Ronitmaar ! Rivalité
- Je peux le faire.
Tous les regards se posèrent sur elle. Tous, sauf celui du prêtre de la Phalène qui aurait dû leur indiquer leur prochaine destination. Les quelques rides de sourire dépassant du bandeau qui couvrait ses yeux se creusèrent un peu plus.
- Vous allez finir comme lui.
Elle ne s'attendait pas à beaucoup de confiance de la part d'Ilit, mais les hochements de tête et sourires condescendants des autres lui arrachèrent un grognement.
- Je l'ai fait deux fois et je vois encore très bien. Et puis, vous avez une autre idée ?
Bras croisés, jambes arquées, elle attendit un instant avant de conclure :
- À moins que vous ayez caché un prêtre de rechange dans cette forteresse, c'est tout décidé.
Ilit se retira, la tête enfoncée entre les épaules, pendant que ses compagnes de route et le prêtre se dirigeaient vers un repas fort attendu. Malgré son estomac suppliant, Siltafiir s'immobilisa devant la table déjà occupée par un membre de la Garde de l'Aube.
Le temps qu'elle s'asseye, Morsara mordait à pleines dents dans un blanc de poulet, le prêtre se découpait à tâtons des tranches de pain et de fromage bleu et Serana conversait avec Isran, un Rougegarde aux sourcils éternellement froncés. Traînant tant que possible malgré son appétit, elle se servit la même assiette que Morsara et inspira profondément.
Le fumet de la viande lui octroya le courage d'ôter son masque. Isran lui accorda un regard rapide de bas en haut avant d'interroger Serana sur les différents moyens d'infiltrer le château Volkihar. Celle-ci la fixa quelques secondes, puis se ressaisit et se focalisa sur le chasseur de vampires. Morsara se montra moins diplomate :
- Qu'est-ce qui vous est arrivé ? bredouilla-t-elle en posant une main sur sa joue gauche.
- Alduin, grommela-t-elle en s'attaquant à sa nourriture.
Après un "oh" embarrassé, elle s'excusa pour son indiscrétion et replongea sur son assiette. Siltafiir mâchonna son poulet, soulagée de ne pas avoir à s'étendre sur le sujet. Sa curiosité s'éveilla pourtant alors qu'elle fixait le profil de l'elfe.
- Vous avez un frère ou un cousin qui s'appelle Moranil ?
Une quinte de toux emplit la pièce pendant que Morsara se cognait le torse. Les joues rouges, elle reprit son souffle et répondit d'un ton vibrant :
- Un frère. Pourquoi ?
- Donc vous êtes la cousine de Roderic Riscel.
- Vous le connaissez ? dit-elle en défronçant les sourcils et en se penchant en avant.
- C'est mon père.
- Il a un enfant ?!
Un arc-en-ciel d'émotions illumina le visage de Morsara, qui employa la fin du repas à quérir des nouvelles de son cousin. Apprendre qu'il avait, non pas une, mais deux filles la fit pâlir, surtout qu'une minute plus tôt elle ne savait même pas qu'il était marié. Son choc initial se mua en une mélancolie mal dissimulée.
Tapotant son assiette vide, elle avoua s'être distancée de leur famille depuis quelques décennies pour cause d'opinions incompatibles. Malgré son insistance, Siltafiir quitta la table sans connaître ces opinions.
⁂
La neige couvrait presque tout Bordeciel. Après des mois à piétiner des manteaux de poudreuse et des plaques de verglas, des couches craquantes, fondantes, fines ou épaisses, Siltafiir croyait la connaître de bout en bout.
Le Val Oublié lui coupa le souffle. Des draps immaculés couvraient le paysage, transformant chaque roc en diamant poli ; ruisseaux et rivières coulaient encore sous une solide couche de glace, luisant telles des gemmes chargées de magie ; et un vent silencieux soulevait des tornades de flocons qui se dispersaient comme des esprits dansant.
Toute cette beauté n'offrit qu'une distraction temporaire face aux heures d'exploration nécessaires pour atteindre le Temple d'Auri-El. Siltafiir ravalait ses plaintes en se massant les cuisses ; il aurait été peu glorieux de geindre alors que les vampires se relayaient pour porter l'énorme cruche qui leur permettrait d'ouvrir les portes du temple.
