Bah ! Courroux
Siltafiir avançait d'un pas raide sans jamais se retourner, pressée de quitter cette maudite montagne, et Lydia la suivait en conservant une bonne distance. Elle se moquait d'avoir effrayé sa huscarl, elle se moquait d'avoir presque cédé à la tentation de tuer Paarthurnax et elle se moquait d'avoir crié sur Arngeir quand il l'avait questionnée à propos de son combat. Seule la mort d'Alduin lui importait.
La neige se raréfiait entre les marches éparses, ce qui arracha presque un sourire à la jeune fille. Presque. Elles arriveraient à Fort-Ivar dans l'heure, rejoindraient Blancherive après une nuit reposante et finalement le nouveau jarl l'aiderait à capturer un dragon. En admettant que le piège demande quelques jours de préparation, Alduin mourrait dans les deux semaines, trois maximum. Là, son sourire réapparut. Plus carnassier qu'heureux, certes, mais il fallait bien commencer quelque-part.
Un grognement interrompit ses pensées. Au milieu de la route, presque assez large pour totalement la bloquer, se dressait un ours brun. Siltafiir le fixa, troublée par ce qu'elle voyait; il ne ressemblait en rien au monstre de ses cauchemars, juste à une bête affamée qui mourrait d'un jour à l'autre, comme tous les animaux qui peuplaient Tamriel. Elle pouvait lui planter son épée dans le flanc, percer le cœur ou un poumon et il périrait à coup sûr. Une flèche dans l'œil atteindrait son cerveau. Une dague contre sa gorge en finirait presque instantanément. Fus le pousserait à bas de la montagne, yol l'immolerait de la manière la plus douloureuse possible, krii consumerait son essence vitale à sa source. Tant de manières de mourir. Pourquoi avait-elle craint ces bêtes si fragiles ?
Elle renifla dédaigneusement face à sa propre couardise et avança d'un pas assuré. Toutes ces années gaspillées à faire des mauvais rêves, à se laisser paralyser ou à fuir comme une enfant; elle voulait effacer ces souvenirs, les noyer dans les ombres de son esprit, les réduire en cendres. L'ours se jeta sur elle, Lydia cria, Siltafiir inspira profondément.
YOL TOOR VUL
Les flammes obscures avalèrent l'animal, saisirent ses poils, asséchèrent sa gueule et ses yeux, puis sa gorge cracha un râle déchirant. Il secoua la tête dans tous les sens, tenta de se rouler par terre, s'anima d'une telle frénésie que ses pattes glissèrent sur la pente. Il tomba, roula, s'écrasa sur les rochers et s'immobilisa en contrebas, muet, rigide. Seules les flammes donnaient encore un semblant de vie à sa silhouette noircie.
Siltafiir reprit son chemin sans un mot, et Lydia s'assura de rester plus loin encore qu'auparavant. La huscarl ne comprenait rien de ce qui se passait; son thane avait parue si joyeuse lors de la montée, à fredonner, à danser, plus détendue que jamais, et soudainement la moindre parole la faisait exploser. Ça n'était pas normal. Ces histoires de thu'um, de Parchemin, d'Alduin dépassaient tout ce qu'elle avait imaginé. Les légendes des héros d'antan possédaient aussi leurs coups durs, quelques moments de faiblesse surmontés au moment de combattre leur ennemi. Le récit de Siltafiir prenait une tournure illogique; Alduin avait fui devant elle, la réjouissance devrait l'étouffer, la rendre orgueilleuse. Pourquoi… ?
Le chemin jusqu'à l'auberge de Fort-Ivar ne lui apprit rien de plus. Wilhelm tenta bien de les interroger sur l'origine des cris tonitruants qui étaient tombés de la montagne en milieu d'après-midi, mais Lydia le saisit par le bras et l'emmena à l'autre bout de la salle, terrifiée par les poings fermés de Siltafiir qui se serraient un peu plus à chaque question. Un pilier de pierre manquait dans la cour du Haut-Hrothgar, elle n'osait pas imaginer à quoi ressembleraient de simples poutres de bois si son thane ouvrait la bouche.
Ces informations en poche, Wilhelm prépara chambre et repas dans la hâte, soudainement conscient des tics nerveux qui agitaient les doigts et les pieds de l'Enfant de Dragon. Il se souvenait parfaitement des chopes renversées la veille et ne désirait en rien tester les limites du bâtiment.
xxx
Siltafiir inspira profondément l'air de Quagmire. Ce plan l'engourdissait, les sons, les odeurs, les couleurs la distrayaient agréablement. Le temps s'y écoulait lentement. Rien ne suffisait à apaiser sa haine des immortels, sa haine d'Alduin, mais l'influence du fendragon la touchait moins que sur Nirn.
