Kast ! Piégé

Il avait beau détailler la carte de long en large, il ne trouvait aucun moyen d'envahir Markarth. Sans prendre en compte les murs presque indestructibles de la ville, les chemins de montagne et les vaux qui y menaient regorgeaient d'embuscades impériales ou parjures. Faire passer ne serait-ce qu'une arme de siège intacte relèverait du miracle.

"Épervine devrait être notre priorité, déclara Galmar en tapotant la carte, avec Hjaalmarche au nord, Blancherive est prise entre le marteau et l'enclume. On ne peut pas se permettre de la perdre maintenant !

- Aussi solide soit-elle, une enclume reste inerte, répliqua Ulfric sans quitter sa cible des yeux, tant que nous défendons sa frontière nord, Blancherive ne risque rien. Ce qu'il nous faut ce sont les mines de Markarth. Sans ce financement, nous perdrons notre avantage.

- Ça ne me plaît pas de laisser un nid impérial sans surveillance, grommela le vieil homme.

- Les camps de bandits pullulent dans les montagnes de Jerall, ça les tiendra occupés, et puis leurs voies de ravitaillement son presque toutes sous notre contrôle. Épervine n'est pas une menace.

- Tu as sûrement raison, mais ça ne change pas le problème de Markarth. Prendre Fort Gardesol ne suffira pas, ce qu'il nous faudrait…

- Mon jarl, l'Enfant de Dragon demande à vous parler," interrompit Jorleif depuis l'entrée.

Les deux stratèges se tournèrent vers le chambellan d'un même mouvement. Les mains cachées dans son dos, les sourcils froncés, il tanguait discrètement d'un pied sur l'autre en se mordant l'intérieur de la lèvres. Le jarl échangea un regard avec son huscarl. Qu'avait donc fait cette fille pour rendre Jorleif à ce point nerveux ? Après des années de service, il avait accueilli tous les caractères de Nirn, encaissé les pires insultes, il ne se laissait pas démonter aisément.

"Que veut-elle ? s'enquit Ulfric, sa curiosité piquée au vif.

- Elle ne m'a rien dit, juste… elle vous attend," hésita Jorleif en jetant un regard par-dessus son épaule.

De plus en plus intrigué, le jarl sortit de la salle de guerre pour réprimer un grognement agacé. L'Enfant de Dragon patientait en détaillant les tapisseries, assise sur le trône. Sur son trône. Il se dirigea vers elle d'un pas claquant. Elle le remarqua et sauta sur ses pieds d'un mouvement détendu, le visage indécryptable derrière son masque. Le jarl ne s'arrêta qu'à un pas de son hôte, prit le temps de la toiser, et demanda :

"Désirez-vous me parler ou êtes-vous juste venue me voler mon trône ?"

Bien qu'adoptant le ton de la plaisanterie, il souligna ses mots d'un grondement calculé, un talent qui lui avait gagné plus d'un débat. La plupart des gens ne le remarquaient même pas, mais tous ressentaient l'effet de la Voix, et tous perdaient leurs moyens. Il ne désirait pas ruiner toute chance d'alliance avec cette fille, mais pas question de rester indifférent devant un tel comportement.

"Je me moque de votre trône, rétorqua-t-elle en croisant les bras, et je me moquerais bien de vous si le jarl que vous avez appointé à Blancherive ne refusait pas de m'aider à arrêter Alduin."

Ulfric n'en laissa rien paraître, mais un frisson lui parcourut la nuque. Non contente d'avoir résisté à sa subtile intimidation, l'Enfant de Dragon l'avait copiée, mêlant un grognement brut à sa phrase. Elle manquait cruellement de finesse, mais son efficacité n'en souffrait guère, la raideur soudaine de Galmar le prouvait.

"Vignar veut que j'organise une trêve entre Tullius et vous, continua-t-elle d'un ton un peu moins agressif. Il refuse de capturer un dragon tant que les impériaux menacent Blancherive."

La première incompréhension passée, elle leur expliqua plus en détails les raisons de sa présence.

"Tullius n'acceptera jamais, et les Grisesbarbes encore moins, déclara finalement Ulfric, approuvé par son huscarl.

- Et pourtant ils ont déjà dit oui. Il ne manque que vous."

Incroyable, ses vieux maîtres se mêlaient vraiment aux affaires terrestres. Dans ces conditions, il ne pouvait pas refuser ; la réputation de barbare que ses détracteurs se plaisaient à entretenir ne demandait rien de mieux. Il pressentait la venue de discussions interminables et de violentes migraines, et surtout il voyait déjà les deux camps s'en aller chacun de leur côté sans avoir signé le moindre accord.

