Sulvek ! Réconfort
Elle peinait à se mouvoir, et même à respirer sous le poids de tout cet équipement. Les runes qui l'encerclaient, peintes sur le sol de pierre, pulsaient et jetaient des reflets bleutés sur le décor austère. Son père lui jurait que tout se déroulerait sans accroc, pourtant il tricotait l'air de ses doigts.
« Ne t'inquiètes pas, Ursanne, tout va bien se passer, » croassa-t-il pour la trentième fois.
Elle suspectait qu'il tentait de se rassurer lui-même avant toute chose, cette attitude lui ressemblait bien. Un sursaut le prit quand l'un des vieillards du comité lui tapota l'épaule. Il paniquait toujours pour un rien, en soi ce n'était guère préoccupant. En revanche, l'accident du mois précédent causait à Ursanne quelques bouffées d'appréhension. Il lui avait promis de ne jamais retenter cette expérience, mais elle aurait dû se douter que sa curiosité supplanterait sa parole.
Et encore ! s'il s'était contenté de recommencer dans son laboratoire personnel elle aurait levé les yeux au ciel sans plus d'inquiétude, mais il avait impliqué la moitié de l'Académie dans son projet inutile. Ses membres se moquaient bien du confort de leurs sujets d'expériences, tant qu'ils obtenaient des résultats tout se justifiait. Même leur cobaye préféré ne recevait pas de traitement de faveur.
Elle inspira profondément et tenta de se vider la tête. Au mieux, rien ne se produirait, au pire, les cloques couvriraient tout son corps en plus de la peau encore sensible de son avant-bras. Seule certitude : toutes les friandises qu'elle pouvait ingurgiter l'attendaient à la fin de cette épreuve.
« À mon signal, utilise ton pouvoir de peau de dragon. Prête ? »
Son hochement de tête résigné suffit. Quelques mots s'échangèrent encore entre les vieillards et son père, puis il agita nerveusement sa main. Elle soupira, força le nœud de sa gorge à se desserrer et se concentra sur l'air autour de sa peau. La température grimpa quand elle activa son pouvoir de Brétonne, l'équipement frémit, des picotements coururent sur sa peau.
Le cœur emballé, elle tenta de parler, mais chaque inspiration lui faisait tourner la tête. Un mage lui ordonna de rester droite. Elle chercha son père du regard, mais une blancheur aveuglante poignarda ses pupilles. Une brûlure intense se propagea sous sa peau.
Trop forte.
Insoutenable.
Elle s'assit en haletant, la main serrée sur le cœur, puis retomba sur son oreiller. Les sueurs froides qui imbibaient sa tunique lui arrachèrent un frisson. Lentement, elle s'enroula dans sa couverture pour se réchauffer, sans grand succès. Nahlaas l'encouragea doucement à descendre se sustenter, mais il abandonna quand elle tira les fourrures au-dessus de sa tête. Après un moment de silence durant lequel elle se réjouit qu'il la laisse se morfondre en paix, un poing timide frappa à sa porte.
« Mon thane ? »
Elle demeura muette.
« Nahlaas me dit que vous êtes réveillée. Vous devriez manger. »
Elle se recroquevilla.
« Je vous apporte une assiette, » conclut Lydia.
Ses pas résonnèrent sur le plancher et les escaliers, puis parcoururent le trajet inverse une minute plus tard. Elle entra, sans frapper cette fois, puis déposa un bol de ragoût sur la table de chevet. Siltafiir n'entendit plus rien, à l'exception du craquement des bûches dans l'âtre à l'étage inférieur, jusqu'à ce que sa huscarl lui touche l'épaule. Un soubresaut chassa ces doigts intrusifs.
« Pardonnez-moi, bredouilla-t-elle en reculant d'un pas, je pensais… vous ne voulez pas… parler ?
- Rien à dire, maugréa-t-elle, à peine audible, Alduin est mort, laisse-moi dormir. »
Lydia s'affaissa, se mordit la lèvre, puis s'enquit d'une voix hésitante :
« Il n'y a personne que vous voulez prévenir de votre retour ?
- Non.
- Votre famille ? Ralof ? La… »
D'entre ses dents serrées, elle grommela qu'elle n'arrivait pas à croire qu'elle s'apprêtait à dire ce qu'elle s'apprêtait à dire, puis termina sa phrase :
« La Guilde ? »
Le paquet informe qui gisait sur le lit poussa un pitoyable gémissement. Mauvaise tactique, songea-t-elle en s'asseyant sur le matelas.