Le pas lent, elle erra pendant une éternité dans le labyrinthe, ignorant les âmes damnées qui ponctuaient sa route. À dire vrai, le ciel qui l'horripilait une nuit plus tôt calmait maintenant ses nerfs. L'étendue sombre, sans fond, lui rappelait vaguement la sensation d'infinité procurées par ul, mais impossible de se remémorer nettement la signification du mot. Dans un grognement, elle baissa les yeux sur l'horizon, puis sur les marécages de souvenirs. Elle avança dans leur direction par réflexe, avant de s'immobiliser, ne sachant ce qu'elle voulait y faire.
L'idée d'espionner Ralof lui noua la gorge; elle savait qu'il s'intéressait déjà à elle avant de connaître son pouvoir, mais à présent rien de cela n'importait. Il était un Nordique proche de la trentaine, il pourrait s'estimer heureux s'il vivait cinquante ans de plus. Un Bréton en bonne santé pouvait espérer tenir quatre fois plus longtemps que cela et le sang elfique de Siltafiir étirait encore cette limite. Cela n'étonnerait personne qu'elle atteigne un demi-millénaire avant que son corps ne l'abandonne - les statistiques récoltées par l'Université de Refuge ne mentaient pas - et dans l'hypothèse où leur relation durait, elle le verrait mourir, se flétrir si rapidement… La tête du sombrage lui apparut alors, ornée de la barbe grise et des rides d'Arngeir, ce qui lui arracha un grognement nerveux.
Elle s'ébouriffa les cheveux et doubla l'allure comme pour fuir ses propres pensées. De toute manière, jusqu'à sa prochaine rencontre avec Ralof, il ne servirait à rien d'y songer. Elle chercha dans tous les êtres qu'elle connaissait un esprit digne de se faire espionner; sa famille, la Guilde, les habitants de Faillaise, ceux de Blancherive, Lydia… Aucun ne lui inspirait de curiosité. Elle ne voyait que la futilité de leur existence. La futilité de son existence. Ils mourraient tous, les uns après les autres, sans rien pouvoir y faire. Non ! Il existait un moyen de retarder l'inévitable, et quelqu'un l'avait forcément découvert. Un sortilège, une potion, une malédiction même, n'importe quel…
Elle se remémora la situation de Miraak et stoppa là ses pensées; il vivait encore après tous ces millénaires, certes, mais tout laissait croire qu'Hermaeus-Mora avait parasité son esprit. S'il tenait son apparente immortalité du daedra, il en payait le prix. Les mots de Krosis prenaient maintenant leur sens; le fendragon avait affaibli Miraak, l'avait jeté dans les bras - ou plutôt les tentacules - d'Hermaeus-Mora. De la même manière qu'il donnait envie à Siltafiir de rester ici, en Quagmire. Elle blêmit, hésita à se gifler, puis fixa l'horizon. Il fallait partir. Tout de suite. Mais elle ne pouvait abandonner Nahlaas. Mais si elle attendait…
Elle s'accroupit, posa ses mains sur sa tête, cracha une longue plainte et, épuisée par ce trop-plein d'émotions, s'effondra. En position fœtale, le regard perdu dans les brumes de Quagmire, elle sentait l'énergie la quitter. Elle n'espionnerait personne cette nuit, elle ne le voulait pas, elle ne voulait rien. La culpabilité la tuerait si elle abandonnait son ami, elle passerait sa vie à y penser, à se demander si une nuit de plus aurait suffi à le retrouver. Et pourtant elle le regretterait tout autant si elle permettait à Værmina de totalement s'emparer de son âme.
Elle enveloppa sa tête de ses bras, ferma les yeux, força son souffle à adopter un rythme lent. Ne pas y penser. Tout simplement.
Ne penser à rien.
Rien du tout.
Ni au sort de Nahlaas, ni à celui de Miraak.
Et surtout pas à Ralof. À son odeur légèrement âcre, au picotement de sa barbe, à son sourire franc. Ne pas se rappeler de son étreinte, de sa douceur maladroite, de toutes ces choses qui lui plaisaient tant. Toutes ces choses qu'elle verrait disparaître si vite s'ils restaient ensemble. Elle écarta légèrement les bras, puis gémit de plus belle avant d'à nouveau se couvrir le visage. Sa flaque se trouvait là, devant elle, et tous les parfums, tous les sons qui lui rappelaient le sombrage s'en dégageaient.
