Zeymahhe ! Frères
"Tu vas bousiller la viande !"
Siltafiir, d'un coup de coude millimétré, jeta Brynjolf loin du feu de camp pour s'emparer du gigot fraîchement chassé qu'ils avaient mis à griller. Elle le retourna délicatement, inspecta sa surface luisante de graisse et grommela en y découvrant un zone carbonisée.
"Ah, voilà, beau boulot, le réprimanda-t-elle dans un sifflement.
- Oh, que dame Riscel me pardonne, se vexa-t-il en se massant le côté, on ne peut pas tous avoir des domestiques pour nous faire une cuisine bien propre-en-ordre."
Elle se retourna vivement vers lui, ses yeux colériques transformés en deux orbes fous par la lumière des flammes.
"Parce que cramer la bouffe te suffit pas, crissa-t-elle en serrant furieusement le pic de bois sur lequel fumait leur repas, il faut en plus que tu voles les répliques de Mercer ?"
Assisté par une bourrasque, l'argument fit mouche; Brynjolf s'en alla, grommelant, pour s'asseoir rageusement sur un rocher, présentant son dos courbé à la jeune fille.
"Quel culot." Marmonna-t-elle avant de se pencher sur le gigot.
Dégainant sa dague, elle s'attela à délester la viande de sa partie immangeable, se gardant d'en ôter la chair intacte. Ceci fait, elle reprit la cuisson, ses yeux rivés sur les fibres frémissantes, attentive à tourner le pic dès qu'une teinte brune apparaissait, bougeant les bûches pour contrôler l'intensité du feu et plantant régulièrement sa lame entre les fibres pour vérifier si l'intérieur cuisait.
"Ce ne sont pas des domestiques qui vous ont appris à cuisiner, observa Karliah de l'autre côté du feu.
- En effet, confirma Siltafiir sans quitter le repas des yeux, j'ai appris ça avec un Bosmer qui se vantait de toujours respecter les traditions culinaires de Val-Boisé.
- Il devait connaître beaucoup de recettes de chasse.
- Au moins cinq par animal."
Un élan de nostalgie la heurta tandis que les images d'Anrim et Clendil l'assaillaient. Elle rit tristement, se rappelant les remontrances du premier quand elle laissait la venaison s'abîmer, les railleries du second quand sa flèche manquait sa cible, et tous leurs rires, les heures d'entraînement au tir, le temps passé à tanner le cuir, à tailler les os, à ramper dans les buissons pour suivre les traces d'une proie. Sans compter tous les stratagèmes qu'elle inventait pour échapper à la surveillance de ses parents et à leurs sanctions. Pensant cela, elle observa discrètement le Nordique, regrettant d'avoir si durement critiqué ses talents de cuisinier. Si elle avait vraiment désiré éviter le carnage, elle n'aurait eu qu'à se porter volontaire dès le début.
"C'est aussi lui qui m'a offert l'arc… que Bryn' m'a aidée à récupérer quand j'avais quatorze ans."
Il se redressa à cette allusion, puis tourna un visage dénué de ressentiment vers sa collègue.
"Tu t'en rappelles ? Demanda-t-il joyeusement, ayant apparemment oublié leur querelle.
- Comment je pourrais oublier ? Si tu ne m'avais pas appris à crocheter des serrures, je serais encore coincée en Haute-Roche.
- En tout cas, j'ai eu raison: tu es vraiment devenue une voleuse hors-pair."
Elle lui décocha un sourire rougissant, puis annonça qu'ils pouvaient sortir leurs bols.
"Hmm, che devrais propocher à Vekel de t'engacher, suggéra Brynjolf la bouche pleine, à pchart en ragoût, il est inchapable de préparcher une viande correctche.
- Haha, non merci, gloussa-t-elle en se protégeant des postillons viandeux, une fois de temps en temps, d'accord, mais devenir la cuisinière de la Guilde, pas moyen. De toute manière, je pense pas que Vekel me laisserait approcher de ses casseroles.
- Ch'est pas faux.
- Je vois qu'il est toujours aussi têtu, dit Karliah en dégustant sa part avec plus de dignité, certaines choses ne changent pas.
- La Guilde est pratiquement la même qu'avant ton départ. La seule vraie différence, c'est Maven, la matriarche des Roncenoirs, expliqua le Nordique après avoir enfin avalé sa bouchée, elle a pris les rênes de l'hydromellerie - et de la ville - il y a quelques années. Mercer était un traître, sans compter ses crises de nerfs, mais si je dois lui reconnaître une qualité, c'est qu'il savait gérer cette harfreuse…
- Je vois, ponctua Karliah d'un ton glacial avant de s'éloigner du feu, je vous laisse décider des tours de garde. Je vais me coucher."
