Yol ! Feu

Elle hésitait à pousser la porte. Encore dix jours la séparaient du conseil de paix, alors pourquoi avait-elle décidé d'attendre la date fatidique ici ? Si elle rebroussait chemin maintenant, elle aurait certainement le temps de rendre visite à la Guilde. Une fête bien arrosée ne la rebuterait pas, mais à cet instant la solitude revêtait des atours attrayants. Voir des gens impliquerait de répondre à des questions et répondre à des questions la forcerait à se concentrer sur ses problèmes.

Au moins, au Haut-Hrothgar elle ne croiserait personne par surprise. Elle poussa le battant métallique et marcha jusqu'au centre du hall avant de repérer une silhouette encapuchonnée. Arngeir la salua d'un respectueux mouvement de tête qu'elle lui rendit. Elle l'informa que les chefs de guerre se présenteraient le moment venu, leur arrachant un soupir à tous deux.

Il n'émit aucune objection quand elle demanda à rester au monastère jusqu'aux négociations. Fatiguée par le voyage, elle choisit d'ouvrir son séjour par un repos bien mérité. Les vieux lits de paille aplatis n'égalaient pas le confort des auberges ou de sa demeure, mais dans son état, il ne lui fallut qu'une minute pour rejoindre Quagmire.

Elle avait passé la nuit précédente à errer dans les limbes en criant le nom de Nahlaas jusqu'à s'en arracher la gorge, mais la silhouette cornue était demeurée introuvable. Assise par terre, elle hésitait à recommencer. Entre beugler dans le vide et risquer de subir un souvenir comme celui de Miraak… L'image des tentacules se plantant dans ses bras lui arracha un frisson.

Elle se leva, réchauffa ses articulations et avança. L'idée de retomber sur un souvenir aussi douloureux ne lui plaisait guère, mais hors de question qu'elle gaspille une seconde nuit à chercher inutilement son ami. Visiter un rêve, peut-être… ? Non, aucune compagnie ne l'intéressait, sauf celles de Nahlaas et d'elle-même.

L'évidence la frappa. Elle-même. En quelques secondes, elle se fut enfoncée dans le labyrinthe des rêves, concentrée sur son bout d'âme manquant. Leur rencontre datait de plusieurs semaines. Elle espérait qu'Ursanne lui pardonnerait cette attente, tout en se demandant si l'on ressentait l'avancée du temps dans sa situation.

La porte d'écailles dorées se dressa bientôt devant elle, plus vibrante que jamais. Une atmosphère froide en suintait, signe que le rêve qui s'y déroulait ne devait pas être des plus plaisants. Prête à se sauver de son propre cauchemar, Siltafiir y sauta.

Après quelques secondes, elle s'habitua à l'étrange lumière d'une grande cour pavée piquetée d'arbres et de buissons. Siltafiir reconnaissait l'école de magie de Refuge, mais certains détails juraient avec l'image dont elle se rappelait. Les tours claires des bâtiments grimpaient jusqu'à un ciel noir d'encre et leurs murs trop longs s'étiraient alentours, coupant toute échappatoire.

Malgré l'absence d'un quelconque soleil, elle voyait tout comme en plein jour, et pourtant ce paysage lui semblait plus plat, plus irréel que tous les autres rêves qu'elle avait visités. Elle ne savait dire pourquoi, mais cette ambiance la stressait, l'air dense et l'éclairage impitoyable surchargeaient ses sens, l'étouffaient.

Au milieu de la cour, mal dissimulée par un petit tronc, une tête blonde tentait d'échapper à un groupe d'enfants. C'est alors que Siltafiir comprit l'origine de son malaise : aucune ombre, nulle part, aucun relief d'aucune sorte. Aucune cachette. C'était bien son cauchemar.

Elle avança sans bruit jusqu'à Ursanne. Bien que lui faisant face, les poursuivants ne la remarquaient pas, uniquement intéressés par la petite. Ce n'est que lorsqu'elle posa une main sur l'épaule tremblante de la gamine que les garnements s'immobilisèrent. Ursanne la fixa un instant, puis sourit de toutes ses dents en se jetant contre elle.

"Vous êtes là ! s'exclama-t-elle en lui tirant le bras. Vous pouvez encore m'aider !

- Reste derrière moi," répondit Siltafiir en lui tapotant le crâne.

