Ilit ! Renarde

Une nuit de sommeil paisible n'aida pas Siltafiir à choisir sa prochaine étape. La facilité lui hurlait de se rendre au village Skaal et convaincre le chaman de l'aider, mais plus elle y songeait moins l'idée de servir Hermaeus Mora la tentait. L'enthousiasme qu'il montrait à l'idée d'éliminer son propre laquais dissimulait forcément un dessein inavoué. Les avertissements répétés de Nahlaas la confortaient dans sa méfiance.

Ce cri est étrange, tu le dis toi-même. Tu devrais découvrir la véritable origine de ses deux premiers Mots avant d'en apprendre le troisième.

Elle ne pouvait qu'acquiescer à chacune de ses remarques. Profitant de sa chambre d'auberge gratuite, un cadeau du gérant pour avoir libéré les résidents de Corberoc de la pierre maudite qui les avait asservis, elle fit la grasse matinée. Cela ne lui apporta pas plus de réponses mais au moins elle se sentait reposée.

Je me demande pourquoi Miraak a envoyé ce dragon t'attaquer hier. Il devait savoir que tu le vaincrais.

- Sûrement pour que je le tue et qu'il puisse récupérer son âme, bougonna-t-elle en quittant enfin son lit.

Ou pour te montrer qu'il peut commander des dragons depuis l'Oblivion.

- Ce n'est pas si impressionnant, mentit-elle, Odahviing, Jurzinmid et Kredrelfax sont à mes ordres. Qui a besoin d'un cri bizarre pour asservir des dragons ?

Les enchantements anti-froid de son armure de Rossignol n'atténuèrent pas les frissons qui grimpaient le long de son dos. Si Miraak pouvait contrôler des dragons si aisément, cela signifiait-il qu'il pouvait la contrôler ? En une simple phrase, un trio de syllabes, la transformerait-il en pantin prêt à mourir pour son maître ? Elle grimaça, enfila son masque et se rendit chez le forgeron pour faire aiguiser sa hache.

- Glover Mallory, à votre service.

Siltafiir se figea à l'entente de ce nom. Un coup d'œil à l'entrée de la maison du forgeron attisa sa curiosité ; gravé sur le cadre de porte, un cercle encastré dans un losange la ramena un instant dans les égouts de Faillaise. L'image de Cynric lui apparut, le souvenir d'un de ses rares sourires, mais elle l'effaça en se mordant l'intérieur de la joue.

- Vous êtes de la famille de Delvin ?

Il se détacha du plan de travail sur lequel il s'était accoudé et la fixa avec un sourire naissant.

- Vous faites partie de la Guilde ? Comment va mon frère ? Il passe toujours ses nuits à la Cruche Percée à essayer de séduire Vex ?

- Oui, toujours, mais… il ne m'a jamais parlé de vous, avoua-t-elle avant qu'une soudaine révélation n'illumine son esprit, il ne parle jamais de lui-même.

- C'est tout lui, ricana-t-il.

Alors qu'elle lui apportait de nouvelles de leurs collègues, Cynric parasitait ses pensées sans vergogne. Leurs leçons, leurs disputes, la lumière des torches se reflétant sur la fine cicatrice qui fendait sa courte barbe, la pression de sa paume et de ses doigts tandis qu'il la guidait face à une serrure réticente.

La chaleur grimpait dans ses joues. Elle bénit Krosis de toute son âme, rien de moi qu'un masque de métal n'aurait pu dissimuler le rougissement indécent qui l'accablait. Glover la sauva de son embarras en lui demandant un service.

- Deux, en fait. Si vous voyez Crescius Cérellius, dites à ce vieillard de me rendre ma pioche.

- Et le deuxième ?

Après quelques secondes inconfortables qu'il passa à se tortiller, il avoua s'être fait dérober une formule spéciale pour traiter la chitine. Elle accepta de l'aider sans hésiter, en commençant par la pioche.

Crescius se trouvait dans une mine désaffectée, en train de se disputer avec une femme au ton si inquiet qu'exaspéré. Avant de pouvoir les aborder, Siltafiir se laissa interrompre par un chant lointain étouffé par des mètres et des mètres de roche. Un Mot de Pouvoir, un vrai Mot, l'appelait des tréfonds de cette mine. Toute à son écoute, elle n'entendit pas le vieil Impérial s'approcher.

- Vous vous êtes perdue ?