Le Nordique bégaya quelques mots décousus, puis jeta un regard suppliant à Siltafiir.
"Je crois que complimenter Mercer c'était pas une bonne idée, murmura-t-elle en finissant de manger.
- J'avais cru comprendre, siffla-t-il, mais qu'est-ce que je fais pour arranger ça ?
- T'attends que ça passe.
- Hmpf, merci." Grinça-t-il en mordant de plus belle dans son gigot.
La plus jeune fixa les flammes quelques instants, puis se rappela une question qu'elle se posait depuis longtemps:
"Je me demandais: comment t'es devenu un voleur ?
- Tu veux vraiment le savoir ?
- J'aurais pas demandé sinon.
- Ne t'attends à rien d'extraordinaire, commença-t-il en riant, j'étais un des résidents de l'orphelinat Honorem; quand on sort de ce trou, on a le choix entre le crime et l'armée. Là-bas, le seul moyen d'avoir un repas convenable était de subtiliser la clef de Grelod - oui, elle dirigeait déjà l'endroit quand on m'y a envoyé - et d'entrer dans sa réserve personnelle. Pareil quand on voulait sortir de l'orphelinat, histoire de voir autre chose que la cour intérieure. Je ne dis pas ce genre de choses d'habitude, mais… je suis bien content qu'elle soit morte.
- Et… à part ça, comment t'es entré dans la Guilde ?
- Ah, c'est Gallus qui m'a recruté, répondit-il en abandonnant son expression morose, Grelod m'avait jeté à la rue depuis quelques jours, et je survivais en faisant les poches à tous ceux qui passaient. C'est là que j'ai appris à choisir mes victimes: on y réfléchit à deux fois quand on a essayé de vider le sac d'un maître voleur.
- La punition a dû être sévère.
- Pas du tout. Gallus m'a dit qu'il aimait bien ma technique, et le soir-même je partageais des pintes avec Delvin et Vex. Il m'a tout appris, et quand je dis tout, ce n'est pas pour embellir mon histoire. Le crochetage, l'alchimie, l'éloquence, comment lire et écrire… l'art de la séduction."
Disant cela, il décocha un clin d'œil à Siltafiir, qui se surprit à rougir, pour son plus grand embarras.
"Je ne sais pas ce que je serais devenu sans lui, termina-t-il dans un sourire mélancolique.
- Ah, c'est… wow…
- Hé, me dis pas que je t'ai laissée sans voix, jeune fille, dit-il en riant maladroitement, pour l'Enfant de Dragon, ce serait le comble.
- T'es jamais que le deuxième à me faire cet effet, je crois que je survivrai, marmonna-t-elle en se massant la nuque.
- Seulement le deuxième ? Et je parie que la première place revient à ton militaire ?
- P-peut-être.
- Ça se passe bien entre vous deux ?
- Pas trop mal.
- Il est bon au lit ?
- Brynjolf !
- Si mauvais que ça ?
- Non ! Enfin, je sais pas…
- Toujours innocente, donc.
- Qu'est-ce que ça peut te faire ?
- Rien, c'est simplement hilarant de te voir perdre tous tes moyens au moindre commentaire scabreux, rit-il avant de se pencher suggestivement vers elle, d'ailleurs, que dirais-tu de quelques conseils en prévision de ta future débauche ?
- Quoi ? Non ! Je… Je…"
Elle se tut brusquement, réalisant qu'elle n'aurait sûrement aucune autre chance d'en apprendre davantage sur… et bien, sur ça, avant l'heure fatidique. Animée d'une résolution qu'elle ne se connaissait pas, elle soutint le regard du Nordique.
"En fait oui, je cracherais pas sur quelques conseils."
Ses joues la brûlaient, alors que Brynjolf lui renvoyait une expression étonnée, puis joyeuse, puis carnassière.
"Bon, qu'est-ce que tu veux savoir ?
- Comment ça fonctionne, le… la… pour les hommes… faire du bien avant de… et tout ça…"
Par les Neuf ! ce qu'elle pouvait être incompétente, pensa-t-elle en se cachant le front derrière ses doigts honteux, au moins, ça avait le mérite d'amuser quelqu'un.