Impossible de ne pas y penser.
xxx
"J'ai dû mal entendre… Vous voulez que j'emprisonne un dragon dans mon palais ?"
Les mains derrière son dos droit, ses traits fatigués cachés par Krosis, Siltafiir inspira profondément et, aussi calme que possible, répéta sa requête:
"Vous avez bien compris. Fort-Dragon a été construit tout spécialement pour capturer un dragon, et j'ai besoin d'un dragon.
- C'est parfaitement impossible, contra Vignar Grisetoison en secouant la tête, je devrais mobiliser trop d'hommes, la ville serait à la merci d'une attaque impériale."
Les dents de la jeune fille grincèrent sous l'effet de l'impatience, mais elle conserva sa fausse tranquillité et insista:
"Alduin est une menace plus grande que n'importe quel envahisseur.
- Si j'y perds ma ville, Alduin sera le dernier de mes problèmes."
Elle devait se contrôler, éviter de renverser les deux tables longues ou de casser les poutres. Elle devait penser au toit boisé qui s'effondrerait, aux bougies qui incendieraient le parquet, au crâne de dragon qui se décrocherait du mur et fendrait la tête de ce jarl trop borné. Elle devait éviter tout cela. Elle ne devait pas crier.
"Comment vous convaincre ?" continua-t-elle en soulevant un courant d'air agacé.
Vignar gigota une seconde sur son trône, intimidé, puis reprit d'un ton moins ferme:
"Si vous trouvez un moyen d'interrompre les combats, je mettrai toutes mes ressources à votre disposition."
Elle leva un doigt, prête à répliquer, quand brusquement l'énormité de cette requête atteignit son cerveau. Son corps refusa de réagir durant presque dix secondes, puis elle souffla:
"Quoi ?
- Une trêve. C'est tout ce que je demande."
Il se foutait de sa gueule. Chaque minute qu'elle gaspillait à tenter de convaincre ce vieillard permettait à Alduin de nourrir son pouvoir, de devenir plus puissant encore. Si elle tardait trop, il parviendrait certainement à la surpasser. Un sifflement lui glissa des lèvres tandis qu'elle contenait son impatience avec de plus en plus de difficulté:
"Une trêve ?
- Convaincre Ulfric et Tullius de coopérer, même pour quelques jours, peut paraître impossible, reprit-il d'un ton de plus en plus prudent, mais vous pourriez demander l'aide des Grises-Barbes. Le Haut-Hrothgar est le dernier terrain neutre de tout Bordeciel. S'il existe un moyen, il se trouve dans ce monastère."
Elle en descendait à peine de cette fichue montagne, et maintenant elle devait y retourner ? Comme le jour où elle avait découvert son pouvoir, elle s'approcha d'une chaise et s'y laissa tomber, grommelante, le menton dans la main. Rien ne se déroulait jamais comme prévu. Elle ne désirait qu'une chose à ce moment: lui faire manger ses idées de trêve par le nez. Hélas ! sans la coopération de ce jarl et de ses hommes, pas de dragon, et donc pas d'Alduin.
"Ça va prendre des semaines, marmonna-t-elle en enfouissant son masque dans ses mains.
- Je suis conscient de l'importance de votre tâche, mais je ne changerai pas d'avis."
Elle redressa la tête. Les fentes de Krosis se posèrent sur Vignar, lui arrachant un frisson, puis elle se releva.
"Si ça ne fonctionne pas vous pourrez vous trouver quelqu'un d'autre pour tuer Alduin." grogna-t-elle en se dirigeant d'un pas raide vers la grande porte.
Si ça n'avait tenu qu'à elle, il aurait pu se l'enfoncer bien profond sa trêve, mais tuer un jarl et tous ses gardes n'avancerait en rien ses projets. Elle se surprit à imaginer une telle bataille; l'image du vieil homme valdinguant d'un bout à l'autre de la pièce lui arracha un sourire tandis qu'elle traversait la ville.