- Puisque vous êtes là, intervint la femme agacée avant que Siltafiir n'ait le temps de répondre, vous pourriez faire entendre raison à mon mari. Dites-lui qu'il n'a aucune chance de survivre à une expédition dans ces tunnels.

L'homme chétif paraissait à peine capable de résister à un coup de vent, le moindre gravillon tombé du plafond lui aurait enfoncé le crâne, et il prévoyait de s'aventurer dans des souterrains instables remplis d'araignées et d'autres nuisibles encore plus dangereux ?

La dispute du couple reprit, jusqu'à ce que Siltafiir se décide à proposer ses services comme l'Enfant de Dragon se devait de le faire. De toute manière, elle serait descendue dans cette mine avec ou sans la bénédiction du vieillard. Il grommela quand elle demanda la pioche de Glover en échange de ses efforts, mais la lui fourra entre les doigts sans autre résistance.

La descente se déroula sans accroc. Araignées ou draugrs, aucun ne perça le voile de son invisibilité. Sentant le Mot se rapprocher, et esquivant sans peine tous les obstacles qui se présentaient, elle en oublia la prudence. Au détour d'un couloir aussi étroit que sinueux, son pied rencontra le vide.

Feim la sauva d'une commotion. Étalée par terre, elle roula sur le dos et grogna devant la dizaine de mètres qui la séparaient de la sortie. Elle ne se laissa pas décourager et commença à explorer l'immense salle dans laquelle elle avait atterri.

L'énorme porte arrondie bordée de deux fentes rouges horizontales attira immédiatement son regard. Des vagues de magie roulaient le long des battants, soulignant leurs profondes gravures. Fus ne la fit même pas trembler. Priant pour que son mécanisme ne requière aucun sortilège, Siltafiir fouilla la grotte.

Elle trouva la clef de sa délivrance à moitié cachée par un squelette ; des lueurs rouges assorties à celles qui parcouraient la porte brillèrent entre les os poussiéreux. Alors qu'elle libérait une longue épée d'entre les phalanges friables, un journal glissa devant ses pieds. Il lui révéla que ce cadavre appartenait au grand-père de Crescius et lui offrit même un indice sur la manière de continuer son chemin.

Une première tentative de brandir la lame d'une main échoua lamentablement. Narguée par le rotmulaag depuis la salle suivante, elle montra les dents et couvrit ses mains de griffes dorées. Ses deux paumes pressées contre le manche, elle fendit l'air de bas en haut et poussa immédiatement un cri de joie. Un ruban écarlate bondit de la lame et s'écrasa contre la porte.

Aucune réaction.

Essaie de viser les fentes sur le côté, elles dégagent les mêmes ondes que l'épée, suggéra Nahlaas juste avant qu'elle ne perde patience et ne tente une ouverture manuelle à coups de poings.

Il avait raison. Après quelques taillades bien placées, la voie s'ouvrit dans un lent grondement pendant que des nuages de poussière se détachaient du plafond. La lame calée sur l'épaule, elle se précipita dans la chambre où attendait le Mot. Un bassin rempli d'eau la séparait du mur chantant, un piètre obstacle face à son anneau de marche sur l'eau.

À mi-chemin, une épreuve plus conséquente surgit de sous ses pieds. D'un bond, elle esquiva la colonne d'eau dont naquit un prêtre dragon, mais reçut de plein fouet l'éclair qu'il lui décocha. Elle bascula, tétanisée, et coula. Forcément, l'enchantement de son anneau n'affectait que ses semelles.

Agrippée à sa nouvelle épée, elle trancha l'eau en direction du prêtre, aisé à repérer grâce à ses mains gantées d'électricité. La vague écarlate le heurta assez violemment pour qu'il la rejoigne dans le bassin. Siltafiir se dépêcha de regagner la surface, puis reprit ses assauts sans laisser un instant à son ennemi pour riposter.

Le dernier ruban de magie rouge se dissipa avec les restes du prêtre dont les cendres saupoudrèrent la surface de l'eau. Avant qu'elles ne soient toutes tombées, Siltafiir s'était déjà ruée sur le nouveau Mot en se léchant les lèvres. Qah embrassa mul tandis que le chant du mur se dissipait, laissant place à un silence trop pesant.

Peu à peu, alors qu'elle cherchait une sortie, des voix lointaines s'insinuèrent dans ses oreilles comme des frissons. Elle les reconnut sans peine. Un livre noir se trouvait à proximité. Dans une pièce adjacente, découvrit-elle trop vite à son goût.