« Nahlaas m'a raconté ce qui vous est arrivé, dit-elle, prudente de ne pas toucher le bras sensible, mais vous ne pouvez pas vous laisser dépérir. Je peux chauffer de l'eau si vous désirez vous laver. »
Tu dois reprendre des forces pour te libérer de Værmina, renchérit-il.
Il marquait un point. Si elle mourait à ce moment, ce cauchemar n'en finirait jamais. Ses cheveux emmêlés s'extirpèrent en premier de son cocon. Lydia blêmit en découvrant son visage, mais se reprit vite et lui proposa à nouveau un bain. Elle se réjouit de recevoir un hochement de tête mou – toute victoire était bonne à prendre – puis se hâta vers la sortie.
En s'asseyant, Siltafiir remarqua un pichet à côté du ragoût, sûrement amené là pendant son sommeil par sa huscarl. En voulant se servir, elle éclaboussa la table de chevet, incapable de viser la coupe prévue à cet effet, puis abandonna et but directement dans le pot. Quelques gorgées d'eau apaisèrent sa langue tirée par la soif, mais l'idée de manger lui tordit l'estomac. Elle se serait recouchée si Nahlaas ne l'avait gratifiée de son insatiable curiosité sensorielle :
Est-ce que ça sent bon ?
Poussant un soupir lourd, elle se pencha sur le bouillon. Les pièces de viande et les légumes luisants exhalaient un doux fumet qu'elle décrivit distraitement à son ami. Elle se surprit à en inspirer quelques bouffées juste parce qu'elles lui plaisaient. Peut-être qu'un morceau de bœuf ne lui ferait pas de mal après tout.
Quand Lydia revint, elle avait vidé près de la moitié du bol, pour le plus grand bonheur de la cuisinière. Dans le laboratoire l'attendaient une baignoire fumante, ainsi qu'une serviette et des vêtements propres pliés sur une chaise. La chaleur démangea sa peau alors qu'elle s'immergeait, mais iiz étendit son baume sur les brûlures. Conversant avec le mot, elle parvint à se relaxer un peu.
Perdue dans sa méditation, elle ne rouvrit l'œil que lorsque Lydia l'appela quelques heures plus tard. Ses murmures avaient refroidi l'eau autant qu'une nuit d'hiver, mais toutes les cellules de son corps sifflaient la même note que les vents nordiques et s'y mêlaient sans peine. Elle macéra encore quelques minutes avant de se retirer de la mixture.
Elle ignora les vêtements pliés – la tunique de Shor exhalait un mélange de lys et de miel que rien ne semblait altérer, nul besoin de se changer – mais Lydia méritait au moins des remerciements. Ce bain, assisté du rotmulaag, l'avait purgée du désespoir étouffant qui la clouait au lit pour le remplacer par une lassitude plus légère.
Malgré cette amélioration, il fallut tous les encouragements de Nahlaas pour qu'elle ne s'effondre pas sur le matelas dès son retour dans la chambre. Il la convainquit d'enfiler des pantalons et des bottes pendant qu'elle choisissait sa destination. Alors qu'il la forçait à décider entre Ralof et la Guilde, un grésillement couvrit sa voix. Siltafiir s'immobilisa.
« Dovah. »
Sans même réaliser qu'elle venait de parler, elle enfila son masque, empoigna une épée de verre qui dépassait d'un coffre trop rempli pour complètement se fermer, et se précipita dehors. Son côté gauche essuya quelques bleus quand elle se heurta d'abord à l'encadrement de la porte de sa chambre, puis à une chaise en traversant le salon. Son âme s'en moquait. Son âme avait faim. Alduin avait peut-être fui dans les flots du temps, mais ce dragon-là ne lui échapperait pas.
Une colonne de flammes manqua de l'engloutir dès qu'elle posa un pied sur son porche. Ignorant de son mieux les souvenirs trop proches conjurés par ce brasier, elle se focalisa sur l'âme délicieuse qui venait de fendre les poutres d'un toit en s'y posant. Il s'amusait des assauts maladroits des gardes qui tentaient de le repousser.
« Krif zey, lir ! hurla-t-elle, propageant des vibrations tout autour d'elle.
