Ved Deykel ! Livre Noir
"Allez, pour compenser la frayeur de la nuit dernière.
- Mais il faut que je trouve un moyen de récupérer mon âme.
- Si tu sauves ton âme maintenant, nous ne reviendrons certainement jamais, alors, s'il te plaît, laisse-moi profiter des limbes. Les souvenirs sont beaucoup plus faciles à dévorer depuis Quagmire que depuis Nirn.
- Je te ferai remarquer que, quand tu auras un corps mortel, tu n'auras plusbesoin de manger des souvenirs.
- Raison de plus !"
Siltafiir roula des yeux, exaspérée par l'insistance de Nahlaas qui voltigeait autour d'elle. Ayant découvert que l'atmosphère d'Oblivion ne blessait en rien sa forme spectrale, il profitait comme jamais de sa liberté de mouvements, planant à droite, à gauche, frôlant le sol et s'échappant vers le ciel, comme emporté par des courants d'air imperceptibles. Malgré son agacement, la Brétonne se laissa contaminer par la joie de son compagnon.
"Bon, d'accord, concéda-t-elle dans un soupir, direction les limbes. Mais je te jure que la prochaine fois on fait ce que je dis !
- Cela me va." Chantonna-t-il en tournoyant de plus belle.
Elle rit discrètement, ne trouvant la force d'en vouloir à son ami. Depuis qu'elle avait abusé du pouvoir de la Clef Squelette, ce n'était que la seconde sortie de Nahlaas, la deuxième fois de toute sa longue existence où il pouvait se mouvoir par lui-même. Maintenant qu'elle y pensait, quel âge avait-il ?
"Værmina t'a créé il y a combien de temps ?" Demanda-t-elle tandis qu'ils marchaient vers l'océan des souvenirs.
Il s'immobilisa en plein vol, fronça des arcades sourcilières dénuées d'épiderme, rumina quelques secondes, reprit son avancée et déclara:
"Je ne m'en rappelle pas. Des siècles ? Des millénaires ? J'ai passé la plus grande partie de ma… vie… à n'être qu'un objet sans conscience.
- Je vois. C'est quoi ton premier souvenir ?
- C'est… à vrai dire, mon premier souvenir n'est pas le mien. Il appartenait à un mineur d'Aubétoile.
- Hein ?
- C'est la première fois où j'ai compris ce que je faisais, où j'ai pris conscience que j'étais… conscient. Ce souvenir, je m'en rappellerai toujours. Le mineur - il se nommait Gjak - rentrait chez lui après une dure journée de travail et dégustait un ragoût préparé par sa femme. Son amour pour ce plat était presque aussi fort que son amour pour celle qui l'avait cuisiné. C'était… intense."
Siltafiir n'osa plus rien demander, étrangement secouée par cette révélation. Il était vrai qu'à force de grignoter les mémoires d'autrui, il devait posséder plus de souvenirs étrangers que personnels. Voilà certainement la raison de ses envies de liberté. Observer les plaisirs des mortels sans jamais les vivre de lui-même, cela devait lui peser. Et puis elle voulut se gifler pour avoir été plus attristée par le destin d'un artefact daedrique que par celui de ses victimes. Ce mineur avait oublié cette soirée, ce ragoût, ce moment de bonheur pour toujours, et malgré cela… Elle ne ressentait que de l'indifférence à son égard. Qu'un grand rien.
Quel genre d'héroïne raisonnait ainsi ?
"Regarde qui voilà." Dit alors Nahlaas en désignant le bout du couloir de son menton.
Siltafiir observa quelques secondes l'endroit indiqué, ne voyant au début qu'une vague silhouette translucide, puis quelques pas dans sa direction révélèrent Erandur, qui arborait toujours son air absent. La Brétonne frissonna d'inconfort devant la preuve de son propre crime. Comme si elle avait besoin de ça…
"Oh, vous revoilà, salua le prêtre dans un sourire vague, cela faisait longtemps. Ou peut-être juste quelques heures. Le temps s'écoule d'une manière étrange en Quagmire.
- Ou-oui, en effet, confirma-t-elle en baissant les yeux.
- Et qui est votre compagnon ? Demanda-t-il sans s'étonner de rencontrer une tête flottante.
- J'était le Crâne de la Corruption, répondit-il d'un ton froid qui ne lui ressemblait pas, mais je me nomme Nahlaas à présent.
- Vous l'avez donc retrouvé, sourit Erandur en se retournant vers la jeune fille, c'est bien."
