CHAPITRE 8 : Rebrousse le passé… (partie 1)

Un courçon noirci par l'incendie s'affala dans le nid de rameaux et de boutures crépitants. Le feu ne dura pas longtemps, rapidement étouffé par l'air cabané d'humidité.

La gerbe de flammes se souffla dans la gueule de Grougaloragran qui claqua ses mâchoires. Tristepin rangea son épée et Flopin son arc.

« Merci beaucoup Grougal… ronchonna un Yugo qui n'était pas d'humeur.

- Bah quoi ? Il les a fait fuir, non ? interpella Tristepin en se grattant la tête.

- Tout ça ne serait pas arrivé si quelqu'un n'avait pas cherché à extraire des pierres de leur grotte… ! geignit Amalia, peu amène.

- Eh, fut un temps où, avec mes amis Enutrof, on passait des heures à miner ici ! Tu crois qu'ils viennent d'où, tes bijoux en saphir ? Rha, l'bon temps ! En une semaine, on s'était promis de creuser jusqu'à pouvoir extraire du grenat glacé… ! »

La princesse pointa son front lisse d'un doigt raide.

« Tu vois où écrit « Journal intime » ?!

- Toujours aussi agréable, hein...

- Ouais, bah, à cause de toi, on allait se faire dévorer par des meulous !

- Mais grâce à Grougal, il n'y a plus personne, non ? demanda naïvement Flopin. »

Yugo soupira profondément. Il zappa auprès de son jeune frère et lui tapota la tête devant les yeux interrogatifs de la troupe.

« Voici un dragon, mâle, vigoureux, fier, protecteur… »

Le concerné rougit sous les fleurs, gonfla la poitrine, les poings sur les hanches et prit le regard qu'ont les princes de Disney lorsque c'était leur moment de gloire, juste avant le climax.

« … borné, turbulent, incontrôlable et têtu. »

Yugo hocha légèrement la tête pour esquiver un crachat de flamme, l'expression inchangée.

« Les meulous sont aussi des animaux fiers, qui travaillent en meute. Les plus faibles se replient lorsqu'un ennemi plus puissant se présente et on en parle plus. Mais admettons, là, un dragon comme Grougal leur fait comprendre que c'est lui le plus fort, que ce sont des moins que rien et qu'ils doivent donc déguerpir…

- Oula… décrocha un Flopin qui comprit vite.

- Yugo… tenta une Amalia pas sereine.

- Haha, j'avoue que si j'étais à leur place, je lui flanquerais une bonne raclée à celui qui me dit ça ! s'exclama gaiment Pinpin.

- Euh… Pinpin, c'est exactement ce qu'ils vont se dire. Les meulous chefs vont se ramener avec leurs meutes.

- Je suggère qu'on fiche le camp ! proposa un Ruel terrifié. »

Un long hurlement distinctif, suivi de plusieurs lancés par la meute moutonneuse, confirma la thèse de l'Eliatrope.

Il n'en fallait pas plus pour qu'ils dévalèrent la pente, les pieds s'empêtrant dans l'enchevêtrement de jeunes acacias et genêts. Yugo abaissa les branches sur le passage de ses frères, agrippa le bras mou de Chibi glissant sur une pierre moussue et dégagea les ailes de Grougal des eucalyptus.

Une paire d'orbes safranées se détacha d'un géant hortensia, comme des armillaires. Le félin, les babines retroussées et le museau humide, jaillissait du bosquet et piétina avec férocité les fougères devant la troupe.

Flopin plongea ses doigts tremblants sur son dos pour y trouver son arc qu'il n'arrivait pas à garder stable. La peur cognait contre sa poitrine, il n'arrivait pas à trouver ses points d'appui. Puis à l'horizon, le bout de sa flèche visa comme une lueur vacillante, qui devint distinctement une torche. L'animal l'aperçut aussi, recula. Face à l'avancée du feu, le meulou fit demi-tour et s'enfila dans la broussaille.

Un garçon au visage sale et aux cheveux très clairs, attachés en une queue basse, éclaira la confrérie exténuée. Il semblait trop grand pour son âge et son pied droit s'arquait à chaque pas en une habitude vicieuse désagréable.