"Quand aura lieu ce conseil ? demanda-t-il sans dévoiler sa lassitude.

- Le 13 de Hauzénith. Je prends ça comme une confirmation.

- Vous êtes consciente que cette rencontre n'aboutira à rien, n'est-ce pas ?"

Il entendit un reniflement sec s'échapper du masque, puis la jeune fille releva le menton d'un geste assuré.

"Une fois là-haut, je n'autoriserai personne à descendre de cette montagne jusqu'à l'officialisation d'une trêve, siffla-t-elle en avançant de quelques centimètres. Personne."

Malgré la naïveté de cette affirmation, Ulfric était tenté de la croire. Le pouvoir du thu'um vibrait naturellement contre les cordes-vocales de cette fille, nourrissait chacun de ses mots d'une manière qu'elle ne semblait pas contrôler. Si quelqu'un pouvait forcer deux ennemis mortels à s'entendre, même pour une courte période, il s'agissait bien d'un Enfant de Dragon.

Elle s'en alla d'un pas hâtif, prenant à peine le temps de saluer le jarl et oubliant complètement son huscarl. Les deux hommes, quant à eux, retournèrent dans la salle de guerre. Cet événement impromptu leur donnait de quoi réfléchir.

xxx

Quelques minutes après s'être endormie à l'auberge du Candélâtre, Siltafiir nageait déjà dans la flaque mémorielle de Miraak. La nuit précédente, elle n'avait trouvé qu'un souvenir ennuyeux, rempli de méditation et de silence que seules brisaient les remontrances monocordes de Dukaan. Cette nuit, elle voulait un récit distrayant, une révélation inédite. C'est dans cet état d'esprit qu'elle parcourut le marais, ignorant toutes les bulles trop calmes.

Après une longue exploration, la douleur d'un souvenir à moitié dévoré par l'influence d'Hermaeus-Mora la heurta de plein fouet. Rien qu'à le regarder, elle sentait ses dents grincer, sa peau s'irriter, ses yeux la piquer, et ce alors même que son corps l'attendait hors de la flaque. Là, au moins, elle trouverait son lot d'action.

Elle approcha lentement, écœurée par la corruption du daedra, mais surtout fébrile à l'idée d'espionner un tel concentré d'émotions. Ce souvenir était important, ou il ne dégagerait pas tant de... Elle ne savait quoi exactement, juste que c'était intense. Après une dernière hésitation, elle y plongea et regretta amèrement son choix.

Le dos de Miraak brûlait, des fourmis couraient dans ses doigts, ses jambes le portaient à peine. Derrière, Vahlok donnait des ordres à ses laquais. Devant, son temple, sa seule chance de survie. Il n'aurait pas à s'y enfoncer trop profondément pour semer ses poursuivants, les pièges et passages secrets abondaient, mais ils le rattrapaient vite, trop vite. Il atteignit la fin du premier escalier quand une boule de feu explosa contre le mur, juste à côté de lui. Le souffle le jeta au sol.

"Il est là, hurla son attaquant, dépêchez-vous il-"

Un gargouillement ponctua cette phrase, mais Miraak n'avait pas la force de se relever, encore moins de se retourner.

"J'ai brouillé ta piste, mais ça ne va pas les tromper longtemps," murmura une voix familière.

S'il avait été moins épuisé, Miraak aurait sursauté, puis il aurait repoussé le bras amical qui l'aida à se relever et le soutint jusqu'à un tunnel caché.

"Je parie que tu n'as pas d'antidote sur toi, pour changer.

- Lâche-moi... Tahrodiis Krosis...

- Très bien," siffla-t-elle en le repoussant.

Il tomba, le dos contre un mur. Toute sa fierté ne put retenir un hurlement quand sa peau écorchée râpa la pierre. Il se recroquevilla, aveuglé par la douleur, enragé par sa propre impuissance. S'il avait pu produire un peu de magie, juste un peu, mais les poisons qui couraient dans ses veines sapaient toute son énergie. Même crier ressemblait à une corvée.

Il se tendit quand une main frôla son épaule, mais une fois encore, impossible de s'en défendre. Krosis s'agenouilla à ses côtés et imbiba un carré d'étoffe d'une mixture verte, mais avant de pouvoir l'appliquer sur les blessures de Miraak, celui-ci cracha :

"Ne me touche pas."

