CHAPITRE 10 : DECOUVRE L'ECHO DE MON CŒUR

Oropo, il y a une centaine d'année

Les charrues transportant un décombre de pichets de lait vides traversèrent la grande route sans se préoccuper d'éclabousser les piétons sur la chaussée. Les rouages grinçaient à chaque vrombissement de l'attelage dont le bois aux virages. Les paysans éreintés se hâtaient de retrouver leur lit de plumes et recharger leur batterie pour attaquer la même rengaine du lendemain. Des marchands tiraient le rideau de leur vitrine, mettaient hors de portée les mignardises attirantes et les poudres parfumées servant à créer concoctions hygiéniques en tout genre. Les propriétaires des cafés allaient rejoindre leur clientèle au bar voisin, se tiraient une bière ambrée et faisaient tinter leur verre en hommage à un changement qui ne surviendra sans doute jamais.

Au milieu du ballet emblématique crépusculaire, deux hommes de piétés se démarquaient. Ils ne tournèrent la tête et n'accordèrent aucun regard à toute distraction, comme immunisés par une lumière divine. L'un d'eux transbahuta son embonpoint à petits pas et contrastait avec la démarche gracile de l'autre, épris d'une oraison spirituelle rayonnante, inspirant le respect des passants qui s'écartèrent, de peur d'être brûlé par cet éclat pur.

L'officier de la douane cessa de s'appuyer contre le muret et reporta tout son poids sur sa lance. Au garde-à-vous, son éternelle méfiance exigée par son devoir se réveilla en avisant la démarche potelée du plus gras.

« Halte-la ! Qu'attend l'extérieur pour que deux bonnes âmes s'y promènent à cette heure tardive ? »

Leurs figures calment s'illuminèrent comme sortis d'un doux rêve. Le plus grand s'exprima :

« Notre Excellentissime d'Amakna nous a sollicité pour une délicate affaire. Nous attendons ce soir un navire à bon port sur la côte de corail pour recevoir le sanctificus naga.

- Très bien… répondit lentement le garde en hochant la tête. Je ne vous ai jamais vu. Vous êtes curés ou pas ?

- En vérité, je suis oratoria compaetius tandis que mon compagnon est un divinum initium ayant fait vœu de silence.

- Euh… ouais… »

Le gardien avisa d'un œil soupçonneux leur dégaine de haut en bas. Généralement, ils étaient prévenus des allers-et-venues pontificales et des expéditions hors des frontières. L'un avait la bienveillance caractéristique des hommes de piété tandis que l'autre semblait trop béat pour être vrai. Maintenant, il n'avait pas envie de se frotter avec la hiérarchie en fin de semaine à quelques jours de son congé…

« Bon, tout semble en ordre. Faîtes attention sur la route. »

Ils attendirent plusieurs vols d'oiseaux et que le ciel s'obscurcisse plus avant de se relâcher.

« Quel gourdin ! ricana tout haut Meribald. Il ne saurait faire la différence entre le Crédo et une insulte en langue Eliotrope originel !

- J'en reviens pas qu'on soit passé aussi facilement… souffla Oropo, ahuri de ce qu'il venait de faire.

- Pas mal ton idée des garçons de cœur ! Pourquoi ta mère se trimballe encore ces costumes ? Tu as fait ton service il y a une paire d'années !

- Fais gaffe à ce que tu dis. Je ne tolérerai aucune remarque sur Arabiatta.

- Bon, bon… N'empêche que tu es doué comme imposteur, quoiqu'en dise ta conscience. On a quand même failli se faire griller par ta faute, m'enfin…

- Tu rigoles ? Tu marchais comme un cochon de lait ! »

Meribald passa sa main sous sa chemise et ôta une masse de tulle prurigineuse. Il perdit sa stature corpulente et retrouva sa silhouette filiforme serpentine.

« Comme devait marcher mon personnage ! Faut jamais négliger les détails. »

Oropo haussa les épaules, désintéressé de ces conseils de délinquant, trop occupé à faire taire sa sage conscience qui commentait outrageusement ses actions.