Des escaliers en colimaçon grimpaient juste derrière le piédestal du livre, il lui suffisait de monter ces marches et tout se déroulerait sans accroc. Ne restait qu'à le contourner et s'enfuir de ces ruines. Les premiers pas se révélèrent prometteurs. Entre deux clignements d'œil, sa course vira pourtant sur la droite. Le livre se rapprochait.

- Nid ! éructa-t-elle si soudainement qu'elle en sursauta.

Le cœur tambourinant, elle tira ses jambes vers les escaliers, un pas à la fois. Chaque centimètre qu'elle mettait entre elle et le livre facilitait son avancée, encore un petit bout et elle serait hors de danger. Elle ne put retenir un sourire en posant un pied sur la première marche des escaliers.

Gol frémit. Aussi inébranlable qu'un roc, insensible aux protestations des autres Mots, il répandit sa léthargie dans le corps de son hôte qui reposa son pied par terre. Une brume épaisse envahit son crâne, floutant sa vision et son ouïe. La voix de Nahlaas résonnait, distante, incompréhensible. Elle ne ressentait aucun désir de comprendre le sens de ses appels.

Hah vrombit. Refusant de se plier aux ordres de quiconque, il piétina les autres Mots et planta ses griffes dans les jambes engourdies de son hôte. Il commanda la chair de ses cuisses et de ses mollets, profitant de sa transe pour la faire tourner sur elle-même et la pousser vers le livre.

Une sérénité étouffante l'empêchait de donner un sens à ses gestes. L'idée vague qu'un danger s'approchait la titillait, et son ami l'appelait toujours, pourtant elle ne ralentissait pas. Les autres Mots ne remuaient même pas, aussi léthargiques que leur maîtresse. Hah étendit son emprise, grimpant jusque dans son bras pour le soulever en direction du livre, si proche qu'elle pouvait presque le toucher.

Les tentacules d'encre s'élevèrent devant leur victime indifférente. Elle ne se rappelait plus pourquoi elle devait fuir. Ils fondirent sur elle.

Inaperçu de tous, plus discret qu'un fantôme, un souffle glissa sur sa langue et coula de ses lèvres.

Feim

Les tentacules la traversèrent. Retrouvant ses esprits, elle bondit hors de portée du livre, s'enfuit avec succès, atteignit la porte suivante à bout de souffle et la claqua dans son dos. Sans s'autoriser un moment de repos, elle avança. Des bandits s'étaient installés dans les salles qui menaient à la sortie, une distraction bienvenue après sa frayeur daedrique. Le temps qu'elle regagne l'air libre, puis Corberoc, le crépuscule avait couvert l'île.

- Vous êtes de retour ! s'exclama Crescius quand elle se présenta à sa porte. Je commençais à croire que vous ne ressortiriez jamais de cette mine. Est-ce que ?… hésita-t-il, les yeux agrandis par l'espoir. Est-ce que vous avez trouvé quelque chose ?

La vue du journal secoua le vieil homme. Il s'en empara et le lut d'une traite sans cligner, poussant des cris victorieux à chaque paragraphe. Sa femme apparut derrière lui, amenant avec elle des effluves terreuses et sucrées, et bégaya de stupeur devant les explications surexcitées de Crescius. La surprise initiale passée, elle invita Siltafiir à partager leur table avec un sourire aussi accueillant que les parfums qui s'échappaient des casseroles.

Elle refusa avec un pincement au cœur. Malgré la tentation, elle ne voulait pas ruiner leur appétit en révélant son faciès, et après ses péripéties elle ne rêvait que de vêtements secs, d'un lit chaud et de silence.

Deux jours suffirent à explorer l'île et purifier les pierres restantes. En bonus, elle retrouva la formule de Glover et apprit même un cri complet, trois vrais rotmulagge qui lui parlaient et, surtout, qui ne tentaient pas de la contrôler. Hélas, elle ne découvrit aucune information utile sur Miraak.

Vidée, démotivée, elle retourna à Corberoc. Une agitation inhabituelle animait la ville malgré l'heure matinale ; on préparait la réouverture de la mine, lui annonça un Dunmer chargé de planches. Peu réceptive à son enthousiasme, elle se contenta d'acquiescer avant de se rendre à l'auberge, où elle s'effondra sur son lit.

Le plaisir d'avoir libéré les habitants de l'île de leurs nuits de servitude ne la confortait pas, rien n'empêchait Miraak de corrompre à nouveau les pierres dressées ou d'élaborer un nouveau plan.

- Je devrais retourner en Apocrypha.

C'est l'une de tes pires idées.