Elle détailla les enfants et se laissa émouvoir par un élan de nostalgie. Leurs visages lui revenaient, et certains de leurs noms aussi. Léandra, Mithllon, Artus et tous les autres qu'elle avait oubliés reculaient devant elle. Elle dut réprimer un éclat de rire devant cette scène. Ces sales gosses qui lui avaient mené la vie dure ne paraissaient plus si dangereux tout à coup.

"Écoutez-moi bien, chantonna-t-elle en se frottant les mains, le prochain qui embête Ursanne je le balance sur le toit de la bibliothèque. Me suis-je bien faite comprendre ?"

Ils reculèrent de quelques pas, mais sans véritable crainte. Étrange, à cet âge-là, les gamins ne discutaient pas les ordres des adultes. Elle jeta un regard interrogatif à Ursanne, qui lui répondit entre ses dents :

"Vous ne voulez pas que Nahlaas s'en charge ? Il est plus efficace."

Siltafiir eut l'impression que tous ses organes s'effondraient les uns sur les autres, jusque dans ses chevilles. Un vide épuisant s'empara de son corps. Dans un long râle elle grommela que Nahlaas était absent. Déprimée par la mention de son ami, et un peu vexée par le commentaire de la petite, elle se retourna vers les garnements.

Sans un mot, elle empoigna l'épaule d'Ursanne pour l'attirer contre elle. Concentrant toute sa frustration dans sa gorge, elle roula lentement sa langue, savourant des mots qu'elle n'avait encore jamais prononcés :

STRUN BAH

Ursanne s'agrippa de toutes ses forces à la tunique du dovahkiin pour ne pas s'envoler. Les autres enfants ne partagèrent pas cette opportunité. Ils planèrent sur une bonne distance et, avant même qu'ils ne touchent le sol, des nuages sombres avaient intégralement couvert le ciel, accompagnés par des roulements de tonnerre et une pluie battante.

Brusquement, un éclair s'abattit sur l'un d'eux, le désintégrant complètement. Les autres subirent vite le même sort en hurlant sous le regard horrifié d'Ursanne. Elle voulut s'écarter de sa sauveuse, mais celle-ci la retint en murmurant :

"Si tu t'éloignes, tu finiras comme eux."

La petite se figea et lui jeta un regard troublé d'entre ses mèches trempées.

"Alors, crissa Siltafiir, assez effrayant à ton goût ?"

Ursanne acquiesça à peine, encore sous le choc, et Siltafiir l'observa quelques secondes avant de lever le nez. Les gouttes d'eau s'écrasaient contre son visage, les hurlements de l'orage martelaient l'air et les lumières aveuglantes de la foudre tranchaient la grisaille sans pitié. Elle se félicitait de n'avoir jamais employé ces mots sur Nirn, ils auraient tué des innocents à coup sûr.

Et en même temps, elle le regrettait. Confiner si longtemps une telle puissance, c'était cruel. Un pouvoir si impressionnant ne méritait pas un tel traitement, surtout s'il existait pour la servir. Toute cette rage sous son contrôle… La tête légère, elle inspira profondément l'air moite.

"Je ne voulais pas ça, couina alors Ursanne, je voulais juste qu'ils aient peur.

- Tu t'attendais à quoi ? rétorqua Siltafiir dans un soupir agacé. Tu voulais que Nahlaas s'en charge. Il les aurait dévorés. Littéralement."

La petite se tassa sur elle-même sans oser croiser le regard de son aînée. Celle-ci grommela et s'assit par-terre, déçue. Elle s'était attendue à une plaisante distraction, et voilà qu'elle se retrouvait coincée avec une geignarde jusqu'à son réveil. Si elle avait su, elle aurait choisi les souvenirs de Miraak.

"Il est où, Nahlaas ? questionna timidement Ursanne.

- En Quagmire," répliqua sèchement l'interrogée.

Discuter, ça pouvait se faire, à condition d'éviter ce sujet-. Heureusement, Ursanne sembla le comprendre et se laissa tomber à ses côtés sans rien ajouter. Elle la fixait toujours du coin de l'œil, jusqu'à éveiller l'impatience de Siltafiir.

"Tu as le droit de parler, juste… pas de lui," grommela celle-ci.