Le paysage interdit n'était pas à la hauteur des risques entrepris. Morne et gris, il prenait l'allure d'un mauvais tableau derrière une vitre sale. La soirée n'ajouta pas de caractère émouvant ou funèbre, la température était douce et un léger brouillard, bien plus gênant que mystérieux, acheva de décrire l'atmosphère monotone.

Seule la mémoire du rebelle comptait, ni route ou indication ne pouvait aider le cadet à se repérer. Ils traversèrent une végétation épaisse, piquante, où des pousses fragiles et parfumées furent piétinées par des hauts plants à l'odeur de fumier. Ils s'aidèrent de leur portail pour échapper aux descentes abruptes et aux longs détours exigés par l'écoulement d'un vigoureux torrent.

Le plus jeune ne fut pas ébranlé par le goût du risque, aucun frisson agréable lui caressa la nuque, simplement la terrible impression d'être un traître et de mettre en danger sa famille pour les caprices d'une dévergondée, dont il n'était réellement attaché que lors des bons moments et souhaitait ne rien à voir avec elle dans les pires.

Le temps passait lentement, les nuages dégagèrent vers l'est et la lune, spectatrice de ce dénouement, éclaira les acteurs faiblement, mais assez pour leur permettre de distinguer une silhouette repliée dans le creux d'une gorge, à proximité de la côte, frappée en plein flanc par les vagues par à-coups réguliers. Ivoirre tordit ses mains ensemble quand l'improbable duo s'était approché.

« Oh Meri et… Oropo ? Tu es venu pour me sauver ?!

- Attends que je te donne la facture, glissa vicieusement son cousin.

- Appelle-ça comme tu veux, tant que tu te dépêches de rentrer, tonna fermement Oropo.

- Mais Oreooo, je ne pourrais jamais ! »

L'adolescente fut tout à fait consciente de la rancune qui l'attendait, mieux que le mal qu'elle avait commis.

« C'est bon, souffla son compère, ce n'est pas un secret d'Etat que tu sois une coquette…

- Non, mais là… Je ne pense pas qu'ils l'accepteront, je vais avoir une sale réputation et je ne pourrais pas le supporter. Oropo, tu me connais, tu sais que je ne pourrais pas !

- Qu'est-ce que tu as fabriqué ?

- Tu… Tu sais, le tailleur de pierre dont je te parlais la semaine dernière…

- Ben nan.

- Comment ça ? Tu m'écoutes pas quand je te parle ?

- Si, hélas, et c'est déjà très pénible. Par contre, retenir tes commérages, c'est au-dessus de mes moyens ! »

Ivoirre, sincèrement vexée, détourna les yeux et se tût suffisamment longtemps pour laisser son ami suggérer qu'il l'avait blessé. Oropo adouci sa voix, cette fois-ci :

« Celui qui boite parce qu'on lui a renversé de l'eau bouillante sur sa jambe ?

- Voilà ! Eh bien, je suis allée le voir, il n'arrêtait pas de me regarder – comme tout le monde bien sûr. Il répétait sans cesse combien j'étais jolie et charismatique et…

- Attends, attends, tu ne l'as pas encouragé j'espère ? »

La jeune fille s'interrompit soudainement, laissant en suspens un roman dont la fin avait été déchirée. Ce fut à cet instant qu'elle comprit l'envergure de ses actions, commises avec son étourderie et son insouciance naturelle, sans se douter d'avoir embrasé un trouble incendiaire à partir d'une étincelle. Hélas, toute volonté de résolution survint, comme à chaque fois, lorsque le mal est déjà commis.

« Tu es… Oropo ne finit pas sa phrase, dégoûté. C'est de la curiosité malsaine. Tu ne respectes personne, c'est incroyable.

- Oh ça va, calma Meribald, moi aussi je donnerai cher pour voir les cicatrices ! »

Ivoirre secoua vigoureusement la tête, ne voulant pas être mêlée à la défense affreuse de son cousin. Sa décision de rentrer ne dépendait plus du regard des autres, mais aussi de son dégoût d'elle-même. Telle était sa décision, elle s'apprêta à présenter ses regrets pour se racheter – auprès de qui ? – quand un ressac inhabituel bouscula les récifs extérieurs, suivi de chants de bons marins enjoués.

