CHAPITRE 4 : IGNESCENCE
Pendant ce temps, du côté Percedal…
« Vous mettez la table les enfants ?
- C'est le tour de Flopin !
- Dans tes rêves, tête de iop ! »
Evangeline et Tristepin habitaient dans une petite chaumière, espacée de la chaussée principale. Elle était haute, aménagée à partir d'un grand arbre éternel modelé par les pouvoirs de la famille royale sadida, pour les récompenser de leur fidélité et leur bravoure dont ils ont su faire preuve plus de fois que ne pourrait le compter un iop. Un canal, gelé par le temps, courait à une vingtaine de pas, où fleurissait des touffes de cypres et de lilas colorés.
Après une vie inconstante, bousculée par maintes épreuves, le couple Percedal avait décidé de pencher pour une vie simple et détachée, consacrée entièrement à leur petite famille. L'épisode avec Ogrest les avait beaucoup trop déchirés. Même si l'ennui les gagnait de temps en temps, ils restèrent néanmoins comblés par ce choix, bien loin du cauchemar amer que vivait leur amis, enterrés par le poids de leur fardeau.
Mais ils étaient trop éloignés les uns des autres pour s'en rendre compte.
L'ancien chevalier accrocha Rubilax soigneusement, tout en ordonnant à ses deux enfants :
« Flopin tu mets les cuillières, Elely, les bols. Et que ça saute !
- MAIIIS ! J'EN AI MARREEEE ! »
Evangeline se débarrassa des vêtements trempés par la neige – quand cette tempête allait-elle finir ? – sur le dossier d'une chaise et s'empara d'une marmite qu'elle touilla, faisant ressortir des morceaux de légumes et de côtes de bouftou. Une fois les enfants attablés – elle considérait quelque fois Pinpin comme un de ses gosses – la maîtresse de maison remplit les écuelles en bois.
« Mhhh, j'adore ta soupe, maman, complimenta le petit crâ aux cheveux de sable.
- Gros fayot, contra la iopette, rousse comme un abricot.
- Non, je ne suis pas un fayot, contredit Flopin, sinon je dirais à maman que vous avez prévu un entraînement demain randonnée enneigée, bain dans la rivière glacée… plein de trucs de iops débiles. »
Les concernés se raidirent et jurèrent voir la femme enceinte crépiter des flammes.
« Quoi ? »
Ils savaient à quoi elle pensait. A une flèche dans le nez suivi d'un tacle.
« Espèce de traître ! rugit Elely.
- Non, mais tu as vu le temps Pinpin ?! Pas question d'aller faire les idiots demain !
- Héhé… On peut pas passer notre journée devant la cheminée Eva…
- Par un temps pareil, c'est ce que font toutes les familles normales ! »
Mais eux, ne l'étaient pas, normaux. Eva jugea très modestement qu'ils formaient la famille la plus cinglée du monde des 12. Il ne fallait pas chercher à comprendre pourquoi le cerveau de Pinpin avait pris ses RTT depuis sa naissance, pourquoi Elely voulait dégommer tout ce qui bougeait ou encore pourquoi Flopin avait hérité de tous les neurones génétiquement transmissibles de la famille. Elle était loin l'époque où ces fripons n'étaient que deux bébés à choyer, que rien ne sortait de leur bouche - mis à part du vomi. Ça ne devrait pas grandir, un enfant. En fait, elle aurait dû adopter Yugo. Note pour sa prochaine vie : ne pas sauver le monde, faire moins de galipettes au lit, adopter un Eliatrope.
Tandis qu'elle montait tout un plan pour sa réincarnation, un bruit sourd retentit. Deux fois.
« On vient de frapper… commenta Eva, incertaine. »
Ça aurait pu paraître moins choquant, s'ils n'étaient pas en plein dans une tempête hivernale et au beau milieu de nulle part. ça faisait deux « si » de trop.
« Ça doit être le bois qui craque ! rétorqua gentiment son mari. On est complétement isolé ici et- (on toqua une nouvelle fois) …Bon, ce n'est pas le bois… »
L'ancien dieu se leva de son siège, en lançant à la dérobée un regard à sa femme. Tout d'un coup, la cheminée semblait impuissante face à cette nouvelle vague de froid. Pinpin alla ouvrir, légèrement sur ses gardes. Cela pouvait être n'importe quoi : une bande d'aventuriers perdus, une bande de tueurs à gage engagés par Brakmar, des fans se souvenant de ses exploits passés au boufball, un bébé orphelin laissé dans un panier – bah quoi ? c'est ce qui est arrivé à Yugo, non ?, un affreux monstre qui se nourrissait de sang et de cerveaux – les iop étaient donc immunisés – ou encore…
Un gros pandawa… ?