Elle le fixa un instant, les yeux brillants derrière son masque, puis claqua le tissu sur le dos ensanglanté. Les doigts de Miraak s'écrasèrent au sol, se tordirent dans la poussière, des larmes lui brûlèrent le coin des yeux.

"Pourquoi... Es-tu revenue ? haleta-t-il en se tournant vers la prêtresse.

- Pour t'aider, ça paraît évident, rétorqua-t-elle en tamponnant délicatement ses blessures, bois ça."

Elle lui fourra une fiole entre les mains sans arrêter de le nettoyer.

"M'aider juste après avoir essayé de me tuer... Arrête de te moquer de-."

Une claque supplémentaire sur son dos lui coupa la parole. Il entendit à peine Krosis lui ordonner à nouveau d'avaler la potion. Si seulement il avait pu la faire taire, cette menteuse qui le traitait comme un enfant, mais sans l'antidote serré contre sa paume, il n'accomplirait pas grand-chose. Les narines retroussées, il ôta son masque et avala la potion d'une gorgée. Le liquide lui chauffa la gorge et l'estomac, purifia ses chairs, l'anesthésia agréablement.

Après quelques secondes seulement, il sentit son énergie se régénérer, puis il repoussa enfin Krosis. D'un claquement de doigts, il fit couler la magie le long de ses phalanges. Enveloppant son corps d'un sort de soin, il poussa un râle peu élégant. Il lui faudrait encore des heures, des jours même, pour totalement se rétablir, mais au moins il pouvait apaiser sa douleur.

"Tu serais mort si je t'avais laissé faire, gronda Krosis.

- Mon plan était parfait ! s'indigna-t-il.

- Parfaitement ridicule, oui ! Il y a dix fois plus d'hommes à Skuldafn que sur tout Solstheim. Tu ! Serais ! Mort !"

Il ne l'admettrait jamais de vive voix, mais elle avait raison. Krosis savait tout sur le culte, de ses stratégies militaires à ses plus sombres secrets, et même les faiblesses de ceux que le monde croyait immortels, les prêtres-dragons. Elle planifiait tout de manière obsessionnelle, ce qui leur avait sauvé la vie plus de fois qu'il ne pouvait compter. Il observa les poings serrés de la femme, ses épaules tremblantes, son torse qui se soulevait et s'abaissait rapidement, puis ricana :

"Tu t'inquiétais vraiment pour moi."

Elle lui frappa l'épaule, réveillant ses contusions encore sensibles.

"Bien sûr que je m'inquiétais, mey, et tu le sais !"

Il aurait tant voulu rester dans ce tunnel sombre, à se disputer avec elle pendant encore des heures, mais le temps manquait et les pas de ses poursuivants résonnaient dans les couloirs du temple. Pour leur échapper, il n'existait qu'un chemin. Son plan en tête, Miraak étendit une main vers le masque de la prêtresse qui ne bougea pas. Il dévoila son visage, sourit à la vue de sa moue boudeuse, de ses joues rougies par l'effort, de son nez rond piqueté de taches de rousseur, puis s'assombrit.

Des rides soulignaient ses yeux d'émeraude ou tombaient autour de sa bouche, rappelant sans pitié à Miraak que chacune de leurs rencontres pouvait être la dernière. Elle vieillissait, comme tous les mortels, et comme tous les mortels elle pouvait succomber du jour au lendemain, lors d'un combat, suite à un accident, un empoisonnement, une lame, une flèche, un sortilège bien placé. Sourcils froncés il se pencha, leurs nez se frôlèrent, puis elle s'accrocha à son col et l'embrassa sans retenue.

Une main sur la nuque de Krosis, Miraak l'empêcha de bouger alors qu'il suivait sa mâchoire à coups de baisers et noyait son nez dans ses cheveux. De sa paume libre il caressa les hanches larges de la prêtresse, de ses lèvres il goûta sa peau froide, de tout son être il profita de cet instant, sachant qu'il se terminerait trop vite. Leurs entrevues se terminaient toujours trop vite.

"Tu dois quitter Solstheim, souffla-t-elle, ils te traqueront jusqu'au bout.

- Je sais."

Il devinait aisément les plans de Krosis ; elle voulait l'éloigner de ce temple, des livres noirs. Sans la magie d'Oblivion, il n'aurait pas accompli la moitié de ses exploits, et il n'en accomplirait pas plus s'il y renonçait maintenant. Il huma une dernière fois le parfum de Krosis et expira deux mots à son oreille :

gol hah

Elle se crispa. Miraak s'écarta juste assez pour que leurs regards se croisent. Yeux écarquillés, lèvres entrouvertes, elle tentait de résister au thu'um, mais seuls les dragons - et peut-être Konahrik - en étaient capables. Tout en caressant sa joue, Miraak lui ordonna :

"Retourne sur le continent sans te faire voir par Vahlok et ses hommes."