Le plus expérimenté guida ses complices au travers du littoral pour rejoindre un poste d'observation derrière la rocaille où ils purent distinguer chacun leur tour un amas de cordages brisés et de mats amputés, évoquant les courageuses ruines d'un navire ayant survécu à une fuite dont même l'équipage ne pouvait espérer la réussite.

Le bateau ballotait telle une bouteille vide et mouilla à proximité de l'une des plages de sable fin. La chute de l'ancre réveilla les bébés kralamoures. Un canot trop chargé, de vivres et d'hommes, embarqua difficilement, encouragé par une voix aux octaves puissants. Le manège dura assez longtemps, la chaloupe étant plus ou moins bien manœuvrée, lourde et attachée à de la main d'œuvre manifestement épuisée et n'ayant qu'un faible répondant à la discipline.

« Des roublards, annonça brièvement Meribald.

- Ils sont là pour nous attaquer ? supposa la fille aux cheveux verts.

- Impossible, personne ne connaît l'existence de la cité, répondit Oropo.

- Ils viennent sûrement juste se ravitailler, ou se planquer. Vu l'état du rafiot, ils ont sûrement été attaqué ou essuyé une tempête…

- Faut partir. Vaut mieux pas qu'on nous voit. »

Le plus âgé s'apprêta à répliquer quand un grondement pareil à un roulement de tambour les surprit. Les oreilles sifflantes, Ivoirre saisit instinctivement le bras chaud d'Oropo. Elle ouvrit la bouche pour parler, puis crachota une partie du nuage de poussière qui s'était levé. Une odeur d'explosif remplit l'air. En face, la vue était dégagée, leur barrière rocheuse trouée bien en regard de la ligne de mire d'un des roublards à l'œil vif.

Le trio à découvert se tenait au sol, les uns serrés contre les autres. Un nuage s'ouvrit, une raie de lumière pâle sillonna le sable, où convergeait le regard des deux groupes. Meribald ouvrit de dos un portail, prêt à se défendre.

Elely et Evangelyne

Pour la première fois de sa vie, Evangelyne se sentait désarmée.

Le soir où sa petite sœur et elles arrivèrent à l'orphelinat de R… mené par la haute charité des bienfaiteurs bourgeois les plus pieux, Evangelyne s'était distinguée par son calme et sa discipline. Les institutrices la tenaient en estime, le petit personnel appréciait ses bonnes manières, ses camarades admiraient sa folle progression d'apprentissage corrélée à une immense modestie, permettant d'étouffer une antipathie naturelle à la jalousie. Elle impressionnait les garçons, qui cessèrent d'harceler Cléofée après avoir taper du pied. Jamais la perte de ses parents, rattachée à une pauvre série de bribes souvenirs flous non entretenus, n'a eu d'impact sur sa constitution solide.

Lorsqu'elle devait assurée la protection de la princesse sadida, sa beauté et sa puissance lui permirent de se démarquer au-delà de celle qui devait briller. Le prince sadida ne lui résista pas, un chevalier au grand cœur sacrifia sa vie pour elle et jamais Amalia n'eût à souffrir d'une blessure mortelle par sa faute.

Sa réussite ne s'arrêta pas au mariage et sa bonne étoile persista à éclairer ses vertus. Cette fée ne se contenta pas d'être une mère aimante et dévouée, il fallait qu'elle tienne à une main tout le paisible et constant foyer. Elle ne nettoyait pas, mais poussait les murs, elle n'organisait pas simplement les tiroirs, mais les rendait plus profonds, plus larges. La cra devenue mère suspendait des sachets de roses séchées dans les placards et redonnait vie aux jouets délaissés.

Oui, Evangelyne excellait dans ce qu'elle faisait et surpassait les autres jusqu'à prendre constamment la première place. C'est pour cela que ses anciennes maîtresses la laissaient tenir par période le cours à leur place, que Tristepin flattait le garde du corps et non la princesse, que le destin lui choisit un dieu pour mari ou encore que sa fille la protégeât au péril de sa vie.