La présence d'un Rotmulaag la revigora. Prenant la tête du groupe, elle trotta jusqu'en haut d'une volée d'escaliers presque entièrement ensevelis sous la neige parfaite du Val. Elle longea un lac gelé jusqu'au mur chantant sans intérêt pour les appels de ses compagnes de route et se jeta sur le Mot gravé.
Gaan accueilla Lah avec un enthousiasme presque contagieux. Presque. Le premier de ces deux Mots lui permettait d'absorber l'endurance de ses ennemis, et à en croire le nom du second il déroberait leur mana. Autant dire qu'il ne lui servirait pas à grand-chose.
- Vous avez fini de nous faire perdre du temps ?
L'envie la démangea de tester ce nouveau Mot sur Ilit. Celle-ci tapait du pied sur le lac, les poings sur les hanches, pendant que les deux autres suivaient une dizaine de pas en arrière. Avant de céder à sa pulsion, Siltafiir tendit l'oreille, alertée par un grésillement familier. Ses yeux se posèrent sur les chaussures d'Ilit.
- Courez !
L'interpellée pencha la tête sur le côté mais ne bougea pas. Au lieu de se répéter, Siltafiir gonfla ses poumons.
WULD
Elle glissa sur plusieurs mètres, les bras serrés autour de la taille d'Ilit. Derrière elles, la glace explosa. Une colonne d'eau s'éleva du trou pour être immédiatement dispersée par des ailes vermeilles. À peine debout, Siltafiir sentit le sol se dérober sous ses pieds.
Le choc de son dos contre la glace jeta des étoiles devant son œil. Haletante, elle plissa les paupières pour regarder les deux dragons qui tournaient en cercles autour du soleil. Ils bougeaient au même rythme, arboraient les mêmes couleurs et la même silhouette serpentine, et leurs âmes résonnaient sur la même fréquence.
Des sorts illuminèrent le ciel, lancés par Morsara et Serana. Un dragon piqua droit sur elles, l'autre fonça sur Siltafiir. Elle l'esquiva en roulant. Ils percèrent deux trous de plus dans la glace et disparurent sous l'eau.
- Allez au bord du lac ! s'égosilla Siltafiir en suivant son propre conseil.
Les autres n'attendirent pas qu'elle finisse sa phrase; Serana et Morsara avaient déjà rejoint un sol rocheux et Ilit les suivait de près. L'un des dragons la devança. Propulsée dans les airs avec un nuage d'éclats gelés, elle appela feim à l'aide.
Siltafiir ne s'inquiéta pas de son sort, trop occupée à bifurquer pour contourner la trajectoire du second dragon juste avant son émersion. Son frère plongea immédiatement sur elle. Ses semelles glissèrent, elle tomba assise sur la glace.
FUS RO DAH
Le Thu'um frappa le dragon de plein fouet. Repoussé en arrière, il heurta son frère qui venait tout juste de stabiliser son vol. Siltafiir ne profita guère du spectacle, glissant et roulant sur près de la moitié du lac sous la force de son propre cri.
Le temps qu'elle rejoigne ses acolytes, elles avaient vaincu les dragons en leur assénant leurs plus puissants sortilèges. Bien qu'agacée par l'arrogance d'Ilit, qui se vantait d'avoir achevé les deux reptiles en même temps, Siltafiir se laissa distraire par les deux cadavres étalés l'un sur l'autre sur la glace. Les volutes dorées qui en émanaient éveillèrent l'appétit de l'Enfant de Dragon.
Elle se mordit la lèvre en trépignant, ayant poussé les autres sans délicatesse pour s'approcher des délicieuses âmes qui se séparaient de leurs enveloppes de chair. Osant à peine respirer, elle les fixa sans cligner, enivrée par le grésillement qui s'accentuait à chaque instant.
Une troisième âme apparut soudainement, si puissante qu'elle couvrit le son des dragons. Siltafiir se retourna et faillit marcher au travers d'un torse translucide. À la limite du torticolis, elle fixa le masque tentaculaire de Miraak illuminé par les âmes qu'il venait de dérober.
- Les deux ?! s'étrangla-t-elle.
- Seul un esprit fort peut commander une âme de dragon, peut-être que tu n'es pas aussi puissant que tu le penses.
Elle fulminait. Non content de lui avoir volé ce double instant d'euphorie, il l'avait encore confondue avec un homme. Le souffle saccadé, elle ravalait difficilement tous les rotmulagge qui se disputaient pour rabattre le caquet de ce vil individu. Avant qu'un Mot ne se détache du lot, quelqu'un d'autre parla :
- Miraak ?
