CHAPITRE 6 : EN BOUQUET DE SIX ROSES

Chaleur. Sueur. Touffeur.

Les paupières d'Amalia, fébriles, se crispèrent lorsqu'elle revint à elle, enveloppée d'obscurité. Elle tenta par instinct de ranimer ses sens perdus et calmer ses sentiments tordus. Endolorie, ses membres refusaient de répondre, ses terminaisons nerveuses fonctionnaient à moitié, à la fois frémissantes au niveau de son dos et de sa cheville, puis inexistantes ailleurs. Son univers se haussa vertigineusement, puis s'abaissa pour qu'elle puisse saisir ses idées vacillantes au vol, confuses et faibles.

Habituée à son lit baldaquin, sa demi-douzaine d'oreillers en plumes et ses moelleux draps satinés, ses mains se baladaient, sans grâce, ci et là, en quête d'une douceur.

Ses doigts égratignèrent de la viscose légère caressèrent une masse pareille à de la fourrure froissèrent un habit en laine épaisse. Au travers le tissu, un petit corps se raidit comme un chien apeuré. Chatouillé par un souffle chaud et régulier, il céda à la berceuse et se détendit en poupée de chiffon.

Le nez royal de la princesse trouva refuge contre ce qui lui servait d'oreiller. Elle inspira. L'odeur ressemblait à celle des viennoiseries vanillées sorties du four.

Un phénomène étrange s'opéra. Comme divisée en deux, il y avait une partie d'elle-même qui interpréta finalement qu'elle ne savait ni où elle était, encore moins avec qui, puis une autre partie dominante, plus sobre, qui avait identifié son nouveau doudou.

« Yugooo… avait-elle gémi, semi-consciente. »

Amalia ignorait quelle substance parasitait ses veines, mais la chaleur provoquée par ce signal suffisait à son évaporation. Elle ouvrit soudainement les yeux, s'arracha de son étreinte et bascula en arrière.

Il faisait noir comme dans un four et tout aussi chaud. L'air lui brûla la trachée et étouffait ses poumons. Où était-elle ? Que s'était-il passé ? Avec qui avait-elle dormi ? – Yugo ? Impossible… elle s'en souviendrait. Pourquoi s'était-elle endormie, déjà ? Ce trouble ineffable, dans lequel son cerveau brumeux s'empoisonnait, l'immobilisa dans son élan.

La princesse, tordue comme un ange déchu, gagna qu'après une éternité son combat contre la gravité auquelle elle était exponentiellement soumise. La même agitation violente continuait de l'alourdir, elle sentit une acidité ravager son ventre, qui cherchait à s'expulser. Son coude se cogna contre un mur. La main plaquée sur sa bouche, elle se heurta à un objet coupant et un meuble écorcha son vêtement. Le remugle du trou dans lequel elle gisait s'emparait d'elle. Cette nausée l'affaiblissait.

Ce fut une bénédiction d'ouvrir les yeux au jour pâle et de retrouver la fraîcheur de l'aube. L'air revigora ses poumons boursoufflés et purifia son esprit. Amalia s'était agenouillée, le front collé contre de la neige pour faire fondre la migraine qui la consumait.

Le temps était calme, le vent était bon. Les fleurs alpines scintillaient de rosées, les rayons pleuvaient doucement, le frais avait comme une odeur.

La sadida arrangea sa vue et se retourna. Une sorte de cabane de chêne, annexée à un conifère. Des débris gisaient à droite d'un reste de carcasse, de la moquette en lambeau, une multitude de bribes de métaux, des haillons suspendus à des objets fendus, des colonnades d'étoffes enfoncées comme des pilotis dans un sol tapissé de copeaux. Le soleil bas projetait des ombres huileuses et difformes sur la neige fondante, parsemée de feuilles d'érables écrasées.

Amalia se releva lentement, les yeux plus vifs que jamais, exorbités devant l'horreur. Cette maison éventrée, c'était celle d'Evangelyne. Son Evangelyne. D'instinct, elle recula face à ce semblant de maison hantée, mais son pied droit trébucha sur un obstacle à quelques mètres. Elle avec.

