un gloussement à ces nouvelles. Des rieklins posaient problème ? Ces petits êtres pas plus hauts que de jeunes enfants ? Il n'y croyait pas, et Nahkriin partageait cette vision.

"Vous êtes incapables de repousser ces insectes ? Railla-t-il en déposant bruyamment sa coupe sur la table.

- J'aimerais t'y voir, grinça l'accusée, entre Dukaan qui passe ses journées à méditer et Ahzidal qui fait ses expériences sans s'occuper du monde réel, c'est plutôt compliqué d'assurer la défense des temples."

Ils se disputèrent un moment, durant lequel le garçon observa le reste des prêtres. Tous s'intéressaient à la discussion, à l'exception de Krosis, qui le fixait d'une paire d'yeux perçants, brillants comme des émeraudes. Il déglutit devant cet intérêt inattendu, mais se força à maintenir le contact visuel. Déjà qu'il n'avait pipé mot de toute la réunion, il n'allait pas en plus capituler face à quelqu'un qui avait autant d'expérience que lui concernant ces assemblées. Ses sourcils froncés par la détermination, il soutint les pupilles inquisitrices jusqu'à voir les lèvres roses s'étirer dans un rictus amical. Soulagé, il lui renvoya un sourire plus discret, sentant même ses joues chauffer lorsqu'elle termina leur échange d'un clin d'œil approbateur.

Les mèches auburn de Krosis se troublèrent alors, tandis que Siltafiir sentait son esprit quitter le souvenir. Elle tenta de s'y accrocher, désireuse de connaître plus encore de détails sur ces prêtres, sur cet Enfant de Dragon, sur la vie de Paarthurnax quatre-mille ans plus tôt, mais son corps tomba mollement sur le sentier de Quagmire. Elle voulut se relever, mais une fatigue insurmontable l'étreignait, la forçait à trouver le sol plus confortable que tous les lits les mieux rembourrés, et puis, après tout, la flaque du Dovahkiin mystérieux n'allait pas s'enfuir. Elle pouvait bien se reposer cinq minutes.

Bâillant, elle cligna des yeux, puis découvrit un plafond de pierre, soutenu par des murs de pierre, et un lit de pierre maltraitait son dos. Ah oui, Mercer, Calcelmo, la Guilde… Retour à la réalité. Elle grommela, puis se releva. Pas de temps à perdre.

À suivre…

Termes draconiques:
Joor - mortel
Drem Yol Lok - Salutations (littéralement: Paix Feu Ciel)
firokke - batârds

Une petite note, histoire que tout le monde soit à la page: j'ai effectué une correction assez radicale sur deux de mes précédents chapitres: basiquement, Siltafiir n'a jamais commencé les quêtes de la Confrérie Noire, n'a jamais rencontré Aventus Aretino et n'a jamais tué Grelod la "Douce". Voilà.
Ça, c'est fait, passons à ce chapitre… J'aime le culte draconique. Je l'aime beaucoup, et j'ai même imaginé toute la société qui va avec à force d'ingurgiter tous les petits bouts d'information que j'ai pu trouver dans le jeu et sur internet. Tout est lore-friendly (ou "respectueux de l'univers tel qu'il est décrit dans le jeu", si vous préférez) et je ne laisserai personne me dire le contraire !
Par contre, si vous voyez des fautes d'orthographe, des incohérences, des maladresses ou quoi que ce soit de ce genre, je suis à l'écoute, comme d'habitude.

Puissent les divins vous accompagner.