- Gevahzen baliil, Dovahkiin ! » la défia-t-il tout en adoptant un vol stationnaire au-dessus d'elle.
Leurs cris illuminèrent les toits de Blancherive et forcèrent les spectateurs à se cacher derrière les bâtisses. Le duel ne dura que quelques minutes. Le dragon s'écrasa sur la place du marché, réduisant le puits en morceaux, pendant que l'Enfant de Dragon se ruait sur lui. Elle aurait planté sa lame dans la gorge reptilienne, mais deux mots inattendus faillirent la faire trébucher.
« Zu'u gahvon. »
Figée dans son élan, elle cligna des yeux.
« Thu'umiil los mul. Zu'u rolur aam, » ajouta-t-il en s'inclinant.
L'envie d'ignorer cette offre et de s'accorder un met plus délicieux que tous les banquets de Sovngarde la titillait ardemment, mais elle se mordit la lèvre en inspirant par les narines. Lentement, elle abaissa son arme tout en pesant le pour et le contre. Rien ne l'empêchait de le dévorer sans plus de délai, personne ne s'en plaindrait, mais si les attaques de dragons venaient à continuer…
« Fos faaniil ? s'enquit-elle en grinçant des dents.
- Jurzinmid. »
Avec un nom pareil, elle ne pouvait décemment pas refuser ses services. Elle observa les alentours en soupirant et interpella le premier garde qu'elle repéra. Il ne posa aucune question quand elle lui ordonna d'une voix grondante d'aller chercher le jarl.
« Vaat bild daar hiim ahrk hi fen lahney, » déclara-t-elle en se retournant vers Jurzinmid.
Il n'hésita pas longtemps avant d'accepter. Dès que Vignar les rejoignit, non sans trembler un peu, elle lui expliqua que ce dragon servirait dorénavant de protecteur à la ville. Le choc initial passé, elle s'assura que Jurzinmid maîtrisait suffisamment la langue des mortels pour régler seul les détails de cette alliance impromptue, puis se retira.
Puisqu'elle était vêtue et presque propre, autant rendre visite à Ralof avant que l'apathie ne la possède à nouveau. Moins d'une heure plus tard, Odahviing la déposait aux écuries de Vendeaume en grommelant entre ses dents. Il repartit si vite qu'elle ne put même le remercier.
La vue des murs gris que même le soleil couchant ne parvenait à colorer lui fit regretter son élan de motivation, arpenter les rues glaciales ne l'encouragea pas plus, et arriver devant le palais austère lui arracha un soupir. L'idée de retourner à Blancherive et dormir quelques jours de plus la titillait avec une ardeur grandissante.
J'ai de la peine à croire que tu sois vraiment venue le voir, dit Nahlaas avec un étonnement sincère, en tout cas aussi vite.
« Tu as une piètre opinion de moi, » ricana-t-elle, trop heureuse d'entendre à nouveau ses railleries pour prétendre qu'elles l'offusquaient.
Réaliste, je dirais.
Elle ne put retenir un gloussement qui lui tira la peau du visage. La voix de son ami la rasséréna juste assez pour qu'elle redresse l'échine au moment de passer les grandes portes du palais. Elle demanda à un garde où se trouvait Ralof. Il lui indiqua prestement la salle de repos des troupes, à seulement quelques pas de l'entrée.
Elle y trouva des tables éparses, la plupart occupées de sombrages en tenue civile. La porte claqua dans son dos, attirant tous les regards et interrompant toutes les conversations. Nul besoin de chercher Ralof, il sauta de sa chaise et fondit sur elle pour l'étreindre.
« Tu m'as tellement manqué. »
Hébétée, elle enroula machinalement ses bras autour de ses côtes, puis le serra de plus en plus fort à mesure qu'elle se rappelait où elle se trouvait. Le parfum âcre du Nordique s'infiltra dans son masque alors qu'elle se cachait contre son torse. Elle s'était presque détendue, et puis…
« Rejoignez-nous, Enfant de Dragon, encouragea une femme blonde assise à la table qu'il venait de quitter.
- Tu dois nous raconter ton combat, » renchérit-il en sautillant presque.