Tous se tournèrent vers Ilit, incluant l'interpellé. Il disparut aussitôt, ne laissant aucune trace dans la poudreuse, mais Siltafiir avait clairement senti le trouble qui s'était emparé de lui à l'entente de son propre nom.
- Vous le connaissez, gronda-t-elle comme si Ilit l'avait aidé à dérober ses âmes.
Celle-ci l'ignora et se dirigea d'un pas irrégulier vers la cruche que Serana avait calée entre deux cailloux. Siltafiir la héla de plus belle, mais Ilit conserva un mutisme enrageant.
⁂
Depuis le début, la Parleuse vampire inspirait méfiance et agacement à Siltafiir, et ses actions ne parvenaient qu'à accentuer ces sentiments. Non contente de connaître Miraak — quel âge pouvait-elle bien avoir ? — elle s'était emparée de l'arc d'Auri-El sous son nez, arguant qu'elle le manierait mieux avec dix doigts. L'Enfant de Dragon faillit ordonner à Durnehviir de manger l'impudente, puis se décida à récupérer l'arc plus tard, comme une voleuse respectable.
Sa patience atteignit presque sa limite alors qu'elle accompagnait les Gardes de l'Aube vers leur plus importante bataille. Près d'une semaine de trajet séparait leur Fort du Château Volkihar, bien assez longtemps pour laisser fleurir ses pulsions violentes.
Sa frustration la poursuivit jusqu'en Quagmire, à tel point qu'elle osa confronter Ursanne. Quitte à vouloir tuer quelqu'un, autant se défouler de manière productive.
Malgré ses humeurs destructrices, les souvenirs de sa rencontre avec les griffes d'un ours, d'une expérience paternelle ratée et d'un chocolat empoisonné la forcèrent à avancer prudemment. Aucun son ne résonnait dans le couloir désert, elle n'entendait que sa propre respiration. Chacun de ses pas soulevait un nuage de poussière qui stagnait dans l'air.
Parfois, une arche ou une porte entrouverte lui révélait une chambre étrangement familière, ou un portrait au mur lui jetait un regard accusateur, vexé qu'elle ne le reconnaisse pas. L'oreille tendue, elle traqua Ursanne durant ce qui ressemblait à une éternité, à l'affût du moindre signe de vie dans ce couloir interminable.
Une pièce éclairée par un doux halo orangé lui offrit une distraction bienvenue; des cendres léchées de flammes fluettes dansaient dans une cheminée de marbre gris. Son ventre se noua. Elle connaissait cette cheminée, l'ayant vue pour la dernière fois alors que ses parents se disputaient.
La voix de son père résonnait encore dans sa mémoire, à lister des prétendants prétendument décents à qui la marier pendant que sa mère le contredisait afin d'énumérer sa propre sélection. Lorsqu'elle les avait entendus, ils lui tournaient le dos, mais elle imaginait sans effort les paupières plissées de son père et le…
À quoi ressemblait le visage de sa mère ? Elle lutta pour invoquer son image, mais seul un cercle flou lui apparaissait. Si sa réticence à tuer Ursanne avait persisté jusqu'alors, elle s'évapora totalement quand elle réalisa que ses plus lointains souvenirs dataient de son dernier jour en Haute-Roche.
D'un pas décidé, elle se détourna du salon. Un choc parcourut sa cage thoracique. Poussée en arrière, elle s'accrocha au mur pour éviter de tomber. Ses genoux l'abandonnèrent malgré tout quand elle vit la flèche qui dépassait de sa poitrine. Juste avant de perdre connaissance, elle reconnut la silhouette d'Ursanne, l'arc brandi, tout au bout du couloir.
Ses yeux s'ouvrirent sur un nouveau décor couvert de toiles d'araignées et de lichen. Après un dernier regard en arrière, pour s'assurer que Mercer ne la voyait pas, elle osa lire le mot de puissance qui l'appelait depuis qu'elle avait posé le pied dans ces ruines. Dès que viik s'inscrivit dans son esprit, elle retourna innocemment aux côtés du maître de la Guilde. Sans surprise, il la réprimanda pour sa lenteur et lui ordonna de se remettre en route.
