Note informative : j'ai pris quelques libertés quant à l'agencement de certains bâtiments de Solitude, dont le Palais Bleu. Je l'ai toujours trouvé un peu petit pour un palais (vous me direz que tous les palais ne sont pas bâtis sur une formation rocheuse aussi flippante que celle de Solitude, je comprends qu'on doive limiter la taille de certaines constructions dans ces circonstances). Entre autres, le couloir qui longe le hall du palais et passe devant l'aile Pélagius n'est plus un cul de sac. Je préférais préciser, histoire de limiter toute confusion. Bref, bonne lecture !
Gahrot ! Cambriolage
Profitant du crépuscule naissant et de l'effervescence causée par le festival de la crémation du Roi Olaf, Siltafiir et Cynric se mêlèrent à la foule de Solitude. Bardes et saltimbanques ponctuaient chaque coin de rue, le vent faisait danser des lampions multicolores et divers étals de breuvages, tartes et autres mets exhalaient des senteurs délectables.
Mais pas question de se laisser distraire. Comme le répétait inlassablement Vex : « toujours finir le boulot avant de se saouler ». Ils longèrent les remparts jusqu'à l'entrée la moins surveillée de Mornefort, une tour isolée qui dépassait de la façade nord, et se postèrent à quelques mètres du seul garde présent. Il observait les lumières du festival appuyé sur sa hache d'armes. L'ennui le faisait tanguer de droite à gauche, autant animer un peu sa soirée.
zul mey gut
Aucun son ne sortit de la bouche de Siltafiir quand elle usa de son Thu'um. À la place, un souffle traversa ses lèvres et frôla un mur éloigné. Une insulte presque aussi colorée que les lampions s'en éleva, qui éveilla complètement le garde. Celui-ci quitta son poste en promettant une leçon de savoir-vivre à quiconque venait de l'injurier.
Un instant plus tard, Cynric avait déverrouillé la porte et les deux voleurs dévalaient les escaliers jusqu'au centre du fort. Siltafiir chuchotait laas à chaque détour afin d'esquiver les témoins indésirables, et quand un verrou se dressait sur leur passage elle surveillait les arrières de Cynric. Ne restait qu'à rester prudents jusqu'aux donjons et ils ressortiraient aussi vite qu'ils étaient entrés.
Leurs talents combinés les y menèrent sans anicroche, mais une mauvaise surprise les attendait à destination. Rien. Rien dans aucun des coffres, sacs et commodes des donjons. Rien du tout. Pas de Couronne.
« T'as pas un cri pour retrouver un objet perdu ? maugréa Cynric alors qu'ils regagnaient les étages supérieurs.
- T'as pas un informateur plus doué que Gulum-Ei ? »
Ils émirent nombre de théories sur l'emplacement de leur cible en fouillant les chambres des officiers une par une. Finalement, ils atteignirent celle Tullius, épluchèrent les messages et inventaires empilés dans ses tiroirs, mais toujours aucune trace de leur but. Ils allaient déplacer leur enquête, quand des voix grimpèrent des escaliers, la seule sortie.
Le claquement de lourdes bottes se rapprochait dangereusement. Les voleurs fébriles se ruèrent dans un recoin séparé du reste de la pièce par un mur épais au moment où Rikke et Tullius faisaient irruption. Cynric se cachait derrière le mur pendant que Siltafiir, invisible, observait la paire d'officiers.
« Avec un peu de chance, c'est la dernière fois que j'assiste à ce maudit festival, cracha le Général en débouclant son plastron, entre ça et cette couronne de malheur, j'en ai par-dessus la tête de ces traditions nordiques.
- La Couronne d'Os est sous la responsabilité d'Elisif à présent, rétorqua Rikke en profitant qu'il lui tourne le dos pour froncer les sourcils avec une désapprobation palpable, il n'y a plus de raison de vous en plaindre.
- Nous avons perdu beaucoup d'hommes pour ramener cette vieillerie, j'espère que ça en valait la peine. »
La légate pinça les lèvres alors qu'il lui dictait ses derniers ordres de la journée, le salua en se cognant le torse du poing et disparut dans le couloir. Un instant plus tard, Cynric avala l'une des trois potions d'invisibilité qu'il avait empaquetées pour l'occasion, et les voleurs se rendirent au Palais Bleu.