"La branlette est un art délicat, pouffa-t-il en levant un doigt professoral, et pour en faire la démonstration, je vais user…"
Il se courba sur sa ceinture et décrocha le fourreau d'une de ses dagues.
"…de ceci. Imagine que c'est moins plat, moins large, et que ça s'arrête à peu près ici. Maintenant, passe tes doigts autour.
- Pardon ?
- Il faudra bien que tu touches ton homme si tu veux lui procurer du plaisir. Allez, fais pas ta vierge effarouchée."
Il agita la dague devant Siltafiir, s'attirant un regard plein de reproches. Elle obéit tout de même, tendant une paume tremblante vers l'arme à l'usage détourné, rétractant l'autre près de son torse, et frôla le cuir.
"Attention ! Interrompit brusquement le Nordique en lui arrachant un sursaut. Il peut sentir ta peur."
La Brétonne laissa tomber ses bras, l'air profondément agacé.
"Oh, c'est bon, je rigole. Allez, vas-y."
Elle acquiesça timidement et empoigna plus fermement l'accessoire, conservant malgré tout un certain recul.
"J'ose pas imaginer ce que ce serait en situation réelle, soupira-t-il en roulant des yeux, il faut y aller plus franchement. Ne panique pas; tant que tu tiens la dague, c'est toi qui es aux commandes."
Il lui saisit le poignet et guida ses phalanges autour du carcan de cuir, appuyant sur l'une d'elles lorsqu'il les faisait descendre le long de la lame, sur une autre quand elles remontaient, parfois il compressait entièrement le poing inexpérimenté dans le sien, parfois il le laissait glisser librement, et tous ses gestes s'accompagnaient de commentaires experts. Siltafiir buvait ses paroles avec le zèle de ceux qui veulent bien faire, rougissant tout de même de son comportement; la scène devait paraître bien étrange pour un spectateur mal informé. Bientôt, seule la voix du Nordique la guidait, ses doigts s'activant sans qu'il ait besoin de les y pousser. "Mets-y plus d'énergie.", "Peut-être un peu moins.", "Change de main si tu fatigues.", "Ou de position.", ordonnait-il sporadiquement.
"Je crois que tu commences à choper le concept, dit-il au bout de quelques minutes, et puis, si ton soldat est aussi sympa qu'il en a l'air, il te pardonnera tes maladresses. De toute manière, un type qui te critiquerait pour ça ne mériterait pas que tu te décarcasses.
- D-d'accord.
- Laisse-moi t'apprendre une dernière manœuvre avant qu'on remballe. Rien d'extravagant, rassure-toi."
Il saisit à nouveau la main affairée de son élève, s'amusa du regard anxieux qu'elle lui jeta, puis la plaça à l'extrémité du fourreau. Son dévouement l'impressionnait; comme durant leur première leçon de crochetage, elle assimilait ses instructions rapidement.
Il eut un pincement au cœur, se disant que le sombrage avait bien de la chance quand même. Malgré son amour des partenaires expérimentés, Brynjolf appréciait à sa juste valeur le charme des débutants, et les doigts de cette débutante-là, pressés entre les siens, suivant ses directives avec l'imperceptible maladresse qui faisait toute la beauté du tableau, éveillaient en lui une étincelle de jalousie. Il devrait se contenter d'une corruption théorique et laisser au soldat les honneurs de la pratique.
Quel dommage tout de même; que n'aurait-il donné pour lui inculquer les bases de l'amour charnel sur un modèle vivant. La leçon s'en serait trouvée plus efficace, et beaucoup, beaucoup plus amusante. Il blêmit à cette pensée, le sang ayant brusquement quitté son visage pour se rendre dans les bas-fonds son anatomie.
Maudite soit Dibella ! Il avait réussi à se retenir durant toute leur séance, et voilà qu'à cause d'une simple seconde de rêvasseries ses efforts tombaient à l'eau.
"Tu sais quoi, on a fini pour ce soir, déclara-t-il hâtivement avant de lui arracher le fourreau des mains.
- Eh ! Mais, et la… manœuvre… ?
- Nah, pas besoin, tous les hommes sont différents, grommela-t-il en s'enroulant dans sa cape, ce que j'aime bien ne lui plairait pas forcément.
- V-vraiment rien d'autre ? Insista-t-elle d'un ton un peu trop suppliant.
- Oui, vraiment. Maintenant va te coucher, ordre du chef.
- Ah, mais… bon. D'accord."