Un malaise encore jamais connu jusqu'alors l'étrangla en avisant un attroupement de demi-dieux lui expliquer combien le monde serait meilleur si ses enfants, parfaitement élevés par la meilleure des mères, intégraient leur panthéon.

La vie ne l'avait pas préparé à ce type d'obstacle, si peu que l'on puisse y être confronté. Il n'existait pas de coach ou de bouquin de développement personnel ayant pour titre « Education et orientation : enfants demi-dieux, voici les clefs de la réussite ! ». Une eniripsa commençait à s'approcher de sa fille, Evangelyne perdit ses couleurs et lui tira violement le bras vers elle.

« Notre mission dépasse le petit confort de chacun, expliqua Echo d'une voix tempérée et hypnotique, nous offrons une opportunité non seulement pour vos enfants, mais aussi pour le bien commun, le monde, qui bénéficiera enfin de Dieux cléments, à la place des imbéciles qui nous dominent ! »

Eva serra ses lèvres pâles l'une contre l'autre et tenta d'échapper aux souvenirs qui l'asseyaient. Elle se revoyait, adolescente, gronder une Amalia trop grande pour elle-même, qui gribouillait des croquis de robes à froufrou sur son carnet rose et boudait son volumineux encyclopédie de sciences politiques. J'en ai marre d'être une princesse, je veux faire ce que je veux ! Arrête d'être égoïste, Amalia, tu pourras aider des milliers de personnes, concentre-toi un peu ! Tu as des devoirs ! La cra avala sa salive douloureusement.

Bien commun, avenir radieux, tous ces idéaux virevoltaient dans son esprit, tentant de prendre un sens, une forme définie. Un monde idéal, elle coupée de sa chaire, de sa famille. Eva ne trouvait pas l'inconnu de l'équation. Elle savait juste qu'elle voulait garder ses enfants, combien même l'équilibre du monde dépendait de leur séparation. Rien d'autre ne pouvait être conçu par son cœur.

Si, aux prémices, Elely prenait sa voix picarde et crachait « T'en fais pô m'man, je vais te faire sortir d'ici ! », la suite inquiéta sévèrement sa mère. Le jour suivant, un ecaflip l'avait emprunté toute une demi-journée, en revenant, Elely marmonnait « Ils se la jouent malins, ils ont 'ssayé de m'embrouiller, mais ils sont tous comp'étement cinglés ! ». Ensuite, ce fut au tour d'une fillette osamodas de raconter son histoire et son projet, Eva sentait que sa fille s'était prise d'affection le soir lorsqu'elle geignit « J'ai hâte qu'on rentre à la maison avec pôpa et Flo… ». Enfin, au quatrième jour, Evangelyne retrouva sa fille, complétement ébranlée, quittant une élégante sadida. « Dis, tu en penses quoi de tout ça, m'man ? » avait-elle chuchoté sans toucher à son repas.

Pourtant, au début, tout allait parfaitement mal. Elles avaient émergé dans une pièce extraordinaire, des colonnes serpentines aux allures antiques arc-boutèrent jusqu'à la voûte, pareille à une cathédrale. D'immenses bibliothèques poussiéreuses sentant la myrrhe s'imposaient aux extrémités, décorées de pots-pourris, coquillages nacrés et d'une rangée de bocaux contenant diverses concoctions médicinales. Le minimalisme choisi du mobiliser renforçait l'aspect interminable de la pièce. Le sol, miroir, supportait uniquement le lit aérien à la literie vaporeuse ayant reçu la mère et sa fille, ainsi qu'une table à manger spacieuse aux décorations orientales plantées de symboles ésotériques.

Puis une sram bien en chair, vêtue d'un costume noir aux écailles fluorescentes verdâtres, était venue les importuner. Ses yeux souriaient. Mais rien d'amical, dans ce sourire. Telle une hyène agile, elle titillait maman enceinte et morveuse en traçant leur silhouette de son talon empoisonné, les guettait sous son masque invisible, les faisait trébucher dès qu'elles s'approchaient trop d'une potentielle sortie. Son rire résonnait comme une alarme. Désagréable.