Elle se crispa et recula d'un pas, tout en commençant une phrase bégayante :
« Je pensais qu'on… »
Un regard aux spectateurs et à l'expression soudainement troublée de Ralof lui rappela que l'Enfant de Dragon ne bégayait pas en public. Ils attendaient de l'éloquence, de la fierté, un récit héroïque. Elle força un léger rire à remuer sa voix lorsqu'elle annonça à l'attention de tous :
« Vaincre Alduin a été éprouvant, j'espérais passer un moment seule avec lui avant de vraiment célébrer. »
Elle appuya ses propos en attrapant le bras de Ralof. Comme escompté, le nom du Dévoreur remplaça l'enthousiasme des militaires par un respect silencieux. Quelques minutes plus tard, le couple avait traversé la salle du trône et emprunté un passage que Siltafiir reconnut comme menant aux quartiers des officiers elle s'y était aventurée plusieurs fois au service de la Guilde. Cette pensée lui pinça le cœur, mais elle la repoussa à l'arrière de son crâne.
Dès que la porte de la chambre de Ralof se ferma, il se jeta encore sur elle, les doigts fébriles à l'idée de retirer son masque. Elle l'esquiva, puis s'empressa de bégayer des excuses en cherchant un moyen de retarder la triste révélation.
« Tu commences à m'inquiéter, » souffla-t-il, les mains suspendues entre eux deux, prêt à l'enlacer dès qu'elle l'y autoriserait.
Ses gestes tremblants ôtèrent le gant qui masquait ses doigts incomplets. Elle tenta vainement de reproduire son faux rire en annonçant que sa carrière d'archère touchait à sa fin, mais il se changea en un demi-sanglot. La paume de Ralof enveloppa le poignet brûlé et il déposa une bise chagrinée sur les moignons.
Le souffle tressautant, les membres faibles, elle retira son masque avant que son courage ne l'abandonne. Ses trois piètres cicatrices n'avaient pas dérangé Ralof, mais que dirait-il devant ce désastre ? Avant qu'elle ne puisse s'excuser de lui offrir un spectacle si désolant, il la tut d'un baiser. L'espace d'un instant, les picotements de la barbe blonde couvrirent ses démangeaisons.
« J'étais tellement heureux de te voir vivante, je n'ai pas pensé que ça avait pu mal se passer. »
Elle ouvrit la bouche pour le rassurer. Cependant, éveillé par les paroles de Ralof, le souvenir de son combat lui coupa le souffle. Les bises chaudes du Nordique se muèrent en brûlures, son parfum âcre devint nauséabond, sa voix ne l'atteignait plus. Sans l'âme de Jurzinmid pour l'ancrer sur Nirn, impossible d'échapper au tourbillon de flammes orange et noir.
Quand elle retrouva ses esprits, Ralof l'avait assise sur son lit et lui frottait le dos. Des sanglots la secouaient, qui se calmèrent lentement, pendant que des perles de sueur froide roulaient sur sa peau. Elle tremblait comme une feuille en lui demandant pardon pour cette scène pitoyable. Il l'embrassa encore et encore, la consola, lui assura que ses excuses n'étaient pas nécessaires.
Le sommeil lui tomba dessus sans qu'elle le sente arriver. Quagmire l'accueillit de ses incessants murmures, une distraction pour une fois bienvenue. Elle se tourna d'abord en direction d'Ursanne, puis changea d'avis en se rappelant de leurs deux précédentes rencontres. Pas ce soir-là, décida-t-elle en empruntant un autre sentier. Elle méritait au moins une nuit de vrai repos.
Ne restait qu'à choisir une mare où se plonger et observer des souvenirs qui ne concernaient ni Alduin, ni la Guilde, ni aucun de ses autres ennuis. Ou peut-être qu'elle pouvait simplement s'allonger et regarder le ciel. Ses constellations changeantes la distrairaient sans mauvaise surprise. Elle s'arrêta sur cette idée et se coucha sur le premier pan de terre, ou de quelque matière que ce soit, assez large pour y étendre sa courte envergure.
Au réveil, elle se félicita pour cette décision. La voûte colorée de Quagmire lui avait offert un spectacle que tous les poètes de Tamriel n'auraient su décrire. Les teintes de Nirn apparaissaient ternes en comparaison des constellations multicolores qui dansaient et contaient des histoires datant de toutes les Ères.