Ce changement d'attitude soudain ne ressemblait pas à Brynjolf, mais sa posture défensive encouragea Siltafiir à suivre ses directives sans plus de questions.
"Réveille-moi pour le second tour de garde." Souffla-t-elle en s'éloignant rapidement.
Elle s'emmitoufla bien vite dans son sac de couchage pour réaliser que cette journée l'avait épuisée. Vandaliser la demeure de Mercer, devenir un Rossignol, traverser la moitié de l'Estemarche sans une minute de pause et s'instruire sur l'anatomie masculine s'avéraient être des activités fort éreintantes.
Elle remercia Nocturne pour l'armure - cet enchantement de résistance au froid était une véritable bénédiction - et laissa tomber ses paupières, inattentive à la disparition soudaine de Brynjolf, juste derrière un buisson.
xxx
"Donc vous pouvez voyager dans les rêves et les souvenirs de n'importe qui, résuma Erandur tandis qu'ils parcouraient le labyrinthe des songes, c'est un pouvoir incroyable. Même faisant partie de ce plan, je ne peux traverser aucun des portails, ni plonger dans aucune des flaques.
- Ce serait mieux si je pouvais savoir ce qui m'attend avant d'y entrer, marmonna-t-elle, ça me ferait gagner du temps.
- Je comprends. Vous disiez être à la recherche d'un souvenir en particulier ?
- En quelque sorte. J'aimerais savoir où se trouve cet autre Enfant de Dragon dont je vous ai parlé, mais pour le moment, rien. Tout ce que je sais de lui c'est qu'il servait le culte draconique avant la première ère.
- C'est bien maigre en effet. Pourquoi désirez-vous tant le retrouver ?
- Pourquoi pas ? Un être âgé de plusieurs milliers d'années doit connaître beaucoup de choses utiles, et son aide ne serait pas de trop contre Alduin. De plus…"
Siltafiir pinça les lèvres, regrettant d'avoir prononcé ces deux derniers mots. Pas qu'elle ait honte de ce qui suivrait, mais elle ne savait comment phraser son problème sans le rendre incompréhensible. Ou inutilement dramatique.
"De plus ? Encouragea l'elfe.
- De plus, compléta-t-elle dans un soupir, j'aimerais bien… ne plus être seule. Ne plus être la seule. Je sais que c'est bête, mais…
- Je comprends."
Elle lui jeta un regard en coin, toujours étonnée par l'irréelle tolérance dont il faisait preuve. Quel genre d'endoctrinement infligeait-on aux adeptes de Mara pour les rendre à ce point empathiques ? À moins que celui-ci montre une particulière dévotion, ou peut-être était-ce Quagmire qui altérait son jugement. Quelle que soit la raison de cette sainte compassion, Siltafiir l'accueillait chaleureusement, préférant leur conversation au fourmillement incessant des rêves. Même si le sourire absent du Dunmer lui arrachait un frisson à chaque coup d'œil.
"Nous approchons des limbes, remarqua-t-il en pointant le bout du couloir, ressentez-vous déjà quelque-chose ?
- Je ne suis pas sûre…"
Des âmes de dragons - deux, peut-être trois - titillaient certes sa soif de pouvoir, mais aucune ne dégageait l'envoûtante mélopée de l'autre Dovahkiin. L'un des immortels lui semblait pourtant familier. De tous les dovahhe qui avaient croisé son chemin, seuls deux pouvaient se vanter de posséder encore des souvenirs à espionner; les aînés.
"Il n'est pas là, mais j'ai trouvé quelqu'un de tout aussi intéressant.
- Qui donc ?"
Le nez retroussé, les lèvres tordues, les sourcils crispés, elle cracha:
"Alduin."
Un mélange de peur et de colère, de curiosité et de dégoût l'envahit, tandis que l'âme de son pire ennemi approchait, un pas après l'autre. À quoi ressemblait le monde depuis les yeux du destructeur ? Sûrement à un terrain de chasse grouillant de lapins terrifiés. Sa dernière visite dans l'esprit d'un dragon ne laissait que peu de doutes à ce sujet; elle se rappelait les petits êtres qui couraient entre les arbres tandis que yol dévorait la forêt, les piqûres de leurs épées à peine plus douloureuses que le dard d'une abeille, et la joie cruelle du dovah alors qu'il les pourchassait.
"…llez bien ?
- Quoi ?
- Est-ce que vous allez bien ? Vous vous êtes arrêtée."
Elle observa un instant le sol, constatant que ses pieds s'étaient effectivement immobilisés, puis les força à reprendre la route.