- Si tu en as une meilleure, je t'écoute, sinon garde tes commentaires.

Que penses-tu y apprendre ?

- Quelque chose ? grogna-t-elle sans conviction. Dans le pire des cas je pourrai trouver Miraak et le tuer.

Même si tu es plus puissante que lui, Hermaeus-Mora ne te laissera jamais le vaincre sans le troisième mot.

Avant qu'elle ne décide de l'insulter, une note éthérée caressa ses tympans. L'atmosphère s'épaissit, la poussière s'immobilisa dans l'air, les sons extérieurs s'évanouirent. Elle s'assit et découvrit la source de ce calme posée sur son lit juste devant ses pieds.

Depuis quand se trouve-t-il là ?

- Il vient d'apparaître, osa-t-elle à peine murmurer de peur de couvrir l'étrange musique.

La présence d'un Parchemin des Anciens aurait dû la surprendre, mais elle le ramassa sans hésitation. Nulle raison de s'étonner après tout, ils apparaissaient toujours là où ils le devaient, là où l'Histoire requérait leur intervention.

Que fait-il ici ?

- Les Flots du Temps se dispersent, je dois les rassembler, expliqua-t-elle d'une voix qu'elle ne reconnaissait pas avant de se ressaisir et de bégayer, le-le Parchemin… c'est lui qui doit… il doit… je dois le faire pour lui.

Elle le déroula en terminant sa phrase, l'œil rivé sur la page aveuglante. Envahie de lumière, elle oublia un instant son corps, libérée de tout poids, de toute sensation. Puis des champs de blé s'étirèrent devant elle, longeant de hauts murs de pierre qui encerclaient une ville familière. De grandes portes s'ouvrirent sur une rue pavée, laquelle mena Siltafiir jusqu'à sa demeure.

L'image se dissipa, laissant place à la pénombre de sa chambre. Le halo d'une unique chandelle dansait sur le bord du Parchemin refermé tandis qu'elle s'adaptait à son corps et à l'atmosphère de Nirn.

Qu'as-tu vu ?

- Blancherive.

Cela me rassure. Je craignais qu'il te dise d'accepter l'offre d'Hermaeus-Mora.

Elle répliqua d'un rire surpris et sauta du lit. Ses affaires rassemblées, elle se dépêcha d'annoncer son départ à l'aubergiste et se précipita hors de la ville. Face à la mer, les pieds léchés par les vagues, elle inspira de toute la force de ses poumons.

ODAHVIING

Le cri se répercuta partout, contre le sable et la cendre, contre le vent et la mer, les nuages et le ciel, contre ses propres os. L'espace d'un instant, plus rien n'existait à l'exception de cet appel, elle n'était que vibrations. Puis il se dissipa. Aucun battement d'aile ne le remplaça, ni même le grésillement d'une âme.

- Tu crois qu'il m'a entendue ? murmura-t-elle en se massant la gorge.

J'ai senti ton cri alors que je n'ai même pas de corps.

- Il a intérêt à se dépêcher, siffla-t-elle en s'asseyant par terre.

- Je ne sais pas quand elle reviendra, déclara Lydia, bras croisés, devant les trois femmes qui avaient frappé à la porte de son thane, et il est hors de question que je vous donne le Parchemin sans sa permission.

Deux d'entre elles se cachaient sous des écharpes et des capuches, ne révélant que leurs yeux d'un jaune suspect. La troisième, l'Altmer qui avait sauvé son thane d'une tentative d'assassinat, lui inspirait évidemment plus de confiance, mais son insistance ne la convaincrait pas.

- Nous ne vous demandons pas cela à la légère. Le soleil risque de disparaître si vous ne nous donnez pas ce Parchemin.

- On n'a qu'à le prendre, maugréa l'une des encapuchonnées, on est trois, elle est seule.

Lydia posa une main sur le manche de sa hache, mais Morsara s'empressa de réprimander sa compagne qui marmonna des excuses peu convaincantes. L'autre inconnue se désintéressa de la conversation, accaparée par le ciel.

- Un dragon approche, s'exclama-t-elle en le pointant du doigt.

- Sûrement Jurzinmid, rétorqua Lydia sans les quitter du regard.

- Non, il est d'une autre couleur, corrigea Morsara en plissant les yeux, et je crois qu'il a… quelqu'un sur son dos ?

La huscarl s'écarta immédiatement de la porte pour voir le dragon en question. Elle le repéra aisément, tout comme la silhouette qui chevauchait son cou serpentin. Une exclamation victorieuse lui échappa contre son gré, puis elle s'éclaircit la gorge et annonça l'arrivée de son thane.