Il n'ajouta rien de plus, se contentant de la fixer, les lèvres entrouvertes, les pupilles vides. Siltafiir, de plus en plus mal-à-l'aise, s'éclaircit la gorge et déclara que Nahlaas et elle devaient continuer leur chemin. L'elfe acquiesça simplement, puis, lorsqu'ils reprirent la marche, les suivit silencieusement, ne se départissant jamais de son expression et ne leur demandant rien. Cette présence si infime qu'étouffante arrachait des tics nerveux à la Brétonne, mais elle n'osait lui demander d'arrêter, de la laisser tranquille, de vaquer à ses occupations. Après tout, c'était à cause d'elle s'il errait sans but, perdant l'esprit lentement sans même le réaliser.
"Vous n'avez rien de mieux à faire ?"
Elle sursauta quand Nahlaas prononça ces mots et ressentit pour son ami une gratitude sans fond, même si le ton abrupt qu'il avait employé lui apparaissait fort déplacé.
"Que voulez-vous dire ? Demanda le prêtre en continuant de sourire.
- Vous envahissez son espace personnel, expliqua-t-il en se plaçant entre sa porteuse et le Dunmer, je ne suis pas humain, mais même moi je le vois.
- Est-ce que je vous dérange ? S'enquit l'accusé, les coins de sa bouche toujours relevés.
- N-non, vous… Commença-t-elle.
- Ne mens pas, interrompit Nahlaas, je te connais assez bien pour savoir quand quelque-chose te tracasse.
- Oui, mais… C'est de ma faute s'il est prisonnier de ce plan…
- Si sa dévotion à Mara avait été sincère, il n'aurait pas atterri en Quagmire !"
Un silence pesant s'abattit sur le trio, qu'Erandur brisa d'un rire léger.
"Peut-être bien. Qui sait ?" Sifflota-t-il en balançant sa tête.
Siltafiir écarquilla les yeux, choquée par cette indifférence.
"Partez. Maintenant." Ordonna l'esprit désincarné.
Erandur s'inclina poliment, puis rebroussa chemin sans essayer d'argumenter. Il s'éloigna d'un pas dodelinant, puis disparut au profit d'un contour.
"Tu n'étais pas obligé de te montrer aussi agressif, marmonna-t-elle à l'intention de son ami.
- Non seulement il le méritait, mais en plus il s'en contrefichait, cracha-t-il avec amertume, Quagmire aura bientôt fini de l'assimiler, lui, sa mémoire, ses émotions…
- Tu lui en veux d'avoir essayé de te détruire, réalisa-t-elle soudainement.
- Aurais-tu pardonné à Mercer ? Cracha-t-il en flottant à quelques centimètres de son visage. Je ne faisais rien de plus que la chose pour laquelle on m'avait créé, et ce traître m'a condamné par pure lâcheté !"
Siltafiir, piquée au vif par la mention de Mercer, s'apprêta à lui expliquer qu'Erandur protégeait Aubétoile et ses habitants, sans compter que dans des circonstances différentes elle aurait aidé le prêtre avec plaisir, mais se ravisa. Se disputer avec son plus fidèle allié en prenant la défense d'une âme damnée n'apparaissait pas comme une sage attitude. Elle poussa un soupir énervé, mais tint sa langue et marcha d'une allure vive en direction des limbes.
Il ne leur fallut qu'une poignée de minutes pour atteindre les premières flaques et Siltafiir avança rapidement vers la plus proche, mais une sensation familière lui caressa la colonne. Le regard perdu sur le paysage, elle reconnut l'énergie de l'autre Dovahkiin, cet appel enivrant, moins effrayant, moins imposant, bien plus doux que l'aura dévorante du jeune garçon rencontré au-travers des yeux d'Alduin. Elle ne comprenait pas comment un tel être pouvait tant changer, apaiser ainsi la tempête de son âme draconique. Si elle le trouvait, peut-être lui apprendrait-il à contrôler son Thu'Um, peut-être lui révélerait-il ses secrets.
"Oh, l'autre Enfant de Dragon n'est pas loin, remarqua joyeusement Nahlaas.
- Oui, je l'ai senti, répondit la jeune fille d'un ton plat.
- Veux-tu aller le voir ?
- Je croyais qu'on devait te trouver une gourmandise.
- Nous pouvons faire les deux, chantonna-t-il dans une pirouette, je mange de mon côté, tu espionnes du tien. Ce bâton ne limite plus mes gestes après tout."
Elle demeura muette quelques secondes, puis acquiesça et lui souhaita un bon appétit. Son compagnon poussa un rire euphorique, puis plongea de suite dans la flaque la plus proche, soulevant des gargouillements parfumés d'entre les remous. Brusquement esseulée, Siltafiir paniqua à l'idée de le rester, mais une profonde inspiration dompta ses nerfs et elle s'élança en direction de son frère millénaire. Chaque pas lui arrachait des soupirs de contentement tandis que le pouvoir ancien l'enveloppait, chassant ses craintes comme si elles n'avaient jamais existé.