Son ombre prenait tout l'espace, telle une araignée accrochée au mur, pires étaient les moments où on ne l'avait plus en vue. Ce n'est que le soir venu que mère et fille retrouvèrent leur intimité. Alors prostrées dans un coin du lit, soumises à l'impossibilité de s'endormir – leur tentative déclenchait un vacarme moqueur – la dénommée Toxine s'ennuya de ses jouets trop sages.

« C'est épatant comme les choses changent, comme les mamans prétentieuses s'immobilisent dès qu'on menace leur chiard…

- Qu'est-ce que vous attendez de nous, à la fin ? s'irrita la mère protectrice.

- Rien sinon me divertir, vous n'assurez pas dans cette mission pour l'instant, susurra-t-elle en se cambrant. Elle ria, comme une gamine qui venait de plaquer un poisson d'avril sur une copine. Ne me regardez pas comme ça, très chère, je ne fais qu'obéir aux ordres. On m'a flanqué en nounou, alors je joue à la poupée !

- Mais… pourquoi nous avoir emmené ici ?

- Tellement barbante… soupira la Sram en s'appliquant à sa manucure. Tellement… persuadée qu'on est intéressé par elle, petite crâ insignifiante.

- Redis un mot sur ma mère et j'te colle mon poing ! »

Soudain, un portail éclaira le centre de la salle, en sortit une fée aux allures de sorcières. Ses lèvres pleines se serrèrent sous la colère, des cheveux en aile de corbeaux ourlaient l'ovale de son visage aux traits tirés et bordaient ses yeux de chats en furie.

« Toxine, qu'est-ce qu'on a dit sur cet endroit ? poussa la créature d'une voix puissante, masquant la réponse fluette de son interlocutrice « qu'il fallait revoir la déco ? » »

Son regard s'arrêta sur Elely, pointant du doigt un vide parlant. La fée fusa jusqu'à ce dernier, empoigna par une patte d'aigle aux griffes affûtées une forme invisible, qui reprit ses couleurs à son contact et, resserrant sa prise, la fracassa contre le sol. Une fois, deux fois… Les craquements sinistres de cette partition funèbre se synchronisèrent avec sa voix sombre et vibrante :

« Tu ne dois… jamais… y entrer ! »

Elle empoigna d'un geste hargneux la gorge d'une Toxine haletante et la propulsa dans un portail faisant office de sortie.

C'est ainsi qu'Elely et Evangelyne firent la connaissance de la douce Echo, mère de la fratrie.

Oropo, Ivoirre & co

Un homme filiforme mal à l'aise dans sa soutane et deux gosses étaient censés faire refluer une bande de pirates armés jusqu'aux dents. Même s'ils devaient se contenter faire barrage pour connaître leur taux d'alcoolémie, ça aurait été préoccupant.

Pourtant, vif comme un chat, Meribald se chargea de cette mission sans retenue. Il plaqua les deux morveux contre le sol avant qu'ils soient troués par les bombardements des Roublards et les forcèrent à se faufiler vers un dédalle de pierres au travers la nuée de tirs. Une balle arracha presque la main d'Oropo, qui, serrant les dents, porta sa blessure à la bouche.

Le champ enfin libre, Meribald extirpa de son habit un ensemble de fioles aux liqueurs violettes appendues entre chacune de ses phalanges, et d'un mouvement galant, en fracassa une au sol. Un nuage de fumée opalescent masqua le terrain bombardé de mitrailles. Le fracas d'enfer s'épuisa, les marins n'y voyant rien à plus d'un mètre ne pouvait se permettre de tirer.

Le chef bourlingua sa tête de droite à gauche, d'abord blasé, il chercha à distinguer à travers la poussière et le brouillard artificiel ses cibles. Son pied percuta un de ses camarades juché au sol, en boule. Le capitaine sortit de sa torpeur et dans l'angle mort, vit un éclair bleuâtre fuser, assez vite pour qu'il puisse se baisser et esquiver de peu un laser brûlant qui déchiqueta l'air vaporeux. Un autre faisceau lumineux fendit l'air. Le Roublard lâcha son arme soudainement brûlante. Au sol, il la vit coupée en deux. Le salaud.