Dans des circonstances normales, elle aurait adoré ouvrir la marche, mais le fait qu'il le lui ait ordonné la gênait pour une raison qu'elle ne savait articuler. S'il l'avait simplement utilisée pour repérer les pièges qui ponctuaient leur chemin, elle n'aurait rien suspecté, mais un voleur de son niveau pouvait traverser ces ruines les yeux fermés. À le voir combattre, il ne l'avait pas non plus traînée ici pour le débarrasser des quelques draugrs qui parsemaient les couloirs.
Il l'avait définitivement attirée dans ce trou perdu pour servir d'appât à Karliah. Hors de question de se laisser abattre comme un vulgaire lapin, et tant pis si elle révélait son identité à Mercer; au moindre danger, feim l'abriterait.
Une flèche silencieuse ruina son plan. Jetée au sol par le choc, elle essaya de se redresser, mais ses membres l'ignorèrent. Ses poumons parvenaient tout juste à la maintenir consciente, inutile d'essayer de crier.
Karliah apparut soudainement au milieu de la pièce et engagea une conversation venimeuse avec Mercer. Siltafiir n'en écouta que la moitié, affairée à essayer de reprendre le contrôle de son corps. En vain.
Soudainement, Karliah avait disparu, et le maître de la Guilde s'accroupissait devant elle. L'espace d'un instant, elle espéra qu'il lui donnerait un antidote, ou au moins qu'il l'amènerait en lieu sûr jusqu'à ce qu'elle se rétablisse. Au travers de son voile d'inconscience, elle perçut un éclat métallique, puis une douleur brûlante dans son ventre.
Un frémissement la parcourut quand Mercer retira sa lame. Après une dernière moquerie, il l'abandonna. Sa panique grandissante ne suffit même pas à accélérer les battements de son cœur. Un froid inarrêtable grimpa du bout de ses doigts jusqu'en haut de ses membres. L'obscurité l'engloutit.
Un hoquet étranglé sauta de ses lèvres. À quelques pas d'un feu, les doigts serrés contre son flanc, elle haleta jusqu'à retrouver un semblant de sérénité. Une voix doucereuse la fit grincer des dents :
- Mauvais rêve ?
Ilit montait la garde, assise sur un rocher. Sa silhouette généreuse se découpait devant les cratères rouges de Masser. Peut-être était-ce dû à l'obscurité, mais la lueur jaune de ses yeux semblait plus animale que jamais.
Encore secouée par son souvenir cauchemardesque, Siltafiir ne pensa même pas à s'énerver. Elle marmonna quelque chose qui ressemblait à un oui, redressa son masque et ramassa ses affaires. À quelques mètres du camp, loin de toute oreille indiscrète, elle s'assit lourdement par-terre, derrière un buisson couvert d'un duvet blanc, et fouilla son sac.
Ses doigts tremblants en extirpèrent une gemme noire aux reflets violets. L'âme de Mercer émettait un halo terne qui se remarquait à peine dans la pénombre nocturne. S'étant rappelé qu'il ne pouvait plus faire de mal à personne, et surtout pas à elle, elle remit la gemme dans son sac et s'affaissa, les coudes mollement posés sur les genoux.
Tu t'es laissée distraire.
- J'ai oublié ma mère ! gronda-t-elle avant de paniquer.
Elle tourna sur elle-même, soulevant une petite tornade de neige, pour s'assurer que personne ne l'espionnait. Rassurée par le voile de flocons qui tombait du ciel et étouffait tous les bruits, elle s'installa en tailleur et reprit d'un ton piteux :
- Ma propre mère.
Et tu oublieras tout le reste si tu continues à laisser Ursanne te vaincre de cette manière.
- Réconfortant.
- À qui parlez-vous ?
D'un bond, elle sauta sur ses pieds, se retourna, puis glissa sur la neige à demi-fondue par son postérieur. Frottant celui-ci, elle posa son œil sur l'intruse. Les bras croisés et le bas du corps caché par le buisson enneigé, Ilit réitéra sa question.
- À moi-même, rétorqua-t-elle en se relevant prudemment.
- Je ne suis pas stupide.
Siltafiir oscilla de la tête en grommelant pour bien montrer qu'elle levait les yeux au ciel et usa de ces quelques secondes pour s'inventer une excuse.
- Je parlais aux rotmulagge.
Un reniflement amusé échappa à Ilit. Siltafiir serra le poing, prête à lui faire regretter cette moquerie, mais la Parleuse s'expliqua avec un rire amer :
- Miraak faisait souvent la même chose.