« Mhhhhhhh… grogna l'obstacle responsable de sa chute. »

Dormir avec la princesse. La faire tomber. Ça commençait à faire beaucoup pour son seuil de tolérance. Bon, à la voix, c'était Pinpin. Elle entendit d'ici la voix cassante d'Armand. Ah ! ça Amalia, pour se mettre dans des situations improbables, il n'y a pas pire. Un jour, cette coquine jouait à cache-cache avec ses gouvernantes, devinait où était-elle cachée ? Sur le toit du château ! Pour foncer, elle fonce, mais après ça cri à l'aide !

« Pinpin ?

- Hnnn ? »

Même pas la force d'articuler, il était visiblement dans le krosmoz. Ok, qui les avait drogués ?

« Que s'est-il passé ? demanda-t-elle en articulant bien.

- … Amalia ?

- Quoi ?

- Qu'es'ce tu fai'là ?

- C'est ce que je demandais…

Atteeeend, je r'flchis. »

Elle comprit que ça allait mettre du temps. Après réflexion, elle aurait peut-être dû réveiller l'inconnu assoupi avant de sortir…

Au loin, un rire sonore retentit.

« Alors les jeunes, qu'est-ce qui vous arrive ? »

La princesse reconnut directement l'ancêtre, la momie ou encore la personne dont l'âge pouvait concourir avec celui des Dieux. Ce n'était pas le cas de Pinpin. Ses yeux avaient un peu cessé de fonctionner, ils se rendormaient tous seuls. D'habitude, Rubilax, qui manquait à l'appel, se chargeait de le tirer de ses rêveries. Ce shushu soulignait sa présence par son absence…

Ruel ne savait plus où donner de la tête tant la scène était hilarante. Il hésita entre l'allure débraillée de la sadida et l'inscription douteuse « Bonjour, je m'appelle Crépin, si vous me trouvez, emmenez-moi à cette adresse : … » soulignée sur la cape du héro.

« Ruel, ce n'est pas le moment de plaisanter… Qu'est-ce qui s'est passé ? Où sont les autres ?

- Ben c'est à toi de me le dire…

- Non, j'ai un mal de crâne horrible, grogna la princesse en aidant Pinpin à se relever.

- Ouais… Moi aussi… geignit ce dernier.

- Euh… et la maison, c'est normal ?

- Ben non ! somma Amalia. On dort pas tous dans des trous comme toi !

- Eh ça va hein, toi aussi tu es une adepte des maisons détruites je te signale !

- Mais de quoi vous parleeeeeez…

- De ta maison.

- J'ai une maison ? s'enchanta Pinpin, sidéré.

- … »

Alors, Ruel commença son récit, qui prit fin lorsque le soleil pointa dix heures.

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« ARRETE-TOI ESPECE DE VIEUX SAC A M- »

Mercredi, dix-sept heures avant notre récit, la caravane de Ruel s'arrêta brusquement en plein milieu de la route pour laisser passer un petit chacha des neiges.

« Amalia ! rouspéta le conducteur, ça n'va pas de crier comme ça ?

- Tu as pas vu ce que tu as failli écrabouiller avec ton engin ? Pauvre petite chose, elle a dû avoir si peur…

- Oui, bah tu peux aussi me prévenir gentiment !

- Tu conduis beaucoup trop vite, tu vas finir par nous tuer !

- On est pas dans ton château, ici, alors tu te calmes. Si tu veux râler sur un trône, tu vas aux toilettes. »

Presque étouffé par les ricanements bêtes des deux enfants (« il a dit ''toilette'' ! »), ils entendirent Yugo pouffer au loin. Amalia et Ruel s'échangèrent un regard complice et reprirent leurs places respectives.

La caravane était joliment décorée dans un style champêtre. Les deux bougies qui brulaient dans le boudoir du fond, envoyaient un soir laiteux qui attendrissait les tapisseries crème et les meubles de chêne massif. Les chaises en teck recouvertes de coussins en lin épousaient parfaitement la table vieillissante. Des choses intimes s'étalaient des antiquités qui gagnaient en valeur chaque jour, une écharpe d'hiver suspendue au comptoir, des piles d'affiches de recherche étalées sur un bahut, des photos d'amis clouées à droite d'une pendule, dont plusieurs clichés immortalisaient une jolie enutrof…

Aux dernières nouvelles, l'ornementation provenait de récompenses de quêtes et missions diverses. Cela expliquait comment un radin pareil pouvait acquérir des chandeliers en perles de cristal et des cadres d'orfèvres.