Toute à ses pensées, elle ne vit pas le duo bruyant qui contournait l'arbre blanc du temple de Kynareth en discutant de leurs derniers exploits. Les deux personnes, qui la dépassaient chacune de deux têtes au moins, ne la remarquèrent que lorsqu'elle les heurta de plein fouet et s'étala au sol. Ils rirent de bon cœur alors que la personne de gauche, un Altmer au nez protubérant et à l'œil peinturluré, tendait une main secourable à Siltafiir. Celle-ci jaugea la paume gantée, puis son possesseur, et rejeta son aide d'un revers du poignet. En se relevant, elle cracha qu'ils feraient mieux de regarder devant eux, ce qui fit rire l'Altmer de plus belle:
"Faut vous détendre, y'a pas mort d'homme", dit l'elfe en lui tapotant le haut du crâne.
Siltafiir esquiva ce contact d'un bond, trop vexée pour même réaliser qu'une voix féminine s'était échappée de la carrure imposante, puis siffla:
"Si vous me touchez encore une fois..."
Le violent courant d'air qui suivit refroidit l'enthousiasme de l'homme - Siltafiir crut reconnaître l'un des Compagnons, le Nordique avec les yeux fardés de noir, qui s'était laissé pousser les cheveux apparemment - mais l'Altmer se contenta d'hausser un sourcil avant de poser une main ferme sur l'épaule de la Brétonne.
"C'est mauvais pour la santé d'être à ce point sur les nerfs, essayez de-"
Les nerfs de la jeune fille se moquaient de ce conseil, préférant s'enflammer en réponse à ce ton condescendant. Tout se déroula si vite que Siltafiir ne s'en rendit pas même compte; fus sauta de sa gorge pour la sauver de ce contact non-désiré, l'elfe s'écrasa contre une maison et l'autre Compagnon dégaina son énorme épée en reculant d'un pas. Les mains de la jeune fille couvrirent un instant la bouche de son masque, mais sa honte ne dura pas; après tout, cette elfe l'avait bien mérité.
Elle se tourna vers l'homme et le détailla de bas en haut avant de lui demander s'il désirait le même traitement. Hésitant, il jeta un regard à l'Altmer désorientée qui se massait la tête, puis choisit de s'occuper de sa sœur d'armes plutôt que d'attiser ce conflit. La Brétonne, bien que satisfaite par ce dénouement, rejoignit sa maison en fredonnant un chant si contrarié qu'il soulevait de brèves tornades sur son passage.
Les deux Compagnons la regardèrent s'éloigner, n'osant ouvrir la bouche que lorsqu'elle disparut dans les escaliers qui menaient au quartier des plaines.
"C'était quoi ça ? bredouilla l'Altmer.
- Je crois que c'était l'Enfant de Dragon, répondit Farkas en s'assurant que sa camarade était toujours entière, il paraît que ça fait ça quand elle s'énerve.
- Et bien j'espère qu'Auri-El est fier de lui. Donner ce pouvoir à une teigne pareille..."
Elle ponctua sa phrase d'une grimace.
"Je sens que je vais avoir des bleus," bouda-t-elle en se massant le fessier.
Cette remarque arracha un rire franc à Farkas qui lui donna une tape dans le dos et reçut un cri de douleur indigné en retour. Ils oublièrent vite l'altercation, rentrant à Jorrvaskr en échangeant des coups de poings amicaux.
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Après une nuit aussi épuisante que la précédente, Siltafiir avait jugé bon de laisser Lydia s'occuper de la maison pendant qu'elle organisait ces négociations. La huscarl n'avait pas osé se plaindre. Ou plutôt, elle n'y avait pas même pensé, sautant sur l'occasion de passer le moins de temps possible en compagnie de son thane, quitte à devoir le faire dans une ville contrôlée par les sombrages où tout le monde se méfiait d'elle.
Une sage décision, car l'humeur de Siltafiir ne s'améliora guère lors des jours qui suivirent. Entre l'ascension interminable vers le Haut-Hrothgar, Arngeir qui ne se laissa convaincre qu'après une interminable argumentation et ses nuits qui ne cessaient de la tourmenter, elle avait hésité à abandonner sa quête. Elle ne le pensait qu'à moitié bien sûr, après la fuite d'Alduin, maintenant qu'elle pouvait toucher sa victoire du bout des doigts, pas question de laisser tomber - d'ailleurs Arngeir lui avait indiqué l'emplacement d'un mot de puissance, sûrement pour tenter de la calmer, et elle ne crachait jamais sur une occasion d'enrichir son vocabulaire - mais ce fantasme honteux ne la quittait plus.