Elle marqua une courte pause, plissa les paupières et demanda :
- Savez-vous où il est ?
- En Apocrypha.
Elle baissa les yeux en soupirant. Aucune autre question ne traversa ses lèvres, ce qui attisa la suspicion naissante de Siltafiir.
- Vous saviez déjà qu'il s'y trouvait.
- Il aurait pu s'enfuir, dit-elle avec une lassitude qui trahissait un manque total de conviction, ou mourir.
Une déduction presque trop sensée démangea Siltafiir ; de toutes les personnes qui avaient connu Miraak, combien étaient au courant de ses affaires avec Hermaeus-Mora ? Et surtout, combien auraient prononcé son nom avec un ton si vibrant ?
- Ce masque vous appartenait, affirma-t-elle en pointant son propre visage.
Soudainement alerte, Ilit décroisa les bras et fixa Siltafiir sans cligner.
- Comment le savez-vous ?
Peu désireuse de révéler qu'elle avait espionné le dernier baiser d'Ilit et Miraak, Siltafiir bredouilla qu'il s'agissait d'un coup de chance. Bien entendu, son interrogatrice n'y crut pas. Fouillant les autres souvenirs de Miraak, elle y dénicha une meilleure explication.
- Paarthurnax m'a dit qu'il était proche de Krosis. À vous entendre parler de lui, j'en ai déduit que c'était vous.
Un grognement si mécontent que convaincu la rassura.
- Lui aussi, il est encore vivant…
Les bras à nouveau croisés, Ilit s'excusa d'avoir interrompu sa méditation et retourna au camp. Siltafiir s'effondra immédiatement sur son cercle de neige fondue. La satisfaction d'avoir découvert l'identité véritable d'Ilit succombait déjà à la lassitude ; après ce voyage interminable jusqu'au Château Volkihar, elle devait encore débarrasser Solstheim de Miraak en plus de se libérer elle-même de Vaermina.
Elle pria les divins qu'ils ne lui envoient aucune autre épreuve à surmonter et regretta instantanément sa demande. Mieux valait ne pas leur donner de mauvaises idées.
⁂
Entre les crocs de Morsara, les sorts de Serana, les cris de Siltafiir et les tirs d'Ilit, Harkon tomba presque trop vite au goût de l'Enfant de Dragon. Malgré l'effervescence qui suivit le combat, elle ne trouva aucune occasion de s'accaparer l'arc d'Auri-El — Ilit gardait toujours une main dessus, décelant sûrement les intentions de la voleuse. Abandonnant ses idées de larcin, elle appela Durnehviir à peine sortie du château.
Elle aimait bien Odahviing, mais la simple idée d'avoir à endurer ses jérémiades la faisait grincer des dents. Durnehviir, au contraire, s'extasiait devant tous les paysages que son emprisonnement avait effacés de sa mémoire. En plus, il la couvrait de remerciements.
Quelques minutes de vol la rassérénèrent. Elle autorisa même Durnehviir à ralentir pour profiter du soleil couchant. Distraits par les teintes roses et dorées qui peignaient les montagnes, le dragon et sa cavalière perdirent toute notion du temps. Il sursauta et plana soudainement vers le sol.
- Le Cairn de l'Âme m'appelle, maugréa-t-il, je ne peux vous emmener jusqu'à votre destination. Krosis, Qahnaarin.
- Ce n'est pas grave, Blancherive n'est plus très loin.
La ville se découpait nettement au milieu des plaines. Si ses estimations étaient justes, elle l'atteindrait juste après la tombée de la nuit. Durnehviir étendit les pattes pour atterrir, Siltafiir se prépara à sauter de son cou, mais une poix noirâtre les enveloppa en un instant.
Les serres du dragon s'enfoncèrent dans le sol poussiéreux du Cairn, au milieu de la structure où leur combat avait eu lieu. Siltafiir bégaya, stupéfaite, puis appuya le front de son masque sur l'échine de sa monture.
- Krosis, répéta-t-il d'un air piteux, j'ai manqué d'attention.
- Moi aussi, admit-elle sur le même ton.
Un mouvement attira leur attention ; deux femmes aux sacs lourdement remplis poussèrent une porte et trottèrent vers la sortie. Elles s'immobilisèrent en même temps quand Durnehviir approcha.
- Que faites-vous ici ? s'étonna Serana en repérant l'Enfant de Dragon.
