Faazaal ! Douloureux

L'obscurité couvrait la ville. À part le claquement de ses semelles, aucun son n'animait les rues. Ou peut-être était-ce son cœur fébrile qui battait les secondes jusqu'à son retour chez ses parents. Chacune de ses fugues nocturnes durait plus longtemps que la précédente, seule la menace de l'aurore la ramenait encore dans sa chambre.

Les murs pâles et les poutres apparentes de la maison se profilèrent à un carrefour. Elle approcha de la porte principale sur la pointe des pieds. Une main tendue vers la poignée, elle se figea. Un murmure l'appelait. Intriguée, elle contourna la bâtisse. Les yeux plissés, elle inspecta l'obscurité, mais ne trouva personne entre les plates-bandes. Le murmure gagna en intensité, pourtant sa source demeurait invisible.

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Ralof aurait tout donné pour ne surtout pas se rendre au Palais des Rois chargé d'un tel fardeau. Armé de son sourire le moins convaincant, il salua les soldats postés sur son chemin et traversa les grandes portes.

Le silence lourd qu'il connaissait bien l'enveloppa, mais pour une fois il ne le rassurait pas. Les battements de son cœur résonnaient comme tous les tambours de Bordeciel alors qu'il longeait la table interminable qui menait au trône.

Ulfric ne s'y trouvait pas, mais sa voix et celle de Galmar grondaient à proximité. Ralof passa l'arche qui menait à leur salle d'opérations et les trouva penchés sur une carte, en plein débat stratégique. Il sortit le dossier thalmor de sa sacoche et déglutit.

« Mon Jarl ? appela-t-il en luttant pour ne surtout pas lui jeter le carnet dessus et s'enfuir en courant.

- Ralof, vous êtes déjà de retour, remarqua Ulfric avec un sourcil levé, le plan de l'Enfant de Dragon a-t-il fonctionné ?

- Oui. Enfin, je crois, hésita-t-il en serrant le carnet.

- Elle n'a pas capturé de dragon ? s'impatient Galmar, les bras croisés.

- Si, on l'a capturé, et puis… elle l'a libéré pour s'envoler sur son dos. »

Le jarl et son huscarl échangèrent un regard interdit. Avant qu'ils ne le questionnent sur le sujet, Ralof s'octroya la parole en ignorant les sueurs froides le long de son dos.

« Mon jarl, dit-il en lui tendant le journal au-dessus de la table, avant son départ, elle m'a confié ceci. Pour vous.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en s'en emparant.

- Des informations qu'elle a… trouvées dans l'ambassade des Thalmors.

- Qu'est-ce qu'elle fabriquait là-bas ? gronda Galmar pendant que le jarl parcourait la première page de son dossier.

- Elle enquêtait sur les dragons, » révéla Ralof en reculant instinctivement.

Ulfric ferma le carnet dans un claquement.

« L'avez-vous lu ? »

La température chuta. À la première écoute, son ton semblait neutre, mais son écho .

« Non, mais elle me l'a résumé, admit-il d'une voix faible.

- Que vous a-t-elle dit ? »

Ralof jeta un coup d'œil nerveux à Galmar.

« Vous pouvez parler devant lui, répondit Ulfric avant même que la question ne soit posée.

- Elle m'a dit que les Thalmors vous avaient capturé pendant la guerre, » avoua-t-il en priant pour qu'il ne lui en demande pas plus.

Ils n'affichèrent aucune surprise. Galmar acquiesça en grognant, mais Ulfric insista, ses deux mains appuyées sur la table :

« Quoi d'autre ? »

L'estomac lourd, Ralof priait tous les divins de lui envoyer une échappatoire. Une pierre qui se détacherait du plafond, une attaque de dragon, un daedra décidant d'envahir le pays… Tout sauf admettre cela à haute voix devant l'homme qu'il admirait plus que tout autre.

Il inspira profondément, puis affronta le regard de son jarl.