« Bonjour, messire ! Je me suis laissé surprendre par la tempête… j'suis pas équipé pour ça ! »
Tristepin jaugea d'un œil niais l'invité. Il faisait presque deux fois sa taille et devait s'accroupir pour passer l'encadrement de la porte. Quelques-uns de ses longs poils étaient givrés par le froid, d'autres entremêlés par plusieurs nœuds. Il avait des yeux étroits, écarquillés par le vent glacial ainsi qu'un nez gibbeux.
« Pinpin ? appela Eva, suspendue au mystère.
- Euh… Y a un gros ours à la porte qui dit qu'il a froid, pourtant il a du poil !
- Bonjour à tous ! s'exclama ce dernier, sentant que c'était à son tour de se présenter. Je suis un Pandawa ! Je suis un aventurier, je m'appelle Poo !
- Arrête de faire l'idiot et laisse-le entrer, Pinpin. Le pauvre doit être frigorifié… Et puis, ce n'est pas tous les jours qu'on reçoit quelqu'un ! »
En effet, les Percedal, qui avaient le cœur sur la main, aimaient recevoir.
L'isolement permet de se reconstruire à l'abri des regards indésirables, de mener une vie rythmée par nos propres battements et à la dérive des caprices du monde. Toutefois, trop s'éloigner de la civilisation et de la société peut s'avérer néfaste, particulièrement en cas de mauvaise rencontre.
Adamaï, Coqueline, Ush
Un gargouillement les tira de leur recherche. Adamaï mit sa main à son ventre, l'air désabusé, même si on pouvait déceler un rougissement traître naître sur ses pommettes. Fichue peau trop blanche qui rougit facilement…
« J'ai…
- … faim, compléta Ush.
- On a rien mangé depuis notre arrivée, aussi… tenta de justifier le dragon.
- On aurait dû rester avec Rachid, rechigna la plus petite, il nous aurait peut-être donné un casse-croûte.
- Fifille voulait apprendre à faire une émulsion avec tonton Rachid ?
- Grmbl… je sais déjà comment faire une émulisson.
- Emulsion.
- C'que j'ai dit. J'suis plus âgée que toi, alors un peu de respect !
- Arrêtez de vous chamailler, rouspéta gentiment l'écaflip. Pour ta faim, j'ai prévu le coup Ad, mais fais attention, c'est chaud, chaud ! »
Il ne savait pas ce qui était le plus inquiétant entre l'engouement mobilisé par son collègue ou bien son sourire angélique qui ne pouvait camoufler que de la malice ? Anticipant le pire, l'immortel s'empara du paquet tendu généreusement et en sortit un sachet de croquette pour Chacha de la marque Tasticroc'… spécialisée pour les périodes de chaleur.
Avec en plus le slogan qui allait bien : « Dévorez-les langoureusement ) »
Coqueline pouffa.
« Sérieusement ? Vous n'avez pas épuisé vos stocks de ioperies la dernière fois ?
- Je les ai choisis avec beaucoup de soin, informa Ush, fier.
- J'AI CRU REMARQUER, OUI ! »
Après leur petite pause, le groupe continua leur quête et longea les courtines servant à relier les tourelles, purgées d'aubier et protégées de manière à ce qu'une partie du douglas soit à l'abri de l'humidité. Quand l'occasion se présentait, ils empruntaient un escalier creusé dans le bois travaillé et poli, tout droit venu des forêts sauvages. Lorsqu'ils soupçonnaient un regard torne au virage ou une présence dans le couloir voisin, ils reprirent leur camouflage initial – connaissant à présent monsieur Daursal, Coqueline disposait d'une plus grande liberté de mouvement.
Même si le palais avait vu fleurir quelques modifications, l'architecture globale restait la même, au grand soulagement d'Adamaï qui avait un plan précis inscrit dans sa mémoire. Ce n'était pas la première fois qu'il essaya de dérober une entité précieuse. En particulier, une entité qui lui appartenait, qui lui revenait de droit, autant que son ''frère'' – il éliminait naturellement les occasions, de toute nature, de le mentionner, chaque évocation se terminait en un maugréement incomplet.