En quelques mots, elle leur conta son détour inopiné. De leur côté, les vampires avaient rassemblé les affaires de Valerica, enfin libérée de son emprisonnement millénaire, et s'apprêtaient à retourner sur Nirn. Elles acceptèrent presque sans hésiter quand Siltafiir offrit de les déposer à la sortie du Cairn.
La nuit était bien avancée quand elle atteignit enfin Blancherive. Impatiente de se jeter sur son lit, elle poussa la porte de sa demeure de tout son poids. Le verrou résista. Entre deux jurons, elle fouilla son sac et, pour changer, ne trouva pas sa clef. L'appréhension la saisit quand elle déterra à la place son matériel de crochetage. Elle inspira, déglutit, puis s'attaqua à la serrure.
Un seul crochet succomba à son effraction. Surprise par sa rapidité, elle se tint quelques secondes devant la porte entrouverte. Cela lui écorcherait la langue, mais elle se devait de remercier Cynric dès qu'elle le reverrait. Ou au moins d'admettre que ses cours portaient leurs fruits.
Elle appela Lydia — pas trop fort au cas où elle dormirait — mais Nahlaas l'informa qu'elle ne se trouvait pas dans la maison. Les braises presque éteintes du foyer corroboraient ses dires. La huscarl vidait sûrement des pintes à la taverne. Combattant son désir de monter s'emballer dans ses couvertures, Siltafiir se força à replacer quelques bûches dans le cercle de pierres et à leur cracher un yol peu motivé dessus.
Comme pour lui reprocher son manque d'entrain, les flammes fouettèrent le vide en direction de ses genoux. Une vague de chaleur s'infiltra dans les fentes de son masque. Le salon disparut derrière la lumière aveuglante du feu, les cicatrices de Siltafiir s'embrasèrent, la terreur l'étrangla.
Tremblante, haletante, elle réalisa soudainement qu'elle se trouvait par terre, adossée à la porte. À tâton, elle s'empara de la poignée, grâce à laquelle elle se hissa sur ses pieds et tituba dehors. Arrachant son masque, elle inspira une bouffée d'air glacé qui lui tordit l'estomac et la plia en deux, juste au-dessus des pots de fleur qui bordaient la maison.
Elle se calma lentement, aidée par les encouragements de Nahlaas et la peur de se faire surprendre en train de vomir. Heureusement, le froid et l'heure tardive avaient poussé tous les témoins potentiels à s'abriter. Elle faillit pousser la porte pour enfin se mettre au lit, mais l'idée de s'enfermer dans les ténèbres de sa chambre, éclairée seulement par les flammes qui embrasaient ses souvenirs, la convainquit de se rendre à l'auberge. Et puis, il lui fallait rincer le goût âcre qui tapissait sa bouche.
Un peu d'hydromel et un repas léger la remettraient d'aplomb, décida-t-elle, et Lydia apprécierait sûrement d'être informée de son retour. Elle la trouva à l'auberge, assise à la table la plus éloignée de l'entrée, en plein bras de fer contre une mercenaire nordique dont elle avait oublié le nom. Le temps qu'elle les rejoigne, Lydia avait remporté leur duel.
- Bien joué.
- Mon thane ! s'exclama-t-elle en sautant sur ses pieds.
- Vous pouvez continuer, la rassura-t-elle en saluant l'autre Nordique d'un mouvement de la tête, je suis juste là pour manger.
- Mais, euh, comment s'est passé ?…
- Les vampires n'envahiront pas Tamriel.
Sur ces mots, elle leur faussa compagnie pour s'accouder au comptoir. L'aubergiste à moitié endormie se réjouit de n'avoir qu'à lui servir une bouteille et un bol de la soupe de pommes-de-terre qui bouillonnait déjà sur le feu. Elle retourna près des duellistes qui avaient repris l'affrontement et s'incrusta à leur table. La mercenaire, nommée Uthgerd, gagna cette fois-là, mais Lydia maintint une avance confortable d'au moins trois victoires durant tout le repas de son thane.
Celle-ci ne savourait pas sa soupe, l'appétit presque coupé par les quelques regards qui rencontraient son faciès avant de se détourner trop précipitamment. Elle s'étonna tout de même de voir un Khajiit sortir de la pièce du fond — les hommes chats se faisaient rares dans les villes de Bordeciel. Il ralentit en la voyant, puis quitta l'auberge sans un bruit, emballé dans une cape si longue que sa queue en dépassait à peine.