« La rébellion… »

Une blessure invisible tordit ses traits, son souffle mourut entre ses dents, il baissa les yeux.

« La rébellion était une idée des Thalmors, » croassa-t-il, une boule dans la gorge.

Un même sursaut saisit les deux hommes. Ralof se serait volontiers enfui en courant, mais ses muscles demeuraient figés.

« Comment ça, une idée des Thalmors ? maugréa Galmar en retrouvant sa contenance. Ça n'a pas de sens !

- Cette guerre affaiblit le pays, expliqua Ulfric d'un ton beaucoup trop calme, ils ont intérêt à ce qu'elle dure le plus longtemps possible. »

Il s'écarta de la table et rouvrit le journal. Ses bottes claquaient un rythme sec, pendant que Galmar, aussi nerveux que Ralof, marmonnait des blasphèmes dans sa barbe. Ils n'échangèrent aucun mot jusqu'à la fin de sa lecture.

Ulfric posa finalement le journal clos sur la table et le fixa durant de longues secondes, les traits agités de frémissements. Après une lente expiration, il se tourna vers Ralof.

« Que comptez-vous faire ? »

L'interrogé cligna des yeux. La bouche ouverte, tétanisé par le regard d'Ulfric, il chercha ses mots en vain. L'incrédulité de Galmar le secourut :

« Vous n'y croyez pas ! Cette Brétonne a dû le falsifier ou…

- Elle ne s'abaisserait jamais à ça, s'indigna Ralof en oubliant sa gêne.

- Vous seriez capable de la défendre même si elle attaquait Vendeaume !

- Calmez-vous, Galmar, coupa Ulfric d'un ton toujours trop calme, et Ralof, répondez : que comptez-vous faire de ces informations ?

- Je… euh… Je ne sais pas ? Rien ? bredouilla-t-il, sa témérité envolée.

- Les Thalmors sont à l'origine de cette rébellion et vous ne trouvez rien à en dire ? »

Au contraire, les questions se bousculaient dans son crâne, mais il ne pouvait décemment demander à Ulfric ce qu'il avait subi entre les mains des elfes. Heureusement, les mots de Siltafiir lui revinrent, leurs vibrations l'apaisèrent et le guidèrent vers sa réponse.

« Qu'ils aient encouragé ou non la rébellion n'a aucune importance, déclara-t-il en redressant le dos, Si nous… Quand nous gagnerons, ils ne pourront plus se cacher derrière les remparts impériaux. »

Les genoux tremblants, il soutint le regard de son jarl. Celui-ci demeura silencieux un moment, puis acquiesça, son expression toujours indéchiffrable.

« Entre les mauvaises mains, ces informations nous auraient probablement coûté la guerre, admit-il, ses yeux habités d'une lueur que Ralof ne connaissait pas, et rapporté beaucoup de septims à celle qui les aurait vendues. »

Il se tut à nouveau, lança un regard au journal, puis soupira, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.

« Remerciez-la quand vous la verrez. Je l'aurais fait moi-même, mais je ne pense pas qu'elle accepterait une invitation. »

Ralof confirma d'un hochement de tête. Ulfric approcha et lui arracha un tressaillement en posant une main sur son épaule.

« La rébellion est chanceuse de vous compter parmi ses rangs. »

Ses mots parcoururent le corps de Ralof comme un frisson. Les poils de ses bras et de sa nuque se soulevèrent en même temps que ses sourcils. Avant qu'il ne se reprenne, Ulfric le congédia pour s'adresser à Galmar.

Ralof partit en silence, électrisé par la Voix de son jarl. Les jambes en coton et l'âme agitée, il déboucha sur la salle du trône, pivota à droite, puis s'affala contre le mur. Ses genoux déclarèrent forfait. Les fesses à terre, une main crispée sur la poitrine, il dompta son cœur affolé en se concentrant sur la pierre froide pressée contre l'arrière de son crâne.