Siltafiir trouva rapidement son but, s'y pencha, respira à pleins poumons les effluves douceâtres, puis sauta à pieds joints entre les gouttes. Dès qu'elle se fut habituée à la flaque, la bulle lumineuse où il absorbait sa première âme de dragon lui apparut et, juste au-dessus, sa première réunion avec les autres prêtres. Un peu plus loin, parasitant toujours la majorité de la mare, la fétide substance noire empêchait l'accès à bon nombre de bulles mémorielles. Elle rétracta ses narines, puis se laissa distraire par un chœur de voix qu'elle aurait juré avoir entendu par le passé sans parvenir à se rappeler quand ou comment. L'image d'où il provenait était sombre, presque autant que la matière inconnue, et dégageait des effluves similaires. Siltafiir s'en approcha, se trouva un instant rebutée par l'odeur étouffante qui s'en dégageait, puis entra malgré tout.
Immédiatement, un silence pesant l'étreignit, troublé uniquement par son propre souffle et celui des courants d'air qui lui caressaient le dos. Un long couloir aux murs bruts s'étirait sans fin. L'Enfant de Dragon pria pour qu'Ahzidal ne revienne pas sur un coup de tête, mais les risques demeuraient moindres. Le vieux prêtre prévoyait tout méticuleusement, préparait son matériel avec une rigueur infaillible, que ce soit pour ses expériences ou ses périples. Mais peut-être avait-il installé une sorte d'alarme, une rune de protection qui l'appellerait en cas d'intrusion. Il en était bien capable.
Les étranges incantations qui provenaient des tréfonds du temple confirmaient ces suppositions. Ahzidal n'aurait pas abandonné sa chambre secrète. De plus, ces sorts de rayonnement à détection, qui s'allumaient à son approche et s'éteignaient dès qu'il s'éloignait de deux pas, offraient certes une indéniable économie d'énergie magique, mais pourquoi devaient-ils lui donner l'impression de s'aventurer en Oblivion ? Et ces voix chantantes, ou chuchotantes, ou ricanantes ne prononçaient rien de magique, ces voix qui discutaient, échangeaient des mots sans écouter les réponses qu'on leur renvoyait, gagnaient en nombre à chaque foulée dans leur direction.
Le jeune homme, malgré la tension qui lui nouait l'estomac, trouva la force de se détendre, de retrouver des forces au milieu de la noirceur insondable. À dire vrai, l'air se réchauffait, les courants d'air s'apaisaient, et ses inquiétudes perdaient toute raison d'être.
Oui, Ahzidal était loin de son temple, loin de se douter que l'un de ses confrères avait infiltré son repaire jusque dans son boyau le plus reculé. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même d'ailleurs; s'il avait partagé ses plans, l'Enfant de Dragon n'aurait pas eu à salir ses bottes dans une expédition si ingrate. Même chose pour Zahkriisos et Dukaan. Ces deux-là montraient une méfiance inhabituelle, lui interdisaient de poser des questions sur ce sujet, agissaient avec froideur et détachement. Dans le cas de Dukaan cela ne changeait pas grand-chose, sa pratique assidue de la méditation lui imposait un contrôle total sur ses émotions, mais Zahkriisos taisait ses remarques sarcastiques, patrouillait l'île d'une démarche régulière sans se laisser distraire par les rieklin. Ces petits êtres, qui d'habitude l'obsédaient, s'étaient vus relégués à la position de simple nuisance, le tout sans raison apparente.
L'Enfant de Dragon supportait mal d'être laissé à l'écart, de voir d'autres décider de ses droits sans le consulter, de se faire traiter comme un gamin inapte. Depuis son arrivée sur Solstheim, il ne pouvait agir sans en référer à l'un des trois prêtres qui dirigeaient l'île. Communiquer avec le continent ? Il fallait demander à Zahkriisos. Méditer sur un mot de puissance ? Dukaan voulait observer ses progrès sans en louper une miette. Récolter le tribut auprès des habitants ? Jamais Ahzidal n'acceptait qu'on s'en charge à sa place.
Aujourd'hui, tout s'arrêtait. Il allait découvrir leur secret et récolter les honneurs dus à son rang.
Il prit un contour, puis grimaça victorieusement quand une lueur verdâtre s'alluma au fond du couloir. Il y était presque. Impatient, il courut les derniers mètres qui le séparaient de la pièce, freina juste devant la fissure qui servait de porte et jeta un prudent coup d'œil à l'intérieur pour immédiatement battre en retraite.