"Ça va. Continuons."
L'esprit du dévoreur de mondes se trouvait à seulement quelques pas, tous ses souvenirs, toutes ses connaissances à portée de main, mais Siltafiir sentait l'inquiétude croître dans son estomac, l'impression de commettre une terrible erreur. Quelle bêtise ! Elle avait visité plus d'une douzaine de mémoires, et tout s'était toujours déroulé sans problème insurmontable. Ravalant le nœud qui lui bloquait la gorge, elle doubla sa foulée, se répétant qu'il n'y avait aucun mal à connaître ses adversaires.
Rapidement, ils atteignirent la rive, non pas d'une flaque, mais d'une mer agitée, d'un océan dont ils ne voyaient pas la limite. Le plus vieil être de Nirn. Il ne ressemblait en rien aux autres dragons; sa voix grondait, menaçante, refusant de se soumettre face au Dovahkiin.
"Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre, dit-elle en jetant un regard inconfortable au prêtre.
- Je comprends. Ne vous pressez pas pour moi." Assura-t-il, toujours souriant.
Elle regretta presque qu'il n'essaye pas de la retenir. Accroupie, elle frôla la surface du bout des doigts, abaissa ses paupières et plongea d'un coup. La puissance étouffante d'Alduin lui écrasa gorge et poitrine, mais elle lutta, nageant contre les courants de cet esprit agité. La rage du destructeur avalait toutes les sensations, toutes les images et tous les sons, ne laissant que confusion et colère entre les bulles mémorielles.
Siltafiir perdait patience. Chaque mouvement qu'elle engageait en direction d'une image était contré par la force mentale de son ennemi. Elle pataugeait, coulait, se noyait, mais oublia tout cela quand un éclair la frappa. Une force avide l'attirait vers l'une des goutte, une force affamée. Cette puissance, elle la connaissait, peut-être mieux que n'importe qui en Tamriel, mais une terreur inconnue s'insinuait à mesure que le souvenir s'approchait. Comme si… Comme si cette force allait la dévorer !
Siltafiir tenta de regagner la surface, de s'éloigner, en vain. Elle tomba.
Atterrissant brusquement sur une construction de pierre, elle observa, à son pied, l'origine du malaise: un petit être, avec ses robes qui tombaient mollement sur deux épaules atrophiées et ses jambes qui demeuraient rivées au sol, loin du ciel, loin du souffle de Kynareth. La présence de trois autres hommes, tous plus grands que lui, ne faisait qu'accentuer son infériorité, mais seul un inconscient aurait ignoré la puissance qu'il dégageait. L'âme d'un immortel, prisonnière d'une enveloppe éphémère.
À quoi donc pensait Akatosh en humiliant ainsi l'un de ses enfants ? Ça n'avait aucun sens ! Quoi qu'il en soit, Paarthurnax n'avait pas menti: ce jeune humain, ce dovahkiin, était effrayant. Son âme vibrait de désir, comme celles de tous leurs frères, de tous les dovahhe, mais cette envie s'étendait à plus que la domination des mortels et leurs richesses, à plus que la magie d'Aetherius ou au pouvoir du Thu'Um. À beaucoup plus.
"Drem Yol Lok, Alduin thuri, commença le plus large du groupe en désignant une pile d'or, de joyaux, de mets raffinés réservés au maître des lieux, mu drun ofanahtte nol pah do Veysenor."
Tel que le voulait la tradition, celui dont la voix résonnait le plus fort parlait au nom de ses frères, et Ahzidal, l'un des rares humains que même les dragons respectaient - ou, du moins, dont ils reconnaissaient l'existence - embrassait ce rôle avec zèle. Jusqu'alors, nul n'avait contesté son autorité sur Solstheim, mais l'arrivée du plus jeune fils d'Akatosh mettait à mal cette hiérarchie. Ou elle aurait dû. Comment le souffle d'un homme pouvait-il surpasser celui d'un dragon, même doté d'un corps mortel ?
"Zu'u eim niin." Répliqua Alduin sans quitter son jeune frère des yeux.
Comme toujours, il déversa ses mots sur les mortels, qui reculèrent, flanchèrent, s'inclinèrent plus bas encore. À l'exception d'un seul. Celui-ci, confus, observa les autres prêtres.
"Goraan dovah lost ro, remarqua leur maître en s'adressant au garçon, nuz vis rok tinvaak ?"