L'euphorie du festival couvrit leur déplacement presque trop efficacement. Ils escaladèrent les remparts et brisèrent la fenêtre d'une section poussiéreuse du bâtiment, l'aile Pélagius, sans attirer un seul regard. Naviguer l'intérieur du palais s'avéra plus ardu. Le flux incessant des nobles et des domestiques imposait une surveillance accrue des gardes, mais grâce à la même tactique qui les avait guidés au travers de Mornefort ils atteignirent la chambre de Falk Barbebraise sans imprévu – toute la Guilde savait que le chambellan conservait les inventaires du palais dans ses commodes.
Siltafiir trouva des listes de doléances concernant des activités suspectes dans une caverne proche de la ville, la présence d'un fantôme dans l'aile Pélagius, et d'autres affaires plus ou moins sérieuses. Sa patience atteignait sa limite quand Cynric pointa une ligne récente dans le registre de la salle au trésor.
« On a de la chance, ajouta-t-il en tapotant une feuille du bout du doigt, ils n'ont pas encore dévoilé la Couronne au public. Ils voulaient le faire plus tôt, mais les préparations du festival les ont accaparés.
- C'est vrai que ça donnerait une mauvaise image à Ulfric si un objet tout juste volé à l'Empire apparaissait sur sa tête. Là, au moins, ce sera sa parole contre celle d'Elisif et Tullius, pas contre celle de tout Solitude. »
Cependant, les divins semblaient décidés à compliquer leur tâche. Une paire gloussante surgit dans la chambre. En un éclair, Siltafiir s'enveloppa de son invisibilité et Cynric sauta sous un bureau. Les servantes, ne semblaient pas les avoir remarqués. Tandis qu'elles se dévoraient le visage, l'une verrouilla la porte à l'aveuglette et poussa sa compagne en arrière. Jusque sur le bureau.
La Cruche Percée exploserait de rire quand ils relateraient cette partie de la mission à leurs collègues. À condition de sortir de cette chambre sans alerter les fricoteuses. Cynric tenta bien de ramper entre les quatre jambes qui servaient de barreaux à sa prison incongrue, mais même le roi de l'évasion ne pouvait prédire leurs mouvements irréguliers.
Tout en essayant de ne pas trop regarder les corps de plus en plus dénudés et de ne pas trop écouter les respirations de plus en plus énergiques, Siltafiir approcha du bureau. Elle pouvait les pousser, ou peut-être que zul les effraierait, mais si elles hurlaient de terreur cela attirerait certainement des gardes. Il restait deux potions à Cynric, mais l'invisibilité ne rendait pas intangible, un couloir bondé les stopperait à coup sûr.
Et un encrier tangua. Il ne bascula pas, mais presque. Un rien le renverserait, surtout si la main de cette servante continuait de le frôler si imprudemment. Du bout du doigt, Siltafiir poussa le flacon qui étala son contenu sur le bureau, et les Nordiques bondirent en jurant entre leurs dents. Quand elle chercha Cynric du regard, il avait déjà bu une potion et la porte s'entrouvrait, son grincement couvert par les murmures paniqués des servantes.
Ne restait qu'à infiltrer la salle au trésor. Profitant de l'invisibilité de Cynric, ils atteignirent le sous-sol de l'aile sud en un temps record, mais un obstacle de plus les y attendait. Deux gardes s'affrontaient aux dés sur une table miniature où trônaient un pichet et deux godets. Ils se tenaient si proches de la portes grillagée que, même si par un quelconque miracle ils ne détournaient pas une seule fois les yeux de leur jeu, le battant toucherait l'un d'eux en s'ouvrant et les alerterait.
« Combien de temps il te faut pour la récupérer ?
- Ouvrir, la trouver, sortir et refermer, lista Cynric en se tenant le menton, compte au moins une minute. Deux, pour être sûr.
- Je ne peux pas garantir de les distraire aussi longtemps. »
Ils se retirèrent dans un placard pour élaborer un plan. La fatigue se faisait sentir, ils passèrent plus de temps à se critiquer l'un l'autre et à pousser les balais qui leur tombaient dessus qu'à parler de la mission. En dépit de l'étroitesse de leur cachette, Cynric ne cessait de gigoter, ce qui n'arrangeait rien à leur manque de confort. Sans conviction, il proposa d'assommer les gardes. Comme le feraient de vulgaires bandits, ajouta-t-il dans un grognement.
« À moins que tu aies un cri pour forcer les gens à dormir.