« C'est bien fait pour vous ! maronna le jeune homme, la prochaine fois que vous essayez de perturber nos bêtes, je vous laisserai vous faire dévorer !

- Eh, c'est eux qui ont commencé ! houspilla Tristepin. »

Leur sauveur, qui se révéla être un osamodas, leur jeta un œil perplexe. Trois gosses, un bébé dragon, une femme de la haute, un vieil enutrof… Il baissa sa torche, l'air moins sévère.

« … Vous n'êtes pas des braconniers ?

- Pardon ?! s'insurgea la sadida.

- Nous sommes des voyageurs ! s'écria rapidement Ruel qui comprit le malentendu. On pensait rejoindre plus vite Sufokia par cette route !

- C'est quoi des bras cognés ? demanda Chibi en tirant sur le pantalon de son frère.

- Des « braconniers », Chibi… Ce sont des chasseurs qui… commença un Yugo essoufflé. écoute, on verra ce soir, hein ?

- Maaaaaaaaaais !

- Merci de nous avoir sauvés, remercia poliment Flopin, sans vous on se serait fait dévorer, ils semblaient nombreux et féroces…

- A votre service, répondit l'osamodas avec méfiance, les meulous de la forêt sont très agités à cause des chasseurs qui pullulent depuis l'hiver… Vous devriez contourner la forêt si vous voulez être plus rapide – ou sortir vivants.

- Oh vous savez, en tant que chevalier, j'en ai affronté des plus costauds, se vanta Pinpin, ce n'est qu'une bande de chats enragés !

- Vous sous-entendez que vous leur feriez du mal ? marmonna l'inconnu.

- Ils cherchent la bagarre, ils la trouvent.

- Ils ne cherchent pas la bagarre, ils défendent leur territoire sur lequel vous vous êtes introduits. Ce sont des animaux, pas des humains.

- Hin… ça doit être un de ses défenseurs d'animaux à la jambe de Grouin Pisse, murmura Ruel à l'oreille de Yugo. »

Habituée aux conflits politiques, Amalia utilisa une bonne vieille méthode ancestrale pour calmer les tensions, entrelardée de diplomatie : le changement de sujet.

« Vous êtes donc d'ici ? Vous sauriez donc où nous pourrons trouver une auberge ? »

L'osamodas rentra complétement dans le jeu.

« J'habite dans un village à quelques pas d'ici, si vous avez l'argent, vous pourrez y loger.

- On va pas dormir dans les arbres ? supplia un Chibi déçu.

- Grougal protégera Chibi, revendiqua Grougal, fier.

- Grougal va surtout mettre le feu partout, rectifia Yugo, les yeux au ciel. Si vous êtes sages, on vous fera une tente, ok, les aventuriers ?

- Ouiiiii ! »

Leur nouveau guide se prénommait Tao. Son père, ancien Feca, avait tout quitté le jour où sa mère s'était éteinte en couche, et partit s'installer dans cette forêt d'Emeraude, qui lui rappelait sa lune de miel au royaume Sadida. Il avait bâti une maison en bois à proximité d'un fleuve où il y installa un moulin et un système d'irrigation pour son potager coloré de salades pourpres, qui faisaient fuir les limaces herbivores.

Un jour, Tao, âgé de cinq ans, s'était pris le pied droit dans un piège à Meulou. Il pouvait toujours marcher, mais une vilaine cicatrice zébrait sa cheville. Depuis, son père refusait d'utiliser ces outils barbares et s'était découvert une fascination pour ces animaux protecteurs. Il se convertit en Osamodas.

Après une carrière de peintre vouée à l'échec, il s'était essayé à la sculpture, puis à la menuiserie. Il fut tant reconnu que plusieurs maisonnettes vinrent s'insinuer dans ce village baptisé Riléa, en hommage à sa mère défunte. Tao, le boiteux, était destiné à prendre la relève de chef du village et vouait son énergie à la préservation de l'équilibre naturel.

Assez vite, ils débouchèrent sur une route terreuse, garnie de colchiques joliment élancés. De la fumée débordait au loin et tachait un ciel mouvementé. Une fois assez proche pour apercevoir une série de maisonnettes, les enfants soufflèrent fort, comme s'ils venaient de remonter à la surface de l'eau.