À nouveau, son souffle déstabilisa les humains, et à nouveau, le plus jeune ne bougea pas d'un millimètre. Sa face masquée s'inclina légèrement, cherchant une forme de confirmation chez ses aînés, puis se redressa.
"Geh, Alduin thuri."
Malgré sa timidité, chacun de ses mots suintait la fierté. Comme un vrai dragon.
"Lost rok for ? Questionna son maître, continuant de nourrir sa curiosité.
- Nid… Ni gah." Avoua-t-il en s'inclinant honteusement.
Le destructeur échappa un grognement mécontent qui effraya les mortels. Des semaines que son âme s'était éveillée, et il n'avait toujours pas de nom ! Certes, certains dragons passaient plusieurs siècles, plusieurs millénaires sans le trouver, mais pour un humain dont la vie s'écoulait si rapidement, comment pouvait-il attendre ? Jamais leurs frères ne le respecteraient s'il demeurait ainsi dénué d'identité. En tant qu'aîné, il se devait de le guider.
"Fos laan dovah ?" Gronda-t-il en se penchant un peu plus sur son cadet.
Celui-ci demeura un instant muet, semblant analyser cette question pourtant simple. Alduin balança sa queue, impatient, agacé, puis siffla:
"Que veux-tu, Dovahkiin ? Tous les dov désirent, mais nos objectifs diffèrent. Quel est le tien ? Dis-le !"
Cette langue gutturale, sans relief, sans pouvoir, lui écorchait la gueule, mais il voulait s'assurer d'être compris. Cet enfant lui répondrait, et rapidement; on ne faisait pas attendre le seigneur de tous les dragons.
"Je veux.… Commença-t-il en retrouvant son assurance. Zu'u laan suleyk, imaar. Zu'u laan muz kiibok."
Bien. Très bien. Les humains sursautèrent, son jeune frère inclus, quand Alduin éclata de rire. Ne cessant de les surprendre, il déploya ses ailes, projetant son ombre sur le quatuor, puis s'élança de son perchoir pour atterrir juste devant eux. Ils reculèrent, ne s'étant attendus à un tel comportement. Il était vrai que, jusqu'alors, il s'était contenté d'accepter les offrandes de ses sujets, de peut-être les effrayer un peu et, plus rarement encore, d'échanger quelques mots polis avec les plus puissants d'entre eux, mais rencontrer ce petit homme à la voix grondante et à l'âme fière s'écartait également de ses habitudes.
Maintenant si proche, il sentait plus nettement que jamais le pouvoir avide du garçon, la faim insatiable qui se dégageait de sa frêle silhouette. Comment un si petit corps pouvait-il contenir l'âme d'un immortel sans se briser ? Comment pouvait-il respirer sous une telle pression ? Comment supportait-il sa propre insignifiance ? Il devait posséder une volonté de fer. Une volonté digne d'un dragon.
"Med vahzah dovah, souffla-t-il en dévoilant un sourire pointu à son frère, hi fen aak muz, zeymah.
- Geh, Alduin thuri !" Répondit-il immédiatement.
Son enthousiasme agita l'air, souleva une bourrasque révélatrice qui ravit son aîné. Décidément, seul son faible corps le différenciait du reste de leur famille.
"Siiv nufti, zeymah, conclut Alduin en préparant son envol, ahrk hi fen siiv fori."
Tandis qu'il s'éloignait des humains, sa vision se troubla, et Siltafiir avala une profonde bouffée d'oxygène en retombant à côté de l'océan de souvenirs. Elle hoqueta quelques fois, cligna des yeux, peina à retrouver le carcan de ses deux jambes, ses deux bras, de ses dents plates et de sa peau tendre. Surtout, elle peinait à comprendre… Non, elle ne comprenait pas du tout. Pourquoi Alduin montrait-il tant d'égards à l'encontre d'un mortel ? Il le considérait comme un être digne de respect, digne d'être protégé, alors qu'elle-même n'avait reçu qu'insultes et menaces. Il lui fallait découvrir la cause de ce changement, et pour cela, un second plongeon lui semblait la meilleure solution. Elle devait savoir ! Elle le devait !
Ses yeux hagards remarquèrent soudainement le ciel étoilé de Quagmire, puis la forme translucide qui le troublait, et elle entendit la voix qui s'adressait à sa personne d'un ton pas vraiment inquiet, mais pas vraiment indifférent non-plus.
"Vous allez bien ? Demanda Erandur, les sourcils froncés.