- Le Thu'um ne fonctionne pas de cette ma… gronda-t-elle, à deux doigts de lui offrir une démonstration, mais il venait de lui inspirer une idée. Il nous faut une potion. Un somnifère.
- Excellent, grinça-t-il en poussant un seau avec son pied, si seulement on y avait pensé avant de quitter Faillaise.
- Je peux en faire une dans la chambre de Sybille Stentor. Donne-moi vingt… non, vingt-cinq minutes. »
Elle s'attendait à devoir le convaincre, mais il la poussa à moitié dehors en grommelant que c'était une bonne idée et qu'elle devait s'y mettre sans perdre un instant. Dans son élan, elle heurta l'encadrement de la porte avec son épaule gauche, insulta son œil manquant et se retint de jeter un seau sur Cynric pour punir ses ricanements. Nocturne devait l'observer, car aucun obstacle ne la ralentit sur le trajet, pas même une serrure.
À peine arrivée, elle se précipita sur le laboratoire agencé dans un coin de la chambre et se mit à l'ouvrage. Chaque son en provenance du couloir lui faisait tendre l'oreille et donc perdre de précieuses secondes. Sans clepsydre ni sablier, impossible de savoir combien exactement, ce qui n'améliorait guère son stress. La magicienne ne regagnait presque jamais son lit avant l'aurore, mais un changement d'habitude était trop vite arrivé, surtout durant un festival. Sa main gauche ne lui facilitait guère la tâche.
Heureusement, personne ne l'interrompit, pas même une paire de domestiques folâtres. Dans sa hâte, elle faillit heurter quelques personnes sur le trajet du retour. Cynric lui reprocherait sa lenteur à coup sûr, mieux valait ne pas lui donner plus de munitions. Elle le retrouva dans le placard, prête à justifier sa lenteur.
« Tu as été rapide, sifflota-t-il, confortablement assis sur un seau.
- J'ai !… euh… J'ai fait de mon mieux, » bafouilla-t-elle, prise de court par cette attitude positive.
Quand ils retournèrent devant la salle du trésor, les gardes ne jouaient plus, affalés sur leurs chaises à se plaindre de la relève qui mettrait au moins une demi-heure à venir. Siltafiir se dépêcha de verser le somnifère dans leurs godets, puis retourna aux côtés de Cynric. Penchés à l'intersection du couloir et du vestibule de la salle au trésor, ils attendirent que les deux hommes sirotent leur eau.
Ce qu'ils feraient d'un instant à l'autre.
D'un instant à l'autre.
D'un instant…
… à l'autre.
Siltafiir trépignait. Même dans l'une des ailes les moins fréquentées du palais, quelqu'un pouvait passer, les voir, ruiner leur plan. Sans compter que la potion mettrait une ou deux minutes à agir après ingestion.
« Piin, » gronda-t-elle sans y penser.
L'air frémit sous l'effet du Thu'um. Elle se plaqua la main sur la bouche et se recroquevilla, prête à couvrir la fuite de Cynric quand les gardes partiraient à la recherche de l'intrus. Mais ils ne lui prêtèrent aucune attention, saisissant à la place leurs godets respectifs pour les vider d'un trait. Ils se fixèrent, hébétés, puis secouèrent la tête avant de s'avachir à nouveau sur leurs sièges.
Avant qu'elle ne puisse se réjouir de sa chance, un tintement de verre et un son de déglutition résonnèrent. Elle posa un regard interrogateur sur Cynric, mais ne trouva que le vide. Une pensée pour le fantôme de l'aile Pélagius éveilla ses craintes.
« Merde, murmura la voix désincarnée du Bréton, j'ai bu ma dernière potion. »
Le soulagement l'envahit, suivi par la honte d'avoir causé un tel gaspillage. Plutôt que s'attarder sur cet incident, ils approchèrent des gardes qui commençaient à piquer du nez. Dès qu'ils s'appuyèrent sur la table, leurs bras en guise d'oreillers, Cynric s'attaqua à la porte grillagée.
Siltafiir n'entendait que des cliquètements, pas même une inspiration, tandis qu'elle guettait les allées et venues des témoins potentiels. Laas résonna deux fois le temps que la porte s'ouvre – une fois de trop à son goût. Elle s'obligea à conserver son poste sans se laisser distraire quand Cynric vainquit la serrure et se précipita dans la salle. Il farfouilla un moment, à peine plus bruyant qu'un rat dans un placard.