Chibi et Grougal s'amusaient à combler le temps, d'abord à l'aide d'un coup de peinture sur les poignées de porte pour ajouter de l'harmonie, puis l'organisation d'une soirée mousse improvisée dans l'étroit lavabo de la salle de bain et maintenant en étalant de la pâte de chocolat sur le tourne-disque. Ce n'était qu'après trois punitions – trop courtes, impossible de résister à ces bouilles – qu'ils se décidèrent à dresser la table et préparer une soupe… à la cocotte-minute.

« Vous n'avez pas à vous inquiéter autant, je vais super bien ! »

Se prélasser, bien enfourné dans un nid coquet, permit à Yugo de retrouver quelques couleurs. Il surveilla ses deux monstres, écoutait sans forcément répondre à la princesse et peignait chaque nouveau paysage d'un souvenir lointain. Ruel avait remué toutes ses anecdotes pour lui faire apprécier le voyage et les enfants tendaient à s'approcher de l'absurde pour décrocher un sourire.

Mais Amalia n'était pas dupe. Elle coula un regard vers le menteur au sourire figé. Il ne se rendait pas compte que lorsqu'il souriait vraiment, une délicieuse fossette se creusait sur sa joue ? Qu'une lumière, enfantine, le rendant si beau ? Que son rire était inimitable ? Est-ce qu'il s'en rendait compte ?!

« Menteur ! »

Elle lui saisit la main par-dessus la table et le regarda avec attendrissement.

« On est là, on ne te laissera pas tomber, rassura-t-elle, nous sommes tes… tes amis ! »

Le faux sourire de Yugo devint grimaçant. Oui, ils étaient amis.

La sadida avait détourné le regard depuis un moment, rose et rêveuse. D'ici, Chibi et Grougal s'étaient mis en tête de laisser la cocotte siffler le plus longtemps possible. Inexpérimentée en cuisine, elle laissa faire les deux fils d'aubergistes, sans s'empêcher de grogner au bruit pour autant. Ce fut Yugo qui dû réagir.

« Mais faîtes attention ! Elle peut à tout moment- »

Le couvercle se retrouva cloué au plafond, le bruit, assourdissant, abîma leur tympan et la vapeur sous pression effraya les deux enfants qui reculèrent. Les vitres s'opacifièrent de buée, la pièce débordait de chaleur et ils n'arrivèrent plus à tousser, les mains plaquées sur leurs oreilles douloureuses.

Ruel, qui avait quitté sa place, ouvrit la portière et laissa le froid chasser le rideau de fumée. Le vent vif repoussa la vapeur en un rien de temps, dévoilant un Chibi et Grougal, au sol, couverts de soupe.

« Eh bah ça, vous ne l'avez pas volé !

- Ouinnnnn, geignit l'Eliatrope.

- Désolé Ruel, ils sont intenables, ne put s'empêcher de ricaner Yugo, qui se grattait l'arrière du chapeau.

- Eh, mais ! Tu es pas censé conduire, toi ? s'insurgea Amalia, pas trop fort pour son audition encore douloureuse.

- L'explosion a dû dérégler quelque chose, Titine n'avance plus, expliqua Ruel, maussade.

- Quoi ?! Mais comment on va faire pour rejoindre Eva ?

- Sortez déjà, que j'inspecte les dégâts ! »

Grougal cracha une mèche de flamme avant de s'exécuter. Un Chibi penaud le rejoint, accoudé à une des roues chaudes de la voiture. Puis il se demanda s'il ne devrait pas les envelopper de neige pour les refroidir. Il se mit à l'action la seconde d'après, des montagnes de neige en mains.

Yugo et Amalia inspectèrent leur manège avec effarement.

« Ce petit deviendra un grand inventeur, commenta platement la princesse. »

L'enfant-roi gloussa puis lança un regard vers l'horizon. Ils n'étaient qu'à quelques volées d'oiseaux de leur destination. Une douleur sourde lui enserra le ventre comme un étau. Il ignora presque les mains chaudes de la brune s'emboiter sur ses épaules découvertes.