L'étreinte de Ralof lui rappela tout de même que le monde éveillé valait la peine qu'on y retourne. Il s'assura qu'elle s'était remise de ses émotions de la veille et l'embrassa de plus belle. Le nez enfoui dans le creux de son cou, ses jambes entremêlées aux siennes, une main calleuse frottant ses reins sous sa tunique, elle soupira d'aise. Peu à peu, les caresses glissèrent à la limite de ses fesses. Quelque-chose durcissait contre sa cuisse.
« J'ai très envie de toi, » gronda-t-il en se pressant un peu plus contre elle.
L'envie de lui rire au nez la saisit, de lui dire qu'il pouvait arrêter de faire semblant de la désirer. Après tout, qui voudrait d'un faciès pareil ? Pourtant aucun mensonge ne transparaissait dans les gestes du Nordique dont le souffle tressautait avec la même impatience que lors de leur nuit à Blancherive. Elle s'accrocha à son cou et lui asséna un baiser presque désespéré.
Leurs vêtements tombèrent à côté du lit alors que, dessinant les nouvelles cicatrices de ses lèvres, il redécouvrait chaque centimètre carré de la peau de Siltafiir et l'abreuvait de cette rude tendresse qu'elle avait failli oublier. Un courant d'air rafraîchit la traînée humide qu'il abandonnait dans son sillage. Sa barbe lui chatouilla les côtes, le ventre, puis l'intérieur des cuisses.
De ses paumes, il malaxa ses hanches et ses fesses pendant que sa langue la faisait frémir. Il continua jusqu'à ce qu'elle enfonce ses doigts dans les draps et que ses gémissements vibrent contre les murs. Alors qu'elle reprenait son souffle, il embrassa encore la lisière des brûlures en remontant vers son visage.
Elle enroula ses jambes autour de sa taille et l'attira à elle, ce à quoi il ne résista guère. De ses doigts valides, elle traçait les muscles qui roulaient sous la peau pâle pendant que sa bouche goûtait la sienne avidement. Une partie de son esprit ne pouvait s'empêcher de croire qu'il changerait d'avis d'un moment à l'autre et qu'elle devait savourer l'instant sans en gaspiller une seconde, tant que ça durait, tant qu'il voulait encore d'elle.
Cependant il ne se lassa pas. Les murs du palais tremblèrent de longues minutes avant qu'il ne s'écarte, presque aussi pantelant que sa compagne. La face fendue du même sourire, ils reprirent leur souffle, épaule contre épaule et les doigts mollement entremêlés. Quelle belle manière de commencer la journée, songea Siltafiir alors qu'ils s'essuyaient et se rhabillaient, dommage qu'elle doive la terminer en abandonnant la carrière de ses rêves.
Ralof remarqua vite sa soudaine morosité. Elle ne résista pas longtemps quand il l'interrogea, après tout elle ne risquait rien à lui révéler ses plans. En fait, cela le mettrait sûrement de bonne humeur.
« Je ne peux plus crocheter de serrures, gronda-t-elle en lui présentant ses doigts absents, autant dire que je ne sers plus à rien en tant que voleuse. Je vais quitter la Guilde. »
Il aurait pu faire semblant de la plaindre au lieu de l'enlacer avec autant de ferveur. Vexée, elle faillit exprimer son mécontentement, puis se ravisa. De quoi se plaignait-elle ? Quelqu'un l'attendrait et la réconforterait à son retour de Faillaise, mieux valait ne pas gâcher cette chance. Elle tut les remarques qui lui brûlaient la langue en embrassant Ralof et en lui souhaitant au revoir.
Le trajet lui parut trop court. Magnus n'avait pas même atteint son zénith alors qu'elle se faufilait dans le cimetière de Faillaise. À cette heure-ci, on croisait généralement peu de voleurs dans le Réservoir, la plupart se remettant de leur nuit de beuverie ou de larcins. D'ailleurs elle ne vit pas Brynjolf à son bureau. Si elle ne le trouvait pas non plus au bar, il dormait dans sa chambre.
Sifflotements et gémissements, échos de la soirée précédente, flottaient dans la Cruche alors qu'elle s'y faufilait. Personne ne l'avait remarquée dans le Réservoir, mais personne non plus n'échappait à l'œil de Delvin. Les contrats, rapports et autres courriers amassés sur sa table s'éparpillèrent lorsqu'il sauta sur ses pieds pour accueillir Siltafiir. La gorge nouée, elle répondit à son étreinte en lui tapotant maladroitement l'avant-bras.