Deux silhouettes rouges bifurquèrent au mauvais endroit, empruntèrent le mauvais couloir, et laas choisit le mauvais moment pour cesser de faire effet. À la limite de l''hyperventilation, Siltafiir apaisa sa gorge à coups de profondes inspirations et rappela son Thu'um à l'aide. Les silhouettes approchaient dangereusement.
« J'ai fini. »
Elle poussa un couinement étranglé et se retourna sur le vide – cette potion d'invisibilité était drôlement efficace, peut-être que son effet durerait jusqu'à leur sortie du palais. En tâtonnant, elle trouva le bras de Cynric et le tira dans le couloir sans sommation. Ils esquivèrent de justesse une paire de gardes en quittant le vestibule de la salle au trésor et se réjouirent d'en entendre un ricaner :
« Je t'avais dit qu'on les trouverait endormis. C'est toi qui payes les verres la prochaine fois. »
Si tout se déroulait aussi divinement jusqu'à leur extraction, personne ne suspecterait le braquage avant des jours, voire des semaines. Ils passèrent le dernier détour, se précipitèrent le long de la dernière ligne droite qui menait au hall. Leur réussite se trouvait là, à seulement quelques pas.
Dans sa hâte, Siltafiir ne repéra qu'au dernier moment le garde qui apparut à l'angle du mur. Ses réflexes ne la trahirent pas, au contraire de son champ de vision réduit. Elle calcula mal la distance qui séparait son bras gauche de celui du garde, leurs coudes se frôlèrent et il tourna la tête dans sa direction. Cela n'aurait causé qu'une frayeur passagère aux voleurs si la potion d'invisibilité n'avait cessé de faire effet à cet instant.
Le garde et Cynric sursautèrent quand ce dernier réapparut dans un nuage violacé. D'un bond, il esquiva un coup d'épée, puis un second, et cracha quelques jurons brétons pendant que d'autres hommes en armure approchaient, attirés par les appels de leur confrère. Pétrifiée devant la sortie, Siltafiir espérait presque que le fantôme de l'aile Pélagius décide de se manifester, cela leur aurait octroyé une magnifique distraction.
Elle cligna de l'œil et se laissa posséder par une idée folle. Si le fantôme ne se montrait pas, elle pouvait jouer son rôle à sa place. D'un geste brusque, elle ouvrit grand la porte et poussa son plus beau hululement spectral qu'elle amplifia en murmurant faas.
Les gardes se statufièrent. Tout aussi secoué qu'eux, Cynric hurla de terreur quand elle saisit sa ceinture et l'entraîna de force dans l'aile Pélagius. Elle claqua le battant d'un coup de pied et se dévêtit enfin de son invisibilité, mais cela ne calma guère Cynric. Ses cris lui vrillèrent les tympans jusqu'à ce qu'elle le jette entre deux tonneaux poussiéreux, lui plaque sa paume sur les lèvres et crisse :
« Stiildus. »
La terreur disparut de ses yeux, ses épaules se relaxèrent. Elle sentit sa mâchoire se mouvoir sous ses doigts alors qu'il déglutissait. L'oreille tendue, elle le lâcha et retourna à quelques pas de la porte. De l'autre côté, les gardes débattaient, proposant d'ignorer cet incident plutôt que d'en parler à leurs supérieurs qui, eux, les obligeraient à enquêter. Puis leurs voix s'éloignèrent.
Siltafiir retourna vers son collègue sonné et s'effondra à côté de lui en exhalant un long soupir. Tout son corps vibrait, son cœur tambourinait, une sueur stressée imbibait ses flancs – elle se demanda si l'enchantement de Shor suffirait à couvrir ses odeurs corporelles cette fois – et un rire soulagé escaladait lentement sa gorge. Elle posa un œil à la paupière lourde sur Cynric, qui ouvrait et fermait la bouche comme un poisson.
« Ça va ? s'enquit-elle, soudainement inquiète de l'avoir un peu trop malmené.
- C'était bizarre, bredouilla-t-il en fixant le vide.
- La Voix ? tenta-t-elle, la tête penchée sur le côté.