Ursanne baissa les yeux, puis les releva en direction des bâtiments blancs, pour finalement les poser sur son aînée.

"Ça fait quoi un Enfant de Dragon ?

- Ça sauve Tamriel du joug d'Alduin.

- Le dragon des histoires nordiques ?

- Lui-même.

- Et comment vous l'avez vaincu ?

- Je… Je ne l'ai pas… J'y travaille encore."

Cette réponse arracha un froncement de sourcils à la petite et Siltafiir se vit contrainte de lui raconter toute son aventure. Elle ne s'en plaignait pas, au moins cela l'occuperait jusqu'au matin.

xxx

Les flocons de Mi-L'An habillaient la cité d'un drap fin, le vent rampait entre les bâtisses, les flammes des brasiers dansaient timidement et tout ce que leur halo ne pouvait englober se teintait d'un gris uniforme. Les épais nuages cachaient méticuleusement la période la plus chaude de l'année, dissimulant ses atours doux sous des capes venteuses et des robes neigeuses. Rien de très inhabituel à Vendeaume.

Le pas gauche d'un soldat fatigué crissait contre les pavés givrés. Il traversait le quartier le plus riche et le plus tranquille de la ville sans vraiment réfléchir, uniquement désireux de quitter l'agitation de la caserne. Les sombrages étaient sa deuxième famille et il ne les échangerait pas pour toutes les richesses de Nirn. Pourtant, quand ces gamins remplissaient ses bottes et celles des autres officiers avec des substances diverses, le calme de Rivebois lui manquait cruellement.

La compagnie de ses hommes ne le tentait guère à cet instant et il ne voulait pas non-plus leur imposer sa mauvaise humeur. Un bon capitaine ne laissait pas ses inquiétudes personnelles déteindre sur ses fonctions, une tâche rendue difficile par la curiosité maladive de Kjald et Stern ; impossible de leur faire comprendre que certaines confidences ne se partageaient pas si aisément, surtout quand il n'avait véritablement rien de précis à leur révéler.

Pourquoi Siltafiir s'était-elle enfuie sans un mot ? Il n'en savait rien. À cause du stress engendré par l'organisation de cette trêve ? Sûrement. Ralof avait-il fait quelque-chose pour lui déplaire ? Peut-être. Sa quête divine représentait-elle une tâche trop lourde pour une seule personne ? Probablement. Il pouvait se torturer l'esprit tant qu'il le désirait, sans explication de la concernée, aucune réponse ne lui apparaîtrait.

Un grincement sur sa droite attira alors son attention. Une silhouette encapuchonnée refermait délicatement la porte du manoir des Brise-Bouclier, et Ralof reconnut immédiatement les agissements d'un criminel. Il se plaça devant l'allée qui menait au porche et attendit la réaction du suspect. Celui-ci remarqua vite le soldat et se figea, jetant des regards frénétiques alentours à la recherche d'une issue.

"Ça ne sert à rien de résister, rendez-vous, prévint Ralof en levant les poings, à moins que vous préfériez la manière forte.

- J'ai une autre idée…"

Le voleur tenta de contourner Ralof, mais ne parvint qu'à se faire plaquer contre le muret qui entourait le manoir. Une plainte étouffée et une tentative de communication suivirent, mais, son visage écrasé contre la pierre, le voleur ne parvint qu'à cracher quelques borborygmes. Ralof le tira en arrière d'un geste sec, prêt à le trainer jusqu'au donjon, et sa langue reprit finalement ses droits :

"Vous êtes le militaire de Siltafiir, je me trompe ?"

Cette remarque foudroya le sombrage, qui fixa le voleur dans les yeux sans lui lâcher le col.

"Quoi ?

- Oui, le chef nous a ordonné de surtout pas vous faire les poches, alors j'ai appris à vous reconnaître.

- À cause de Siltafiir ? s'étonna Ralof en fronçant les sourcils.

- Vous l'avez déjà entendue quand elle est en colère ? frissonna l'interrogé, arrachant même à Ralof un discret hochement de tête. En plus, c'est pas loyal de s'en prendre aux conquêtes des collègues."

La poigne de Ralof se raffermit.

"Collègues ? Je croyais qu'elle avait été virée.

- Oh, ça c'était une décision de l'ancien chef, un beau salaud qui a failli détruire la Guilde. Elle est de retour maintenant. Vous le saviez pas ?"