Sauf qu'ils étaient tous incertains sur l'emplacement réel de ces entités. Informée que la garde fut remise à Goultard, la fratrie déchanta lorsque la demi-déesse Sram était revenue de son expédition, avec son sourire narquois, décrétant qu'ils avaient été tous déplacé suite à une première tentative mal menée – et malvenue – soldée par un échec cuisant. Oropo conjectura rationnellement les dits-lieux, presque assuré que chaque membre de la confrérie du Tofu – à l'exception d'Ad, si on considérait qu'il en fasse encore parti – possédait une entité et que le reste fut confié à Goultard, dont ils avaient perdus la position aujourd'hui. Perdu entre les hauts glaciers mordus par la neige de l'île Sberg ? En plein entraînement exténuant sur l'île de Moon ? Piqué par la flèche venimeuse qu'est le soleil au Saharach ? Aux côtés des Bworks du Domaine sauvage ? Il fallait se rendre à l'évidence et constater qu'ils ne partaient de rien, sinon un énorme désavantage, que Yugo avait compris que les meilleurs témoins d'un secret étaient ceux qui n'existaient pas.
Un sourire sombre germa sur les lèvres dodues de la créature. Espèce d'imbécile, se surprit-il à penser, à la fois ravi et en même temps hostile. Idiot de frère lilliputien, pourquoi a-t-il fallu que tu planques les dofus aux quatre coins du globe ? Pourquoi fallait-il que tu changes d'avis quant au fait de les donner seulement et seulement à Goultard ? T'es peut-être pas si bête finalement.
Un espoir empoisonné s'insinua dans ses veines à cette pensée, alimenté par une rancune latente.
Tandis que ses collègues grimpaient les marches quatre à quatre, Adamaï ralentit, jusqu'à complétement s'arrêter, la tête au-dessus d'une arcade, veinée et décorée de fleurs orangées. Il restait dans la pénombre des escaliers, contemplant la lumineuse Coqueline et le taquin Ecaflip, déjà sur la paillasse d'une grande salle recueillant la lumière démultipliée par les vitres. Ebloui, Adamaï cru voir Chibi et Grougal dessinés à leur place. Ses frangins, des amours de gosses, avec leurs petites bouilles rondes, comment avaient-ils grandi ?
Soudain, une pulsation discontinue le lança. Un nœud s'était comme dénoué, diluant avec lui des appréhensions réelles. Une énergie nouvelle brûla ses veines, telle de la lave, s'insinuant au plus profond de ses organes, une excitation vive qui rendait presque fou, meurtri. Son dofus. Il le sentait. Pas précisément, mais il le sentait.
« Oropo ne s'était pas trompé… chuchota faiblement l'immortel, encore secoué. »
Ush hocha la tête, vérifia les alentours. Tout le monde semblait affairé. Ils avaient la voie libre. Adamaï traça sa main contre le mur, à la fois pour se soutenir et en même temps à la recherche d'un relief.
« Si je me souviens bien, il y avait une entrée… ici. »
Avec l'aide de l'osamodas, ils ouvrirent au niveau des marches une porte encastrée minutieusement dans l'écorce rugueuse fossilisée des noisetiers, qui coulissa sur les anneaux de croissance profonds. Leur respiration eut un soubresaut en ressentant l'odeur de résine et de champignons qui s'échappa. Ils empruntaient furtivement le passage menant à un couloir étroit héliocoïdale creusé dans le bois, pourvu de deux rampes jumelles, interrompues à la croisée de chaque sorties.
« Personne n'est informé de ces chemins dissimulés, à part la famille royale...
- Comment tu as fait pour te procurer cette information alors ? demanda Coqueline.
- Ad entretenait de bonnes relations avec le roi, répondit simplement Ush en haussant les épaules. C'est pour cela qu'Oropo nous a demandé entre-autre de la jouer discrète pour cette mission…
- Ehhh oui ! C'est pour ça que je suis ici ! se vanta Coqueline.
- … alors qu'on aurait pu balancer Poo sur le château, il aurait explosé, ça aurait été plus rapide, réfléchit platement l'écaflip.
- Si on devait vraiment envoyer valser quelqu'un, ce serait Toxine, répliqua Adamaï, sardonique.
- Ou Harebourg.
- Envoyer Harebourg chez Amalia ? T'es malade !
- T'as pas d'humour, c'est tout…
- Eh, les terroristes, ça vous dirait de, je sais pas, chercher le dofus ?
- Oui Coqueline… Je sens ses palpitations, mais je n'arrive pas à le localiser précisément. Néanmoins, si on part du principe que ces tunnels ont été créée pour évacuer la couronne en cas d'attaque, on peut supposer qu'un de ces chemins mène aux objets dignes d'être emportés. Et comme ils sont dits « secrets »…
- … peu de chance de croiser la garde royale, compléta le joueur avec un sourire narquois.