Quelques minutes plus tard, sa courte silhouette monta la rue d'une démarche arquée comme si un minuscule poney se tenait entre ses jambes. À peine arrivée, elle se frotta les cuisses en se plaignant d'avoir voyagé d'une traite depuis Solstheim, puis s'adressa aux visiteuses :

- Vous voulez quoi ?

Lydia s'attendait à ce qu'elle les chasse sans discussion quand Morsara lui répéta leur demande, mais Siltafiir se redressa, oublia ses cuisses endolories et se dépêcha de fouiller son sac. La mâchoire de Lydia tomba à la vue du Parchemin.

- Vous l'aviez pris avec vous ?

- Il est venu me chercher, expliqua-t-elle en ignorant les mains tendues de l'elfe pour mieux l'interroger, quelle est notre destination ?

- Vous voulez nous accompagner ? bredouilla Morsara en échangeant un regard avec ses compagnes.

Elles ne rechignèrent pas à accueillir l'Enfant de Dragon dans leur groupe. Lydia pensa bien à les suivre, mais se ravisa dès que son thane proposa de voyager sur le dos d'Odahviing. Le trio ne partageait pas son dégoût des trajets aériens. Résignée, elle fixa leurs dos jusqu'à ce que les grandes portes de la ville se referment sur elles.

- Zu'u ni key…

- Je sais. Un cheval serait incapable de porter quatre personnes en même temps, surtout en volant.

Malgré le vent sifflant, Siltafiir entendit un rire juste derrière elle. Voyager avec deux vampires ne l'enchantait qu'à moitié, mais cette Serana paraissait sympathique et Morsara lui avait assuré qu'elles ne les videraient pas de leur sang à la première occasion. De plus, l'autre vampire portait un nom intriguant. Elle s'était présentée comme Ilit, renard en langue draconique.

Morsara et Serana appréciaient le vol en pointant des endroits qu'elles reconnaissaient, fermement agrippées aux piques qui ponctuaient le cou d'Odahviing, tandis qu'Ilit gardait le silence en se tenant d'une main seulement.

Elles atterrirent sur la côte nord de Bordeciel, près d'un ponton et d'une barque qui semblaient les attendre. À une bonne distance, la silhouette floue d'un imposant château flottait sur l'eau et la brume. Siltafiir se plaignit de devoir naviguer jusque-là alors qu'elles auraient pu voler une minute de plus, mais Serana lui rappela d'un ton sévère que tout un clan de vampires y résidait, mieux valait ne pas attirer leur attention.

De près, la forteresse paraissait plus imposante encore. Les nuages bas cachaient le haut de ses tours et leur donnaient l'air de s'étendre sans fin. Elles accostèrent hors de vue de l'entrée principale, attentives aux moindres sons et mouvements, et longèrent les murs jusqu'à une porte que gardaient des squelettes animés.

D'un même murmure, Ilit et Siltafiir offrirent de s'en débarrasser. Toutes deux invisibles, elles avancèrent et se rentrèrent dedans presque immédiatement. Siltafiir jura entre ses dents, puis inspira, prête à régler ce problème d'un mot.

laas

Les joues gonflées par la syllabe qu'elle n'avait pas encore prononcée, elle fixa le vide d'où s'était élevée la Voix. La Renarde maîtrisait donc bien le Thu'um, conclut-elle en libérant laas à son tour. Elle suivit sa silhouette rouge jusqu'aux squelettes qui ne leur opposèrent aucune résistance, tombant tous sans même se voir accorder une chance de les détecter.

Ilit remarqua d'un ton trop nonchalant pour être honnête qu'elle en avait abattu un de plus que Siltafiir. Celle-ci compta discrètement les tas d'os pendant que les deux autres les rejoignaient et dut admettre l'évidence. Les narines élargies par une expiration compétitive, elle prit la tête de l'expédition.

Pour sa plus grande satisfaction, nombre de créatures pullulaient dans les couloirs délabrés, l'occasion parfaite d'asseoir sa supériorité, mais pour sa moins grande satisfaction Ilit ne ralentissait pas. Elles nettoyèrent le chemin coude à coude avant que Serana et Morsara n'aient le temps de voir un seul ennemi. À égalité, elles rencontrèrent l'ultime gargouille du château et échangèrent un regard rapide.

FUS RO DAH

Le monstre s'écrasa contre le mur et vola en morceaux.