Un nouveau fracas de verre retentit, proche. Le Roublard se lança dans la brume, saisit une silhouette, Roger, c'est toi ? Dégage ! poussa un congénère. Un sifflement strident. Il retint son souffle, tendit la main vers l'arrière, ne pivota qu'ensuite et pointa son canon vers le curé, surpris. Quand il voulu tirer, sa prise s'échappa, avalé par un cercle de magie. C'était quoi ça ? Un huppermage ? Il avait une tête à claque, un sram ?

Derrière la bataille, Oropo et Ivoirre s'étaient aplatis entre deux colonnes rocheuses, le souffle court. Le garçon risqua plusieurs fois un coup d'œil, plus par sécurité que pour le spectacle, quant son attention fut attirée sur le canot, à distance du nuage de fumée. Il chavirait, ébréché à plusieurs endroits et à peine amarré. Une figure engloutie dans l'ombre en sortit et rampa vers la broussaille.

Alors un ensemble de pirates affolés, blessés, aux yeux exorbités sortirent en trombe du brouillard et saisirent leur canot comme un appel d'air. L'un d'eux agita le bras, voulant balayer la situation d'un revers de main. Allez, dégagez-moi ça ! Et les autres, on en fait quoi ? L'île est habitée par le démon, restes-y sans moi !

Oropo, par un réflexe dont il ne comprit pas son sens, téléporta un volumineux rocher devant la forme qui s'était enfuie quelques minutes plus tôt, la cachant des regards. Ivoirre le poignarda du regard.

« T'es fou ?! Tu exposes notre magie comme ça, toi !

- Oh, ça va, j'avais pas le choix…

- Et dire que Meri s'embête à les rendre aveugle !

- De toute façon c'est fini, se défendit mal Oropo, regarde ! »

En effet, la plage s'était éclaircit. Quelques épaves de roublards jonchèrent le sol, dont celle du commandant, lourdement assommé. Au loin, la majorité du groupe regagna leur navire en manquant plusieurs fois de faire couler la chaloupe. Meribald, debout comme une flèche au centre du rivage, s'épousseta et agita son habit, pour s'aérer. Deux zaps l'éclairèrent de dos.

« T'étais dingue ! s'émerveilla Ivoirre. Tu les as tous géré !

- M'ouais, soupira son cousin d'une voix rauque. J'ai vu pire. »

C'était des roublards. C'est lourd, bête et ça tire à distance. Facile pour un eliotrope qui veut se planquer. Si ça avait été des sram ou des sacrieurs, l'histoire aurait tourné autrement.

« Dire qu'ils nous ont attaqué, c'est fou…

- De toute façon j'devais leur casser la gueule, cracha Meribald, il manquerait plus qu'on devienne la capitale d'un trafic louche !

- Quand même ! soutint la fillette en hochant la tête. T'es pas d'accord Oreo ?

- C'est quoi toutes ces fioles ? se contenta de répondre le garçon qui ne savait plus réfléchir tellement la nouveauté l'avait envahi.

- Subterfuges. Des trucs de feca, tu sais… il avisa l'expression ahuri de son congénère (« kécécé un feca ? »). Ah bah non, c'est vrai, tu sais pas. Bon, laisse tomber. C'est pas obligatoire, mais j'préfère garder mes tours secrets. D'ailleurs, t'as foutu quoi tout à l'heure ? J't'ai vu utilisé un portail, nan ?

- Il a déplacé un rocher, répondit Ivoirre tandis que le garçon perdait ses couleurs. Là-bas. »

Sauf qu'en pointant du doigt la masse intacte, elle surprit ce qu'Oropo voulait cacher tantôt, ce qui l'effraya. Quoi, encore un ennemi ?