- Pas trop vite, les garçons, objecta la plus âgée, le contexte est différent, le roi Sadida est malade, il se peut que la garde ait été renforcée.
- Oui, mais au niveau de la chambre royale. Puis, t'as bien vu que tout le monde courrait partout ? T'imagines pas le cirque que demande un enterrement royal…
- C'est fin, ça…
- Coqueline a raison, on n'est jamais trop méfiant, il y a une flambée de sadida, d'eniripsa et d'osamodas super actifs.
- Froussards, répliqua Adamaï avec calme.
- Être malin n'est pas dans le champ lexical de la peur… »
Durant l'échange, le trio avança aveuglément dans ce dédale de galerie secrète. Ils gardèrent au mieux leur force, jaugeant l'inconfort transmis par l'étroitesse des parois, la boiserie sculptée grossièrement parsemée d'échardes, l'obscurité maigrement offensée par la modeste lueur de leur torche et la puanteur des effluves lourds des mérules parasites.
Des précautions hors normes exigeaient d'être entreprises chacun avait inscrit un plan du château dans leur mémoire, bien que le dragon bénéficiât d'une image plus précise et illustrée par des vagues lointaines, presque nostalgiques. A chaque porte, leur poitrine se soulevait et l'hésitation rempli leur poumon, jusqu'à ce que l'un d'eux arrivent à attribuer un lieu sur l'interrogation muette. C'est ainsi qu'ils comprirent, au bout de plusieurs heures de marche, qu'ils étaient face à une question sans réponse.
Adamaï réprima un sourire. Les doigts tremblotant, il entrouvrit la porte dérobée.
Ils entrèrent dans une espèce de pièce enfoncée, noyée par du lierre défeuillée. Des ruines dressaient par-dessus la végétation terne leurs socles, de formes étranges, raboteuses, formant une sorte d'amphithéâtre détruit. Une colonne, centrée, s'élevait, légèrement tronquée et s'élançant sur le côté, comme emportée par un robuste chèvrefeuille. En haut de ce piédestal s'épanouissait un ovale luminescent, partiellement enfoui par le feuillage, dont la lueur vénéneuse tant recherchée s'étalait en ombres gracieuses sur les murs qui lui servaient d'enclos.
Il ne savait pas si c'était à cause de la joie se confondant avec précipitation, mais Adamaï ne fit pas attention à ses mouvements. Puis tout s'enchaîna. Un piège se referma sur ses proies et le dragon se trouva au sol, blessé au niveau du buste, puis vit le corps de sa petite sœur s'écrouler contre la pierre, avec un son sourd, qui résonna dans son crâne.
Il avisa avec dégoût les pans rocailleux peignés de traînées de sang.
Yugo & co
« o… ugo… ! YUGO ! »
Il ouvrit péniblement les yeux. Pourquoi ils hurlaient comme ça ? Il tenta de se lever, mais la fatigue l'assomma. Sa tête le lançait, il ne s'était jamais senti aussi lourd et en aurait presque retiré son chapeau. Ses muscles refusaient d'obéir et son malaise s'était infiltré jusque dans ses os. Tout engourdi, il apercevait du coin de l'œil un sadida courir au loin, pris en panique, quémandant de l'aide. Au-dessus de lui, le regard inquiet de Chibi et de Grougal, le premier emprunt de larme et le second, plus flegmatique. Ruel était accroupi à ses côtés, frottait son épaule et semblait en pleine conversation. Yugo se concentra, essayant de distinguer les éléments de ce brouhaha.
« …e sais pas, répondit Ruel, on marchait pour la réception et puis il s'est mis à convulser tout seul !
- J'espère que ce n'est que la fatigue… »
La voix était charmante, familière… proche. Il releva la tête vers la source, encore dans le brouillard, puis, une vague de clarté l'envahit en croisant des prunelles chocolat maquillées de sourcils verts douloureusement inclinés. Comment se fait-il qu'il arrivait à distinguer si bien ses reflets irisés ? Pourquoi pouvait-il sentir son parfum ? Fleuri, subtil, un peu acide, sans excès. D'ici, il sentait son inquiétude. Des tremblements ? Son cœur battait plus fort, probablement parce qu'il avait compris avant lui.
Il était allongé sur Amalia.
« A… Amalia !