Le bruissement d'un manteau le fit sursauter. Sur sa gauche, Galmar et Ulfric le toisaient. Blême, il bondit sur ses pieds, bredouilla de rapides excuses, puis rejoignit la caserne à grands pas. Lorsque la porte claqua dans son dos, il se crut enfin libre d'exprimer son épuisement, mais l'insupportable trio qui lui servait d'amis se jeta sur lui pour quémander le récit de la capture du dragon.

Sa sieste attendrait.

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« Ici. »

Le murmure venait d'en haut, d'une fenêtre.

« Passe par derrière, ils sont dans le salon. »

Elle obéit sans discuter. Son statut de cadette ne lui plaisait pas toujours, mais il offrait quelques avantages, comme cet avertissement. Si leurs parents la voyaient, ils lui passeraient le savon de sa vie. Elle zigzagua entre les buissons d'ingrédients qui parsemaient le jardin, jusqu'à l'entrée arrière de la maison.

La serrure ne résista pas longtemps à se crochets, mais porte grinça sur ses gonds. Heureusement, des voix contrariées couvrirent son approche. Elle longea le couloir, ignora la cuisine et la bibliothèque, puis s'arrêta devant le rectangle lumineux qui s'échappait du salon.

Ses parents se disputaient rarement, et ce ton glacé ne ressemblait pas à celui de son père. Et ces mentions d'internat et de mariage arrangé ne la rassuraient pas du tout. Elle ne savait pas ce qui avait initié un tel débat, et elle ne voulait pas le leur demander.

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Peu de sujets d'études créaient autant de remous que les flux magiques d'Ætherius. Les hypothèses pullulaient, parfois proches de la vérité, parfois si éloignées qu'elles ressemblaient plus à des fables qu'à des théories réfléchies. Les plus fantasques vantaient la douceur de l'énergie pure qui nourrissait Mundus, pendant que les moins optimistes mettaient en garde contre sa voracité.

Exaspérée par ces spéculations, Evangeline s'était imposée un but simple : rédiger un ouvrage qui clouerait le bec de tous ces ignares. Son aventure avec l'œil de Magnus lui offrait une expertise rare. Beaucoup en concluraient que l'Æther était dangereusement instable, mais des artefacts aussi puissants que cet œil et ce bâton faussaient tout calcul. Bien sûr que les courants énergétiques réagissaient étrangement lorsqu'on les tirait sur Nirn sans leur laisser le temps de s'y adapter.

La magie ne se définissait ni par sa délicatesse, ni par sa fureur. Elle se comportait comme un nuage d'électricité, constamment en mouvement et attirée par les matériaux conducteurs qui se trouvaient à portée. Telles les veines magiques d'un mortel.

Ne restait qu'à poser tout cela sur papier, de préférence dans un ordre cohérent. Pensant cela, Evangeline jeta une trentième feuille à côté de la corbeille et en étala une trente-et-unième sur le bureau.

La plume griffa le papier, mais les mots coulaient trop vite, s'empilaient, se mêlaient les uns aux autres et perdaient tout sens. À sa quatrième rature, elle exhala un râle épuisé, puis écrasa son front sur l'encre humide. Ses pensées couraient dans tous les sens, sans hiérarchie, sans ponctuation, au point qu'elle-même peinait à les déchiffrer.

À quoi bon survivre à pareille épreuve si elle ne pouvait partager ses connaissances ?

« Prête à admettre que tu as besoin d'aide ? »

Elle releva la tête et décocha un sourire fatigué à Brelyna.

« Je suppose, mais si je ne peux pas… aligner trois mots sans oublier la fin de ma phrase… »

Les bras ballants, elle s'affala contre le dossier de la chaise.

« Il y a quelques semaines tu pouvais à peine lire, souffla l'elfe en essuyant l'encre qui maculait son front, ça va te revenir. »

Evangeline soupira, attrapa les doigts de sa compagne et les attira à ses lèvres pour y déposer un baiser. Après quelques cajoleries, Brelyna lui confia la raison de sa présence :

« Ton père te cherche.