« Vous n'avez pas peur que les meulous vous attaquent ?

- C'est comme vivre en société : c'est en comprenant l'autre qu'on arrive à cohabiter. Donc non. Ce sont des bêtes nocturnes qui ont plus peur de nous que l'inverse. On sait de quoi ils ont peur – le bruit, le feu, et de quoi ils ont besoin – de vivres. Mais depuis quelques mois, deux meutes se rapprochent effectivement du village pour fuir les brancardiers avares de fourrure…

- Et il n'y a pas moyen de les identifier et de les condamner ? On est proche du royaume osamodas, non ? demanda un Ruel perplexe.

- Les osamodas ont changé leurs priorités, grogna une Amalia qui s'excusa aussitôt auprès de Tao.

- Non, vous avez raison, pesta le concerné, la protection des animaux – nos amis et nos égaux dans notre religion, ne fait plus partie de la priorité de la royauté. Le peuple s'était réjoui de l'alliance entre notre princesse et le prince sadida, protecteur de la nature, mais les choses n'ont pas l'air de bouger…

- La situation est si critique ? s'étonna Flopin, intéressé.

- Une espèce animale disparaît toutes les 20 minutes, répondit Tao en faisant claquer sa langue. Je sais que c'est le cycle de la vie, mais notre intervention impacte trop l'équilibre. »

Yugo se retourna vers une Amalia qui chargea toute son énergie à contenir un rapport complet sur ce qu'elle jugea être « le plus grand complexe de concentré d'incompétences », aka son frère et sa femme.

Soudain, une remarque innocente de Chibi provoqua un grand chambardement :

« Et si on allait terrasser les chasseurs, vous seriez plus tranquille ?

- Bonne idée ! s'exclama Flopin, investi, on peut pas vous laisser partir comme ça ! Et puis, ce sera notre manière de vous remercier pour nous avoir sauvés ! Hein, papa ?

- Terrasser des méchants, c'est ma spécialité, ça ne prendra que quelques minutes !

- Non, cassa Yugo.

- Hein ? trébucha Pinpin.

- Non ? répéta Ruel, incertain.

- Comment ça « non » ? s'étonna Amalia.

- Non, on doit retrouver Eva et Elely d'abord, claqua l'Eliatrope. Quand on repassera, on fera un détour.

- Mh… ça semble plus logique… réfléchi Flopin, mal à l'aise de se rétracter.

- Si tu penses que c'est mieux ainsi… jugea Pinpin.

- Mais on est déjà sur place, ça nous coûtera que quelques heures ! essaya un Grougal déçu.

- Tu avais dit qu'il fallait toujours aider les braves gens dans le besoin ! exhala Chibi, larmoyant.

- Je suis désolé Tao, nous avons une urgence, des amies sont en danger et on ne sait même pas où elles se trouvent. Je te promets qu'on reviendra t'aider sur le chemin du retour.

- C'est déjà extraordinaire, vous savez, on est pas des gros combattants… Alors merci pour la proposition.

- Mais c'est injuste ! geignit Chibi en tapant du pied.

- Fais pas de caprices, soupira le dragon noir.

- T'en fais pas, Chibi, on aidera le village, faut juste faire par ordre de priorités, expliqua Ruel au morveux. »

Ils continuèrent leur route, en peinant à ignorer les tensions électriques imbibant l'air.

Riléa était un petit village charmant constitué de maisonnettes rustiques mal jointoyées, protégées par un entrelacs de chaume. Des jardins de fleurs par-devant et une pépinière par-derrière les isolaient du voisinage. Les paysans travaillaient la terre et saluaient les étrangers dans leur patois. L'auberge dominait le quartier de par sa grandeur, octroyée par sa mansarde au-dessus du premier étage.

L'auberge était tenue par une dame âgée aux cheveux gris buissonneux sous lesquels s'allongeait un visage froissé éclairé par des prunelles givrées. Tao expliqua qu'elle avait des dons de divination et qu'elle était très respectée dans le pays. Quand leur guide pris congé, Yugo se lança :

« Bon, qui dort avec qui ?

- Quoi ? s'insurgea l'enutrof, on ne prend pas qu'une chambre ?

- Euh, non, planta une Amalia éberluée, ayez du respect pour mon odorat, merci.