- Non ! S'exclama-t-elle d'un timbre cassé. Ça ne va pas ! Je mérite autant de respect que lui ! Et même plus ! Pourtant je ne suis que paaksedov, je ne suis que joor, ils me traitent comme une rien alors que lui, lui, ils l'appelaient frère ! Pourquoi ?
- Je ne… comprends pas…
- Et vous ne comprendrez jamais ! Hurla-t-elle en se redressant d'un coup. D'ailleurs ça ne changerait rien ! Alduin se ficherait bien qu'un mortel compatisse, surtout un mortel déjà mort !
- Dragon !
- Quoi, "dragon" ? Cracha-t-elle en jetant un regard assassin au prêtre.
- Je n'ai rien dit, répondit-il en levant des mains innocentes.
- Dragon ! Répéta la voix qui ne venait effectivement pas d'Erandur.
- Qu'est-ce qui… ?" Grogna Siltafiir avant qu'un choc violent ne lui heurte les côtes assez puissamment pour la faire tomber.
Elle roula d'une poignée de centimètres, puis réalisa que le sentier de Quagmire avait laissé sa place à un sol aux relents de souffre.
"Un dragon attaque !" S'acharna la voix, qu'elle reconnut cette fois comme appartenant à Brynjolf.
Oh, ça n'était pas le moment ! Elle se libéra de sa couche et se releva juste à temps pour esquiver les railleries enflammées de l'intrus volant, puis sauta sur son épée, la gorge chargée de remontrances. Les yeux rivés sur le ciel nocturne, elle ne tarda à repérer l'attaquant, et déversa sur lui tout son mécontentement:
"Bo het, dovah ! Bo wah hin dinok !"
Ces paroles fouettèrent tout ce qui se dressait devant elle, soulevèrent un nuage poussiéreux et, surtout, attirèrent l'attention de son ennemi. Celui-ci se retourna, surpris par tant de loquacité, puis éclata de rire en voyant l'être minuscule qui avait prononcé des mots si osés. Il plongea sur elle, la gueule grande ouverte.
YOL TOOR SHUL
Elle grogna, décidée à lui prouver que sa voix surpassait celle de tous les dragons, et lui répondit d'un même ton.
YOL TOOR SHUL
Leurs paroles s'élevèrent dans un tourbillon de flammes, le dragon siffla de douleur en recevant la totalité de la déflagration contre ses narines et ses yeux puis, désorienté, il chuta. La terre trembla quand il s'y écrasa, creusant une profonde tranchée, et Siltafiir cracha un hurlement guerrier en courant vers lui, l'épée levée. Ne lui accordant même une seconde, elle sauta sur son cou et planta Mort-Dragon entre deux écailles. Mais la bête n'avait dépensé toute son énergie; dans un cri il se dressa sur ses pattes, agita sa tête de droite et de gauche, et parvint à envoyer voler la jeune fille à plusieurs mètres du sol.
Alors qu'elle virevoltait, elle parvint à rassembler, juste à temps, assez d'esprit et de souffle pour prononcer un mot salvateur.
FEIM
Sa forme spectrale roula sans heurts entre les rochers, puis elle retourna à l'assaut. Le dragon continuait de jeter son crâne dans tous les sens, tentant de déloger l'épine métallique qui envoyait d'insupportables éclairs tout le long de sa colonne vertébrale. Ses plaintes redoublèrent d'intensité quand une série de flèches, tirées par Karliah, vint s'ajouter à la lame. La Brétonne courut devant lui, plus enragée que jamais.
"Hi ni nep nidzuk, railla-t-elle en dégainant son arc, il est dangereux de sous-estimer l'Enfant de Dragon !
- Lig, Dovahkiin, zu'u bolog…
- Il est trop tard pour demander pardon ! Je ne montre pas de pitié aux lézards qui me dévoreraient à la moindre occasion !"
Elle lui décocha un trait, droit sur la gorge, puis suivit avec un éclat de voix meurtrier:
KRII LUN
Il écarquilla les yeux, ouvrit une gueule béante, tel un poisson sorti de l'eau, et la seconde flèche de Siltafiir se ficha sur le fond de son palais. Il cracha, étouffa, et tomba après quelques secondes, le regard vide. Un rictus victorieux lui étira les lèvres tandis qu'elle marchait fièrement vers le cadavre. Comme tous ses prédécesseurs, il se désagrégea, et le feu de son âme éclaira la nuit, revigora sa tueuse, marqua sa séparation définitive des flots du temps.