« La ville commence déjà à parler de ta victoire – et de la guerre qui va recommencer. Tu dois absolument nous raconter ce qui s'est vraiment passé, je suis certain que les rumeurs de la taverne palissent en comparaison. »
S'il n'avait tenu ses épaules, elles se seraient affaissées. Des curieux, dont certains qu'elle n'avait jamais vus, se penchaient sur leurs chaises ou au-dessus de tonneaux pour les écouter. Leurs techniques de recrutement portaient leurs fruits. Même si elle quittait la Guilde, celle-ci ne manquerait pas de membres, elle pouvait se consoler un peu. Elle se dégagea de sa prise quand il voulut la mener à une table.
« J'en doute. »
Sans attendre qu'il l'interroge, elle demanda à voir Brynjolf. Sa voix terne alerta Delvin, mais elle répéta sa requête en ignorant ses questions. Il acquiesça finalement, puis l'accompagna dans le couloir qui menait au Réservoir. Avant qu'ils n'atteignent la chambre du maître, il lui bloqua la route et reprit son enquête :
« Tu n'agis pas comme quelqu'un qui vient de sauver le monde. Qu'est-ce qui t'arrive ? »
Il le saurait assez vite, songea-t-elle en occultant de son mieux le souvenir brûlant. Grommelante, elle ôta son masque. Incapable d'affronter son regard, elle fixa son menton mal rasé. Il montra les dents et siffla comme s'il s'était entaillé avec une dague.
« Merde… Est-ce que ça va ?
- À ton avis ? crissa-t-elle plus hargneusement que ce qu'elle aurait désiré. Et si ça avait juste été mon visage, j'aurais pu… »
Le tourbillon de flammes engloutit son bras. L'image du brasier éveilla yol, qui se demandait pourquoi elle autorisait Delvin à lui faire revivre ce moment de douleur. Heureusement, il savait lire ses expressions, même lorsqu'il en manquait la moitié, et put ainsi esquiver sa déferlante enflammée en se collant au mur. Elle se ratatina en couvrant sa bouche d'une paume alors que les planches de la porte de Brynjolf crissaient et fumaient.
« Quessispasse ? »
Ils se tournèrent d'un même mouvement vers la tignasse rousse mal coiffée qui émergea de la chambre. Au vu de sa tunique froissée et de ses paupières lourdes, Brynjolf sortait tout juste du lit. Il fronça les sourcils, observa les deux Brétons un instant, puis sourit de toutes ses dents.
« Siltafiir ! Tu es !… il se tut, cligna des yeux, puis afficha la même expression que Delvin une minute plus tôt. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
- Alduin est arrivé, » siffla-t-elle alors que yol s'agitait dans sa gorge.
Elle devait se dépêcher de fuir avant de réduire l'un des deux hommes en cendres, mais pas question de partir sans une explication. Ignorant les questions de Brynjolf, elle retira son gant d'un geste sec et lui présenta le désastre.
« Je ne peux plus crocheter de serrures ou faire quoi que ce soit d'utile avec… ça, dit-elle en respirant à peine, il vaut mieux que je m'en aille, je ne sers plus à rien.
- Attends, je ne te suis plus. C'est quoi ces histoires ?
- Je ne peux plus tenir un crochet ! cracha-t-elle, faisant claquer la porte de la chambre et sursauter les deux voleurs. M'introduire dans une maison ? Impossible. Vider le coffre d'un marchand ? Impossible. Désarmer une trappe ? Imp-
- Delvin, coupa soudainement le chef, dis à Vekel de lui préparer quelque chose à manger. Et toi, ajouta-t-il en la fixant d'un air sévère, tu attends mon retour au bar. Pas de discussion. »
Sonnée par cette autorité inattendue, elle obéit. Vekel retroussa les narines en la voyant derrière son comptoir, mais se ressaisit vite. Il lui promit sa spécialité et se pencha immédiatement sur ses casseroles quand Delvin lui relaya ses ordres. Le vieux Bréton ne prononça pas un mot de plus, trop occupé à observer l'Enfant de Dragon d'une distance raisonnable.
« Puisque le problème c'est le crochetage, résuma Brynjolf en revenant quelques minutes plus tard, la solution est simple. »
Il poussa devant lui un Bréton maugréant. Ce dernier se passa une main sur le visage en se plaignant de sa gueule de bois, puis posa deux yeux d'un bleu glacé sur Siltafiir. Le coin supérieur droit de sa lèvre se souleva.