« Tu ressens quelque chose ?

- Plusieurs wakfu puissants… Je suis persuadé qu'Adamaï est là-bas… J'aurais aimé que ce soit une bonne nouvelle.

- Je pense qu'il est incapable de nous faire du mal, rasséréna-t-elle d'une voix dubitative.

- Pas moi. »

Amalia affermit sa prise, pensive. Il posa sa main sur la sienne et déglutit, songeur.

« Eh Yugo ! Tu veux bien la prendre ?

- Prendre qui ?

- La cocotte ! »

Yugo, rouge comme une pivoine, fronça méchamment les sourcils avant de tilter. Il s'apprêta à aider quand la princesse le cloua sur place.

« Non Ruel, laisse tomber, on y va !

- Hein ? Comment ça ?

- On est à une heure de marche et Evangelyne est peut-être déjà en danger !

- Et Pinpin ! ajouta l'Eliatrope.

- Exactement, confirma la jeune femme, sans oublier les enfants.

- Haaaan ! se scandalisa Chibi, Elely ! Vite ! Il faut partir !

- Maaais, et Titine ?

- On s'en fiche de Titine ! »

Amalia traça sa route suivie d'un Chibi militaire et d'un Grougal satisfait de bouger. Ruel, lui, descendit de la voiture et se mit à l'arrière, prêt à pousser.

« Tu viens Ruel ? demanda innocemment le jeune homme.

- J'abandonne pas ma copine, on a vécu ensemble… !

- Viens Yugo, on m'a toujours appris à trier les déchets et laisser les vieux débris ensemble. Nous avons la fibre écologique dans mon royaume.

- Papa nous a dit que c'était malpoli de pousser ! ajouta Chibi, le doigt pointé vers le ciel.

- Surtout par derrière !

- Bon bah… on se rejoint là-bas, Ruel ! sourit l'Eliatrope en zappant jusqu'à la petite troupe. »

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Les yeux de Tristepin se plissèrent comme deux fentes.

« Et après… ?

- De quoi après ? Vous m'avez lâchement abandonné, je viens d'arriver, à vous de combler les trous.

- C'est fou ce que tu sers à rien, exposa âprement Amalia.

- Elle est pas claire ton histoire, réfléchit un Pinpin titubant, parce que dans ce cas, où sont Yugo, Chibi et Grougal ?

- Et ta femme et tes rejetons, ils sont où, pour commencer ? accusa Ruel, blasé.

- Et… Et s'ils leur aient arrivé quelque chose… ? trembla la sadida.

- Naaaaaaaan, bafoua le père de famille, on est les Percedal, qu'est-ce que tu veux qu'il nous arrive...

- Et Yugo et les petits, alors ? Ils ont disparu aussi…

- Il est… peut-être… dans la maison… tenta la princesse. »

Troublée, une teinte écarlate vira à ses pommettes.

Haleine qui empestait l'éthanol, deux dépressifs en fuite, puissante attirance mutuelle, hormones en ébullition… La bête addition donna une solution indéniable. Ruel dévisagea profondément Amalia, comme si elle venait d'avouer qu'elle était la protagoniste d'un shotac*n.

« Qu'est-ce que tu nous fais ?

- En me réveillant, dans la maison, il y avait quelqu'un à côté de moi…

- Et tu penses que c'est Yugo ? sourit grassement l'enutrof. Il n'y a pas de honte Amalia, hein, l'alcool, la jeunesse, tout ça… moi, à ton âge…

- Je ne veux pas savoir, lui assena-t-elle sèchement.

- Amalia a couché avec Yugo ?! réalisa Pinpin.

- VAS-Y, CRIE-LE ENCORE PLUS FORT !

- AMALIA A COUCHE AVEC YUGO ?!

- MAIS C'ETAIT IRONIQUE, SOMBRE ABRUTI ! »

Pour se convaincre de cette vérité folle, le chevalier escalada le flanc de la légère pente d'un pas décidé. Son état d'ébriété lui fit trébucher sur les branches d'hêtres tordues qu'il avait coupé la veille avec ses enfants pour se chauffer. Il passa la tête au travers le chambranle de bois ordonné, poli par la main des spécialistes. Pinpin n'arrivait pas à reconnaître l'endroit sous les décombres qui était l'autre soir son salon. Il ignora une brûlure dans sa poitrine.