- C'est moi qui l'ai eue, dit Siltafiir en soufflant comme un bœuf.

- Mon cri l'a atteinte en premier, renifla Ilit.

- La Voix d'un joor ne devancerait jamais celle d'un dragon.

- Nous y sommes, annonça Serana, coupant court à leur joute verbale.

La découverte d'un ancien laboratoire leur fit presque oublier leur rivalité naissante, qui se raviva dès que Serana leur demanda de chercher des indices pour trouver sa mère. Elles se précipitèrent chacune sur un bureau, décidées à trouver l'information décisive en premier. Morsara gagna ce duel auquel elle ne participait même pas, ajoutant à la frustration des deux Parleuses.

Pendant que Serana lisait le journal de sa mère et rassemblait les ingrédients qui y étaient listés, les autres attendaient au centre du laboratoire. Ignorant Morsara qui se plaignait des odeurs trop poignantes des fleurs et herbes alignées sur les étagères, Siltafiir interrogea Ilit :

- Qui vous a appris à Parler ?

- Ses parents j'imagine, pouffa Morsara, vous avez de drôles de questions.

- Elle veut savoir où j'ai appris la langue des dragons, dit Ilit d'un ton égal, et je ne connais pas mes parents.

- Et donc ? Qui ? insista Siltafiir après quelques secondes de mutisme.

- Pourquoi cette question ?

- Parce que je veux le savoir, gronda-t-elle sans même essayer de contenir le Thu'um qui roula hors de sa gorge.

Un léger sursaut saisit Ilit, qu'elle camoufla en croisant les bras et en redressant le dos. Ses yeux se plissèrent dans l'ombre de son capuchon. Elle gonfla le torse, prête à répliquer, mais Serana revint à ce moment et leur demanda un silence total le temps d'accomplir le rituel qui leur dévoilerait la cachette de sa mère. Bientôt, un portail tourbillonnant s'ouvrit au centre du laboratoire, mais seules les vampires pouvaient le traverser, les deux autres rebroussèrent chemin presque immédiatement.

- J'ai l'impression d'avoir été retournée comme un gant, bredouilla Morsara pendant que Siltafiir se tenait le ventre d'une poigne crispée.

Elles fixaient les volutes violacées que crachait le portail pendant que Serana cherchait une solution.

- Le plus simple serait de vous transformer en vampires.

- Les Compagnons le supporteraient mal, maugréa Morsara, et Isran essaierait sûrement de nous tuer toutes les deux si tu me transformais. Il n'y a pas un autre moyen ?

- Je peux offrir une petite part de vos âmes aux maîtres du Cairn, cela devrait vous permettre d'y entrer.

Morsara accepta immédiatement, mais Siltafiir retroussa les narines derrière son masque. Vaermina possédait déjà un morceau de son âme, l'idée de la diviser encore plus ne l'enchantait pas du tout.

En devenant un vampire tu prêterais allégeance à Molag Bal, lui rappela Nahlaas d'un ton grave.

- La deuxième option, bredouilla-t-elle précipitamment.

Le sort s'avéra presque aussi douloureux que le portail, mais il fonctionna. Un moment plus tard, quand elles se furent remises, elles découvrirent le Cairn des Âmes et sa pénombre pourpre.

Le concours des Parleuses recommença au premier signe de danger. Enivrée par la compétition, Siltafiir en oublia la raison de leur présence jusqu'à ce que son Parchemin se mette à chanter, accompagné par celui de Serana. Celle-ci se précipita sur un immense bâtiment trop carré, trop sombre, trop compact, et surtout impénétrable ; un champ de force en floutait l'entrée, résistant à toutes leurs tentatives de le désactiver. Une haute silhouette s'extirpa alors des ombres et posa une main contre le champ de force.

- Serana ? Comment est-ce possible ?

- Mère ? dit-elle en ôtant son capuchon avant de se précipiter contre le champ de force.

Ses cheveux tombèrent autour de sa mâchoire tandis que ceux de sa mère demeuraient immobiles, maintenus par deux chignons serrés ; sans cette différence, Siltafiir aurait cru que Serana s'adressait à un miroir. Après de tumultueuses présentations, car Valerica refusait de faire confiance au trio qui accompagnait sa fille, elles partirent en quête des gardiens qui la maintenaient prisonnière.