Ralof s'abstint de tout commentaire, trop occupé à se demander si la peur de Siltafiir était liée à sa réinsertion dans cette bande de malfrats. L'idée qu'elle soit un voleuse ne lui plaisait guère, et ils auraient une conversation à ce propos dès qu'il la retrouverait, mais il doutait d'avoir trouvé l'origine de sa terreur. La connaissant, elle défendrait ses choix de carrière avec la véhémence d'un dragon.

"Si vous la croisez, passez-lui le bonjour de Vipir," déclara soudainement le voleur, sortant Ralof de sa réflexion.

Le sombrage n'entendit que le tintement d'une fiole avant d'être aveuglé par un liquide visqueux qui lui piqua les yeux. Un son de verre brisé éclata à ses pieds, puis un rire trop fier s'enfuit alors qu'il s'essuyait le visage. Après quelques secondes, il put enfin entrouvrir une paupière et grogna à la vue d'une ruelle vide. Sur sa botte s'étalait le liquide en question, accompagné d'un flacon en morceaux. Les restes d'une potion de fatigue.

Ralof s'assura que personne ne l'avait vu et enfonça sa tête entre ses épaules, honteux de s'être laissé prendre à un piège aussi grossier. Voilà exactement pourquoi les histoires personnelles ne devaient jamais s'immiscer dans les affaires professionnelles.

xxx

Une effervescence inhabituelle emplissait l'auberge du Géant Endormi. Le barde, le forgeron, l'épicier et sa sœur, et même le tavernier s'agglutinaient autour d'une table. Au centre du groupe, lisant la lettre de son frère pour la dixième fois à la demande générale, Gerdur commençait sérieusement à perdre patience.

"Organiser une rencontre entre Tullius et Ulfric… marmonna Alvor, je ne pensais pas entendre ça un jour. Les sombrages sont trop bornés.

- Ce sont plutôt les impériaux qui préfèrent lécher les bottes des Thalmors plutôt que de trouver un terrain d'entente, contra Gerdur en posant la lettre.

- Répète ça pour voir !"

En un clin d'œil, ils se retrouvèrent face-à-face, poings levés, prêts à régler ce différend comme de vrais Nordiques, mais Orgnar s'interposa en claquant le pied.

"Je vous ai dit cent fois que je ne voulais pas de disputes politiques dans mon auberge !"

L'hésitation se lisait clairement sur les deux visages. Conclure leur discussion avec violence, pourquoi pas, mais abandonner leurs bières, cela semblait disproportionné. Obnubilés par leur désaccord, ils n'avaient remarqué que la porte de l'auberge s'était ouverte. Au début, personne ne prêta d'attention aux nouveaux arrivants, mais dès qu'ils s'approchèrent Orgnar oublia complètement les fauteurs de trouble.

"Delphine ? s'étonna-t-il.

- Je vois que rien n'a changé ici, dit-elle en découvrant sa tête.

- Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Esbern et moi avons des affaires à régler à Blancherive, répondit-elle en désignant le vieil homme dans son dos, nous reprendrons la route à l'aube.

- Tu n'as pas changé non-plus, s'amusa Orgnar, toujours aussi pragmatique."

Delphine ignora cette remarque et se contenta de lui commander à manger, ce à quoi il obéit sans discuter. Certains tentèrent d'interroger la Brétonne sur les raisons de son absence, mais tous se heurtèrent à un mur de secrets. Seule Gerdur lui déroba quelques mots :

"Dis-nous au moins si tu as des nouvelles de Siltafiir, la dernière fois qu'on l'a vue elle partait avec toi.

- Vous en savez autant que moi, l'Enfant de Dragon organise ce conseil.

- J'en étais sure ! s'exclama Gerdur en faisant sursauter tout le monde. Ralof avait beau me dire qu'elles n'étaient pas la même personne, c'était trop gros.

- Indiscrète comme elle l'est, je pensais que ce n'était plus un mystère pour personne," soupira la Brétonne.

La conversation, ravivée par cet aveu, ne s'intéressa plus qu'à Siltafiir, laissant à Delphine l'occasion de réfléchir. Tout en fixant distraitement Esbern qui se réchauffait près du foyer, elle songea aux difficultés que rencontrerait l'Enfant de Dragon lors du conseil. Ralof était un homme bien, mais il servait les sombrages, et fricoter avec l'un d'entre eux ne l'aiderait pas à conclure une trêve.