Parmi des vases piétinés, un panier de vesse-de-loup retourné, où la table était dressée pour quatre, un petit corps allongé. Tristepin ne distinguait pas les couleurs, devinait un grand chapeau et entendit une respiration calme.

Il se retourna.

« C'est Yugo !

- Tu es sûr ?

- Ça se trouve c'est pas lui et c'était un roublard… paniqua Amalia.

- Il est petit ! affirma le iop.

- Ça ne lui est pas exclusif… continua la princesse en se rongeant les ongles.

- Réveille-le, Pinpin ! On doit chercher les enfants et Eva…

- Laisse, il est complètement torché…

- Pas du tout… élança le iop en dégringolant vers ses amis, vous me prenez encore pour un abruti raté, heeein ?

- Il m'donne mal à la tête…

- J'crois que j'ai oublié un truc dans le bunker… se rappela Tristepin en se grattant la tête. »

Ils restèrent stupéfaits devant le iop à moitié assoupi.

« Comment ça « un truc » ?! s'insurgea la princesse.

- Tu as un bunker, toi ?!

- Armand avait insisté lors de la construction des plans… Pour une fois qu'il a eu une bonne idée, souffla sa sœur. »

Amalia longea un sentier qui avait sans doute été le témoin d'une bataille. Le sol, enneigé et boueux, empoignait les pieds. Son pantalon en toile s'accrocha à un buisson dont des rameaux pendaient au sol. Elle se fraya un chemin dans l'entrelacs de branches épineuses et écarta un tapis de feuilles entre une roche fendue en deux. Elle y découvrit une trappe.

Elle écarquilla les yeux en voyant une petite tête blonde grimper à l'échelle, enjouée.

« F…Flopin…

- Où est papa ?

- Euuuuuh…

- Suiiis làààà »

Elle ne savait pas si c'était une bonne idée de le montrer dans un état pareil, mais se ravisa en voyant le père serrer entre ses mains le visage de son gamin. Flopin lui tirait la cape, le front collé à son torse, tout ému.

« Bah… où sont les autres ? »

L'enutrof venait de se dépatouiller pour rejoindre ses amis. Il examina les alentours, inquiet. Cependant, contrairement aux deux grands bêtas, Flopin semblait être le seul individu sobre dans ce périmètre.

« Tu pourrais pas nous expliquer ce qu'il s'est passé ?

- Vous… Vous n'vous souvenez pas ?

- Elle sait même p'us avec qui elle a couché, pour te dire, ricana Ruel en pointant Amalia du pouce.

- Je vais te tordre le cou, siffla la concernée. »

Moins enclin à rire, Flopin raconta alors ses souvenirs…

• • • • • • • • • •

Leur demeure dessinait de son ombre des dentelures sur la neige. Celle-ci paraissait luire au travers la toile des sapins mouillés. Flopin refaisait ses lacets, prêt d'un tronc et Elely remplissait sa hotte d'osier avec tout ce qu'elle trouvait. Lorsqu'elle doutait, elle mettait son égo de côté et demanda à son frère, d'une voix insolente, si ce champignon ou cette baie n'était pas toxique. Il lui répondait toujours avec arrogance. C'était leur manière de se dire qu'ils s'aimaient. Que tout allait bien.

A leur âge, ils avaient maintenant l'habitude d'escalader les hauteurs, de mesurer l'encombrement de leur couffin, de faire parler leurs ombres pour connaître leur destination et d'identifier les meilleurs chemins non obstrués par les branches basses des arbres. Quelquefois, ils perdaient l'équilibre à force de chahuter.

En deux heures, ils avaient rempli une hotte entière et la moitié de l'autre. Des myrtilles brillantes, des mûres pour des confitures, quelques airelles rouges qu'ils savourèrent crues, des cèpes au chapeau brun, tous encore gluants de rosée au toucher.

S'apprêtant à regagner leur foyer, pour que leur mère puisse commencer à les laver et les cuisiner, le pandawa invité les avait accostés.