"Pfeuh… Ça lui apprendra…" Grommela-t-elle en s'avançant vers la carcasse incandescente.
Alors que le squelette achevait de blanchir, elle ramassa Mort-Dragon et la rengaina, pour finalement se rappeler des deux mortels qui l'accompagnaient.
"Je me souviendrai de toujours te caresser dans le sens du poil, plaisanta Brynjolf en s'approchant prudemment, déjà que l'épisode de la Guilde était impressionnant, là, je dois dire que c'est… wow…
- Hé, me dis-pas que je t'ai laissé sans voix, pour un beau parleur comme toi, ce serait le comble, moqua-t-elle d'un timbre rauque.
- Il a raison, avec un tel pouvoir, nous avons toutes nos chances face à Mercer, ajouta Karliah avec plus de calme.
- J'espère bien, dit-elle simplement, si je suis incapable de tuer un humain, je n'empêcherai jamais le retour de l'Empire Draconique."
Ces paroles jetèrent un froid sur l'assemblée, mais elle n'y prêta guère d'attention.
"Bon, je vais monter la garde jusqu'à la fin de la nuit, proposa-t-elle en s'étirant mollement, un des avantages qu'ont les âmes de dragons, c'est qu'elles remplacent le sommeil.
- Vous êtes sûre ? Demanda l'elfe d'un ton concerné.
- Oui, oui, allez dormir, je m'occupe de tout." Assura-t-elle en les chassant d'un mouvement du poignet.
Sans plus discuter, elle se dirigea vers un rocher légèrement en hauteur et s'y laissa tomber. Un dernier regard aux restes du dragon lui arracha un soupçon de regret; il s'était abaissé à la supplier, et elle l'avait ignoré, aveuglée par la colère. Elle renifla en se disant qu'il n'aurait pas montré plus de clémence, et que, de toute manière, c'est ce qu'on récoltait quand on se moquait d'un dragon, même d'un dragon humain.
Oui, il l'avait mérité. C'était comme ça, et pas autrement.
Alors pourquoi se sentait-elle l'envie de pleurer ?
À suivre…
Termes draconiques:
Drem Yol Lok, Alduin thuri, mu drun ofanahtte nol pah Veysenor. - Salutations, Alduin notre seigneur, nous apportons des offrandes de tout Solstheim.
Zu'u eim niin. - Je les accepte.
Goraan dovah lost ro, nuz vis rok tinvaak ? - (Le) jeune dragon a de l'équilibre, mais peut-il parler ?
Geh, Alduin thuri. - Oui, Alduin mon seigneur.
Lost rok for ? - A-t-il (un) nom ?
Nid… Ni gah. - Non… Pas encore.
Fos laan dovah? - Que veut (un/le) dragon ?
Zu'u laan suleyk, imaar. Zu'u laan muz kiibok. - Je veux (le) pouvoir, (le) contrôle. Je veux (que) les hommes (me) suivent.
Med vahzah dovah, hi fen aak muz, zeymah. - Comme (un) vrai dragon, tu guideras les hommes, frère.
Siiv nufti, zeymah, ahrk hi fen siiv fori. - Trouve ton but, frère, et tu trouveras ton nom.
paaksedov - honte des dragons / de la race des dragons
Bo het, dovah ! Bo wah hin dinok ! - Viens ici, dragon ! Viens vers ta mort !
Hi ni nep nidzuk - Tu ne rigoles plus.
Lig, Dovahkiin, zu'u bolog… - S'il te plaît, Enfant de Dragon, je (t'en) supplie…
Désolé d'avoir tant tardé, lecteurs adorés, mais ayant récemment fait l'acquisition d'Assassin's Creed 4 et Tomodachi Life, mes deux mains se sont retrouvées chargées par la responsabilité de bousiller du templier et de gérer une île d'assistés. Sans compter qu'écrire depuis le point de vue d'Alduin en évitant de tomber dans le cliché ou de m'écarter de sa personnalité, c'est vraiment, vraiment, vraiment dur… D'ailleurs, j'espère que c'est pas trop mal géré. N'hésitez pas à me le dire si vous trouvez que ça ne fonctionne pas.
J'espère aussi que je n'ai pas abusé de la langue draconique. Si c'est trop chargé, si ça casse trop le rythme, dites-le, s'il vous plaît, que je puisse améliorer tout ça.
Quoi que vous en pensiez, merci de votre attention, de votre fidélité, de votre patience, je vous aime fort et écrire ne serait pas aussi amusant sans vous.