- Les femmes ! Incapables de comprendre la vraie odeur d'un héros ! râla un Ruel qui n'était pas motivé à payer une chambre supplémentaire.

- Je payerai l'addition, gros radin.

- Ah, non, mais je te rejoins, se rectifia rapidement Ruel, une princesse ne devrait pas dormir avec des roturiers comme nous !

- Roturier toi-même… se vexa Tristepin.

- Moi j'veux pas dormir avec Yugo ! déclara Chibi, toujours boudeur de la dernière conversation.

- Ecoute, frérot, s'agenouilla le concerné l'air triste, comme l'a dit Ruel, on reviendra les aider. Ce n'est pas contre toi… Si je peux faire quoique ce soit pour-

- Ouais ! le coupa-t-il. Prendre une planche et te frapper avec, na !

- Hrml…

- Amalia, tu as une mauvaise influence sur les gosses, remarqua l'Enutrof. Tu as décidé de dormir avec qui, du coup ?

- Je vais prendre une chambre avec… »

La verte se tut dans son élan puis s'attrista. Le retour de la confrérie du Tofu, des voyages au travers la nature, les détours inutiles, les arrêts répétitifs dans les villages lointains, le défilé des cultures locales, tout ça l'avait enveloppé dans des souvenirs duveteux. Elle en avait oublié l'absence glaciale d'Evangélyne.

Cet état de fait la ramena à l'écrasante réalité comme un jet d'eau froide.

Ruel, qui saisit le malaise, lui sauva la mise :

« Avec Chibi ? plaisanta-t-il avec un sourire gras. »

… Ou du moins, à moitié.

« Je vais brûler un cierge chaque jour de ma vie durant pour que tu meures dans d'atroces souffrances.

- Ah, c'est pas très gentil !

- Mh… gémit la sadida, embêtée, je suppose que je vais devoir dormir seule ?

- Si tu veux, on peut partager une chambre, proposa gentiment Yugo. »

La sadida resta interdite. Son esprit pressé déboula sur un virage serré, abandonnant l'autoroute de l'innocence. Peut-être était-ce dû aux cendres de la fournaise qui l'avait exalté la veille ou bien la langueur salée et mélancolique d'attendre son futur époux ?

Oula, oulala, oula. Nous traversons une zone sinistrée !

Yugo, lui, attendit patiemment la réponse, comme l'enfant sage qu'il était. Il avait lancé l'idée sans arrière-pensée. Ce n'était pas la première fois qu'ils partageaient une chambre, ou encore, à une époque plus lointaine, le même lit. Amalia ne tolérait que lui, d'une part parce que « Ruel se traînait une odeur immonde » et de l'autre parce qu'Adamaï avait le sommeil léger et se réveillait toutes les dix secondes pour aller boire de l'eau ou lire.

L'eliatrope avait deviné qu'Amalia ne se sentait pas sereine à dormir seule. Son sommeil s'agitait régulièrement d'images orageuses, où elle se sentait tomber infiniment dans un vide sinistre. A chaque fois qu'elle se réveillait, sa peau luisait de sueur et ses yeux brillaient. Intimidé par ses prestations lunatiques, il restait les yeux clos et n'arrivait qu'à s'endormir lorsqu'elle reprit une respiration plus profonde, son nez enfouit sur son gros chapeau. Peut-être que cette fois, il osera la prendre-

Oh.

OH.

« Euh… s'étrangla Yugo, par contre, je dormirai avec mes frères, tu sais à quel point ils sont intenables, haha !

- HAHA, ria trop fort la sadida, bien sûr, quelle question !

- Héhé.

- Haha…

- Hihi ! s'incrusta Chibi, réellement hilare.

- Bon, vous avez fini ? les interrompit Ruel, qui pouvait toucher du doigt la tension environnante. »

Après la tradition digne d'une classe de maternelle où Tristepin défia son fils pour dormir sur le lit du haut, où Amalia hurla comme une damnée en découvrant le nid d'Arakne que les jumeaux avaient cru amusant de déposer sous le matelas et où Yugo ne savait où déposer les affaires de sa fratrie une fois que sa colocataire ait déposé les siennes

« Amalia, comment tu as fait pour remplir les deux commodes et l'armoire à toi toute seule ?