Ils présentèrent un vrai défi, contrairement aux frêles créatures qui avaient ponctué leur chemin jusque-là, et octroyèrent à Ilit l'occasion de devancer sa rivale. Pendant que celle-ci s'acharnait sur l'un des gardiens, la Renarde élimina plusieurs des squelettes qui l'escortaient et conserva son avance avec une aisance exaspérante jusqu'à ce qu'elles retournent au repaire de Valerica.

Les lèvres pincées, Siltafiir luttait contre une fatigue surnaturelle qui affectait également Morsara mais épargnait les vampires. Un effet secondaire du rituel qui leur avait permis d'entrer dans le Cairn, révéla Serana. Cela expliquait la soudaine supériorité d'Ilit. Elle dut se contenter de cette maigre consolation, car Valerica ne leur accorda pas un instant de repos.

- Durnehviir peut arriver d'un moment à l'autre, dépêchez-vous de prendre le Parchemin.

Elles traversèrent une cour assez grande pour contenir un petit hameau, et d'après la quantité de tombes qui s'y alignaient, elle en abritait déjà la population. Siltafiir ralentit pendant que les autres suivaient Valerica dans un petit couloir. Un frisson dénaturé lui grimpa le long de la nuque, grésillant sur sa peau d'une note distante et discordante. Le rythme régulier d'un battement d'ailes suffit presque à la couvrir.

Le temps que les autres reviennent avec le Parchemin, un dragon était apparu et descendait lentement, formant des cercles au-dessus de la cour. Il atterrit sur le toit d'un mausolée et, alors qu'elles couraient dans sa direction, cracha trois mots que Siltafiir ne comprit pas. Une myriade de volutes violacées s'échappèrent de sa gueule, volèrent vers le ciel, puis retombèrent en pluie sur la cour.

Les tombes tremblèrent, la terre se retourna, des bras décharnés et des crânes d'un noir d'ébonite s'en extirpèrent, et en quelques secondes à peine une petite légion encercla le groupe. Les squelettes tombaient en morceaux les uns après les autres, mais leurs nombres ne cessaient de gonfler. Chaque percée ne leur accordait que de quelques pas en avant, et même habillée de ses gants et de son plastron de lumière Siltafiir sentait déjà ses membres fatiguer.

- Je vais tenter quelque chose ! aboya Morsara. Retenez-les pendant que je me prépare !

Elles se rapprochèrent, formant un mur autour de l'elfe sans cesser d'abattre les vagues de morts qui s'empilaient à leurs pieds. Un grognement guttural couvrit les bruits du combat et, soudainement, une ombre poilue bondit en avant. Des nuées d'ossements volèrent dans toutes les directions, propulsés par d'énormes pattes griffues et brisés par des mâchoires d'acier.

Seule Siltafiir se laissa déstabiliser par la vue d'un loup-garou, les autres profitèrent de cette occasion pour approcher du mausolée. Elle les rattrapa vite, les dépassa même, mais Durnehviir ne désirait guère coopérer. Au lieu de les attendre sagement sur son perchoir, il décolla pour s'enfuir vers l'autre extrémité de la cour. Pas question ! pensa Siltafiir en montrant les dents.

IIZ SLEN NUS

Son plastron vrombit, poussant sa Voix plus loin, plus vite que jamais. Les ailes de Durnehviir gelèrent au milieu d'un battement. Il s'écrasa comme une énorme pierre, emportant au passage tout un rang de son armée de morts. D'autres squelettes se levaient déjà pour les remplacer. Elle chargea sans retenue, profitant de son armure pour ignorer les lames et sorts qui la frôlaient.

Un mur d'ennemis s'érigea devant le dragon. Échauffée par le combat, elle ne réfléchit même pas. L'air gonfla ses poumons sans qu'elle y pense et ses mots se choisirent d'eux-mêmes.

VEN GAAR NOS

La tornade soulevée par son cri traversa le champ de bataille et balaya tous les squelettes qui l'empêchaient encore d'atteindre sa proie. Prise de tournis, elle haleta quelques secondes, tituba, ralentit, mais s'obligea à continuer sa course entre les tibias, crânes et fémurs qui volaient dans toutes les directions.

L'agitation de Durnehviir effritait déjà ses menottes de glaces. Juste avant qu'il ne puisse déployer ses ailes, Siltafiir s'était jetée sur sa gorge, hache brandie, et en arracha une ligne d'écailles poisseuses. Roulant entre ses pattes, elle esquiva un coup de queue puis attaqua sa cuisse, puis ses côtes, puis sa gorge à nouveau.