- Ne bouge pas, tu t'es évanoui. »
Sa voix était calme, rassurante, totalement tranchée avec ce qui allait suivre :
« … NOM D'UNE FLEUR FANEE, RENAT VA SE RAMENER OU QUOI ?
- Calme-toi, Amalia, marmotta l'enutrof, ils te respectent tous.
- Comme ils le devraient, cracha-t-elle, venimeuse.
- Grand frère ! s'écria l'éliatrope au chapeau noir, tu vas bien ? Tu m'entends ?
- Arrête, tu empires les choses, soupira Grougal d'un ton que lui seul arrivait à formuler, celui qui rendait les interdictions douces et non blessantes.
- Combien de doigts ? continua Chibi dans sa lancée. »
Deux doigts dans son champ de vision. Yugo hésita entre éclater de rire et le rassurer, mais un poids désagréable piétinait encore son larynx.
« Il répond pas… I-L N-E R-E-P-O-N-D P-A-S ! s'affola Chibi.
- Notre Yugo est conscient, juste déboussolé, tenta de rassurer Ruel. »
Puis un parfum enveloppa le blessé, frais, proche de la verveine, légèrement mentholé, qui lui rappelait les tisanes de son papa Alibert lorsqu'il était cloué au lit par la fièvre. Yugo remercia silencieusement la princesse et tourna son corps vers l'invocation sadida qui offrait un second souffle à ses poumons vidés.
Il se perdit dans un brumeux tourbillon ; le roi mourrant, Amalia, son étreinte, Chibi et Grougal qui se disputent le lit du dessus, Ruel qui lui explique son plan pour accéder à la trésorerie, Grougal coincé en haut du mâchicoulis, Aurora qui le traite comme un enfant à choyer, le chemin pour aller dîner, puis un hurlement qui l'avait ébranlé tout entier. Une salle inconnue, un éclat bleuté, pareil à celui de la lune, une silhouette découpée en contre-jour sur le sol, une main se tendant vers elle… mais ce n'était pas la sienne.
« Adamaï… »
Les adultes échangèrent un regard, inquiet, mais surtout rempli d'incompréhension, tandis que celui des jumeaux, auparavant agités, devinrent lucides et éclairés.
« Adamaï ?
- Tu as ressenti son wakfu ? essaya de deviner la princesse.
- Oui, mais c'était plus fort cette fois, je l'ai senti… vu… je ne sais pas trop, il y avait un flash, puis une douleur horrible…
- Les Eliatropes primordiaux sont très liés avec leur frère dragon… murmura Grougaloragran, pensif.
- Pourquoi le sentir que maintenant ? demanda Ruel, un peu perdu.
- Adamaï est peut-être en danger… chuchota Chibi d'une voix enrouée. »
Un silence lourd de sens s'imposa. Amalia renforça inconsciemment son étreinte sur le malade, à tel point que celui-ci tenta de se redresser. Ruel posa une main derrière son épaule, en guise de soutien.
« Fais attention, tu es encore sonné.
- Au contraire, c'est très clair maintenant, il faut que j'aille rechercher mon frère, il a besoin de moi.
- Tu tiens à peine debout ! gronda la sadida. Attends au moins de savoir où est-ce que tu dois aller !
- Dans ton flash, il n'y avait pas des indices ? demanda l'enutrof.
- C'était… dans une salle…
- J'en connais ! hurla soudainement Chibi. »
Grougal frappa son frère en lui déclarant qu'il était idiot.
« … C'était étrange, elle était faîte de bois, il y avait de la flore partout, comme dans les maisons sadida, mais le sol de pierre. Il y avait des ruines, une lumière bleue, pleine d'énergie et… quelqu'un au sol.
- Ad ?
- Non. Une petite fille.
- Une maison sadida… commença à réfléchir la princesse.
- J'en sais rien, s'empressa de rappeler un Yugo paniqué, ça n'avait pas l'air habité.
- Nous sommes pas les seuls à construire des maisons en bois, mais nous avons la particularité d'accepter la vie sauvage dans nos habitations, c'est l'une de nos caractéristiques.
- Hein ? intervint intelligemment Chibi.
- Ils laissent pousser les plantes, parasites, fleurs, tout ça, expliqua Grougal.
- Donc, tu ne dois pas te tromper… Mais des ruines ?
- Ce qui me perturbe surtout, c'est cette lumière. Elle était si puissante.
- Comme le wakfu ?
- Oui, Chibi, comme le wak… Mais oui, c'était complétement ça !