Meribald s'approcha de la créature rampante d'un œil scrutateur, suivi de près par un curieux et une apeurée. Une adolescente aux cheveux de jais cessa de se traîner dans le sable de tout son long et resta un instant dans cette immobilité en exhortant des soufflements rauques et pénibles. Si le plus expérimenté remarqua tout d'abord les majestueuses cornes émergeant de son crâne ou encore le teint olivâtre parsemé d'esquisses mystiques, Oropo cessa de réfléchir en distinguant les liens entravant les poignets et chevilles de la malheureuse. Il défit ses chaînes et, dans le but de laisser l'infortunée reprendre ses forces, comptait s'éclipser, quand elle le saisit soudainement par le bras. Il remarqua à quel point elle tremblait.

Sans force, elle réussit à le tirer vers elle, devinant sa sympathie silencieuse à son sort. De son autre main, elle sorti un mouchoir et l'enroula autour de l'une des plaies du garçon et murmura une incantation. Il eût la sensation désagréable qu'une écume brûlante grignotait sa peau. Elle retira son mouchoir, laissant apparaître une peau neuve, cicatrisée.

« Une Eniripsa ? demanda Meribald, estomaqué. »

Oropo et l'inconnue féérique se regardèrent, de manière lointaine, comme à un reflet imaginaire. Elle l'avait soigné, il l'avait caché. Ils venaient de se sauver mutuellement.

« Toi aussi tu as des ailes… soupira le garçon, ailleurs. »

La jeune fille haussa un sourcil, il regardait ses immenses cornes, dont elle avait honte, et non son plumage dichotomique encastré dans son dos.

Ivoirre, piquée par l'impatience, empoigna la main convoitée de son compagnon et s'assit à côté de lui, pour marquer sa possession.

« T'es qui ? T'es avec les autres débiles ?

- Non ! répondit l'inconnue avec véhémence, bien contente de s'en être débarrassé.

- Tu étais en danger ? demanda le garçon »

Elle garda le silence, bien qu'elle se soucia d'une confiance naturelle envers lui, sa méfiance l'incitait à ne pas révéler qu'elle fut l'objet d'un enlèvement. Il ne manquerait plus qu'elle renouvelle l'expérience…

« Tu t'appelles comment ? tenta-t-il.

- Echo. Et vous ? Je n'ai jamais vu la magie que vous utilisiez…

- On est des feca, répondit rapidement Meribald en rangeant ses fioles, on test des nouveaux sorts. J'suis Meribald, lui Oropo et l'autre beauté s'appelle Ivoirre. »

Le plus âgé se tenait accroupi en face d'elle, la scrutant minutieusement. Des eniripsa, il en avait déjà vu, mais jamais des pareilles. Ses yeux de fouines dévièrent vers les plus jeunes.

« Cassez-vous, je m'en occupe.

- Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda Oropo, sur la défensive.

- Espèce de triple faces d'ahuri, tu te fiches de moi ? Tu passes ta vie à geindre sur le danger de l'aventure et quand tu as un énorme problème en face de toi, tu fonces ?

- C'est pas un problème, c'est une victime !

- Meri a raison, faut qu'on rentre, ajouta sombrement Ivoirre.

- Quoi ? Mais on ne peut pas la laisser comme ça ! Et tu voulais pas rentrer il y a une heure !

- C'était un caprice, là c'est grave, allez, viens !

- Vous habitez ici ? s'enquit la jolie Echo.

- N'en profite pas, toi ! aboya la verte.

- C'est que… je ne sais pas où nous sommes, pourriez-vous au moins m'indiquer la ville la plus proche ?

- Tu es sur une île paumée où il n'y a rien du tout, expliqua brièvement sa rivale.

- Alors, qu'est-ce que vous faîtes ici ? répondit Echo, digne.

- On est en mission. »

Meribald, qui avait parlé pour rattraper les bêtises de sa cousine, déploya sa main vers son accoutrement religieux. Propre, sans bavure, cela permettait de prêcher l'exclusivité de leur lieu tout en empêchant les questions ou remarques indiscrètes. Les rites religieux ou croyances, c'était personnel. Cependant, il ignorait qu'il parlait à une demi-déesse instruite, tout à fait au courant des traditions et des sacrements. Et tout ceci n'avait rien de très Fécaien.