Elle se dépêcha de vider son bol et de saluer Uthgerd, imitée dans la hâte par sa huscarl qui courut dehors à sa suite. Lydia profita du trajet pour lui demander des détails sur son affrontement vampirique. Somnolente, elle lui répondit d'un ton absent et bâilla à s'en décrocher la mâchoire quand elles atteignirent enfin la maison. Une courte frayeur saisit Lydia quand elles trouvèrent la porte déverrouillée.
- J'ai oublié de fermer derrière moi, confessa la coupable en se frottant la nuque.
Après un soupir soulagé, la huscarl annonça qu'elle allait se coucher. Siltafiir posa son sac et la suivit, trop désireuse d'en faire de même. Nahlaas la coupa dans son élan.
Quelqu'un se trouve dans ta chambre. C'est le Khajiit de l'auberge.
D'après lui, l'intru attendait, accroupi, juste à côté de la porte. L'embuscade parfaite. Équipée d'une bougie, elle grimpa les marches d'un pas aussi assuré que possible pour qu'il l'entende bien. Murmurant laas en haut des marches, elle vit clairement la silhouette rouge qui patientait de l'autre côté du mur.
Sans ralentir, elle posa son bougeoir sur une commode, devint invisible, dégaina son arme, ouvrit grand la porte et recula d'un pas. Une dague fendit l'air juste devant ses yeux, suivie d'une tête couverte de poils noirs. Le Khajiit regarda frénétiquement à droite et à gauche, tourna ses oreilles — une aussi noire que le reste de son pelage, l'autre d'un blanc immaculé — puis ses naseaux frémirent.
Il esquiva un coup de hache de justesse, feula un juron et, d'un geste vif, tira sa cape au-dessus de sa tête. L'épaisse couche de laine tomba sur Siltafiir qui s'en dépêtra tant bien que mal. Elle vit tout juste le fil de la lame scintiller devant son seul œil fonctionnel.
feim
L'attaquant tituba au-travers de son corps fantomatique à l'instant où Lydia, à moitié déshabillée, surgissait de sa propre chambre. Il jura encore et sauta au bas des escaliers. Les deux femmes le suivirent trop tard ; les planches qui entouraient la serrure étaient brisées, de toute évidence par un coup de pied bien placé.
Comme une furie, Lydia se précipita dehors pour arroser le fuyard d'insultes, mais il avait déjà disparu dans la nuit et elle se voyait mal le poursuivre sans pantalons. Elle accorda un soupir désolé à la porte et s'efforça d'en pousser le battant sans empirer les dégâts.
Parfaitement réveillée, Siltafiir fixait le bois tordu. Son cœur refusait de se calmer. La raison lui soufflait que l'assassin ne se montrerait pas assez bête pour revenir cette nuit-là, mais son épaule la lançait dès qu'elle pensait à la dague luisante qui avait failli l'occire.
- Je vais passer la nuit ailleurs, dit-elle précipitamment.
Au milieu des escaliers, Lydia se retourna d'un mouvement brusque.
- Quoi ? Où ?
- À Faillaise, décida-t-elle en ramassant son sac.
D'un laas, elle s'assura que personne ne l'attendait dehors, puis s'enfuit sans répondre aux protestations de Lydia. Arrivant aux portes de la ville, elle ne cessait de regarder par-dessus son épaule. Les gardes ne s'étonnèrent pas de la revoir si vite, surtout après les démonstrations vocales de sa huscarl, et la laissèrent passer sans demander d'explication.
Durnehviir ne montra pas la même retenue ; à peine invoqué, il lui demanda ce qui troublait son âme. Malgré sa nervosité vibrante, elle parvint à lui dire presque poliment que ça ne le concernait pas. Il s'inclina respectueusement et lui offrit sa nuque.
Dès qu'ils décollèrent, une profonde lassitude envahit Siltafiir. Elle piquait du nez, bercée par les battements d'ailes, et faillit tomber plusieurs fois durant le trajet. L'atterrissage ne la réveilla guère. Dans sa somnolence, et peu aidée par son œil manquant, elle oublia quelle distance la séparait du sol. Sa semelle rencontra le vide, elle bascula en avant et tomba à plat-ventre.
- Qahnaarin ? Los hi ahraan ?
- Non, ça va, grommela-t-elle en se relevant.