- Pas désagréable, juste… bizarre. »
Il répétait ce mot, bizarre, comme s'il avait pu lui trouver une nouvelle signification en insistant assez longtemps. Siltafiir dut le mener jusqu'à la sortie en lui tenant le poignet et asséner une claque à l'arrière de son crâne pour qu'il se hisse par lui-même sur le rebord de la fenêtre qu'ils avaient brisée en entrant. Les doigts agrippés à sa ceinture, elle le guida sans heurt au bas des remparts dans le jardin d'un quelconque noble. Accroupie derrière un buisson, elle ôta son capuchon et son masque de Rossignol, puis força Cynric à la regarder.
« Tu te remets ?
- Je crois. »
Son flegme s'atténuait peu à peu, il clignait des yeux et secouait la tête avec une vigueur croissante. Un ricanement victorieux vibra enfin contre son palais. Tout en tapotant sa sacoche, il suggéra à sa collègue de fêter leur succès en profitant du festival tant qu'il restait des mets sur les étals. Elle accepta avec joie.
Chargés de bouteilles et de brioches fraîchement subtilisées, ils s'installèrent sur le patio dénudé d'un manoir inoccupé. Un simple mur les séparait de l'académie des bardes, de quoi les abriter tout en les laissant apprécier les mélodies dansantes des musiciens. Assis par terre, adossés au mur, ils dégustèrent goulûment leurs larcins.
« J'aime bien cette ville, elle me rappelle Refuge, chantonna Cynric en essuyant une goutte de vin qui pendait de sa barbe.
- Moi aussi. Elle a les mêmes ruelles.
- Les mêmes bateaux.
- Les mêmes marchands.
- Les mêmes gardes impériaux. »
Ils affichèrent la même grimace à cette dernière mention, puis le même sourire. Siltafiir s'étonna de partager des souvenirs avec cet asocial, mais ne s'en plaignit guère. Après tout cela ne pouvait qu'améliorer leurs leçons de crochetage.
« Maintenant que je t'ai vue en action, j'ai une question. »
Les joues gonflées de pâte et de fruits à moitié mâchés, elle l'encouragea d'un signe de la tête.
« Pourquoi tu tiens tellement à savoir crocheter ? Entre l'invisibilité et la Voix, tu pourrais facilement t'en passer. »
Elle mâcha et avala lentement en pensant à une réponse sensée. Après tout, il avait parfaitement raison, la Guilde lui aurait trouvé nombre de tâches à sa portée. Thrynn se contentait de secouer un mauvais payeur ou un concurrent de temps en temps, Tonilia recelait les acquisitions des autres membres, et les activités principales de Brynjolf, avant de devenir leur chef, avaient consisté à appâter de nouvelles recrues et vendre ses contrefaçons sur le marché de Faillaise. Pourtant…
« J'aime trop ça. Ouvrir toutes les portes, aller n'importe où, sans clef, sans bruit, sans limite… Être totalement libre.
- Quelle âme de poète.
- Vas-y, moque-toi.
- Je rigole, le prends pas mal. »
Elle le prit un peu mal, mais oublia vite cette raillerie. Leur mission fructueuse, son estomac plein et la musique enjouée des festivités lui interdisaient de rester de mauvaise humeur. Lourds d'alcool et de friandises, ils quittèrent la ville à l'aurore.
Avant d'apporter la Couronne à leur prestigieux client, Siltafiir opta pour une escale par la Guilde. Un bain s'imposait, et même si elle n'imaginait pas Ulfric revenir sur sa parole, mieux valait prévoir un plan de secours avec Brynjolf. Juste au cas-où. Sans compter que Nahlaas devait s'ennuyer, seul, étendu sous son lit, sur le sol froid des égouts depuis près d'une semaine.
Tu savais que Rune nourrissait les ragnards du couloir sud pour les apprivoiser ? Et l'alchimiste, Herluin, fait pousser des champignons dans une alcôve.
La solitude ne semblait pas l'accabler tant que ça. Le temps qu'elle se rende présentable, il lista tous les passe-temps des résidents de la Guilde en détails. En trop de détails. Peu désireuse de connaître les positions favorites de Vekel et Tonilia, Thrynn et Brynjolf, ainsi que tous les autres couples plus ou moins officiels qui se formaient et déformaient dans les souterrains, elle l'orienta sur un sujet plus culinaire.
Apparement, Saphir s'empiffrait de morue salée dès que personne ne la voyait, et Niruin en faisait de même avec divers fromages. Mais même son centre d'intérêt favori ne pouvait le distraire éternellement. Alors qu'ils attendaient Odahviing, il la rappela à ses obligations :
Tu n'as pas réessayé d'absorber Ursanne depuis ta dernière nuit à Blancherive.