Si la colère avait été une arme, Krosis l'aurait achevé. Miraak voyait ses pupilles se dilater sous l'effet de la rage, s'agiter à la recherche d'une échappatoire, le supplier même. Sans succès. Il l'embrassa une dernière fois avant de la laisser remettre son masque et disparaître entre les ombres. Après un soupir, il détacha son regard du couloir obscur, se releva en grognant et emprunta la direction opposée.

Les chants familiers du livre noir résonnèrent bientôt dans son esprit. Les mélopées angoissantes effaçaient sa fatigue, sa douleur, tous les maux dont la réalité l'affligeait. Sur Nirn, il aurait eu besoin de plusieurs semaines pour retrouver ses capacités combattives, mais en Apocrypha, quelques jours suffiraient. Ne restait qu'à concocter un nouveau plan, et cette fois Vahlok serait sa priorité ; personne ne l'humiliait impunément. Personne.

Le manque de sang lui tournait la tête, mais l'appel daedrique le guidait sans faillir, et il atteignit rapidement la salle du livre. Il se pencha sur les pages, s'attendant, comme à chaque fois, à se faire embrasser par les lignes de texte tentaculaires, mais rien ne se produisit. Sa patience s'émietta en quelques secondes seulement, laissant place à un sentiment qu'il ne connaissait pas.

Sa seule échappatoire venait de se refermer sous son nez. S'il restait dans ce temple, ses ennemis le retrouveraient avant qu'il ne soit rétabli, mais traverser l'île pour atteindre un port, dans son état, il pouvait oublier. Sans compter qu'il ne trouverait aucun équipage désireux de le mener sur le continent. La voie des airs ne valait pas mieux ; les trois seuls dragons qui répondaient encore à son appel étaient coincés en Apocrypha.

Bien que rivés sur les pages jaunies, ses yeux ne voyaient rien, qu'un grand vide. Aucune idée ne germait, aucun moyen de survivre. Il se moqua éperdument de la douleur lancinante qui lui traversa les genoux lorsqu'il s'effondra. Son masque appuyé contre le socle du tome daedrique, il cracha quelques jurons en serrant poings et paupières. Il se sentait complètement… impuissant.

Dans le lointain, les voix de ses poursuivants gagnaient en force. Miraak frappa le sol avant de se relever. Il lui restait quelques minutes de répit, autant les utiliser. Il se pencha sur les pages et usa de tous les sorts qu'il connaissait, manipula les courants magiques, tenta même d'arracher le papier, pour finalement hurler sa frustration.

YOL TOOR SHUL

Les flammes de son cri se dissipèrent pour révéler, sans surprise, un livre intacte. Un coude sur chaque page, il cacha son masque dans ses paumes. Il était mort. Après toutes ces années, tous ces efforts, il finirait enterré dans la poussière de son propre temple, assassiné par ceux qui lui avaient prêté allégeance. Quelle fin pitoyable.

"Je te croyais plus persévérant, Miraak."

Il releva la tête pour se retrouver nez-à-œil avec Hermaeus-Mora. Un espoir se présentait. Un espoir empoisonné.

"Que voulez-vous ? marmonna-t-il, prêt à accepter tout ce que le daedra lui proposerait plutôt qu'une mort certaine.

- Je m'assure simplement que tu désires vraiment revenir," gloussa-t-il de son timbre lent, mais dansant.

Miraak soupira, arracha son masque et se massa la tempe. Comme s'il avait le choix.

"Oui, je le désire vraiment," grinça-t-il en fixant le sol.

Sa fierté lui hurlait de relever le menton, d'accepter son destin honorablement, mais l'énergie lui manquait. Impossible d'affronter les conséquences de son entêtement. Jusqu'alors, il pouvait refuser les offres de Mora ou marchander des prix plus avantageux, car il existait toujours une échappatoire. Plus maintenant. Krosis avait raison. Il aurait dû quitter Solstheim depuis des mois.

"Au point de me céder… une seconde part de ton âme ?

- Vous savez bien que je n'ai pas le choix ! beugla-t-il sans pour autant se redresser. Finissons-en !

- Très bien. Pose tes mains sur le livre."