- Je suis une princesse, lui avait-elle répondu en argument apparemment suffisant.

- Oui… et alors ?!

- Tu sais tout ce que ça demande comme affaires pour rester élégante et royale ?

- Grand-frère aussi a du sang royal, constata Grougal. »

La sadida afficha la mine d'une petite fille qui venait de se faire gronder. Sans dire mot, elle évacua une commode pour les garçons. Yugo ne comprit pas sa réaction, mais fut satisfait de l'arrangement.

Le ciel prit des teintes orangées et se glissa entre deux flans de montagnes floutées par le brouillard. Lorsqu'ils apprêtèrent à retourner en bas pour dîner, une musique vibrante bruissa à l'extérieur. La princesse leur expliqua qu'il s'agissait d'une musique inspirée de celles traditionnelles du royaume osamodas. Ce fut Flopin qui proposa à la tribu de prendre part aux festivités, sans doute pour se changer les idées. Tous acceptèrent, mis à part Tristepin qui se réfugia derrière l'excuse de la fatigue.

Le chevalier savait avec qui il s'était engagé. Sa passion pour Evangélyne n'avait jamais faibli depuis sa rencontre, au contraire, le temps empoignait tout l'amour qui gorgeait son cœur et le ravivait sans relâche. Ils étaient passés par la flamme des débuts, où ses sentiments devenaient éreintants et parfois blessants. Mais la venue des enfants a lissé leur vie, ils ont lâché les armes de l'aventure et sont partis couler leurs jours dans leur bulle. Il se plaisait à passer des journées entières à la prendre dans ses bras, se lever l'après-midi pour finalement se rendre compte qu'il serait bien resté dans le lit jusqu'au lendemain, voire toute sa vie.

Depuis huit ans, il voyait son visage chaque jour, il l'avait connu rayonnante les jours de printemps, puis cernée comme l'hiver de son accouchement. Tous les matins, il embrassait ses lèvres fines qui laissaient entrevoir ses dents comme des perles dans son écrin rose. Tous les soirs, son bras lécha le contour de ses hanches qui supportaient des cuisses pleines, celles d'une mère.

Ainsi, il recula au plus tard le moment fatidique de rejoindre un lit vide. Il savait que sa femme n'était pas de soie, mais d'acier, et que sa poigne rivalisait avec celle des Roublards. Mais voilà, c'était ainsi. Eva lui manquait et il se sentait inévitablement coupé en deux sans elle. Le temps tournait sans elle, c'était anormal. Que pouvait-il faire de tout cet amour à présent, qui lui pesait sur les bras ?

Tristepin resta sur le balcon, les battements de son cœur fusionnés aux chants des tambours. Des doutes plein la tête, il passa la pire nuit de sa vie. Seul.

Yugo fut le dernier à les rejoindre, le temps de se débarbouiller et d'inspirer profondément trois gouttes d'huile essentielle de lavande, comme lui avait prescrit une Eniripsa à Emelka, suite aux inquiétudes de son père.

Le centre du village comportait une statue inachevée à l'effigie de leur dieu. Des feux de camp ceinturaient la place recouverte de tapis, tissés de laine en motifs séduisants. Un groupe d'Osamodas jouait des instruments qui lui étaient inconnus, prédominée par les percussions sous un fond de violon. Des enfants faisaient taper leurs claquettes au centre, rejoints par Grougal et Flopin. Yugo trouva Chibi au son cristallin de son rire, tournoyant sans grâce avec une Amalia souriante.

Des femmes dansaient main dans la main, formant une ronde vivante et expressive. Un homme qui empestait le whisky tenta de s'appuyer contre un bar de bois, puis finit par tomber ivre, gaiement un garçon demanda sa petite-amie en mariage et dû se répéter trois fois jusqu'à ce qu'elle entende convenablement un bambin s'empiéta les pieds dans une motte de terre mal retournée, mais se releva, l'air de rien, pour rejoindre ses camarades en sautillant.

Yugo fut captivé par cette atmosphère flamboyante dont il se sentait isolé, comme si une épaisse couche de glace l'excluait. Les pieds cloués, face à ce carnaval de bonheur, il avait juste envie de s'enfermer dans un cercueil de verre scellé dont les gens auraient perdu la clef.