- Princesse Amalia ! »
Deux silhouettes se dessinèrent au loin d'un arc outrepassé bordé d'iris. Le prince Armand s'approchait à grand pas, accompagné d'un de ses soldats. Comme depuis sa naissance, il oublia la politesse élémentaire que ses parents, sa sœur, sa fiancée, ses maîtres et même ses professeurs tentaient encore et encore de lui inculquer – à tout hasard, celle de se demander pourquoi le roi Eliatrope était pâle comme un bouftou et vacillait comme un Pandawa, à moitié allongé sur les cuisses de sa sœurette.
« Amalia… lâcha-t-il entre ses dents serrés.
- Ah bah enfin, c'est pas trop tôt ! … Mais, où est l'eniripsa que j'avais demandé ?
- Quelle eniripsa ? Je suis venu te rappeler les responsabilités auxquelles tu t'es engagée ! »
Amalia parut réfléchir, même si sa veine temporale gagnait en relief.
« Tu n'as pas entendu un signal d'alerte ? grogna le prince.
- Quel signal ? Je n'étais pas dans ma chambre, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, il y a un malade dans l'assistance, dont je m'occupais.
- Laisse tomber, avait soupiré Yugo, ne voulant pas être la source d'une querelle.
- Comme toujours, tu t'amuses avec tes amis et esquive ton rôle de future reine.
- Parce que je m'amuse, là ?! »
Le ton montait au fur et à mesure des répliques pour finir en gueulante banale, éternel refrain joué depuis leur enfance. Grougal et Chibi se firent la remarque silencieuse qu'ils étaient chanceux de ne pas connaître une relation fraternelle aussi enflammée.
Sentant que son support devenait mouvementé, l'Eliatrope se tira vers le haut avec l'aide de Ruel pour éviter un coup manqué – Amalia, toujours théâtrale, avait pour habitude de faire de grands gestes pour valoriser ses émotions.
« Qu'est-ce que tu as de si important à me dire ? Je t'écoute !
- Les dofus, Amalia.
- Et ben quoi ? On en a déjà parlé, nous avons une dette env-
- Justement ! Un groupe se trouve actuellement dans la salle de celui de Nora ! »
Un bref éclair de panique traversa les prunelles d'Amalia, puis un sourire de triomphe.
« Ah parce que ça te fait sourire en plus ? On est attaqué !
- Yugo, appela-t-elle en se retournant vers lui, ignorant royalement Armand. Je crois savoir où est ton frère. »
Le concerné était déjà debout, prêt à en découdre.
Adamaï, Coqueline, Ush
Une ronce envoya valser Ush contre un mur tuméfié, orné d'épines aussi grosses que tranchantes.
La salle était bien pensée. Tout d'abord, outre le dofus, elle ne jouissait d'aucune source de lumière. Ensuite, des pièges mesquins étaient dissimulés quasiment à chaque dalle de pierre. Tantôt des racines puissances surgissaient des murs, tantôt la puissante mâchoire des plantes des champs affamées manqua de déchiqueter un membre entre deux canines acérées. Couronné à tout cela, une odeur perfide, de soufre, plombait l'air, se dégageant des veines séparant cette mosaïque d'embûche, brûlant leur trachée, créant des illusions auditives et écrasant leur pensée. Ce n'était qu'après la réflexion intelligence de Coqueline, surprise que la garde royale ne soit pas déjà sur place – une alerte avait sans doute été déclenché dès le premier piège – qu'ils comprirent l'objectif de cette poudre soporifique, rivalisant avec leurs nerfs frémis. Le dofus trônait au loin, narguant ses adversaires, entouré d'un vent embaumé, toxique.
A défaut de pouvoir les tuer, ils voulaient les endormir pour mieux les achever.
Coqueline, d'habitude si agile, manquait de précision et se mélangeait les pattes. Incertaine de ses sensations, molle, elle n'esquiva pas la liane qui la frappa terriblement à l'envoyer dans les airs.
Ush, lui, retomba sur ses pattes, plus irrité que blessé, et beugla un bon coup :
« Ad ! ça fait sept saintes journées que tu me rabâches qu'un dragon peut voler, alors VOLE, récupère-moi ce dofus qu'on se TIRE ! »
Sauf que le dragon était pris d'un malaise, paralysant sa magie draconique et provoquant de violents spasmes convulsifs. Le pire dans tout ça, c'était qu'il sentait que cela ne venait pas des poudres sadida… Son flux d'énergie se synchronisa contre son gré à une autre âme qu'il ne souhaitait pas revoir. Plus aucun doute, Yugo était dans les parages.