Elle s'obligea à remercier Durnehviir et même à lui souhaiter une bonne nuit avant de traîner les pieds jusqu'à l'entrée de Faillaise. L'ayant vue arriver, les gardes avaient déjà ouvert les portes et, comme ceux de Blancherive, ne posèrent aucune question.
Le trajet jusqu'à la Souricière lui parut trois fois plus long que d'habitude. Enfin devant son lit, elle se félicitait d'avoir esquivé l'attention de tous ses collègues et s'apprêtait à s'effondrer sur le matelas de paille, quand une ombre surgit derrière elle.
- Tu ne pourrais pas revenir à un meilleur moment, commença Brynjolf, Maven veut…
- Demain.
Elle tomba tête la première sur son oreiller et feignit le sommeil jusqu'à ce qu'il cesse de la harceler. Certaine qu'il ne regardait pas dans sa direction, elle s'installa confortablement sous sa couverture. Elle s'assura qu'aucun être suspect n'arpentait les ombres du réservoir, puis baissa sa paupière.
À croire qu'il avait guetté son réveil, Brynjolf lui tomba dessus dès qu'elle quitta ses draps. Elle dut s'armer de patience — et de grommellements infusés de Thu'um — pour le convaincre de la laisser se nourrir avant de répondre à la convocation de Maven. Si elle tenait spécifiquement à voir l'Enfant de Dragon, elle attendrait que l'Enfant de Dragon soit prêt à la voir.
Vekel la salua d'un sourire lumineux et lui servit une portion généreuse de ragoût quand elle se présenta au bar. Elle repéra vite une place libre, ainsi que Cynric qui partageait une table avec Vipir et deux nouvelles recrues. Deux femmes, une Nordique et une Bosmer. Et belles, en plus !
Elle dut passer à côté d'eux pour atteindre son siège. Cynric n'avait jamais montré d'inconfort devant son faciès, certains de ses commentaires à ce propos l'avaient même faite rire. Pourtant, à cet instant, comparée aux deux visages normaux qui trônaient sur deux corps bien plus appétissants que le sien, elle ne pensait qu'à se jeter sous l'eau à l'abri de tous les regards.
- Tu es vivante.
Trop tard pour se noyer, Cynric l'avait repérée. Peut-être était-ce dû à sa nervosité, mais il lui paraissait plus froid que jamais. Elle força ses lèvres à se plier en un sourire et salua le quatuor qui interrompit un jeu de cartes pour lui rendre la pareille — la Bosmer avait amassé un tas de pièces plus que respectable. Juste avant de s'enfuir, Siltafiir se remémora sa bonne résolution.
- Tes leçons ont servi, j'ai pu ouvrir tous les verrous qui me bloquaient la route.
- J'espère bien, après tout le temps que j'y ai perdu, cracha-t-il en baissant les yeux sur ses cartes.
Par habitude, elle leva l'œil au ciel, et partit juste assez vite pour dissimuler son air dépité. Une seule chaise bordait la table qu'elle avait élue, et celle-ci lui donnait une vue imprenable sur le dos de Cynric. Malgré toute sa volonté, son attention se détourna presque immédiatement du ragoût.
Aucune promesse ne les liait, aucune affection particulière qui méritait des salutations chaleureuses. Il pouvait bien s'intéresser aux personnes qu'il voulait sans qu'elle s'en mêle. La jambe qu'il frottait à celle de la Bosmer ne la concernait absolument pas. Les nœuds dans sa gorge et son ventre n'avaient rien à y faire, rien du tout. Elle avala son repas sans rien montrer de ce malaise qui, d'ailleurs, n'existait même pas. Comment le pouvait-il puisqu'il n'avait aucune raison d'être ?
En plus, Ralof l'attendait.
À suivre…
Voilà mon cadeau de Noël (ou de toute autre fête que vous pourriez célébrer) : un chapitre posté avec moins d'un an d'attente. J'suis sympa, hein ?
Attention ! Je vais me plaindre d'une partie du jeu qui m'agace de plus en plus à mesure que j'y pense : l'Enfant de Dragon peut lire un Parchemin des Anciens sans préparation durant la quête principale, alors pourquoi a-t-il besoin d'un tas de papillons pour lire les coordonnées du Val Oublié ? Bref, j'ai coupé la partie avec les phalènes parce que voilà.
Joyeuses fêtes à toutes et tous !
Termes draconiques
Los hi ahraan ? — Êtes-vous blessée ?