Miraak remit son masque et frôla les pages d'une main, le cœur battant. Les lignes de texte ondulèrent soudainement, sautèrent du papier, emprisonnèrent, ses bras, sa gorge, son torse et ses jambes. Il Inspira profondément, prêt à se faire happer par l'ouvrage, mais un hurlement de douleur chassa le souffle de ses poumons. Les tentacules se plantaient dans ses paumes, dans ses épaules, elles traversaient son ventre et perçaient ses cuisses, déversant le poison d'Apocrypha dans son corps.

Il ne voyait plus rien, qu'un tourbillon vert et noir, et la souffrance l'aveuglait, et il ne pouvait plus respirer, et… et quand Siltafiir rouvrit les yeux, elle se trouvait recroquevillée sur le sentier de Quagmire. Des vagues de douleur lui roulaient le long des membres à chaque expiration. Parvenant à lever les doigts jusqu'à son visage, elle essuya la sueur glacée qui lui coulait dans les yeux. Son bras retomba mollement, épuisé par ce pitoyable effort. Même forcer ses paupières à rester fermées lui demandait de l'énergie.

Ses articulations craquèrent désagréablement quand elle voulut se lever, alors elle abandonna cette idée. Elle opta pour un grommellement las, consciente que le sort de Miraak deviendrait le siens si elle ne se libérait pas de Værmina. La vision trouble, elle fixa l'horizon sans le voir, ne pensant à rien, qu'aux contractions brûlantes de ses muscles. Quelle idiote. Tomber ainsi dans le piège de la curiosité, quelle erreur de débutante. La nuit prochaine, elle éviterait les souvenirs trop intenses, quitte à retomber sur une séance de méditation ennuyeuse.

Peu à peu, Quagmire s'effaçait, signe qu'elle allait se réveiller. Alors que les lumières de Nirn perçaient la toile d'Oblivion, une silhouette remua à quelques dizaines de pas. Siltafiir l'aurait confondue avec une âme damnée si elle n'avait remarqué les cornes noires qui dépassaient de sa tête. La jeune fille écarquilla les yeux et se redressa d'un coup en jetant sa main en avant.

"Nahlaas !"

Mais elle était assise sur son lit. Elle demeura immobile durant de longues secondes, le bras toujours levé et la bouche toujours béante. Il se trouvait là, elle l'avait vu, elle le savait ! Elle se mordit la lèvre et frappa son matelas. Si elle avait pu rester endormie trente secondes de plus… Baissant les yeux sur le bâton accroché à son poignet, elle se jura de retrouver son ami. Il était là, il l'attendait, elle devait le sauver.

Siltafiir s'ébouriffa les cheveux d'un geste agressif et sauta du lit. Une bouteille d'hydromel, voilà qui la requinquerait. Par habitude, elle s'empara de son masque, puis le reposa. Non, elle voulait boire tranquillement, sans se faire dévisager comme une bête curieuse. C'est équipée d'une expression maussade qu'elle enfila des pantalons et rejoignit le bar.

Posée sur un tabouret, elle commanda sa boisson et retrouva un semblant de sourire. La tavernière lui accorda un simple sourire sans se perdre en politesses ou en coups d'œil nerveux et les autres clients ne se turent pas sur son passage. On la traitait comme une personne normale - même le prix de l'hydromel était monté de deux pièces.

Elle vida lentement sa bouteille, savourant le brouhaha engourdissant de l'établissement. Ce grésillement de voix, de couverts et de chaises déplacées l'empêchait de trop réfléchir, une bénédiction dans sa situation. Et puis, au milieu de ce massage auditif, se dégagea une écharde vocale :

"Ce soir, on s'fait une descente au club d'la nouvelle Gnisis ! tonna un Nordique en se levant de sa chaise. Ces oreilles pointues sont alliées aux impériaux, et nous allons l'prouver !"

Siltafiir se détourna du comptoir, fort agacée par les cris encourageants qui suivirent cette annonce.

"Si j'ai bien compris, vous démolissez les maison et les commerces des gens avant d'avoir prouvé qu'ils le méritaient, siffla-t-elle en jetant un regard assassin à l'assemblée. Je me trompe ?"

Le Nordique n'apprécia guère cette remarque. Il approcha de Siltafiir jusqu'à lui souffler son haleine alcoolisée sur le visage. Elle le détestait déjà.

"Vous parlez comme une complice des impériaux, accusa-t-il, bras croisés.

- Et vous parlez comme un poivrot consanguin qui est tombé un peu trop souvent sur le crâne quand il était enfant," répliqua-t-elle en montrant les dents.