C'est ainsi qu'elle se retrouva perdue au milieu de la toundra nordique, incapable de repérer le tombeau ou temple ou grotte qui abritait ce nouveau cri. Elle sortit sa carte pour la centième fois et pour la centième fois elle fut déçue; impossible de trouver son emplacement exact alors que seule une neige plate sans le moindre repère lui tenait compagnie. Un espoir demeurait pourtant: le soleil avait quitté son zénith moins d'une heure plus tôt, si elle le suivait vers l'ouest, peut-être atteindrait-elle les marais de Hjaalmarch, puis elle n'aurait qu'à reprendre le chemin du nord.
Malgré la poudreuse qui lui embrassait les genoux, elle trouva l'énergie d'avancer plus vite encore, puisant sa force dans celle de fus. Concentréesur ce mot, elle atteignit les premières traces de bourbe dans les deux heures et, une fois repartie en direction du nord, sentit rapidement le pouvoir du cri inconnu résonner sous la glace. Heureuse de trouver une vraie piste à suivre dans ce paysage désolé, elle accéléra encore et poussa un cri de joie quand une immense ruine perça enfin les flocons. Nul doute, le mot s'y trouvait, elle pouvait l'entendre clairement, le goûter presque, alors elle se précipita vers la porte, ignorant les deux draugrs inertes qui gisaient sur le chemin. À l'intérieur, elle s'étonna pourtant d'en voir d'autres, fraîchement abattus, encore fumant de magie. Des explosions confirmèrent la présence d'un explorateur - ou une exploratrice - un peu plus loin. Siltafiir traversa plusieurs salles, toutes jonchées de corps décharnés, pour entendre deux voix débattre sur... Des animaux ?
"Non ! Non non non ! Le serpent en dernier ! D'abord le poisson !
- C'est une baleine.
- Même chose, dépêchez-vous !"
Siltafiir connaissait ce timbre nasillard, mais pas l'agitation qui l'accompagnait. Intriguée, elle entra silencieusement dans la salle d'où provenait le chahut et dut se pincer; Evangeline courait d'un levier à l'autre, étrangement pressée, n'hésitant pas à sauter d'un balcon pour rejoindre le mécanisme suivant le plus vite possible. Siltafiir observa la scène jusqu'à ce qu'une grille s'ouvre au centre de la salle pour révéler un escalier en colimaçon. Evangeline s'en approcha en dansant, bientôt suivie par Brelyna et une femme que Siltafiir ne connaissait pas. Elles disparurent dans les profondeurs du temple pendant que la plus jeune hésitait à les rattraper. Elle ne voulait pas leur parler, elle ne voulait parler à personne, mais pas question d'attendre en arrière, ce nouveau mot de puissance mettait trop d'ardeur dans ses appels.
Elle les rattrapa sans les alerter, cherchant un moyen de les dépasser discrètement. Avec l'aide du pouvoir d'invisibilité accordé par Nocturne, il lui suffisait d'attendre un couloir assez large et elle pourrait trouver ce mot en quelques minutes - elle le sentait pulser, s'accorder à son âme avec une aisance déroutante, et l'envie de l'apprendre se faisait pressante. L'hyperactivité de son aînée lui compliqua grandement la tâche. À se précipiter de droite et de gauche pour regarder tout ce qui trainait, elle ruina les rares occasions qui se présentèrent à Siltafiir. Et pas question de les doubler lors d'un combat; trois magiciennes armées de boules de feu et de tempêtes de glace ne laissaient aucune faille.
Finalement, Siltafiir crut trouver le moment parfait. Une pièce large, ornée de deux cercueils dressés et d'un autel au-dessus duquel lévitait une gemme spirituelle. À peine eurent-elles traversé la porte que Siltafiir glissa sur le côté et passa premier cercueil. Mais, encore une fois, sa sœur mit fin à ce plan. Ses mouvements erratiques firent tomber la gemme flottante, et alors que Siltafiir allait dépasser le second cercueil, son couvercle tomba, manquant d'écraser la Brétonne. Un draugr en sortit et, sous le coup de la surprise, Siltafiir ne pensa pas à l'éviter lorsqu'il tituba dans sa direction. Le choc de leur collision fit perdre sa concentration à la jeune fille qui laissa son invisibilité se dissiper. Les exclamations étonnées des trois femmes lui firent comprendre qu'elles l'avaient vue. Trop tard pour se retenir.
YOL TOOR SHUL
Le draugr se désagrégea en quelques secondes. Siltafiir fixa un moment le tas de cendres, puis se résigna à affronter les questions des magiciennes. À peine retournée, elle se trouva nez-à-nez avec sa sœur qui lui saisit les mains en sautillant.
"Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle, pleine d'enthousiasme. J'ai plein de choses à te raconter ! Et toi aussi sûrement ! Tu veux bien nous aider à trouver le parchemin de Vokun ?"
La cadette bégaya, déstabilisée par ce trop-plein d'énergie et par les pupilles largement dilatées d'Evangeline.
"Qu'est-ce qui t'arrive ? murmura-t-elle avant de se tourner vers Brelyna. Qu'est-ce qui lui arrive ?"
La Dunmer s'apprêta à répondre, mais l'intéressée prit les devants:
"Un effet secondaire de l'Œil de Magnus et la plus belle chose de tout Nirn ! Je suis plus vivante que jamais ! Je sens toute la magie qui nous entoure ! Toute !"
La Dunmer n'ajouta qu'un sourire résigné pendant que l'inconnue se massait la tempe, apparemment épuisée par cet étalage de joie.
"Oh ! Tu ne connais pas Anska !" remarqua bruyamment Evangeline.
Elle poussa Siltafiir avec une force surprenante, jusqu'à presque la jeter contre la poitrine de la Nordique.
"Elle est venue faire des recherches à l'Académie sur ce parchemin, et on a décidé de la suivre", expliqua-t-elle en leur tournant autour.
Le choc initial s'estompait et l'attitude d'Evangeline commençait gentiment à effriter la patience de Siltafiir.
"Je suppose que vous êtes sa petite sœur, l'Enfant de Dragon, soupira Anska sans l'enthousiasme qui accompagnait habituellement cette déclaration.
- Oui, mais... Comment savez-vous... ?
- Elle n'a pas arrêté de parler depuis Fortdhiver, crissa la Nordique, pas une seconde."
Siltafiir se retourna vers son aînée, qui s'accrochait maintenant au bras d'une Brelyna toujours aussi calme. L'idée de traverser tout ce temple avec cette boule d'électricité vivante ne l'enchantait guère.
"Tu n'étais pas censée rentrer à Refuge ?
- Si ! Si si si ! Mais non ! Je préfère rester !"
Ça ne répondait pas à la question, mais heureusement la Dunmer faisait preuve d'un meilleur contrôle:
"On a suivi Anska sans l'accord de votre père."
Tout s'expliquait. Après une longue exhalation, Siltafiir proposa de reprendre la route; plus vite elles atteindraient le mot de puissance, plus vite l'hyperactive disparaîtrait de sa vue - le mot l'appelait avec tant d'ardeur à présent, comme s'il lui en voulait de s'être arrêtée, mieux valait se dépêcher. Elle s'attendait à un trajet fatiguant, bien entendu, mais rien comparé à la réalité. Evangeline sautait partout, se penchait sur les épées enchantées des draugrs, câlinait ses alliées, énumérait les goûts de chaque sortilège - Anska grogna qu'elle commençait à comprendre que la foudre avait un goût de myrtille glacée. Si des draugrs n'interrompaient pas régulièrement ses tirades, Siltafiir l'aurait certainement assommée. Ou pire.
Après une marche interminable durant laquelle Evangeline activa tous les pièges du tombeau, sans exception, elles atteignirent enfin la salle finale, piquetée de larges colonnes qui encadraient un cercueil tout pareil à celui de Krosis. Bien entendu, Evangeline se précipita dessus, clamant qu'il dégageait des sons de tambour et des odeurs de pluie, mais alors qu'elle tâtait l'air autour de la boîte, le couvercle sauta et son occupant en surgit d'un coup. La Brétonne hurla avant de lancer une tempête de flammes magistrale qui manqua d'avaler ses alliées.
Le brasier se dissipa rapidement, révélant Vokun, indemne derrière une barrière protectrice. Siltafiir la fixa un instant, troublée par l'apparence jadis élégante de cet être maintenant squelettique, mais se ressaisit et, toujours équipée de son pouvoir d'invisibilité, contourna les hostilités. L'appel du mot de puissance l'étouffait presque, lui soufflait de laisser les trois autres se débrouiller. Elles pouvaient bien vaincre un ennemi seul, et puis Evangeline débordait d'énergie. Si elle se dépêchait, elle pourrait même revenir les aider et personne ne remarquerait son absence.
Un cri étranglé l'arrêta alors qu'elle avait presque atteint la sortie; Brelyna venait d'être projetée contre une colonne et glissait à terre, sonnée. Anska armée d'une simple dague, sa magie épuisée, observait sans pouvoir rien faire le revenant enveloppé d'une aura glaciale qui visait la Dunmer. Siltafiir jura, sortit son arc, mais au moment où Vokun lançait son sort d'incinération, Evangeline se jeta devant sa camarade.