Heureusement pour elle, Delphine et Esbern participeraient aux négociations. Tout le soutien de Nirn ne serait pas de trop pour forcer Tullius et Ulfric à coopérer.

xxx

Delvin déposa deux septims sur le comptoir de la Cruche Percée en échange de l'hydromel que lui tendait Vekel. Au moment où il s'emparait de la bouteille, un sursaut traversa son bras et il faillit tout renverser. Le cri qui l'avait effrayé appartenait à Vipir, et si cet idiot ne trouvait pas une excellente excuse pour avoir mis son alcool en danger, il le regretterait.

"Vous allez jamais deviner qui j'ai croisé à Vendeaume," s'exclama-t-il, les oreilles reliées par un sourire.

Delvin lui pardonna presque en entendant toute l'histoire. Un soldat restait un soldat, même s'il entretenait une relation avec l'une des leurs, il méritait donc d'être remis à sa place de temps à autres. D'ailleurs, quelqu'un d'autre recevrait une correction d'ici peu…

"Donc il ne savait pas que Siltafiir était revenue ? questionna Delvin d'un ton neutre.

- Non, gloussa Vipir, si t'avais vu sa tête…

- En colère, je suppose ?

- Il avait l'air.

- Assez pour la quitter ?"

Un silence lourd s'écrasa sur les épaules de Vipir. Il commençait à comprendre où Delvin voulait en venir, et il détestait ça.

"Si elle se pointe ici en nous demandant qui l'a mis au courant, personne ne te défendra."

Vipir s'effondra sur un tabouret, incapable de nier l'évidence. Elle allait le tuer. Sans compter qu'il avait révélé son nom au soldat. Une belle connerie, maintenant qu'il y pensait. Il s'accouda au comptoir, enfouit son visage dans ses paumes et poussa un geignement rauque.

Absorbé par son désespoir, il n'entendit pas Vex s'approcher et poser une main ferme sur son épaule.

"T'auras encore plus de problèmes si t'as pas fait ton boulot," menaça-t-elle en lui présentant sa paume.

Il lui donna une tiare en grommelant et retourna à son avachissement. Il allait mourir, réduit en miettes par le Thu'um. Pour ne rien arranger, Niruin lui promit un bel enterrement et Cynric lui demanda s'il comptait léguer sa dague à quelqu'un. Au moins, son départ ne manquerait pas de panache.

xxx

"C-comment v-v-vous faites p-pour ne p-p-p-pas mourir de f-froid ?"

Les robes en laine des Grises-Barbes laissaient passer bien des courants d'air entre leurs plis, et même pour des Nordiques, ces vieillards semblaient particulièrement indifférents face aux intempéries de la Gorge du Monde. Habituée à l'enchantement de résistance au froid de son armure, Siltafiir, les pieds noyés sous la poudreuse de la cour, grelottait en se frottant les côtes et les bras. Si elle avait su qu'Arngeir lui ferait porter ce nid à mites trop grand…

"Yol est la seule chaleur que nous requérons," répondit-il posément.

Peinant à comprendre cette remarque, elle s'apprêta à lui demander plus de détails, mais le rotmulaag concerné lui répondit. Yol résonna en elle, propageant une vague de douceur dans ses membres frigorifiés. Ce répit ne dura malheureusement pas, effacé par un courant d'air insidieux. Malgré tous ses efforts, elle ne parvint guère à répéter cette piètre performance.

S'ensuivit une leçon de méditation en conditions réelles. Agenouillée dans la neige, une vue imprenable sur les nuages qui couvraient les plaines de Bordeciel, Siltafiir essayait d'ignorer ses jambes humides et le fouet du vent. Une tâche presque impossible. Sans Arngeir pour la garder sur le droit chemin, elle se serait cachée sous trois couvertures, le plus près possible d'un feu.

"Isolez yol, visualisez-le. Ressentez son énergie."

Plus facile à dire qu'à faire. Siltafiir craignait pour ses orteils ; les douleurs glacées avaient fait place à un engourdissement total qui montait lentement jusqu'à ses chevilles. Ses dents claquaient trop fort pour entendre ses propres pensées et ce vieillard s'attendait à ce qu'elle entende son âme ? En Quagmire, rien de plus simple, tout était calme, mais ici, sur le mont le plus froid et le plus venteux du pays le plus inhospitalier de Tamriel, elle doutait d'y parvenir avant l'hypothermie.