« Tu veux danser ? proposa joyeusement Amalia. »

Yugo la regardait d'un air absent, comme si l'invitation ne lui était pas adressée.

Chibi tapa un peu du pied pour avoir perdu la plus belle cavalière du village, mais ça ne l'empêcha pas de tirer son frère par le bras. La sadida gloussa et poussa Chibi vers une petite fille Osamodas qui cherchait un cavalier. Yugo se frotta le bras. Comment on danse déjà ? Comment on sourit ? Où est Ad ?

« Euh… Je ne connais pas les pas…

- Oh, moi non plus, c'est pas grave !

- Mais ça risque d'être compliqué avec… enfin… »

L'Eliatrope releva la tête suffisamment pour plonger son regard dans le sien, suffisamment pour qu'Amalia comprenne qu'il parlait de leur différence de taille.

La sadida fit mine de réfléchir puis saisit la main de l'Eliatrope pour l'emmener derrière une étable qui limitait la place. Leurs pieds s'enfonçaient dans la terre retournée. Les nombreux feux du quartier voisin passaient faiblement au travers les planches de bois. On entendait sans écouter une chanteuse ponctuer le rythme cadencé devenu lointain.

Yugo se sentit soulevé sur une table, stabilisée dans la boue, par une ronce sans épine. Chose qui offusqua le concerné.

« Non, mais, je suis pas un gamin non plus !

- Je sais, je sais, ricana Amalia en le voyant fulminer mentalement. Si tu veux je te repose pour que tu puisses remonter, comme un grand ! »

Ok, il pouffa de rire. Fallait vraiment qu'il arrête de geindre comme un morveux, ça ne jouait pas en sa faveur.

« Bon, c'est le prince qui est censé inviter la princesse normalement ! »

Difficile de dire non à ce visage. Il se souvint de sa faculté à respirer et fit une révérence excessivement pompeuse à laquelle Amalia répondit prétentieusement – à la différence que les manières boursouflées ne paraissaient pas ridicules chez elle.

Il saisit sa main sans hâte et guida l'autre à son dos. Amalia se rapprocha de lui. Une odeur de menthe fraîche lui rafraîchit la cervelle. Ses doigts couraient à son cou d'une manière qu'il n'oubliera jamais. Elle lui lança un regard curieux, retenait un sourire. Je ne suis pas trop ambitieuse ? Il secoua timidement sa tête rigide, entre l'infarctus et la syncope.

Ils se balançaient doucement au début, le temps que Yugo soit à l'aise avec sa nouvelle hauteur. Une brise fraîche sillonna leurs épaules découvertes. Petit à petit, ils prirent leurs aises et chassèrent quelques pas, puis balayèrent toute la surface qui leur était disponible. Leurs jambes cabriolèrent ensemble, sauvages. Ils se sentaient libres une fois emprisonnés contre l'autre. Le pied d'Amalia cogna contre ceux du meuble, ses cheveux fouettaient son visage, ils rirent à en rougir. Yugo entendit le fracas de ses talons contre le bois. Il en joua et de tout son poids, avec un saut ou une pointe, il créa leur propre musique.

Sur la place dansaient des adolescents couronnés de fleurs, liés aux lilas et aux pois de senteur. Au travers les brèches du chêne mal assemblé, volaient le duo passager. Si la verte se livrait aux bras la soutenant, le cavalier la faisait virevolter comme l'aurait fait un amant.

Parsemées sur la voûte bleutée, les étoiles scintillèrent derrière un nuage grisâtre. La chanteuse avait quitté la scène et on n'entendait plus que les instruments à cordes. Les mères ramenèrent leurs enfants agités au foyer et il ne restait plus que les célibataires ou les retraités, discutant sur les rondins de bois servant de bancs.

La Sadida se moula sur le torse de l'Eliatrope et se balança périodiquement. Yugo posa sa joue contre son front. Une fleur de feu d'artifice s'épanouit dans sa poitrine.

« Tu crois qu'on est de bons danseurs ? demanda Yugo à mi-voix.

- Non.

- Ah ouais ? ricana-t-il.

- Des catastrophes, voilà ce que nous sommes. »

L'éliatrope repensa à ses hésitations, la force qu'il exerçait quand il la sentait glisser, son rire quand il avait dérapé.