Au même moment, une entrée, masquée par un mécanisme luxueux, s'ouvrit à la volée sur une flopée de Mulou et de Corbac.
« Bon sang… Coqueline, on a besoin de toi ! »
L'osamodas semblait reprendre un peu de ses sens en avisant les bêtes détenues qui bondissaient sauvagement vers elle. Malgré son sang inondé de substances hypnotiques, elle contrôla à présent ses mouvements, son pas était léger et ses gestes doux. Du courage et de la tendresse ranima son cœur. Les monstres qui couraient délibérément, commencèrent à ralentir, intrigués. Ne sachant pas si c'était son aura de bienveillance ou bien sa puissance qui les effrayait, elle tenta une approche. Ils firent un pas, l'un se ravisa, un autre recula, derechef.
« Mes amis, libérez-vous du fouet d'osamodas, aucun mal ne vous sera fait, aucun ordre ne vous sera donné. Tu as l'air dénutri, brave Mulou, tiens ! »
Affectueusement, la demi-déesse tendit des baies juteuses et généreuses. En moins d'une minute, les monstres se retrouvèrent à ses pieds, flattés par les petites mains de la fillette au cœur de coton, manifestant un plaisir d'enfant d'agrandir sa famille déjà immense.
Ses frères eurent moins de chance, Adamaï gardait l'empreinte douloureuse de son mal-être tandis qu'Ush gravissait les rocs hérissés, qui formaient comme le promontoire de ce théâtre. Une ronce l'aurait emporté s'il ne s'était pas fermement cramponné. Le demi-dieu écaflip se vantait de sa constitution féline, peu pouvait rivaliser sa vitesse de léopard ou sa force de lion. Il eût alors du mal à se reconnaître dans ce corps pressé de toute énergie par ces maudites poudres.
« Ces nuées… Si on continue de les respirer, on va tous finir par terre et on se retrouva enchaîné dans le prochain épisode, feula le félin, irrité de cette technique trop efficace.
- Si seulement on avait un peu d'air pur… gémissait l'osamodas.
- Tu ne peux pas utiliser tes ailes ? Faire du vent, je sais pas ?
- Ce serait brasser inutilement, grogna Adamaï de son ton habituel de l'agacement, les paumes enfoncées sur ses tempes, il faut éliminer ces particules… »
L'envie de vomir et la torsion de ses méninges cessèrent en un instant. En temps normal, Adamaï aurait repris sa respiration et traqué ses flashs pour confirmer l'hypothèse qui germait en lui, mais l'heure n'était pas à la philosophie. Pour se donner du nerf, il avisa la chair de poule sur les bras dénudés de sa petite sœur, affalée contre les animaux apprivoisés qui défendirent leur nouvelle maîtresse des rameaux pervers cherchant à capturer ses membres.
Un éclair bleu esquiva habilement une ronce épineuse et envoya un coup funeste dans sa descente, percutant les dalles, maquillage du mécanisme mesquin de cette salle. Ad continua son génocide, joignit ses pattes, frappa en marteau, agita ses ailes en rafale, laissant son frère de substitution bondir sans élan jusqu'à l'artefact divin.
Ush eut à peine le temps de se réceptionner du mieux qu'il put, le dofus calé contre son torse comme une mère agrippant son nourrisson en son sein, qu'il se trouva nez à nez avec une plateforme enragée, jaillissant des murs à une vitesse surréaliste. C'était comme si tous les pièges s'étaient déclenchés en même temps. L'espoir avait ranimé quelques-uns de ses sens, ainsi, l'astucieux et expérimenté écaflip réussi l'exploit de ne pas être percuté, les gémissements lointains indiquaient qu'il en était le seul à jouir de cette agilité.
« Fichez le camp ! Ne nous attardons pas dans cette fichue salle !
- Par où ? Notre couverture de stagiaires de BTP est fichue… marmonna une Coqueline presque assoupie.
- Alors nous ne passerons pas par-là, répliqua Adamaï avec arrogance en gonflant ses poumons. »
Ush voulu des éclaircissements, mais n'osa dire mot en avisant l'épaisse et dense fumée noire qui s'élançait comme une couronne, élevée au-delà des socles rocailleux. L'air brûlait comme la vapeur d'un four et les nuées de poussières scintillaient d'une couleur braisée, avant de retomber sous forme de cendre. Il fut un temps aveuglé avant de percevoir les rayons du ciel sortir d'une brèche géante. L'écaflip se retourna et vit Coqueline dans les bras d'un Adamaï puissant, entouré de son élément. Il en était effrayant, sorti d'une légende cauchemardesque.