- Pourquoi ?

- Pour te dire au-revoir. Il retourne en Haute-Roche aujourd'hui.

- Ah ! Oui, c'est vrai. Merci. »

Elles quittèrent la bibliothèque pour se rendre dans la cour, puis sur le pont qui menait à la ville. Des professeurs attroupés devant un chariot remerciaient Roderic pour sa venue et lui souhaitaient un bon retour, ignorant complètement les regards torves des habitants de Fortdhiver. Evangeline attira l'attention de son père, qui se détacha du groupe pour venir l'enlacer.

« Te voilà enfin, souffla-t-il, je n'en peux plus de ces lèche-bottes.

- Lèche-bottes ? gloussa-t-elle discrètement.

- Ils doivent penser que j'ai l'autorité pour leur envoyer des fonds ou du matériel, soupira-t-il en lui embrassant le front, on voit qu'ils n'ont jamais eu affaire au comité.

- Saluez mère de ma part, rit-elle, elle doit s'inquiéter.

- Indéniablement, grinça-t-il, le dos rond, Annabelle m'arrachera les oreilles quand je lui raconterai tout ce qui s'est passé. »

Son regard se perdit dans le vide.

« Elle ne croira jamais ce qui est arrivé à Ursanne. Je n'y crois toujours pas. »

Sa fille lui offrit un sourire désolé, puis ils s'enlacèrent encore. Roderic grimpa sur le chariot, salua une dernière fois ses confrères, et annonça au conducteur qu'ils pouvaient se mettre en route. Evangeline l'observa partir d'un air morne. Cette fois, elle pouvait rester en arrière, son état lui offrait l'excuse idéale pour retarder son mariage arrangé. Mais cela ne durerait pas éternellement

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Elle jeta un coup d'œil au salon, pour reculer immédiatement derrière le mur. La silhouette imprécise de son père se découpait dans la lumière du chandelier. Si elle avançait maintenant, il risquait de la voir, mais la dispute semblait accaparer son attention, peut-être qu'elle pouvait tenter sa chance. Encouragée par un éclat de voix plus exaspéré que les autres, elle sauta.

À nouveau enveloppée par les ombres, elle tendit l'oreille, puis se relaxa. Leur conversation se poursuivait sans intérêt pour elle. Ses pieds trottèrent jusqu'aux escaliers, puis les escaladèrent en évitant les marches les plus grinçantes. Elle longea les lourdes tapisseries qui décoraient l'étage et ignora la première porte, celle de sa chambre, pour s'arrêter devant la seconde.

Le battant pivota silencieusement. Une chandelle solitaire trônait sur un bureau nu. Sa lueur coulait par terre, formant une flaque qui léchait les pieds d'un lit et ceux de son occupant. Ses talons frappaient le sol d'un rythme rapide, ses doigts s'entremêlaient, se tordaient, et son dos rond ne se redressa pas, indifférent à cette intrusion. Il posa finalement un regard terne sur sa petite sœur.

« Tu les as entendus ? souffla-t-il.

- Oui, répondit-elle en s'asseyant à côté de lui, ils ont l'air sérieux cette fois.

- Ils ont déjà payé l'internat, je pars demain. »

La bouche entrouverte, elle le dévisagea pendant de longues secondes. Ne trouvant rien à dire, elle déglutit, enfonça sa tête entre ses épaules et fixa le sol. Ce ton résigné l'horripilait, il ne ressemblait pas à l'arrogante fierté de son aîné, il sonnait faux.

« Pense à ta situation au lieu de t'inquiéter pour moi, maugréa-t-il en lui donnant une claque à l'arrière du crâne, dès que je serai loin, ils pourront se concentrer sur toi, et tu peux être sûre qu'ils ne te lâcheront pas avant de t'avoir mariée.