« Il fallait que je sois en forme pour récupérer la Couronne, mal dormir ne m'aurait pas aidée. »
Si tu ne te libères pas bientôt, tu ne seras plus jamais en forme pour faire quoi que ce soit.
« Je ne suis pas à deux ou trois nuits près. »
Chaque seconde passée en Quagmire rendra la confrontation plus ardue.
« Je sais, mais… »
Mais rien. Odahviing atterrit avant qu'elle ne formule ses justifications. Le poing serré, elle croisa les bras et leva le menton.
« Tu as pris ton temps. »
Ses longs naseaux remuèrent, il ouvrit lentement son immense gueule, dévoila une à une les dents démesurées qui la bordaient, écarta tant ses mâchoires qu'il aurait pu gober l'humaine d'une bouchée, inspira une bouffée d'air si profonde qu'elle dut fléchir les genoux pour garder l'équilibre face à la bourrasque, puis la recracha dans un bâillement puant.
« Laag, bougonna-t-il en posant lourdement sa tête devant les pieds de sa maîtresse.
- Le trajet depuis Solitude m'a pris trois jours, dit-elle une fois assise sur la nuque écarlate, quelques minutes de vol ne te tueront pas.
- Trois jours ?
- Oui, trois jours.
- Ful sein, souffla-t-il, la queue et les ailes tombantes, j'oublie toujours à quel point les pattes des mortels sont frêles. Pourquoi ne pas m'avoir appelé ?
- Quelqu'un m'accompagnait. Tu pleurniches assez quand je suis seule, je n'allais pas en plus te forcer à transporter un deuxième mortel.
- J'apprécie, » ronchonna-t-il en décollant.
Elle le sentait agacé, mais reconnut l'effort qu'il mit à le cacher. Il ne voulait probablement pas lui donner une raison supplémentaire de le traiter de pleurnicheur. Après un voyage à réviser silencieusement tous les scénarios imaginés avec Brynjolf, elle en avait oublié tout ce qui ne concernait pas directement la Couronne. À peine dans la ville, Nahlaas lui rafraîchit la mémoire.
Que vas-tu dire à Ralof ? demanda-t-il si soudainement qu'elle faillit trébucher sur un pavé.
« Je ne sais pas encore, marmonna-t-elle en frottant l'arrière du capuchon qui maintenait Krosis sur son visage, la meilleure idée serait de simplement lui raconter la vérité. »
Si tu l'oses.
« Et qu'est-ce !… s'enflamma-t-elle en plein milieu de la ville, avant de réaliser combien d'yeux et d'oreilles l'entouraient. Qu'est-ce qui me vaut tant de confiance ? »
Ton comportement de ces dernières semaines.
Le poing serré, elle planta ses dents dans sa lèvre et grommela jusqu'au Palais des Rois. Devant les grandes portes, elle se racla la gorge, purgea son esprit à l'aide d'une grande bouffée d'air glacial, puis entra. Comme d'habitude, il faisait à peine plus chaud dedans que dehors.
Personne ne la remarqua quand elle traversa le hall et la salle de guerre presque vides. Laas lui révéla nombre de silhouettes dans les quartiers des officiers, à cette heure avancée Ulfric y était forcément. Ce n'était pas le cas de Ralof, s'inquiéta-t-elle en passant devant sa chambre inoccupée. Elle secoua la tête et se concentra sur sa mission. Après avoir vérifié une dernière fois que la Couronne se trouvait bien dans sa sacoche, elle donna trois coups à la porte du jarl.
« Entrez. »
Il rédigeait la ligne finale d'un courrier quand elle s'aventura dans la pièce. Elle n'y était jamais entrée, l'occasion ne s'était pas présentée jusqu'alors. La position centrale du lit, érigé sur un podium de trois marches, frôlait l'arrogance, seule la relative sobriété du décor le sauvait de ce manque de goût.
Un frisson parcourut Siltafiir quand elle s'imagina dormir sur cette couche. Aucun mur ne protégeait ses usagers, et la colonne de rayons lunaires qui faisait étinceler les draps n'arrangeait rien à son inconfort ; autant ouvrir sa porte à tous les assassins venus et leur offrir une dague avec laquelle vous poignarder. Elle se massa l'épaule gauche à cette pensée.