"Eva !" paniqua Siltafiir en se maudissant d'avoir cédé à l'impatience.
Alors qu'elle armait son tir, les flammes s'effilèrent et Evangeline réapparut, le teint roussi, mais toujours bien vivante. Les braises pénétraient ses bras, son torse, son visage en ne laissant que des brûlures superficielles. Elle usait du pouvoir propre aux Brétons: la Peau de Dragon. Bien que rassurée, Siltafiir ne baissa pas sa garde, profitant de cette distraction pour attaquer Vokun par le flanc. Sa flèche brisa quelques côtes, déstabilisa la prêtresse, et Evangeline en profita pour relâcher la magie destructrice qu'elle venait de dérober. Vokun, incapable de relever sa barrière, tomba en moins d'une minute sous l'assaut ininterrompu des deux sœurs.
Le combat à peine terminé, Evangeline sauta sur Brelyna, les doigts illuminés d'un sort de guérison, Anska s'appuya contre un mur et Siltafiir se rua dans la salle où s'élevaient les plaintes du mot tant désiré. Dans sa précipitation, elle faillit s'encoubler sur les escaliers qui descendaient vers le mur en demi-cercle, puis se jeta à moitié contre la pierre. Le masque collé aux lettres gravées, elle s'imprégna complètement des chants draconiques, tout de même vexée par leur ton réprobateur - ce n'était pas de sa faute si elle avait pris aussi longtemps ! Yeux clos, elle laissa le mot s'imprimer contre ses paupières.
BAH
Tout son corps se crispa; ce qu'elle avait pris pour un simple reproche était en fait une rage incontenable. Ce n'était pas sa faute ! répéta-t-elle silencieusement, les dents serrées. Bah se moquait de ses excuses, il se déchaîna dans son esprit, alimenté par toute la colère qu'il y trouvait. Elle courba le dos, le souffle lourd, et essaya de dompter ce mot rebelle avec toute sa volonté. Le faire taire, l'enfouir profondément. Chaque tentative résultait en une vague de douleur, chacune plus puissante que la précédente; il n'autoriserait personne à l'emprisonner ainsi. Après une minute qui lui sembla durer des heures, Siltafiir abandonna la lutte, permettant à bah de répandre sa frustration dans tous les recoins de son âme. L'expérience ne fut guère plaisante, la traversant de part en part comme un éclair, mais la rage se dilua assez pour qu'elle en prenne le contrôle. Elle inspira, expira, une fois, deux fois, trois fois, et peu à peu le mot trouvait sa place parmi les autres. Ses brûlures se muèrent en picotements et ses hurlements en murmures agités.
"UrssssSiltafiir ?"
Elle se retourna d'un bond et découvrit sa sœur qui affichait un air exagérément inquiet.
"Ta main…" reprit celle-ci en pointant ladite main.
Haussant un sourcil, Siltafiir regarda tout de même ses doigts avant de cracher une exclamation étranglée. Elle se tourna vers le mur taché de rouge, puis se repencha sur ses phalanges ensanglantées. Avait-elle… ? Assez fort pour… ? Non… Et pourtant… Elle secoua la tête et se rendit à l'évidence, mais une confusion plus grande encore s'empara d'elle. Pourquoi Arngeir lui avait-il indiqué l'emplacement de ce mot ? Voulait-il la punir pour ce conseil de paix ? Elle ne savait plus que penser.
"Laisse-moi voir !" s'exclama Evangeline en lui saisissant le poignet.
Encore hagarde, Siltafiir ne songea même pas à se dégager de cette emprise et regarda distraitement les lumières guérisseuses qui réparaient sa peau.
"Il y a eu un problème ? interrogea son aînée sans interrompre ses soins.
- N-non, pas vraiment, bégaya Siltafiir en sortant de sa torpeur, c'était juste… un mot capricieux…
- Ça arrive souvent ?
- Non."
Evangeline aligna les questions, mais sa cadette refusait de donner plus de réponses, préférant se concentrer sur le mur maculé. Rien de tel ne s'était produit jusqu'alors, pas même lorsqu'elle avait appris strun, le premier mot du cri orageux. Était-ce bah qui posait problème, ou bien elle-même ? Cela arriverait-il pour tous les mots qu'elle apprendrait à l'avenir ? Ou juste celui-ci ? Un bâillement interrompit ses réflexions. Evangeline se décrocha la mâchoire, se frotta les yeux et marmonna que le combat devait l'avoir fatiguée.