L'homme s'était montré jovial et amusant au premier abord. Il leur offrit le soin de les raccompagner, parce qu'il ne pouvait pas laisser deux enfants dans la forêt. Il les suivait sans rechigner, les gava d'histoire en tout genre racontait ses combats contre des guerriers iop, expliquait comment la vallée des pandawa fut sauvée des soiffards, peignait l'univers fleuri du royaume eniripsa, mimait deux équipes de boufball en action… Les enfants, emportés, n'avaient pas tout de suite remarqués leur repère s'effacer et leur forêt, qu'ils connaissaient si bien, changer.

Flopin s'imposait un entraînement de tir matinal quotidien, quand les oiseaux faisaient leur première volée et Elely avait aidé son père à couper du bois pour la nuit. Ainsi, bien qu'en début d'après-midi, les petits étaient déjà épuisés et la sensation ennuyeuse de s'être perdu les désespérèrent.

C'est à ce moment précis que les poils du pandawa se dressèrent.

Il n'était pas leur ami. Il les avait piégés.

Les enfants hurlèrent.

Elely frappa la première, projetant son poing qui s'enfonça vainement dans le ventre de la bête. Il n'émit même pas un mouvement de recul qu'il répondit, offensif.

La rousse porta un nouveau coup avec toute son énergie, qui fut bloqué par la poigne monstrueuse du combattant. Elle sentit combien il était fort.

Le guerrier s'était saisi d'un tonneau qui se fracassa contre le crâne de la fillette. Flopin prit peur, tenta de prendre ses distances, mais son adversaire l'immobilisa sur place avec son poids.

« Papa ! Maman ! cria Elely, les larmes aux yeux quand elle comprit qu'elle ne pourrait pas.

- Elely ! Flopin ! entendit-on au loin.

- Papa ! hurla en retour le plus jeune.

- Continuez de crier, on arrive ! ordonna la mère, qui avait proposé à son mari de partir à leur recherche, impatiente de ne pas les voir revenir.

- Maman… ! »

Entendre leurs parents les rechercher faisait naître en eux un espoir qu'ils avaient rarement goûté. En proie d'une énergie nouvelle, la iop porta de nouveaux coups. Puis elle frappa encore. Et encore, et encore…

Au même moment, le crâ chargea une flèche de recul qui emporta le monstre à quelques pas.

Le pandawa rugissait, savourait une paire de gorgées d'alcool avant de jeter aux pieds des enfants son tonneau. Elely s'apprêtait à le narguer d'avoir manqué sa prise, lorsqu'il se téléporta juste à cet emplacement. Un coup de pied fusa. Elle sentit ses os craquer, cracha rouge. Flopin tirait une myriade de flèches à l'aveuglette, manquant de respirer lorsque son sang coagula dans ses sinus.

« Ne pensez même pas retrouver vos parents, une collègue s'occupe déjà d'eux, menaça le monstre de muscle.

- Mais qu'est-ce que tu veux ?! hurla le garçon larmoyant.

- Enfin on y arrive ! Je veux le dofus. »

La grande sœur releva la tête du sol, la bouche grande ouverte. Le cadet abaissa son arc.

« Quoi ? Quel dofus ?

- Celui que vos parents conservent.

- Mais… mais ils n'en gardent pas… !

- Ne jouez pas aux plus malins, j'ai affronté bien plus dangereux que votre père.

- C'est un ancien dieu, tu ne peux pas-

- Et si je te disais que je suis un fils de Pandawa ? »

Pour prouver ses dires, il s'enfila une gorgée, puis embrasa la flore environnante en un seul souffle. Le feu était partout. Un majestueux conifère s'effondra, assourdissant. Des éclats enflammés se rependirent dans l'air.

Le blond s'apprêta à lancer une flèche de givre, puis vit sa sœur soulevée de terre. Ses yeux roulèrent, écarquillés de surprise.

Puis une flèche se planta sur la tempe de l'ennemi. Précise, puissante. Ensorcelée. Il lâcha sa prise. Flopin n'avait pourtant pas tiré.

« Venez les enfants, il faut sortir de cette forêt ! clama Evangelyne, à leur côté.

- Maman ! Comment tu as... ?