« Tu es un dragon… s'étonna le demi-dieu, comme s'il venait de prendre conscience de sa nature.
- Depuis le temps que je te le dis. »
Il déploya ses ailes et, ses deux compagnons sur le dos - l'une gémissante et fatiguée, l'autre crachotant des cendres et étourdi par la chaleur – sortit de ce déluge, au travers des flammes.
Yugo & co
« Bon sang, Yugo, attends-nous ! »
Non. Pas le temps.
L'Eliatrope ignorait les cris de ses petits-frères. Le bruit vif de ses portails se répercuta en écho infini dans le palais royal, cachant son essoufflement. Son frère. Son frère était là, quelque part dans le château, à portée de main. Bien convaincu qu'il ne chercherait pas à se présenter à lui, Yugo allait forcer leur rencontre.
Aux dernières nouvelles, Ad se trouverait précisément dans l'une des deux salles protégeant un véritable dofus Eliatrope. Celui de Nora. Elle était entreposée au centre du cinquième étage, entre les murs épais de la bibliothèque et d'une des armureries.
Sa petite forme était douée d'une rapidité merveilleuse, endiablée par l'excitation du rebondissement. L'entreprise avait rallumé l'effervescence depuis longtemps éteinte. Il vira à droite puis détala vers la gauche, dérapa un peu, puis continua à zapper avec assez de célérité pour atteindre les limites du couloir en moins de quelques secondes. La fin de son parcours était sacralisée par une porte de sequoia doublé de cuivre, le séparant de sa moitié.
Puis la porte prit feu et l'eliatrope se jeta au milieu de la fumée. Il s'étouffa dans le gaz, la tête comprimée et les mains brûlées, il s'efforça de distinguer avec le wakfu les éléments de la pièce, plongés dans un noir épais nébuleux. La panique lui entortillait ses entrailles. Quelque chose de lourd fonça derrière lui, entraîné par deux poids morts. Et puis il le vit. Détaché du ciel, un dragon, blanc, parsemé de bleue, porté par des ailes majestueuses, un corps élancé, puissant, des cornes immenses et des griffes acérées.
« AD ! »
Le concerné s'arrêta l'espace d'un instant, dérouté. Cette voix…
Au loin, le groupe d'Amalia avait rejoint le foyer de l'incendie. Yugo en était sorti, écorché de partout et s'étouffant dans sa toux lorsqu'il voulut crier. La main sur les lèvres, Amalia, pétrifiée, laissa son frère s'occuper de l'incendie et enfonça ses ongles dans les épaules des petits pour les maintenir hors de danger. Des larmes roulèrent sur les joues de Chibi, Grougal tâcha de contenir sa détresse déchirante.
« Grand-frère ! Grand-frère ! sanglotait l'Eliatrope au chapeau noir. Où tu étais ? On t'a cherché partout ! »
Ruel jura voir le dragon tressaillir pendant deux fichues secondes, puis l'assemblée entendit le son crachotant du vent. Un battement d'ailes. L'information ne parvint pas assez vite. Yugo venait de réagir, s'élança. Trop tard. Hypnotisée par la stupeur, Amalia en avait délaissé sa prise sur Chibi, qui en avait profité pour se défaire et se ruer vers son frère, évitant la main brandie de Grougal. Le cadet, les joues trempées de larmes, zappa à toute vitesse, s'éleva dans les airs, bien que doublé par le plus âgé, déjà plus expérimenté.
Après tout, Chibi n'avait que neuf ans. Et à cet âge, on ne maîtrise pas encore ses pouvoirs.
Un hurlement paniqué sortit Yugo de sa course.
« YUGO ! RATTRAPE CHIBI ! »
Chibi avait trop utilisé son wakfu et piquait en direction du sol. Amalia avait déjà commencé à produire des ronces pour le récupérer, mais celles-ci n'arriveraient pas juste à temps. Les réflexions brouillées pour le dilemme, l'instinct de Yugo répondit de toute urgence et avant qu'il ait le temps de s'en rendre compte, il était déjà au sol avec son petit frère inconscient dans les bras.
« Chibi ! Bon sang, Chibi, tu es vraiment un abruti ! pleurait presque Grougal en s'approchant de lui, soulagé. »
Complétement effaré, Yugo tombait à genoux en regardant son frère dragon s'éloigné à toute vitesse vers le sud, devenant rapidement un point dans le ciel.
Personne ne répondit.
La main tendue vers la voute céleste, les doigts de Yugo se crispèrent.