- Ils doivent encore trouver quelqu'un d'assez désespéré, cracha-t-elle en haussant les épaules, ça va prendre-

- Ils ont trouvé, soupira-t-il.

- Déjà ? s'étrangla-t-elle.

- Avec une dot aussi conséquente que celle qu'ils proposent, même toi tu peux paraître désirable, » ricana-t-il sans enthousiasme.

Il lui ébouriffa les cheveux d'un geste rustre, ce à quoi elle répliqua d'un coup de poing sur son épaule. Son sourire s'effaça dès qu'il posa son regard sur la fenêtre ouverte. L'aube s'y infiltrait.

« Je ne peux plus m'enfuir, mais toi oui, déclara-t-il en se levant.

- Qu'est-ce que tu racontes ? s'indigna-t-elle en l'imitant. Il te suffit de sortir.

- Approche, » ordonna-t-il, sans intérêt pour ses protestations, accoudé au rebord de la fenêtre,.

Elle obéit en grognant. À peine l'eut-elle rejoint, qu'il saisit son poignet pour fourrer quelque-chose entre ses doigts. L'aurore voilait son regard d'un halo doré, dissimulant ce cadeau. Avant qu'elle ne l'identifie, son frère empoigna ses épaules.

« Pars. »

Il la poussa.

Elle bascula par la fenêtre, trop surprise pour émettre un son. Son dos ne s'écrasa jamais sur les plates-bandes, il se trouvait déjà allongé sur un sol dur. Une mélodie éthérée l'enveloppait, piquetée de voix agitées. Des silhouettes penchées sur elle échangeaient de rapides paroles, mais ses sens surchargés n'en saisissaient rien.

Son bras la lançait, sa peau la tirait, une lumière dorée l'aveuglait, une brûlure dévorait son bras gauche, et cette odeur… Tout son être se révoltait à chaque inspiration. L'air moite imprégné de cette puanteur stagnait dans ses poumons, propageant des vagues nauséeuses jusque dans ses orteils. Une ombre fraîche caressa son front. Elle crut sentir un liquide tiède couler entre ses lèvres, puis sombra dans l'inconscience.

Ses paupières papillonnèrent jusqu'à s'accoutumer au crépuscule de Quagmire. Ses muscles refusant d'accomplir un seul effort supplémentaire, elle profita de l'étrange coussin sur lequel reposait sa tête et contempla la voûte céleste. Deux cornes noires la fendaient, qui menaient à un crâne familier.

« Nahlaas ? » croassa-t-elle.

Un sursaut agita son bras droit quand elle voulut le soulever, puis il tomba mollement. Les doigts osseux de son amis frôlèrent son front.

« Ton combat s'est moins bien passé que prévu, » murmura-t-il.

Elle plissa les yeux. Ses souvenirs lui revenaient par bribes désorganisées. Les images gagnèrent en netteté. La Voix d'Alduin vibrait dans ses os, les flammes dévoraient sa peau, cris et douleur transperçaient sa chair, et cette odeur… Le souffle saccadé, elle planta ses doigts dans le sentier avec le peu de force qu'il lui restait, ravala sa bile et se mordit la joue.

« Tu ne risques plus rien, » murmura Nahlaas en lui caressant le front.

Un voile noir couvrit les images parasites et lui accorda un semblant de répit. Elle se calma un petit peu, la respiration sifflante et le cœur emballé.

« Tu as dévoré mes souvenirs ?

- Non, tu es trop puissante. Même si j'en avais envie, je ne pourrais rien faire de plus que les cacher temporairement. »

Elle poussa un faible râle, puis baissa les yeux sur son corps meurtri. Le flou dans ses pupilles l'empêcha d'abord de voir les bandages sur son bras gauche et son torse. Lentement, elle rassembla assez d'énergie pour lever sa main blessée à hauteur de regard, et la maintint là, tremblante, vacillante.