"Fraan faad do yol," ordonna Arngeir sans impatience.

Siltafiir frissonna, mais pas à cause de la température. La langue draconique résonna en elle, grimpa le long de sa colonne vertébrale et délia son esprit. Un silence étrange enveloppa son crâne, la blancheur de la neige l'aveugla complètement.

Yol lui apparaissait lentement, ses contours se précisaient. Ses vibrations troublaient le calme parfait de la méditation, obligeant Siltafiir à redoubler de concentration. Plus elle approchait du corps du mot, plus sa chaleur s'intensifiait. Il chantait d'une voix gourmande, ne demandait qu'à dévorer ses ennemis. Son agressivité manqua de brûler la jeune fille. Elle préférait cela au froid, mais tout de même…

Redoublant d'efforts, elle fixa le mot sans ciller, détailla ses formes, voulut le palper, mais il ne se laissa pas traiter de la sorte. Tel un chat dérangé lors de son sommeil, yol la mordit. Le choc brisa son état méditatif. Sans voix, elle cligna des paupières et inspira une grande bouffée d'air glacé.

Elle voulut se plaindre du comportement défiant du rotmulaag, mais ne découvrit qu'un visage de marbre lorsqu'elle se tourna vers Arngeir. Agenouillé à côté d'elle, légèrement en retrait, l'ermite ne se mut pas d'un millimètre lorsqu'elle passa une main devant ses yeux clos. Haussant les épaules, elle décida de reprendre sa méditation sans aide. Après tout, elle savait comment s'y prendre à présent.

"Yol," souffla-t-elle du bout des lèvres.

Le mot vibra contre son palais, répandit son baume dans tout son corps et s'embrasa dans son esprit. Elle reprit son inspection sans s'approcher trop vite cette fois ; yol la surveillait, elle le sentait. À une distance raisonnable, elle s'arrêta pour chercher un moyen de dompter ce mot. Après tout, elle commandait ici, pas question de laisser une simple syllabe imposer sa loi !

"Dein stiildus," ordonna-t-elle d'un ton posé avant de s'avancer.

Yol frissonna, sembla se recroqueviller, mais cracha une gerbe d'étincelles quand elle essaya à nouveau de le toucher. Elle recula en grognant, mais ne revint pas tout de suite à la charge. Si elle instillait assez d'autorité dans sa voix, il lui obéirait tôt ou tard.

"Zu'u iniil," dit-elle d'une voix vibrante.

Yol n'apprécia guère de se faire commander, agitant ses braises avec une véhémence renouvelée. Une stratégie différente s'imposait, la manière brute n'offrait de toute évidence aucun résultat satisfaisant. Siltafiir observa le mot durant de longues minutes, cherchant les arguments appropriés pour s'attirer ses bonnes grâces.

"Vosro kroson pahvoth," proposa-t-elle prudemment.

Un tressaillement parcourut le corps du mot. Il balança de gauche, de droite, et autorisa Siltafiir à s'avancer un peu avant de cracher des crépitements menaçants. Il l'écoutait, c'était déjà ça.

"Hi praag zey, continua-t-elle, plus assurée, hi praag vuni."

Les lueurs de yol ondulaient lentement, calmes, mais prudentes. Il pouvait prendre son temps, réfléchir à cette proposition tant qu'il le désirait, Siltafiir patienterait. Enveloppée par sa lumière, nourrie par sa chaleur, elle aurait résisté au pire des blizzards.

Ainsi, elle se contenta de fixer le mot durant un moment, s'imprégnant juste de son énergie. Après un temps incalculable, Siltafiir repéra un mouvement nouveau. Yol tendait ses gerbes enflammées dans sa direction. Elle ne bougea pas, peu désireuse de gâcher ses efforts d'un mouvement irréfléchi.

Une caresse aussi rêche que délicate lui frôla les doigts quand Yol s'installa juste devant elle. Il lui apparaissait plus net que jamais, plus flamboyant. Plus chaud. Brûlant, même. Impossible de le toucher. Elle se contenta donc de profiter de son aura.