- Flèche chercheuse ! Vite, votre père nous attend ! Il faut se mettre à l'abri ! »

Poo voulut les bloquer, mais ses pieds cyanosés ne se dégagèrent pas du bloc de glace. Maudite flèche glacée…

Ses proies se jetèrent dans la forêt. Les aiguilles de sapins rentrèrent dans leurs yeux. Des souches noueuses manquèrent de les faire tomber. Des insectes à contresens s'écrasèrent sur leur front. Leur vitesse sifflait leurs oreilles.

Leur mère, enceinte, s'épuisa assez vite. Elle prit la dernière place dans la course, mais ne cessa pas de les encourager à ne pas s'arrêter. Ils tournèrent à droite au buisson en forme de trèfle, puis dévalèrent une falaise escarpée où il fallait esquiver une proéminente racine hors de terre.

Ils arrivèrent finalement ensemble près du rocher fendu. Les bras faibles de la crâ peinèrent à soulever la trappe. Trop lourde. Les enfants l'aidèrent. La mère glissa ses doigts dans une fente, glissa, tomba. Elle réitéra, infiltra sa main, puis son bras.

Au loin, ils distinguèrent un cri de guerrier.

Leurs forces redoublèrent et enfin, une dernière poussée sur ses jambes, torses bombés vers le haut, ils ouvrirent l'abri modestement emménagé. Il est temps de se réfugier, les enfants. Et toi, maman ? Je dois rejoindre votre père, je reviens vite. Oh, on vient avec toi ! ça suffit, ce n'est plus un jeu. Maman revient. Maman revient…

Un bisou, une caresse. La trappe se ferma.

• • • • • • • • • •

« Flopin… »

Tristepin de Percedal saisit solennellement les épaules de son fils, l'air grave.

« … ça n'explique toujours pas avec qui a dormi Amalia. »

L'enfant resta interdit et l'enutrof roula des yeux.

« Au moins, ça explique pourquoi ils sont torchés – et voyant l'air étourdi de l'assemblée, Ruel prolongea – Vous vous êtes sans doute tous frittés au panda qui vous a bien imbibé. On va retrouver les jumeaux dans le caniveau et Evangelyne dansante sur un camion de pompiers !

- Héhé… camion de pompiers… répéta bêtement Pinpin.

- Mais donnez-lui du café, qu'il décuve, celui-là !

- Et Elely alors, où est-elle ? interrogea la jeune femme.

- Cette idiote s'est échappée pour aider maman au bout d'un moment, j'ai essayé de la retrouver, mais… »

Ses épaules s'affaissèrent lourdement.

« ça va aller, je suis sûre qu'on va tous les retrouver ! rassura le vieil homme avec un sourire affectueux. On est des durs à cuire, ne t'en fais pas. On doit juste être un peu éparpillé ici et là.

- Faudrait réveiller Yugo, qu'il nous en dise plus…

- Vous dire quoi ? »

Yugo s'était déjà pointé, l'air de rien.

« Yugo ?! s'écria Amalia.

- Bah alors bonhomme, on faisait une sieste ?

- Ben, j'ai mis un moment à me décoincer…

- Te décoincer ?

- J'étais bloqué, là-bas dans l'arbre, précisa-t-il en pointant la direction du doigt. »

Amalia pâlit fortement. Pinpin se grattait l'arrière de la tête, perdu.

« Euh… Tu es sûr ? se risqua-t-il. Tu étais dans l'arbre ?

- Bah… oui…

- Ah…

- Il y a… un problème ? tenta l'enfant-roi en observant la princesse qui n'aurait pas eu une expression différente si on lui avait annoncé la fin du monde. »

Amalia ouvrit la bouche et la referma.

« Euh…

- Dis, Yugo, tu saurais où se trouvent ma sœur et maman ? tenta Flopin, désintéressé par le problème prioritaire.

- Eh bien… grimaça-t-il. Je sais avec qui elles se trouvent… »

Alors débuta le combat qui affronta un demi-dieu et la confrérie du Tofu.

• • • • • • • • • •

Yugo, Amalia, Chibi et Grougal ne s'étaient pas fait prier en distinguant au loin l'épaisse colonne de fumée qui s'élevait vers le ciel. Pour rejoindre la bataille, il fallait traverser les flammes. Ce fut un jeu d'enfant pour le dragon et les deux utilisateurs de portails. Yugo ne manqua pas de rattraper une Amalia malade au vol – elle ne supportait toujours pas les portails, malgré quelques progrès issus de la force de l'habitude.