Quelque-chose la troublait, cependant elle ne comprenait pas quoi. Les bouts de tissu collés à sa peau déformaient ses doigts, mais ce n'était pas le problème. Clignant des paupières, elle rendit un semblant de netteté à son œil droit et observa plus attentivement son membre inerte. Un, deux, trois, quatre… non, trois et demi. Trois et demi.

Trois et demi.

Elle répéta ce nombre jusqu'à le comprendre. Dès qu'il trouva un sens, ses sourcils s'arquèrent, puis elle les rabaissa en grimaçant. Tout le côté gauche de son visage la tirait, la démangeait, la lançait, et cette douleur roula sur son cou, son épaule, jusqu'au bout de son bras. Se forçant à déglutir malgré sa langue pâteuse et le goût immonde qui harcelait son palais, elle murmura le nombre du bout des lèvres.

Trois et demi.

Trois doigts et demi s'accrochaient lamentablement à sa paume, refusant tous de se mouvoir à l'exception de son pouce. Grimaçant de plus belle, elle abaissa sa main mutilée avant de lever l'autre pour se masser le visage. La poigne squelettique de Nahlaas l'arrêta.

« N'y touche pas, » murmura-t-il.

La démangeaison s'intensifiait, mais elle obéit, trop fatiguée pour résister. Poussant un grognement cassé, elle se concentra sur le paysage. Les étoiles scintillaient à peine, la noirceur les étouffait, et une vapeur plus dense qu'à l'accoutumée s'élevait des mares de souvenirs. L'atmosphère moite déposait une pellicule de sueur sur tout son corps, imbibait ses vêtements, et renforçait l'odeur nauséabonde dans ses narines.

Aucune échappatoire ne se présentait. Le sommeil la menait ici, en Quagmire, et son éveil la renverrait en Sovngarde où la douleur ne s'amenuiserait pas. Elle voulait se reposer, désespéra-t-elle, arrêter d'avoir mal un moment, juste un moment. Des larmes brûlaient son œil et sa pommette droits. Les caresses impuissantes de son ami n'allégèrent guère son agonie, surtout quand elle réalisa que le bâton ne l'avait pas accompagnée. Des excuses sanglotantes naquirent dans le fond de sa gorge, que Nahlaas tut d'un rire triste.

« Ce n'est pas le moment de penser à ça. »

Il ponctua sa phrase en couvrant ses yeux. L'obscurité enveloppa Siltafiir. Bientôt, des lueurs dansantes percèrent les ombres, révélant un paysage immaculé. La neige scintillait sur les plaines de Blancherive, colorée par des aurores boréales si froides que douces. Elle eut tout juste le temps de pousser un soupir, que l'image s'évapora.

« Je n'y arrive pas, tu es vraiment trop puissante, » se plaignit Nahlaas en lâchant son front.

Il avait voulu la plonger dans un souvenir paisible, réalisa-t-elle en esquissant un demi sourire, mais la douleur revenait déjà.

« Merci, » souffla-t-elle faiblement.

Ils n'échangèrent plus un mot. Nahlaas se contenta de lui caresser le front jusqu'à ce que des fissures dorées n'entaillent le paysage. Toute la douceur de Mundus dans sa voix, il lui ordonna calmement de prendre soin d'elle avant de lui dire au-revoir. Elle gémit douloureusement, aveuglée par une lumière impitoyable. Sa paupière lutta jusqu'à reconnaître l'architecture trop allongée du Hall de Shor.

À suivre…

Wouhou ! Ce chapitre m'a pris moins d'un an à écrire ! Il ne s'y passe certes pas grand chose, mais après toute l'action du précédent ça méritait de ralentir un peu.

J'essaierai de poster le suivant dans des délais raisonnables, mais ne vous faites pas trop d'espoirs. À force, vous devez commencer à me connaître. :p

En tout cas, merci pour votre fidélité.