À le détailler, elle lui découvrait des contours inconnus, des couleurs invisibles et, surtout, elle entendait sa voix. Une voix vibrante, comme un battement de cœur trop rapide.

"Aaah !" hurla-t-elle, soulevant une tornade de neige.

La main d'Arngeir s'écarta de son épaule et le vieil homme s'excusa :

"Je ne voulais pas vous effrayer.

- Qu'est-ce qui se passe ?" demanda-t-elle en se relevant.

Ses genoux grincèrent, son dos craqua et un râle rampa hors de sa gorge. Étirant ses membres engourdis, elle jeta un regard au paysage nocturne qui encerclait la montagne, puis se tourna vers Arngeir. Ses rides creusées et ses sourcils froncés n'auguraient rien de bon.

"Le conseil se tiendra dans quelques heures, vous désirez sûrement vous préparer.

- Quoi ? s'étonna-t-elle, la bouche tordue par l'incompréhension.

- Vous vous rappelez bien du conseil ? s'inquiéta-t-il.

- Oui, bien sûr, mais il aura lieu dans plus d'une semaine. Non ?

- Je vois que votre talent naturel pour communiquer avec les mots vous a fait perdre la notion du temps, sourit-il, cela fait neuf jours que vous méditez."

Siltafiir manqua de s'étrangler, observa le tapis neigeux un moment, remarqua un trou profond à l'endroit exact où elle s'était tenue et secoua la tête. Au moins elle n'avait pas eu le temps d'avoir froid avant les négociations. Après une profonde inspiration, le choc passa et elle suivit Arngeir jusqu'au monastère.

"Parlez-vous souvent aux rotmulagge ? s'enquit-il, une note enjouée dans la voix.

- Non, c'était la première fois.

- A-t-il répondu ?"

Les yeux d'Arngeir brillaient, ses mots tressautaient, l'excitation le gagnait indéniablement. Siltafiir s'attela à lui conter son échange avec yol, peinant à croire qu'il avait duré si longtemps. Neuf jours sans boire, sans manger, sans dormir, et elle ouvrait les yeux aussi fraîche qu'après une courte sieste. Mieux encore, elle sentait la respiration du mot se calquer sur la sienne, au moindre appel, il attaquerait. Elle regrettait presque de ne pas pouvoir l'essayer lors d'un vrai combat, et surtout avant le conseil.

Arngeir sembla lire ses pensées : il lui proposa de descendre jusqu'à Fort-Ivar et de rapporter les provisions que Klimmek leur réservait. Les bêtes sauvages pullulaient tout le long des sept-milles marches, Siltafiir en savait quelque-chose. Si elle voulait se défouler avant les discussions, il n'existait de meilleure occasion.

Elle enfila son armure et quitta le monastère en quelques minutes seulement. Un paysage éthéré la salua, mer de brouillard baignée dans les lueurs boréales. Les couleurs douces et froides des aurores glissaient silencieusement sur la neige, et dans le lointain un trait pâle découpait la silhouette des montagnes.

Entre son armure de Rossignol et yol qui frétillait d'impatience dans sa gorge, Siltafiir put apprécier la sérénité de sa descente sans s'inquiéter du froid. Malgré l'agitation du mot, elle ne se priva pas de goûter à ce calme parfait, marchant d'un pas lent en écoutant les crissements de la poudreuse. Une braise agacée lui picota la langue, mais avant qu'elle ne puisse réprimander yol, un grognement bestial brisa le silence.

Un troll. Parfait. Siltafiir avança d'un pas assuré. À peine se trouva-t-elle à portée d'attaque que yol sauta de sa langue sans attendre son ordre :

YOL TOOR SHUL

Les flammes explosèrent contre la créature, dévorèrent ses poils, s'envolèrent dans une tornade aveuglante et se dispersèrent comme un nuage de flammouches. Alors que le troll hurlait de douleur et s'agitait en tous sens, Siltafiir dégaina son arc. D'une flèche dans sa gueule béante, elle l'acheva.

Bien qu'agacée par ce manque de discipline, elle devait admettre que sa séance de méditation portait ses fruits. Yol brillait plus vivement que jamais, et il voulait plus d'affrontements. Siltafiir lui en accorda quelques-uns lors de la descente, mais abrégea le trajet à l'aide de feim. Ils pourraient griller bien assez d'ours et de loups au retour, et si yol l'embêtait encore après cela, elle lui trouverait bien une chèvre.