Draaf ! Quelqu'un se trouvait déjà là. Trop occupé à ne pas se faire repérer, il n'avait pu voir de qui il s'agissait. Apaisant sa respiration comme le lui avait enseigné Dukaan, il trouva le courage de se pencher à nouveau par l'ouverture et découvrit, avec bonheur, que l'inconnu lui tournait le dos. Son soulagement ne dura pas.
Juste devant lui se dressait un socle de pierre. Ce qui effraya le jeune homme n'était pas tant le socle, ni le livre noir pulsant d'une énergie malsaine qui y trônait, mais plutôt le fait qu'il les voyait au-travers de l'inconnu.
Le second défaut au tableau se présentait sous la forme de serpents, non, de tentacules enroulés autour du lecteur infortuné. Le garçon s'approcha lentement, le cœur battant, tendit une main moite vers le dos translucide, déglutit, posa ses doigts sur l'épaulette de cuir, se figea quand il ne rencontra aucune résistance. La fascination naquit lorsqu'il vit sa main traverser le bras, le torse, la gorge de l'être inconsistant. Même les tentacules étaient… absents de cette réalité. Il contourna le prisonnier et manqua de s'étrangler en reconnaissant le masque penché sur les pages aux écritures incompréhensibles.
Krosis.
Que faisait-elle sur Solstheim durant le conseil des prêtres-dragons ? Il agita une main devant son visage de métal, mais n'obtint aucune réaction. Il tenta de fermer le livre, mais celui-ci, aussi dur que le roc sur lequel on l'avait déposé, ne bougea pas d'un millimètre. Il usa d'un sortilège de flammes sur le papier, toujours rien. Il inspira profondément.
FUS RO DAH
Même résultat.
Le jeune homme soupira. N'ayant rien de mieux à faire qu'attendre le retour de sa consœur, il fit mine de s'asseoir derrière elle, mais le livre produisit alors un grésillement sonore, puis Krosis le lâcha et s'effondra dans un râle. Il parvint de justesse à la rattraper, se laissa emporter par la chute et grogna quand son coccyx heurta le sol. Il oublia sa douleur quand la femme remua et marmonna:
"L'ombre… devrait pas… faire mal… pas… naturel…"
Il cligna des yeux, étonné par cette déclaration apparemment sans lien avec la situation, pendant qu'elle reprenait contact avec Nirn.
"Qui… toussa-t-elle en se retournant maladroitement. Qui est… ?"
Leurs masques se frôlèrent, et elle s'immobilisa, observa le garçon, pencha la tête.
"Qui êtes-vous ?"
Il était vrai que leur dernière et unique rencontre remontait à plusieurs mois. Le jeune homme aida Krosis à s'asseoir confortablement et lui dévoila ses traits.
"C'est moi. Que faites-vous ici ?
- Dovahkiin, si je m'attendais… Je suis en mission sur ordre direct de Konahrik. Et vous ?"
Elle avait adopté une pose qui se voulait détendue, assurée, une main à terre, l'autre machinalement appuyée sur son genou, mais ses épaules n'en finissaient de trembler. Malgré la fatigue de son corps, son esprit demeurait épargné par le livre noir qui s'était refermé, à première vue du moins.
"En mission. Sur ordre direct de moi-même." Répondit-il en remettant son propre masque.
Elle lui répondit d'un rire qui se transforma en une toux douloureuse. L'Enfant de Dragon attendit poliment qu'elle reprenne le contrôle, puis lui demanda:
"Que fait ce livre exactement ?
- Il-il mène en Apocrypha, répondit-elle d'une voix rauque, chez Hermaeus Mora.
- Un prince daedra." Siffla-t-il en serrant les poings.
Paarthurnax et Vokun l'avaient mis en garde contre les maîtres d'Oblivion. Ceux-ci récoltaient les âmes pour s'en faire des trophées ou des soldats, rôles que les dragons remplissaient mieux que n'importe quel habitant de Mundus.
"Voilà ce qu'il cachait. Si les maîtres apprenaient ça… "
Son interlocutrice l'interrompit en heurtant le sol dans un choc sourd, sans échapper la moindre plainte.
"Krosis !"
Il fondit sur elle en ôtant l'un de ses gants, écarta le col de tissu vert qui protégeait la gorge blanche de la jeune femme pour, après quelques tâtonnements, trouver une veine et soupirer de soulagement en y sentant un battement régulier. Un coup d'œil alentours ne révéla aucun autre passage que celui qui l'avait mené ici, et il se voyait mal transporter une personne en armure tout le long de ce couloir.
"Krosis ?" Répéta-t-il sans trop d'espoir.