Grougal entendit un cri et par-dessus son épaule, semblait voir un bruissement sourd au travers l'épais feuillage. A quelques pas, le champ de bataille était détaillé Pinpin à terre, assommé par un pandawa monté comme un taureau.

Il se présenta comme étant Poo. Ce fut le premier à commencer les hostilités.

Il plaqua ses pattes énormes sur l'eliatrope au chapeau bleu et serra. Il porta un coup terrible au sol, tout le corps de Yugo s'était mis à vibrer. De terre, face à lui, une immense racine claqua hors du sol. Amalia l'avait protégée avec un bouclier de ronces. Le pandawa en profita pour préparer son attaque. Lorsque les plantes se détachèrent, son poing rencontra le sol vierge et s'enfonça. Le sol se fissura lorsqu'il soupira. Poo haïssait quand ses ennemis disparaissaient.

Un rayon bleu électrique le foudroya. Au-dessus de lui, Yugo zappa dans le ciel et retomba au côté de Pinpin, qui s'était relevé.

« Qu'est-ce qui se passe, Pinpin ?

- Yugo, on peut dire que tu tombes à pic ! Ce gros balourd voulait kidnapper nos enfants ! Il y a une enutrof, aussi, je n'sais pas où elle est passée…

- Ils vont bien ?!

- Oui, avec Eva, ils sont mis en sécurité.

- Bien ! Yugo se retourna vers l'ennemi, menaçant. Nous sommes cinq contre vous deux, laissez tomber ! »

Poo venait d'extirper son poing du sol. Il avait l'air calme.

« Vous pouvez bien être dix que vous ne me feriez pas peur, sans vous offenser.

- Mais qu'est-ce qu'il veut, celui-là ? s'énerva la sadida.

- Un dofus, marmotta Pinpin, les sourcils froncés. »

Yugo déglutit. Son humeur décida d'interpréter le ton comme rancunier.

Leurs hypothèses étaient justes. Si ces deux-là attaquaient ses amis, ce n'était pas sans raison. La première étant Adamaï.

« Il n'y a pas de dofus ici, s'agaça le roi sans peuple. Et même si c'était le cas, ils ne vous appartiennent pas.

- Tu sais très bien que si, se contenta le demi-dieu.

- Ad…

- J'imagine que tu as déjà fait sa connaissance, si tu es ici…

- Tu devines juste, pandawa, accusa la princesse, et tu lui feras savoir qu'il me doit un tableau de Pic'aseau, mon canapé préféré et pas mal de bois. Maintenant, laisse les Percedal tranquilles, ils n'ont pas ce que tu cherches.

- Si tu penses que je vais simplement vous croire et partir les mains vides… »

Personne ne comprit bien ce qu'il se passa à cet instant. L'adversaire se mua en un éclair blanc et noir, envoya un tsunami de lait de bambou imbiber la confrérie, son pied étincela soudain de flamme crépitante et Amalia se retrouva encastrée dans le décor.

Poo reprit sa place au centre, fier de lui, et admirait nos héros chanceler comme des roublards.

A suivre…

Merci encore pour vos avis et encouragements !

Comme beaucoup de chapitres, celui-ci va intimement de paire avec le suivant. Pour le délire Yumalia, on m'avait lancé le défi de mettre plusieurs ref dans la fanfic (comme dans wakfu finalement, bien que je n'ai pas forcément le même bagage culturel, j'ai des goûts de mémé globalement) dont une à How I meet your mother. Si quelqu'un arrive à deviner à quel épisode je fais référence... ;)

N'empêche, qu'est-ce que je déteste écrire des combats, on ne sait pas sur quel pied danser : un combat, en vrai, dure très peu de temps, on est vite fatigué et blessé. Dans les univers de ce genre, ça dure des siècles et les personnages se remettent vite de coups fatals. Ils se lancent même des défis pour le fun. Bref, le chapitre 7 avait été responsable d'une looooongue pause à l'époque où je l'avais écrit (oui, parce que, le chapitre 7 date d'il y a au moins 3 ans :tousse:).

A une prochaine, en espérant que ça vous plaise !