Son scepticisme ne sauta pas aux yeux de l'Eliatrope, en pleine réflexion. Il se grattait le menton où naissait une barbe parsemée de vide.

« Et donc… tu viens d'où ? »

Son courageux silence fut mal accueilli.

« J'te conseille de me répondre, fillette.

- Mais t'es malade ? Tu vois bien qu'elle a été kidnappée, fiche-lui la paix ! »

Oropo, qui reprit ses couleurs, se détacha d'Ivoirre.

« Justement, idiot, comment veux-tu qu'on l'aide si on ignore d'où elle vient ?

- Je trouverai mon chemin toute seule, se défendit Echo.

- On va la laisser là ?

- On va sûrement pas l'emmener, c'est interdit et dangereux, insista Ivoirre, cruelle de vérité.

- Ecoute, ma grande, c'est moi qui commande, ici, pas mon copain qui perd visiblement la raison, émit Méri en pointant du doigt Oropo, donc on ne t'hébergera pas, d'accord ? Par contre, ce que je peux faire, c'est réveiller le gros lourdaud que j'ai assommé et lui poser la même question.

- J'étais… une servante, céda Echo, au château Eniripsa.

- Quoi, c'est tout ? T'es pas une princesse ou tout le toutim ? Tu crois que je vais avaler ça ? cracha-t-il. Pourquoi ils t'ont embarqué, les roublards, si t'es personne ?

- C'est la vérité ! hurla-t-elle presque.

- Mystère résolu. C'est bon, on peut rentrer ? geignit Ivoirre d'un ton désagréable, nullement affectée par la détresse de l'autre espèce. »

Echo implora du regard Oropo, le seul qui eût de la pitié ou un élan bienveillant envers elle. Ce dernier, qui avait définitivement compris le ton de l'affaire, calma les ardeurs et les ambitions du serpent :

« Les autres pourraient revenir, Meri. Faut se décider vite, on se racontera nos anecdotes d'enfance plus tard. »

Le concerné haussa les épaules, avisa la forme fatiguée et vulnérable de l'Eniripsa, n'arriva pas à concevoir son statut de pauvresse qu'elle s'attribuait. Trop de wakfu émanait d'elle. Pourtant, elle ne faisait pas pourrie gâtée non plus. Une infante ? Une bâtarde ? Ou rien ? Il pesta. Au pire, il verra ça demain, elle ne pouvait pas se planquer bien loin !

« A ta droite, tu trouveras un treillis de noisetiers, continue jusqu'à un arbre fendu en deux où tu tourneras à gauche, il y aura un sous-bois, envahi par de la menthe. Traverse la pente, tu verras une chaumière. Elle était abandonnée avant que je vienne au monde, mais ça fera l'affaire pour une nuit. Ça doit grouiller de bestioles, par contre. Derrière toi, efface bien tes traces de pas, le sol est humide et on sera trop loin pour venir te secourir si l'autre gaillard venait à te rattraper, donc dors pas trop profondément, hein.

- Bien, rassénéra Echo, laissée sans choix.

- Je reviendrai demain matin avec de la nourriture et de quoi te laver, mais c'est tout. Après tu iras au zaap à l'est et on se quittera là.

- Ça me va, approuva l'eniripsa en jetant un regard vers Oropo, déçue.

- Nan, nan, oublie direct, s'empressa Meribald. Lui, il est interdit de sortie. Il est même pas censé être là.

- Il est venu uniquement parce que j'étais en danger, trouva utile d'ajouter Ivoirre.

- La ferme, mâcha un Oropo qui ne se reconnaissait plus.

- Bon, sur ces bonnes paroles… »

Le trio raccompagna la naufragée jusqu'au treillis avant de bifurquer sur l'autre route. Echo cherchait le regard d'Oropo, consciente qu'elle ne reverrait sans doute jamais ce mystérieux feca qui n'en était sûrement pas un. Elle se demanda si lui aussi se trouvait dans une prison dorée, éternel être différent, victime de la norme. A vrai dire, Echo ne pouvait pas être plus éloignée de la réalité.