Un ronflement filtra d'entre les fissures du masque et le jeune homme hésita entre exaspération et hilarité. Un prêtre-dragon tombant de fatigue au milieu d'une mission; peu de gens étaient témoins d'un spectacle si incongru. Las, il se laissa glisser contre le mur, paupières closes, et inspira profondément.
Il rouvrit les yeux et les déposa sur le socle de pierre. Malgré son mutisme et celui de sa consœur, le silence demeurait absent de ces lieux. Les voix discordantes résonnaient fortes, distinctes, il comprenait des mots dans leurs conversations sans but.
Connaissance
Plus il observait le livre, plus elles se précisaient. S'il approchait, peut-être qu'il les entendrait mieux.
Pouvoir
Oui, il les entendait mieux. Du moment qu'il ne touchait pas l'ouvrage, rien ne se produirait, il pouvait bien s'approcher.
Contrôle
Il se pencha sur les écriture mouvantes, construites dans un alphabet qu'il ne connaissait pas. Le lettrage glissait sur les pages jaunes, formait des tornades, des serpents, des vagues déchaînées.
Immortalité
Puis l'encre quitta brusquement le papier, la graisse des lettres s'épaissit, jusqu'à remplir tous les espaces des phrases et former des bras si noirs et fins que des fouets.
Le garçon tenta de s'échapper, mais les tentacules le saisirent et maintinrent son visage devant le livre, le forcèrent à se plonger dans l'immense tache d'encre, ce trou sans fond, ce portail vers l'Oblivion. Des odeurs immondes s'élevaient de cette matière obscure, des parfums étouffants qui lui tournaient la tête, lui faisaient perdre pied. Il ferma les yeux.
Siltafiir tomba hors de la flaque, happant l'air pour se nettoyer des vapeurs fétides d'Apocrypha. Elle ne comprit pas tout de suite où elle se trouvait, mais les étoiles multicolores de Quagmire le lui rappelèrent bien assez vite. Jamais elle ne s'habituerait à ces retours forcés.
"Te revoilà, chantonna une voix amicale, j'ai mangé les souvenirs de deux Thalmors, ils étaient délicieux.
- Intéressant, murmura-t-elle en terminant de reprendre son souffle, moi j'ai peut-être une piste concernant l'autre Dovahkiin.
- Parfait, parfait, la nuit fut productive.
- Je suppose, répondit-elle évasivement en s'étirant, d'ailleurs je vais pas tarder à me réveiller, ce dernier souvenir m'a pas mal secouée."
Elle ponctua leur échange d'un bâillement et s'installa confortablement sur le sentier pendant que Nahlaas regagnait son bâton. Elle ferma les yeux quelques secondes, et quand elle les rouvrit, sa chambre de Blancherive la salua de tous ses livres, vêtements, pièces d'arme ou d'armure, assiettes sales et autres chopes poussiéreuses. Elle réalisait lentement le pouvoir que détenaient les domestiques et leur habileté ménagère. Plus de vingt ans en Haute-Roche et pas une fois elle n'avait eu besoin de ranger sa chambre. Bien que l'idée d'au moins ramener la vaisselle en bas la titilla, elle se dit qu'une tâche bien plus importante l'attendait sur la route, le temps ne s'arrêterait pas pour lui faire plaisir et une demeure salubre n'apportait aucun soutien contre un dragon.
Alors, qu'as tu découvert ? Demanda son ami.
"Tu te rappelles la matière noire qui nous empêchait d'accéder à la plupart de ses souvenirs ? Dit-elle en détachant la lanière de cuir qui reliait le bâton à son bras. Je crois bien que c'est l'œuvre d'Hermaeus Mora."
Il resta muet assez longtemps pour qu'elle descende du matelas et fouille son armoire à la recherche d'une tunique propre.
S'il est coincé en Apocrypha, je ne pense pas que tu auras une chance de le retrouver avant de combattre Alduin.
"Tu dis ça comme si j'avais une chance de le retrouver après avoir vaincu Alduin."
Qui sait ? Tu attires les problèmes, je suis sûr que Mora s'intéressera à toi tôt ou tard.
Grommelante, elle se frotta le front et les tempes, dénicha des dessous sans trop d'odeur et un dessus dans le même état, s'assura que le tout resterait confortable sous son armure et, sa cape bouclée, elle attacha Nahlaas à son sac. Krosis en main, elle quitta sa chambre et, alors qu'elle s'apprêtait à descendre les escaliers qui menaient au salon, se retrouva bloquée par une Nordique aux yeux pleins de jugement.
"Bonjour Lydia, salua-t-elle poliment.
- Mon thane, répondit la huscarl en baissant respectueusement la tête, je suppose que vous allez reprendre la route immédiatement."