Ulfric posa sa plume et s'écarta de son bureau, pour se figer au milieu de son mouvement. Sa surprise s'atténua vite. Le dos droit, il salua l'invitée incongrue.
L'échange s'effectua aisément, ce malgré la méfiance initiale d'Ulfric qui peina à croire à l'authenticité de la relique. Siltafiir n'eut même pas besoin d'employer un seul des arguments de Brynjolf, un dénouement presque décevant. Deux lettres scellées dans sa poche, un sourire radieux derrière Krosis, elle sortit d'une démarche dansante.
Son sourire s'étira encore plus quand, à l'autre bout du couloir, elle reconnut Ralof qui rejoignait ses quartiers. Elle trotta vers lui, prête à s'accrocher à son cou pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais il détourna les yeux. Sans un mot, il entra dans sa chambre et attendit qu'elle le rejoigne pour fermer la porte.
« Tu m'avais promis de ne parler de la Couronne à personne, » gronda-t-il dès qu'elle eut ôté Krosis.
Toute trace d'euphorie s'évapora sous le regard ardent du soldat. Sa main, qu'il avait oubliée sur la poignée de la porte, changeait de couleur tant il la serrait, et des ombres orageuses ternissaient le bleu de ses yeux. Siltafiir déglutit avec difficulté.
« Je n'aurais pas pu la récupérer sans aide, bredouilla-t-elle en reculant d'un pas vers le centre de la chambre, et ça n'a pas eu l'air de poser trop de problèmes à Ulfric.
- C'était pas mon impression quand il m'a convoqué pour me demander d'où tu tenais cette information. Il reste calme devant toi parce qu'il espère encore te recruter, ses hommes n'ont pas ce privilège. »
La tête baissée, elle tritura Krosis jusqu'à s'user le bout des doigts. Voilà une conséquence à laquelle elle n'avait pas pensé. Aucune des justifications qui lui venaient à l'esprit n'apaiserait cette colère. Son estomac se noua d'appréhension à l'idée qu'il la chasse, qu'il lui ordonne de ne plus jamais présenter son faciès malhonnête devant lui.
« Et avant ça tu m'as menti en prétendant que tu allais quitter la Guilde.
- Ce n'était pas un mensonge, j'en avais vraiment l'intention, paniqua-t-elle en agitant les bras, j'allais t'en parler la dernière fois qu'on s'est vus, mais tu te sentais déjà mal à cause de Korvanjund…
- Donc ta solution était de laisser Ulfric me l'apprendre ?
- Non ! J'ai cru que j'aurais le temps de ramener la Couronne et que ça rendrait la nouvelle plus facile à accepter.
- Qui pourrait accepter de voir l'Enfant de Dragon s'associer à de vulgaires criminels ? »
Son estomac se dénoua d'un coup. Elle recula d'un, deux, trois pas, croisa les bras et leva le menton. S'il lui avait reproché son manque d'honnêteté un siècle durant, elle ne lui en aurait pas tenu rigueur, pas trop, mais personne ne dictait à l'Enfant de Dragon comment user de son nom. Les rotmulagge acquiesçaient vivement dans le fond de sa gorge.
« Si un de ces criminels ne m'avait pas appris les bases du crochetage, je serais encore enfermée en Haute-Roche, fiancée au premier noble assez désespéré pour vouloir ma dot. »
L'air trembla. Loin de s'effrayer, Ralof semblait galvanisé.
« Justement, tu n'es plus enfermée ! Tu pourrais utiliser ton pouvoir pour servir Bordeciel, mais tu t'abaisses à… à ça ! cria-t-il en la désignant de bas en haut.
- J'ai déjà servi Bordeciel ! répliqua-t-elle du même ton, un doigt pointé sur le côté gauche de son visage. Tu n'as pas le droit– »
Elle aurait pu continuer de longues minutes, si son Thu'um n'avait pas montré tant d'enthousiasme à la soutenir. Ralof tomba à plat sur le dos. Un signal suffisant pour Siltafiir, autant mettre fin à la conversation avant de le tuer.
Alors qu'il se relevait, elle avança à grandes enjambées jusqu'à la porte, mais n'eut pas même le temps d'enfiler Krosis. Une main la tira en arrière par le bras gauche. Les joues gonflées d'un cri qui ne demandait qu'une excuse pour tonner, elle posa un regard brûlant d'appréhension sur l'imprudent qui osait l'arrêter.