"Je crois surtout que le soleil est en train de se coucher, sourit Brelyna en approchant des deux sœurs.
- Quel rapport ? demanda Siltafiir, soudainement curieuse.
- Vous savez comment fonctionnent les vaisseaux magiques ?
- Oui, c'est comme les veines, mais pour le mana.
- Les siens sont ouverts au maximum. En permanence, expliqua la Dunmer, alors elle peut absorber sans problème toute la magie ambiante, mais de nuit…
- De nuit, sans Magnus, la magie d'Ætherius a un accès réduit à Tamriel, continua Siltafiir, et vu qu'elle ne peut pas empêcher son énergie de circuler…
- Elle se vide de tout son mana aussi vite qu'elle le régénère. Pour la plupart des mages la différence est minime, mais dans son cas…"
Le temps qu'elles terminent leur échange, Evangeline s'effondra sur l'épaule de sa cadette, endormie.
"Je vais placer des runes derrière les entrées, dit Brelyna en jetant son sac à côté des deux autres filles, je ne pense pas que quelqu'un viendra, mais on ne sait jamais."
Siltafiir soupira, allongea délicatement sa sœur et commença à dérouler sa couche à côté d'un de ces brasiers éternels qui ponctuaient les ruines nordiques. Un froissement de papier attira son attention et elle se rappela de la présence d'Anska. Celle-ci détaillait un parchemin, les yeux pétillants de joie, trop absorbée par sa lecture pour s'intéresser à quoi que ce soit d'autre. Siltafiir choisit de l'ignorer et ôta son masque avant de sortir un bout de pain de son bagage. Brelyna revint rapidement, installa son propre tapis de couchage ainsi que celui de sa camarade, puis s'accroupit à côté d'elle pour lui secouer gentiment l'épaule.
"Tu vas avoir des courbatures si tu dors comme ça," prévint-elle.
Evangeline grommela, puis se redressa mollement en frottant ses yeux fermés. Au moment d'enfin se glisser sous les fourrures, la Brétonne puisa dans ses dernières réserves et attrapa le col de la Dunmer pour l'embrasser fougueusement. Puis elle se roula dans sa couverture en soufflant:
"Je t'aime
- Je t'aime aussi," répondit Brelyna dans un rire discret.
Siltafiir, de son côté, s'étouffait avec son pain. Elle ne s'attendait pas à cela, il fallait bien l'avouer. Dès qu'elle eut retrouvé sa contenance, elle jeta un regard confus à la Dunmer qui rougit violemment.
"Euh, oui, vous ne saviez pas… bredouilla-t-elle, soudainement agitée. Vous… Vous n'allez rien dire à votre père, n'est-ce pas ?"
Les sourcils froncés et la bouche tombante de la Brétonne effrayèrent Brelyna qui s'agenouilla près d'elle, les mains jointes.
"S'il vous plaît, reprit-elle d'une voix tremblante, je sais que ce n'est pas… traditionnel en Haute-Roche, mais…
- Je ne lui dirai rien, coupa Siltafiir d'un ton dur, Eva peut bien faire ce qu'elle veut. J'ai déjà assez de problèmes, pas le temps de m'occuper des siens."
Brelyna soupira de soulagement, remercia chaudement Siltafiir et prépara à son tour de quoi se sustenter. La Brétonne évita soigneusement de la regarder, elle ou Evangeline, le cœur plus serré que ce qu'elle oserait jamais avouer. "Je t'aime". Malgré tous ses efforts, elle ne put s'empêcher d'imaginer Ralof prononcer ces mots. Elle ne put s'empêcher de vouloir les entendre. De vouloir lui répondre la même chose. Son estomac se contracta et elle jeta rageusement le reste du pain sur son sac avant de se coucher. La couverture remontée jusqu'au-dessus de sa tête, elle se mordit les lèvres et serra les paupières.
À suivre…
Si t'as r'commencé à écrire ce chapitre dix fois tape dans tes mains ! *clap clap*
Tout d'abord, parce que j'ai oublié de le mentionner dans le chapitre précédent, double merci à Stephanie et Niruin pour les reviews. Heureux de voir que ça continue de vous plaire :D
J'espère que le retour impromptu d'Evangeline et Brelyna vous a plu. J'avoue que je me suis bien amusé à écrire ce passage, et si vous en retirez une quelconque satisfaction je serai l'auteur le plus heureux du monde.
À bientôt, lecteurs adorés !