Le ton de reproche qui suintait de ces mots intrigua Siltafiir. Les quelques échanges entretenus avec Lydia lui avaient laissé croire qu'elle la respectait plus que tout. Mais peut-être obéissait-elle simplement au jarl.
"Tu veux me dire quelque-chose ? Encouragea-t-elle dans un sourire incertain.
- Prenez-moi avec vous !
- Pardon ?
- Prenez-moi avec vous pour vos missions ! Je n'en peux plus de passer le balai et faire la vaisselle !
- Tu n'es pas obligée de nettoyer, tu sais…
- Mon thane, avec tout le respect que je vous dois, je vis ici. Je ne nettoie pas pour remplir mes devoirs, mais bien pour mon confort personnel.
- Je-je vois, bégaya la plus jeune en détournant le regard, écoute: ma mission actuelle n'est pas adaptée à la… coopération, mais dès que je m'en serai chargée, je repasse ici et on partira toutes les deux dans une quête divine pour sauver Bordeciel. Ça te va ?"
Lydia acquiesça vigoureusement, s'attirant un sourire amusé de son thane. Celle-ci amorça la descente vers sa réserve de nourriture, puis se rappela.
"J'allais oublier: j'ai pas retrouvé grand-chose de ce qu'on nous avait volé, à part ça."
Elle décrocha l'amulette de Talos de son cou et la tendit à son huscarl.
"Vu que je n'en avais jamais ramené ici, je suppose qu'elle est à toi." Continua-t-elle l'air de rien.
Lydia s'empara délicatement du pendentif.
"Merci, mon thane, dit-elle d'un ton soudainement calme.
- C'est rien, surtout qu'elle m'a bien aidée ces dernières semaines.
- Vraiment ?
- Ouais, elle est enchantée pour faciliter l'usage du Thu'Um. Autant dire que c'est pratique pour un Dovahkiin." Rit-elle en reprenant sa route vers le garde-manger.
Elle voulut s'emparer d'une miche de pain quand des doigts se refermèrent sur son bras. Lydia la fixait, les sourcils froncés, mais la mâchoire détendue.
"Mon thane, gardez l'amulette. Elle vous sera plus utile qu'à moi.
- Tu es sure ?
- Absolument. Je pense que Talos sera bien plus honoré de voir son symbole vous épauler que prendre la poussière dans une armoire.
- Alors d'accord. Pas de regrets ?
- Pas le moindre."
Siltafiir glissa le pendentif autour de son cou et sous son armure avant d'inviter la Nordique à déjeuner en sa compagnie. Celle-ci refusa, expliquant qu'elle s'était déjà sustentée, et remonta vers sa chambre. La plus jeune haussa les épaules avant de saisir le pain, ainsi qu'une pomme et du fromage, pour s'affaler joyeusement sur le banc de sa cuisine.
Si elle nous accompagne, il faudra lui parler de moi. Elle semble digne de confiance, ça ne devrait pas être compliqué.
"En effet. Mais ce sera pour la prochaine fois."
Comme tu le sens.
Elle haussa les épaules et termina son repas silencieusement.
xxx
Tout s'était trop bien déroulé. Les trajets en chariot sans le moindre loup, bandit, ours ou dragon, les habitants d'Épervine qui, malgré les allures de crypte à ciel ouvert que revêtait leur ville, souriaient poliment et répondaient à ses questions de leur mieux, le Mausolée du Crépuscule, aisé à dénicher à force de longer les montagnes.
Et puis, elle était tombée dans un trou. Peut-être l'aurait-elle remarqué si l'obscurité qui tapissait chaque recoin de ce temple ne rendait impossible pour des yeux humains de voir ce qui se trouvait à moins d'un mètre. Sans oublier que, maintenant, sa cheville la lançait méchamment. Elle dégaina son briquet et alluma une torche.
Un regard à sa prison circulaire suffit à lui donner des sueurs froides; le squelette qui lui faisait face, affalé contre le mur, vêtu de haillons mangés par les champignons, en disait long sur le destin de ceux qui s'aventuraient ici.
Ce n'est pas la meilleure situation dans laquelle nous nous somme retrouvés.
"Sans rire." Grogna-t-elle en massant son articulation douloureuse.
Accepterais-tu d'éteindre ta torche ?
"C'est vrai que le paysage ne me manquerait pas, mais pourquoi ?"
J'ai senti… quelque-chose quand nous sommes tombés et je ne perçois plus rien depuis qu'il y a de la lumière.
Elle écrasa la torche par terre, toussa lorsque les fumées lui rentrèrent dans le nez, et attendit.