« Tu ne peux pas t'en aller comme ça ! »
Bâillonnée par sa propre Voix, elle répliqua d'un grognement animal. Même sans parole, le message atteignit son destinataire avec clarté : qu'est-ce qui la retenait ? Certainement pas cette conversation qui se conclurait, au mieux, par un accident. Ralof faillit la libérer, mais il inspira profondément et raffermit sa prise. Siltafiir se mordit la joue pour réprimer un couinement ; les doigts plantés dans ses brulures ne l'aidaient pas à retrouver son calme.
« Combien de semaines je vais attendre d'avoir de tes nouvelles ? Et par qui je vais les recevoir cette fois ? Ulfric ? Un autre de tes collègues ? » s'emporta-t-il, crachant ce dernier mot avec une amertume palpable.
Même si elle avait été encore capable de formuler des phrases, la culpabilité lui aurait totalement noué la gorge. Elle tenta de se libérer d'un mouvement sec, ce qui n'eut pour seul effet que de serrer encore plus la poigne de Ralof. Malgré sa mâchoire crispée et ses lèvres pincées, la douleur lui arracha une plainte aiguë, tordit son visage, et Krosis tomba par terre. Ralof écarquilla les yeux, la lâcha, recula.
« Je ne voulais pas… bredouilla-t-il alors qu'elle se massait l'épaule. Ça va ? »
Elle acquiesça sans le regarder. Les mots se calmaient dans sa poitrine, effacés par les tiraillements qui parcouraient sa peau. Après tout, elle méritait bien un peu d'inconfort, une punition mesurée pour son comportement immature. Obnubilée par ses ruminations, elle sursauta presque quand il reprit la parole.
« Tu choisirais la Guilde si facilement ? »
La note cassée dans sa voix la força à relever la tête. Une vive négation faillit résonner dans la pièce, mais elle se mordit la lèvre.
« Ce ne serait pas facile, coassa-t-elle en luttant pour soutenir son regard, mais oui, je choisirais la Guilde.
- Tu n'as pas réfléchi longtemps.
- J'ai réfléchi pendant des années avant de quitter Haute-Roche, ce n'est pas très différent.
- Pas très différent ? s'étrangla-t-il. Tes parents voulaient te marier de force !
- Ils voulaient m'imposer leur vision d'une vie honorable, et tu fais exactement la même chose. Je t'aime, mais j'aime aussi ma famille. Ça ne m'a pas empêchée de partir. »
Elle tremblait de la tête aux pieds. Ralof ne bougeait pas d'un pouce. Lentement, elle ramassa Krosis, posa sa main sur la poignée de la porte, attendit une réaction qui ne vint pas, puis tira le battant. Il se referma de suite sous la poussée d'une paume décidée. Siltafiir crut basculer, emportée par un baiser mordant.
« Ça m'énerve que tu travailles pour la Guilde, grogna-t-il, son front collé au sien, mais ça m'énerverait encore plus de te laisser partir comme ça. »
La tête légère, elle s'accrocha à son cou avant qu'il ne change d'avis. Elle faillit se demander d'où lui venait sa chance. Les divins devaient lui sourire, peut-être même la récompenser pour sa victoire, c'était la seule explication. Elle cessa de s'en inquiéter quand il la poussa sur le lit.
À suivre…
Termes draconiques
zul mey gut – voix tromper lointain (pour rappel, le cri de "télékinésie", comme il est nommé dans le jeu, permet de projeter sa voix pour donner l'impression qu'elle vient d'un autre endroit. En addition, mey se traduit par "fool" en anglais, qui veut aussi bien dire "tromper" que "fou/idiot")
piin – boire/bois/buvez
faas – peur
stiildus – calme
laag – dormir/sommeil
Ful sein – Si lent
Pour changer, j'ai galéré à finir ce chapitre, et malgré une relecture attentive j'ai probablement laissé pas mal de fautes d'inattention, donc si vous en avez le temps et l'énergie, n'hésitez pas à les pointer, je vous en remercie d'avance.
Sinon, comme à l'accoutumée, j'espère que l'histoire reste intéressante. Et oui, je ship Thrynn et Brynjolf si vous vous posiez la question, et le fait qu'on puisse les appeler Thrynjolf n'en est même pas la cause principale, même si ça aide.
Bref, à bientôt !