« Merci pour la soirée. »

Elle leva son visage vers le sien, rayonnante. Il n'était pas sûr de survivre à ce qui allait suivre.

« Ce n'est pas forcément fini… »

Il se redressa et sa nouvelle hauteur l'obligea à suspendre entre eux une distance raisonnable pour son esprit, suffisante pour comprendre le statut non-onirique de la situation, que les actes entraînaient des conséquences, que la femme en face était future reine, qu'Ad n'était plus là, que lui, Yugo, n'était plus rien.

Pris de panique, il souffla une gorgée d'air pleine de réalité :

« Je suis désolé pour ton père… »

Ses épaules descendirent et son torse se bloqua un instant. Le nuage confortable se dégonfla.

« Ce n'est pas de ta faute, Yugo, chuchota-t-elle, hors de portée. Tu n'y es pour rien.

- J'imagine même pas ce que ça doit être…

- N'imagine pas. »

Ils avaient cessé de piétiner sur place. Ils restèrent comme ça, parce qu'ils se sentaient mieux.

« Je sais à quoi tu penses. Non, je suis à ma place ici. Evangelyne a besoin de nous.

- Eva est ta meilleure amie, elle aurait compris. Même sans tout ça, tu as des responsabilités…

- Tu parles… Responsabilités de rien du tout… Armand aura la couronne et je serai là, enfermée jusqu'à la fin de ma vie à faire le pot de fleurs. J'aurais préféré…

- Dis pas ça, la coupa Yugo, tu as toujours pensé au bien de ton royaume !

- Eh ben si, je le dis : j'aurais préféré ne pas être princesse. »

Sa déclaration eût une réaction médiocre. Les tourments noircissent les mauvais souvenirs et embellissent les beaux. De toute la confrérie, Amalia était la plus nostalgique, le tragique prenait des allures terriblement romantiques, ces élans du passé n'emportaient pas tout le monde. Eva ne voyait pas de beauté dans la mort de Tristepin, Yugo ne souhaitait pour rien au monde revivre ses batailles contre Nox et Qilby.

La princesse secoua la tête et chercha ses mots.

« C'est égoïste, mais ce voyage me fait du bien. Oui, c'est horrible ce qu'il s'est passé, mon amie est en danger, une enfant a été enlevée et tu… Tu vis des choses atroces… Mais… Des fois, j'aimerais tout quitter et vivre au jour le jour. J'aime mon royaume, je pourrais vouer mon existence pour son bien, sauf qu'on ne me laissera jamais les clefs. J'ai l'impression d'avoir passé des années à apprendre une vie que je n'aurais jamais. Je suis juste… le lien entre le royaume sadida et un autre.

- Tu veux dire… ?

- Armand compte me marier, oui.

- Mais… après ce qu'il s'est passé avec le comte Harebourg, il avait dit qu'il ne te forcerait plus ?

- Mon père l'a promis, pas mon frère.

- C'est… injuste. Tu n'es pas un objet.

- Tu sais… le royaume se remet difficilement du chaos d'Ogrest, c'est pour cela qu'on s'est allié avec les Osamodas. J'ai beau reculé la sentence, il faudra bien y passer un jour. Puis, ça m'irait bien, une robe de mariée, tu ne crois pas ? »

Yugo se mordit l'intérieur de la joue. La conversation dévalait une montagne en roue libre et si le jeune homme se sentait confortable sur la piste verte, Amalia le poussait vers le mur de glace. Bercée par le moment, elle voulait franchir une étape qu'il ne voulait pas franchir, donner une réponse qu'il n'avait pas envie de donner, pour la bonne raison qu'il n'en avait pas le droit. Pas sans son frère, pas avec Eva et Elely en danger, pas avec son père un pied dans la tombe, pas avec un peuple à reconstruire, ce n'était pas le moment de prendre des décisions aussi importantes.

La mine déconfite, elle traduit du mieux qu'elle put la réponse silencieuse.

« Tu sais ce qu'il me fait le plus mal ? chuchota-t-elle. »

Yugo reporta son attention, méfiante, sur sa partenaire. Finalement, elle dit quelque chose qui lui donna l'impression de s'être pris un coup de poing dans le ventre.