Oui, je le sens, un passage vers l'Oblivion.
"Où ça ? Demanda la jeune fille en agitant des poings enthousiastes.
- Au-dessous de nous.
- Par les Neuf ! Hurla-t-elle en tombant sur le côté. Préviens-moi quand tu sors du bâton !
- Désolé, désolé, répliqua-t-il sans une once de remord, approche-toi du centre, c'est là qu'il y a la plus forte concentration d'énergie.
- Hmpf, d'accord, donne-moi deux secondes."
À quatre pattes - ou plutôt trois - elle rejoignit son ami qui flottait à quelques centimètres du sol. Seuls ses pupilles violettes étaient visibles au fond de ce piège d'obscurité.
"Tu ne te désintègres pas ?
- Non, nous sommes à mi-chemin entre Nirn et Oblivion, la magie des daedras me protège ici.
- Alors l'Aquenoire est tout proche. Une idée quant à la marche à suivre ?
- Tu as une clef capable d'ouvrir n'importe-quoi. Tu ne l'as pas oublié, si ?"
Siltafiir frappa le front de Krosis; bien sûr, qu'elle était bête. À peine l'artefact entra-t-il en contact avec les ombres du Mausolée que l'édifice trembla, le sol vibra et se creusa de fissures étrangement régulières d'où filtraient des rayons lumineux. Brusquement, plus rien ne soutint les pieds de la Brétonne, et elle tomba entre les dalles effritées, s'écrasant dans une grotte au parterre décoré. Sa cheville la bombardait de signaux alarmants, mais elle se força à ramper jusqu'à la serrure qui ornait le centre de la pièce, simple cavité à l'apparence brute mais indéniablement faite pour la Clef Squelette.
"On y est. Plus qu'à remettre ce truc en place." S'encouragea-t-elle dans un sifflement.
Elle l'y planta. Une fois encore, son dos salua le dallage de près tandis qu'un puits rempli d'ombres s'ouvrait dans un grand fracas. Des nuées de formes noires en surgirent alors, fouettant l'air et crissant de leur voix brisées. Siltafiir ne réalisa que tardivement qu'il s'agissait de corbeaux, et qu'au milieu de leur tourbillon s'élevait une femme toute drapée de nuit. Deux des oiseaux étaient demeurés en sa compagnie, chacun perché sur l'un de ses bras tendus, et observaient la jeune fille de leurs yeux sans fond.
"Ça par exemple ! Qu'avons-nous là ? Questionna le daedra d'un ton mutin. Voilà de nombreuses années que je n'avais foulé le sol de votre monde. Ou peut-être n'était-ce qu'il y a un instant. Il m'est difficile de me souvenir."
Le coup reçu lors de sa chute entravait les voies respiratoires de Siltafiir, mais Nocturne ne sembla guère s'en soucier.
"Alors, reprit-elle dans un sourire, la Clef a été de nouveau dérobée et un "héros" la ramène au Mausolée. Maintenant que l'Aquenoire a été restauré, vous attendez que je vous félicite, que je vous complimente… que je vous embrasse."
L'humaine déglutit à cette évocation; se laisser étreindre par Nocturne et sa robe clairsemée serait le rêve de beaucoup de mortels. Une pensée pour Brynjolf lui arracha un rire incontrôlable; une fois qu'elle lui aurait décrit sa rencontre avec la Dame d'Obscurité, il s'en voudrait de n'avoir ramené la Clef lui-même.
"Est-ce que je vous fais rire, Rossignol ? Demanda le prince d'une voix étonnée.
- N-non, ce n'est pas vous, p-pas directement, expliqua la Brétonne en tentant d'endiguer son amusement, mais puisque vous le demandez, je n'ai pas besoin de remerciements ou d'embrassades."
Ses nerfs la lâchaient pour de bon, voilà pourquoi elle s'écroulait de rire devant un Prince d'Oblivion. Peut-être était-ce l'idée de devoir accomplir une tâche plus épuisante que tout ce qu'on lui avait imposé jusqu'alors, puis de suivre avec une mission un millier de fois plus terrifiante juste après. D'ailleurs, comment allait-elle y parvenir avec une cheville foulée ?
"Les mortels se comportent rarement ainsi en ma présence, remarqua le daedra en questionnant ses corbeaux du regard.
- D-désolée ma Dame, je vais tenter de me contrôler, déclara l'humaine dans un sourire mal contenu, à la place d'une tape sur l'épale, est-ce que je pourrais avoir une cheville neuve ? Sans elle, je suis coincée ici, et du coup je ne peux pas aller tuer Alduin. Vous comprenez, j'imagine.
- Donc vous êtes bien Enfant de Dragon.