Le coup partit si vite qu'elle n'en vit rien. Elle tomba à côté du tabouret, aveuglée par le choc.

"Rolff ! s'écria l'aubergiste en passant à l'avant du comptoir. Je t'ai déjà dit de ne pas frapper mes clients sans provocation !

- Tu l'as entendue, se justifia-t-il en désignant la jeune fille d'un geste énervé, il fallait bien que quelqu'un lui apprenne les bonnes manières !"

Pendant qu'ils se disputaient, Siltafiir reprenait lentement ses esprits, une douleur lancinante au centre du visage. Elle échappa un grognement en se touchant le nez, puis ses pensées s'interrompirent quand une tache de couleur vive entra dans son champ de vision. Rouge. Ses doigts étaient rouges. Couverts de sang. Elle tapota à nouveau son nez et confirma sa pensée première : cassé. Lorsqu'elle se releva, Rolff se rappela de sa présence.

"Alors, il vous en faut un autre ou vous êtes prête à vous excuser ?" railla-t-il, encouragé par les rires de ses camarades.

Siltafiir se tourna vers lui d'un mouvement sec, ses yeux brillants de colère. Il l'avait blessée. Il l'avait faite saigner. Ce pâle mortel l'avait jetée à terre. Si quelqu'un devait s'excuser, il ne s'agissait pas d'elle.

"Je b'excuse… de de bas vous avoir inzulté plus tôt," répondit-elle dans une douche de postillons sanglants.

Avant que l'aubergiste ne puisse l'arrêter, Rolff lança un second coup de poing, mais Siltafiir s'y était préparée. À peine bougea-t-il qu'elle usa d'un de ses arguments favoris :

FUS RO DAH

Les rires s'éteignirent immédiatement, la tavernière se couvrit la bouche des deux mains, le silence s'empara de l'établissement et Siltafiir traversa d'un pas lent la porte défoncée. Rolff, le crâne entre les mains, se roulait sur les pavés de la place centrale de Vendeaume en geignant. La jeune fille s'arrêta à côté de lui pour lui empoigner le col et l'attirer près d'elle.

"Z'en prendre à l'Envant de Dragon est toujours ude bauvaise idée," gronda-t-elle en levant son poing droit.

Il lui avait cassé le nez, alors elle lui rendrait la pareille. C'était la moindre des choses. Elle patienta une seconde, qu'il comprenne ce qui lui arrivait. Il secoua un peu la tête, répéta mollement ce que Siltafiir venait de lui dire, et écarquilla les yeux. La terreur dilatait ses pupilles. Il comprenait. Parfait. Un sourire carnassier aux lèvres, elle abattit son coup.

Il n'atteignit jamais son but. Une poigne ferme retint son bras, lui faisant perdre l'équilibre. Rolff s'écrasa par-terre et ne perdit pas une seconde pour ramper le plus loin possible, pendant que Siltafiir se libérait en jurant.

"Il a eu son compte je cr-qu'est-ce qui t'est arrivé !?"

Siltafiir blêmit en reconnaissant Ralof, la barbe souillée de terre et de sang coagulé. Non, elle n'était pas prête à le voir, pas maintenant ! Ses mots se brisèrent contre ses dents, refusant de se prononcer d'une manière cohérente, puis elle se rappela du poivrot.

"Z'est ze gulzewiizaan gui b'a gazzé le dez !"

Elle détourna la tête, bras croisés et sourcils froncés, mais c'était la peur et non pas la colère qui dictait ses gestes. Impossible de fixer Ralof. Impossible d'affronter son regard inquiet et encore moins la douce caresse qu'il déposa sur son épaule. Ce contact la couvrit de frissons, puis le froid mordit méchamment sa peau quand il retira sa main. Rien ne pouvait durer.

"Rolff Rude-Poing ! appela le sombrage d'un ton autoritaire. Vous causez la moitié des problèmes dans cette ville, donnez-moi une seule raison de ne pas vous coffrer cette fois.

- Elle m'a insulté sans raison, se défendit-il depuis une bonne distance.

- Il voulait vandaliser la douvelle Gdisis, grommela Siltafiir, juzte bour s'abuser.

- Certaines choses ne changent pas, ponctua Ralof d'un ton sévère, être le frère de Galmar ne vous sauvera pas aujourd'hui, Rolff.

- Mais ces peaux grises sont alliées aux impériaux, j'en suis sûr ! insista l'accusé en agitant les bras.

- Dans ce cas, prévenez un garde, les civils n'ont pas à se mêler de ce genre d'affaire !"