« Ah ouais, il t'a bien amochée. »
Brynjolf lui asséna une claque derrière le crâne et, sans compassion pour ses geignements, continua ses explications :
« Comme tu le sais, Cynric est le meilleur dans ce domaine. Dès maintenant et jusqu'à nouvel ordre, il est chargé de t'apprendre à crocheter des serrures à une main. Vous vous y mettrez après ton repas. »
Cynric tira son capuchon devant son visage et marmonna qu'il l'attendrait dans la salle d'entraînement. Siltafiir le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse sous une arche de pierre, bientôt imité par Brynjolf qui avait des choses importantes à faire. Tout s'était déroulé si rapidement qu'elle commençait tout juste à le comprendre. Un sourire s'étira sur sa joue droite.
« Ça commence bien, grogna Cynric quand, son ragoût terminé, elle s'assit devant l'un des coffres de leur salle d'entraînement, tu penses arriver à quoi en tenant tes outils comme ça ? »
Elle observa son crochet et sa sonde, calés de chaque côté de son index, puis se tourna vers son enseignant impromptu en fronçant le sourcil.
« Si tu avais l'extrême amabilité de m'expliquer les choses clairement, crissa-t-elle en agitant lesdits outils sous le nez de Cynric, je pourrais corriger ma position. »
Il dégaina son propre matériel et tira un autre coffre près du premier, bien en vue de son élève. Ses efforts se limitèrent à cela. Jamais elle n'avait connu un tel manque de pédagogie, il bougeait trop rapidement pour lui laisser voir les muscles et les tendons rouler sous sa peau, pour analyser ses gestes et les reproduire, et osait la traiter d'incapable à chaque fois qu'elle brisait un crochet. Elle parvint bien à vaincre une serrure cet après-midi-là, mais pas grâce à l'habileté de ses doigts excédée par l'impatience contagieuse de Cynric, elle perdit le contrôle de sa Voix et arracha le couvercle de ses gonds.
Les leçons s'arrêtèrent pour la journée, et auraient totalement cessé sans l'intervention de Brynjolf. Malgré leurs protestations, insultes colorées et un léger éclat vocal de Siltafiir, il leur commanda de s'y remettre dès le lendemain matin. Elle ingurgita trois bouteilles d'hydromel avant de retrouver un semblant de sérénité.
En dépit de son surplus d'émotions, l'ambiance de la Cruche Percée en début de soirée la rasséréna. Les voleurs s'alignaient devant Vex et Delvin afin de quérir de petits contrats ou le salaire qui en résultait, puis se tournaient vers Vekel pour dépenser leurs septims. Beaucoup la saluèrent, dont certains qu'elle ne connaissait pas, mais tous s'abstinrent de la questionner sur ses aventures d'Enfant de Dragon – elle soupçonnait Brynjolf d'avoir donné l'ordre général de ne surtout pas aborder ce sujet devant elle.
Les rires et les railleries la convainquirent. Cynric était peut-être un crétin, mais cette quasi-normalité valait bien la peine de le supporter quelques temps. Avec un peu de chance, il se montrerait plus coopératif sans gueule de bois.
Ne restait qu'à annoncer la nouvelle à Ralof.
À suivre…
Un chapitre que j'ai recommencé pas moins de cinq fois avant de me décider sur une bonne raison pour faire sortir Siltafiir de son lit (d'où l'attente de dix mois, d'ailleurs désolé pour ça). Je suis un peu crevé, donc pas grand chose à dire, sinon que j'adore, comme toujours, savoir ce que vous pensez de l'histoire, même si j'avoue que ce chapitre n'est pas le plus chargé en aventures épiques.
Bref, à bientôt (enfin… "bientôt").
Termes draconiques
Krif zey, lir ! – Combats-moi, ver !
Gevahzen baliil, Dovahkiin ! – Prouve ta valeur, Enfant de Dragon !
Zu'u gahvon. – Je me soumets/J'abandonne.
Thu'umiil los mul. Zu'u rolur aam. – Ta Voix est puissante. J'accepte (de) servir.
Fos faaniil ? – Quel (est) ton nom ?
Jur/zin/mid – Défi/honneur/loyal
Vaat bild daar hiim ahrk hi fen lahney. – Jure (de) défendre cette ville et tu vivras.