L'horizon montagneux mordait le soleil levant quand Siltafiir atteignit le village. Elle observa les alentours à la recherche de Klimmek, puis se dirigea vers l'auberge. À cette heure-ci, il dormait sûrement encore, autant en profiter pour descendre une bouteille d'hydromel. Poussant la porte, elle découvrit une salle plus remplie qu'à l'accoutumée.

Le hameau accueillait aujourd'hui près d'une vingtaine de voyageurs qui se turent lorsqu'elle approcha du comptoir. Le masque, comme d'habitude, faisait son petit effet. Les conversations se muèrent en chuchotements, les chopes se posèrent devant leurs buveurs et les regards devinrent obliques. Elle ne s'en soucia guère et commanda sa boisson.

"Ça fait plaisir de vous voir ! s'enthousiasma Wilhelm en lui tendant une bouteille. Ce conseil, c'est la meilleure chose qui soit arrivée à ma taverne depuis que le propriétaire précédent a eu un accident de cheval. Merci !

- Contente pour vous, répliqua-t-elle distraitement, mais je me demande bien ce qu'ils espèrent voir. On va s'enfermer au monastère.

- Ils veulent être les premiers à savoir si cette trêve sera négociée.

- Quand elle sera négociée, corrigea-t-elle dans un grincement de dents, je l'ai dit à Ulfric : personne ne descendra de cette montagne tant qu'ils ne se seront pas mis d'accord."

Wilhelm préféra s'occuper d'un autre client plutôt que de jouer avec les nerfs de Siltafiir. Celle-ci ne le montra pas, mais elle lui en était reconnaissante, tout comme elle appréciait le retour du brouhaha. Pourtant, elle sentait des dizaines d'yeux la transpercer, elle opta donc pour une retraite stratégique. Se transformer en attraction touristique ne l'aiderait pas à se détendre avant l'heure fatidique.

Empoignant sa bouteille, elle déposa l'argent dû sur le comptoir et déguerpit aussi sec. Elle repéra presque immédiatement Klimmek qui sortait de chez lui, canne-à-pêche en main, et le rejoignit en trottant. En une minute, il lui apporta le sac de provisions désiré, sans manquer de lui souhaiter bon courage pour les négociations. Il reçut des remerciements sincères en retour - bien que confiante, elle sentait qu'un peu de soutien moral ne serait pas superflu.

Ne restait qu'à grimper. Poussée par l'hyperactivité de yol, elle marcha d'un pas vif vers le pied des sept-milles marches, et doubla encore l'allure quand des silhouettes à cheval apparurent à l'entrée du hameau. Pas question qu'elle tienne compagnie à des sombrages ou des impériaux durant l'ascension.

Tout en avançant, elle jetait des coups d'œil fréquents à la troupe de soldats. Elle reconnut Ulfric à sa tête, talonné par Galmar et Vignar. Alors qu'elle observait distraitement l'escorte du chef rebelle, ses genoux manquèrent de l'abandonner. Il avait osé. Il l'avait emmené avec lui. De toute son armée, il avait choisi le seul homme capable de la troubler.

Elle fixa Ralof un moment, immobile, puis sentit son cœur s'emballer quand il leva les yeux dans sa direction. Son ventre se noua, et elle reprit son chemin en courant. Elle espérait qu'Ulfric ne serait pas assez bête pour l'emmener jusqu'au monastère, mais elle en doutait.

Ce conseil s'annonçait encore plus éprouvant qu'escompté.

À suivre…

Termes draconiques:
Fraan faad do yol.
- Sentez (la) chaleur de yol.
Dein stiildus.
- Reste calme.
Zu'u iniil. - Je (suis) ton maître.
Vosro kroson pahvoth. - Travaillons ensemble.
Hi praag zey, hi praag vuni. - Tu as besoin de moi, tu as besoin de ma langue.

Pardon pour l'attente, j'ai eu plein de boulot, mais je n'abandonne aucunement mes histoires (ce qui inclut "Unslaad Krosis" pour ceux qui la suivent). Je ne sais pas combien de temps mettra la suite, mais elle va venir. En attendant, merci de votre fidélité, j'espère que ça vous plaît encore et à bientôt ! :D