- Hein ? Ah, en effet.
- Mais vous ne ressemblez pas à vos ancêtres.
- Comment ça ?
- Ils ne recherchaient le pouvoir que par le combat, la lutte sanglante, ignoraient la puissance du mystère au profit de la gloire. Ils étaient d'un ennui… En revanche, observer les mésaventures d'un dragonneau tel que vous pourrait s'avérer hautement distrayant. Maintenant que vous avez rétabli le lien entre mon monde et le votre, cela devrait être aisé. Fort bien."
Nocturne lança un signe de tête à l'un de ses corbeaux, qui s'envola et atterrit sur la jambe blessée de la jeune fille. Malgré sa taille imposante, il ne pesait que néant, et d'un coup d'aile, il balaya les douleurs de l'articulation meurtrie avant de retourner vers sa maîtresse.
"Merci beaucoup, chantonna la jeune fille en tournant son pied.
- Contentez-vous de sauver ce monde. Il serait dommage qu'il soit détruit alors que je viens à peine d'y retrouver ma place.
- Bien ma Dame ! Répliqua l'humaine en se levant.
- Parfait. Je vous ordonne de boire à longs traits de l'Aquenoire, car c'est de là que nait mon agent. Il vous permettra d'user des dons accordés à mes serviteurs. Au revoir, Rossignol. Et attention à ce que la Clef ne disparaisse pas, cette fois."
La même volée de corbeaux qui avaient annoncé sa venue suivit sa trace lorsqu'elle retourna dans son plan, et seul le puits calme demeura, rempli d'ombres mystérieuses. Siltafiir se demanda si elle oserait goûter à ce liquide sans nom, mais une vois douce mit fin à ce débat interne.
"Vous avez réussi."
La Brétonne leva les yeux sur Karliah, qui venait d'emprunter une porte aussi fluide et changeante que la substance qui emplissait l'Aquenoire. Trois passages de cette sorte étaient apparus sans qu'elle ne le réalise.
"Non seulement vous avez sauvé la Guilde, mais surtout vous avez l'occasion de fêter cela en complétant votre rite de passage chez les Rossignols.
- Ah, oui, Nocturne a dit un truc, "boire dans l'Aquenoire" ou quelque-chose…
- C'était figuratif, gloussa l'elfe en posant une main sur l'épaule de sa collègue, elle parlait de ces portes, et des symboles qui sont gravés devant chacune d'entre elles."
Karliah lui décrivit chaque pouvoir et le dessin qui s'y associait. Le croissant de lune pour l'agent d'invisibilité qui octroyait la capacité de disparaître complètement dans les ombres, la demi-lune pour l'agent de la ruse qui forçait les amis à s'entretuer et l'agent de l'assaut qui dérobait la santé de la victime et soignait les blessures de l'attaquant. Trois dons que Siltafiir reconnut, pour avoir vu Mercer les employer contre elle.
Beaucoup auraient trouvé le choix ardu, mais elle se décida rapidement.
"Je vous laisse rapporter la bonne nouvelle à la Guilde, déclara Siltafiir en serrant la main de sa comparse, il faut que je reprenne ma quête.
- Vous en êtes certaine ? Demanda Karliah d'un ton déçu. Delvin et Brynjolf seront tristes de ne pas vous voir aux festivités.
- L'alcool leur fera oublier, répliqua la plus jeune dans un ricanement mutin.
- Vous avez sûrement raison. Dans ce cas, bonne chance, Rossignol. Que les ombres vous gardent.
- Que les ombres vous gardent Karliah."
Siltafiir sauta sur le symbole de son choix, mais avant qu'elle ne puisse franchir la porte auquel il était relié, une voix l'interpella. Elle se retourna vivement, mais se calma en reconnaissant le spectre de Gallus, qu'elle avait déjà rencontré à son entrée dans le Mausolée. Aux dires de Brynjolf, Karliah et l'ancien maître avaient entretenu une relation digne d'une saga romantique. Peut-être le Nordique exagérait-il - une hypothèse plus que probable - mais Siltafiir préféra s'éclipser plutôt que de le vérifier. Leurs histoires ne la regardaient pas.
À suivre…
Termes draconiques:
Draaf - Merde (j'aime toujours apprendre des jurons dans des langues étrangères)
Comme à chaque fois, je quémande votre feedbacks, lecteurs adorés. Les relations entre les personnages vous paraissent-elles naturelles ? Répétitives ? Et que pensez-vous de prêtres-dragons ? (oui, j'ai vraiment envie de connaître les réactions de tout le monde :3 )
Quoi qu'il en soit, merci d'avoir lu, j'espère que vous y prenez du plaisir.
Que les ombres vous guident.