Siltafiir observait tous les mouvements de Ralof, un nœud à l'estomac. Maintenant devant lui, elle ne se sentait plus capable de le rejeter, mais la vue de ses bras couverts de cicatrices fraîches et de son armure abîmée lui interdisaient d'oublier sa mortalité. Cherchant une distraction, elle se tourna vers les autres soldats qui assistaient à la scène, tous aussi sales et fatigués que leur confrère. Tout laissait penser qu'ils revenaient d'une mission.

"Lieutenant, appela l'un d'entre eux, on peut aller à la caserne ou vous avez besoin de quelqu'un ?

- Vous pouvez y aller, je me charge personnellement de ça. Beau travail tout le monde, reposez-vous bien."

Les rangs s'éclaircirent, ne laissant qu'une poignée de curieux sur la place, pendant que Ralof empoignait le fauteur de trouble par le col. Siltafiir ne savait où se mettre ; elle voulait s'enfuir, ne surtout pas révéler ses véritables sentiments, mais plus elle fixait le sombrage, plus ses membres s'engourdissaient. Que n'aurait-elle donné à cet instant pour que les ombres la happent, comme ça, sans prévenir.

À peine y pensa-t-elle, qu'une ombre large enveloppa son corps. Elle leva les yeux juste assez vite pour reconnaître un dragon. Le reptile fondit sur elle, serres en avant. Son atterrissage propagea une onde de choc sur plusieurs mètres, mais sa proie y échappa d'un simple mot.

FEIM

Siltafiir rejoignit Ralof en courant. Au moins, elle ne pouvait pas rêver meilleure distraction qu'un fils d'Akatosh. Par habitude, elle posa une main contre sa ceinture, mais une réalisation chassa le sang de son visage : tout son équipement se trouvait dans l'auberge. Derrière le dragon.

La vue de Ralof brandissant son épée, et surtout de l'arc accroché à son dos, donna une idée à la jeune fille. Dès que feim se dissipa, elle arracha le carquois et l'arme du soldat, plaçant le premier sur son épaule et armant la seconde d'une flèche. Ralof poussa une exclamation surprise, mais la présence du dragon le rappela vite à ses priorités.

"Zu'u laan gor suleykiil, Dovahkiin ! Los hi mul uv los Alduin sahlo ?"

Siltafiir ricana. Enfin une conversation qu'elle ne redoutait pas.

"Dey, répliqua-t-elle en avançant de quelques pas.

- "Dey" ? Vuniil krel, Dovahkiin, " ricana le dragon.

Siltafiir vit rouge. Ce lézard moquait sa prononciation et il allait le regretter.

"Zubaari aalgos grent duz thu'ubi fed al hi !"

Il rit de plus belle. C'en était trop. Elle se tourna vers Ralof.

"De te bêle pas de ze combat, et dis la bêbe chose aux autres zoldats, ordonna-t-elle, zet idiot est à boi !

- Tu es folle ? s'étrangla-t-il. Tu ne peux pas-

- Z'est une provogazion en duel, bon hoddeur est en jeu, coupa-t-elle en avançant, fed gos dilod, dovah !"

Ralof obéit à contrecœur, jetant des regards concernés à la jeune fille. Son honneur n'était pas vraiment en jeu, mais le désir de faire taire ce lézard de ses propres mains supplantait sa raison. En plus, il recommençait à rire ce malappris. Siltafiir grogna, s'arrêta assez près pour être bien entendue et assez loin des crocs du dragon. Elle se concentra sur trois mot, y déversa tout le mépris qu'elle ressentait pour cet animal, et cria :

FO KRAH DIIN

Trop occupé à glousser pour esquiver, le dragon reçut la déferlante de plein fouet et faillit basculer. Il secoua la tête, jeta un regard embrasé à Siltafiir et ouvrit une gueule béante pour répondre à son affront. Jamais il ne prononça sa phrase. Une flèche se ficha dans le fond de sa gorge. Il toussa, cracha, son cou s'agita de violents soubresauts.

Au milieu de de cette folie, il trouva la force de déployer ses ailes, et toutes les flèches de Siltafiir ne purent le maintenir au sol. Il tourna autour de la ville durant près d'une minute, manqua de s'écraser plusieurs fois à cause de son vol irrégulier et des tirs de l'Enfant de Dragon. Lorsqu'enfin il parvint à se débarrasser du parasite, il fondit sur la jeune fille et voulut déverser sur elle un hurlement vengeur, mais elle le devança :

"JOOR ZAH FRUL !"