« C'est que dans cette position, je ne pourrais pas aider le peuple Eliatrope comme je l'aurais voulu. Avec papa, on voulait vraiment agir pour votre cause ! Tu… Tu fais comme partie de la famille, on voulait que vous héritiez de quelques-unes de nos terres. Mais Armand… cette grande asperge baveuse… »

Une vague de chaleur effleura le jeune garçon quand elle redressa la tête pour chercher son regard. Il voulait caresser sa joue, se saouler de sa flagrance, lui promettre la lune, mais il ne le fit pas.

« Et toi ?

- … Moi ?

- Tu me dis pas comment tu te sens ?

- Tu sais, je vais…

- Si tu me répètes que tu vas bien, je t'encastre dans le mur ! On le sait tous que tu gardes tes soucis au fond de toi, que tu ne veux pas déranger, mais… on s'inquiète !

- C'est compliqué, Amalia… Je pourrais même pas te dire exactement ce qu'il se passe. »

Allait-elle le prendre pour un fou s'il lui disait qu'il voulait juste dormir jusqu'à ce que tout s'arrange ? Qu'une pellicule sépia grisait les couleurs, que son cœur n'était plus qu'une bouche d'égout, qu'il faisait nuit depuis plusieurs mois ?

« Nous avons revu Adamaï, Yugo, on le retrouvera et tout ira comme avant.

- Il n'y a pas que l'avenir, c'est aussi…

- Que tu ressasses le passé.

- Je repense à ce qu'il m'a dit… A toutes les fois où j'ai mis le monde en danger. J'ai l'impression d'être… une mauvaise personne.

- Ogrest a mis le monde en danger, Nox et Qilby l'ont mis en danger, toi, tu l'as sauvé. Tu nous as sauvé, plusieurs fois. Pas grand monde peut se vanter de ça. N'inverse pas les rôles, tu es le héros, le plus grand de tous.

- Ad me fuit parce que je suis dangereux.

- Non, il était en colère et là, il a rencontré des personnes qui lui ont lavé le cerveau.

- C'est ton hypothèse.

- Pas moins vérifiée que la tienne ! On parle de celui qui a kidnappé une femme et une enfant ! Quand il reverra sa notion de justice, je réfléchirai à sa conjecture. Pour l'instant, il n'est pa… plus fiable. »

Il semblait encore plus paniqué, en s'imaginant que son frère pourrait réellement faire du mal aux Percedal. La princesse soupira à s'en vider les poumons. Elle avait l'impression d'envenimer la situation. Pourquoi fallait-il qu'il supporte poids de tous les malheurs du monde ? Parce qu'il était trop bon. Et arrogant, aussi ! Qu'est-ce que c'était que cette manie de tout ramener à lui ? Pire qu'elle !

« Ecoute, peu importe, d'accord ? démêla-t-elle en se retirant. Tout ce qui compte, c'est que tu dois aller mieux, pas savoir si tu aurais pu faire mieux – car le passé, tu ne peux pas le changer. Le but est de sauver nos amis, ramener Ad à grands coups de claque et ravir tes frères. Tu n'y arriveras pas dans cet état. Le Yugo qui m'a fait découvrir le monde est un héros, il aidait son prochain, motivait ses amis et souriait même quand il ne le fallait pas. A te convaincre que tu es mauvais… j'ai peur que tu te perdes. Tu te… tueras à petit feu. Et je n'ai pas envie de perdre ce Yugo. »

Mais peut-être qu'il était déjà parti.

ça fait hyper plaisir de voir des lecteurs présents au premier chapitre et qui reviennent depuis la sortie de la S4 ! J'espère vous apporter autant d'émotions que possible c:

Je tenais à prévenir que c'était le dernier "vieux chapitre" publié. A partir du chapitre 9, ce sera des écrits datant de 2023, donc le style et le ton auront changé (j'ai grandiiiii), donc désolée pour l'irrégularité de la narration. ): Là on entre dans une série d'épisodes fillers/"tranche de vie" un peu comme dans la S1 et S2 du dessin-animé, on installe une p'tite ambiance avant la tornade.

Ah, on me signale à l'oreillette qu'un personnage important va enfin rencontrer nos héros au chapitre suivant...