Du coin de l'œil, elle vit Ilit se ruer sur le dragon, sans aucun doute pour lui asséner le coup de grâce et s'approprier sa victoire. Elle devait l'achever immédiatement. Enfin libéré du gel, le reptile parvint à décoller. Avant qu'il ne lui échappe, elle cracha ses mots les plus dévorants.

YOL TOOR VUL

Malgré ses coups d'ailes frénétiques, les flammes noires l'engloutirent. Siltafiir se figea, comme hypnotisée par la danse du brasier. Les hurlements crissants de Durnehviir ressemblaient de plus en plus à ceux d'Alduin. Elle tenta d'inspirer, mais sa gorge se noua pour se protéger de l'air brûlant.

Durnehviir tomba droit sur elle.

WULD

Elle glissa dans la poussière, emprisonnée dans une étreinte de fer. Avant qu'elle ne comprenne ce qui lui arrivait, Ilit la tira sur ses pieds et l'attrapa par les épaules. Derrière les hurlements d'Alduin — non, de Durnehviir — elle n'entendit qu'à moitié ses remontrances.

Soudainement, un silence total couvrit le champ de bataille. Durnehviir s'était évaporé dans un nuage violacé, emportant avec lui son âme ainsi que sa légion squelettique. Reniflant dédaigneusement, Ilit lâcha ses épaules et se dirigea vers les autres femmes.

Serana supplia sa mère de les suivre hors du Cairn pour se heurter à un refus catégorique. Siltafiir les écoutait d'une oreille distraite pendant que ses poumons réapprenaient à se gonfler malgré les effluves de chair brûlée qui l'enveloppaient. Baissant l'œil sur ses mains, elle les vit trembler comme des feuilles.

Comment te sens-tu ?

La voix de Nahlaas la sortit de son hébétude.

- Comme après Alduin, maugréa-t-elle en secouant la tête.

Les odeurs carbonisées se dissipaient lentement alors qu'elle observait le champ de bataille. Un calme mortel régnait sur le Cairn, troublé seulement par la conversation des vampires et de la lycanthrope.

La lycanthrope ! Elle tourna la tête si vite que sa nuque craqua et fixa Morsara. Celle-ci avait retrouvé sa peau imberbe et ses dents d'omnivore bien alignées. Les vampires agissaient comme si elle avait lancé un basique sortilège, sans se soucier d'avoir côtoyé un monstre déguisé depuis tout ce temps.

Cela dit, entre des suceuses de sang et une bête sauvage, qui devait le plus s'inquiéter ?

- Vous attendez qu'un autre dragon vous tombe dessus ?

Ses semelles soulevèrent des nuages de cendre et de poussière alors qu'elle les rejoignait.

- Je l'aurais esquivé.

- Avant ou après avoir été transformée en galette ?

- Nahlot !

Une onde vrombissante traversa la cour entière et mourut au loin. La combativité d'Ilit s'éteignit avec elle. Une lueur étrange anima son regard, mais elle baissa son capuchon et se détourna de Siltafiir avant que celle-ci ne puisse la déchiffrer.

À coups de murmures hésitants, Valerica leur conseilla de se presser ; elle ne savait pas combien de temps Durnehviir mettrait à revenir. Avant même qu'elles ne passent les grandes portes qui les séparaient du reste du Cairn, une fausse note grésilla dans l'oreille de Siltafiir.

- Il est déjà de retour, annonça-t-elle en prenant la tête du groupe, hache dégainée.

Sans intérêt pour leurs grognements agacés, elle courut à la rencontre du dragon. Il l'attendait, perché sur le toit d'un bâtiment presque entièrement enseveli dans les cendres du Cairn.

- Baisse tes armes. Je veux te parler, Qahnaarin.

- Nous venons de parler, et j'ai gagné.

Malgré son ton défiant, elle accrocha sa hache à sa ceinture. Le dernier mot qu'il avait prononcé l'intriguait fortement.

- En effet, acquiesça-t-il, mes griffes ont lacéré la chair d'innombrables adversaires, mais aucun n'a jamais pu me vaincre sur le champ de bataille. Ton oreille est digne d'entendre mes paroles, Qahnaarin.

Décidément, elle appréciait ce titre. Le torse gonflé d'orgueil, elle l'écouta.

À suivre…

J'aimerais vraiment écrire une note de fin de chapitre cohérente mais il est trois heures du matin et je veux poster ce chapitre donc bonne nuit les amis, j'espère que cette lecture vous a plu. :D

Termes draconiques
Nid - Non
Nahlot - Silence
Qahnaarin - Vainqueur