Les pavés de la grande place volèrent en éclats et Siltafiir dut rouler sur le côté pour ne pas se faire faucher. À nouveau sur ses pieds, elle courut à toutes jambes et hurla sur le dragon qui se relevait:

KRII LUN

Un frisson longea l'immense colonne vertébrale jusqu'au bout de la queue. Le dragon happa l'air, les yeux écarquillés, et Siltafiir profita de cette faiblesse pour se ruer sous son cou. Si proche, elle sentait l'âme draconique pulser, se lier à la sienne. Elle arma son arc, le pointa sur la gorge du dragon juste là où commençait sa mâchoire et tira.

Les spectateurs se bouchèrent les oreilles pendant que l'hystérie s'emparait du reptile. Siltafiir tenta de s'écarter, mais une aile la balaya et la propulsa dans les airs. Elle tournoya un instant, puis vint l'atterrissage. Un craquement assourdissant s'échappa de son poignet gauche. Une lumière aveuglante et une chaleur étouffante l'enveloppèrent un instant avant de se dissiper, elle voltigea à nouveau sur près d'un mètre et s'écrasa contre la roche.

Sa tête tournait, tambourinait, mais un crépitement et une douleur dévorante la forcèrent à reprendre conscience. Elle remarqua vite sa manche gauche qui flambait, certainement à cause du brasier au pied duquel elle gisait. De sa main intacte, elle empoigna de la neige et éteignit sa tunique, mais le mal était fait.

"Est-ce que ça va ? Dis-moi que ça va !" paniqua Ralof en se précipitant à ses côtés.

À genoux sur la roche, elle répondit non de la tête, les paupières plissées par la douleur. Heureusement, elle sentait l'âme du dragon se détacher de son cadavre pour la rejoindre, la nourrir, la soigner. Tous ses sens s'éveillèrent, une part endormie de son être s'agita brusquement, un mot lui vint à l'esprit. L'âme draconique pénétra sa peau et elle se rappela.

Ul résonnait en elle aussi puissamment que le jour où elle l'avait appris. L'avait-elle retrouvé ? La bouche sèche, elle inspira lentement, roula sa langue et voulut le murmurer, mais il s'évapora aussi vite qu'il était apparu. Perdue, elle fixa le vide sans rien entendre de ce qui se passait autour d'elle. Ce n'est que lorsqu'une poigne maladroite saisit sa main droite qu'elle retrouva pied avec la réalité.

"Tu m'entends ? demanda Ralof en se penchant sur elle.

- Euh, oui, je…" bégaya-t-elle en pressant inconsciemment les doigts du sombrage.

Levant la tête vers lui, elle croisa son regard et réalisa qu'il ne se trouvait qu'à quelques centimètres. Elle voyait presque son reflets dans ses yeux clairs. Déglutissante, elle se releva d'un bond et bredouilla de pâles excuses:

"J-j'ai beaucoup de… de choses à faire. Pas de temps à perdre."

Elle s'enfuit sans un coup d'œil en arrière jusqu'à sa chambre dans l'auberge. Après un moment qu'elle s'accorda pour souffler, elle rassembla ses affaires et quitta la ville sous le couvert de son pouvoir d'invisibilité.

À suivre…

Termes draconiques :
Tahrodiis Krosis - traîtresse Krosis.
gulzewiizaan (kulsewiizaan) - fils de pute (une insulte de plus au répertoire !)
Zu'u laan gor suleykiil, Dovahkiin ! Los hi mul uv los Alduin sahlo ? - Je veux tester ton pouvoir, Enfant de Dragon ! Es-tu fort ou Alduin est(-il) faible ?
Dey (Ney) - Les deux
Vuniil krel, Dovahkiin. - Ta langue (est) tordue, Enfant de Dragon.
Zubaari aalgos grent duz thu'ubi fed al hi ! (Sumaari aalkos krent nuz thu'umi fen al hi) - Mon nez (est) peut-être cassé, mais mon thu'um te détruira !
fed gos dilod, dovah ! (fen kos dilon, dovah !) - (Tu) vas mourir, dragon !

C'est rare que je me marre tout seul en écrivant, mais la partie avec le nez cassé était particulièrement amusante. Surtout quand je travaillais là-dessus dans le train tout en prononçant les phrases à voix haute pour être sûr d'utiliser les bonnes lettres.
Si vous avez des critiques, mes oreilles sont grandes ouvertes, et si ça vous plait j'aimerais bien le savoir aussi, c'est toujours encourageant :D

À bientôt !