Suyahhe ! Câlins
Des contrebandiers gênaient le commerce de Maven. En temps normal, les gardes de la ville ou quelques mercenaires suffisaient largement à la débarrasser des vermines, mais celles-là se montraient plus tenaces que les autres.
La Guilde demandait des sommes plus conséquentes que ses autres options, surtout depuis que Brynjolf avait remplacé Mercer — derrière ses airs décontractés se cachait un négociateur acharné — mais le service valait son prix. En moins d'une journée l'Enfant de Dragon élimina sa concurrence.
La petite Brétonne lui avait assuré la possession de son titre de jarl même si Ulfric obtenait le trône, offert un dragon pour protéger sa ville, et voilà qu'elle servait même à préserver son commerce. Mieux valait conserver ses bonnes grâces, et rien de plus efficace qu'un cadeau pour que les gens se sentent redevables.
Siltafiir se sentit effectivement redevable en visitant sa nouvelle maison. La découverte d'un laboratoire d'alchimie entièrement équipé au sous-sol la fit sautiller comme une gamine. L'autel d'enchantement l'enthousiasma beaucoup moins. Un défaut la convainquit cependant de dormir ailleurs : à moins de cinq pas du lit, une porte donnait sur un balcon, lui-même équipé d'escaliers qui offraient un accès aisé depuis l'extérieur de la ville.
Autant suspendre un panneau invitant tous les assassins du pays à lui rendre visite. Et puis, Ralof avait assez attendu. Profitant de son nouveau balcon, elle quitta l'enceinte de la ville et invoqua Durnehviir sans perdre un instant. La nuit couvrait déjà Vendeaume quand elle atteignit le palais d'Ulfric.
Elle contint sa joie quand le chambellan lui annonça que Ralof se trouvait bien dans sa chambre et évita de toutes ses forces de se précipiter vers lui. Les escaliers et couloirs s'étiraient sans fin, mais elle arriva à destination sans se ridiculiser. Poussant la porte avec entrain, elle trouva Ralof en train de plier des vêtements sur son lit, dos à la porte.
- Te voi… là ? dit-il en se retournant. Siltafiir ?
- Surprise, roucoula-t-elle en lui sautant au cou.
Il répondit à son baiser sans cesser de jeter des coups d'œil à l'entrée. Le temps qu'elle le remarque, la porte s'était ouverte. Un nuage de boucles blondes se dressait dans l'encadrement, la bouche aussi ronde que son adorable nez.
- Pardon, je ne voulais pas déranger.
Décidément, toutes les femmes qu'elle croisait étaient plus belles les unes que les autres. Les bras de Siltafiir se resserrèrent d'eux-mêmes autour de son homme. Celui-ci ne voyait pas les choses sous le même angle, il la décrocha de son cou et sourit à l'intruse.
- J'en ai pour une minute.
Celle-ci hocha la tête et disparut comme une ombre. Ralof s'éclaircit la gorge et lui posa une main sur l'épaule.
- C'était Sorlena, tu l'as vue au Haut-Hrothgar, je crois. On doit discuter des préparatifs pour demain.
- Quels préparatifs ?
- Une mission pour reprendre Fortdhiver. Je vais être occupé toute la soirée, et on doit partir à l'aube. Il vaudrait peut-être mieux…
Il fixa le sol un instant en se mordant la lèvre.
- Que je passe la nuit ailleurs ?
Elle n'essaya pas de dissimuler sa déception quand il acquiesça, les yeux toujours baissés. Il s'excusa, lui embrassa le front, se justifia en disant qu'il n'aurait pas une minute à lui accorder et l'embrassa encore.
- Tu sais quand vous serez de retour ?
- Dans trois semaines, peut-être un mois.
Ravalant sa déprime, elle lui décocha un sourire aussi crispé que sincère et promit de lui rendre visite un mois plus tard, jour pour jour. Il l'accompagna jusqu'à la porte, l'embrassa une dernière fois et lui rappela qu'il l'aimait. Ces mots la convainquirent de démêler ses doigts de sa tunique.
Malgré tout, alors qu'elle traversait le couloir en sens inverse, elle ne pouvait se défaire de l'idée qu'il venait de la jeter dehors. Cette pensée la tirailla jusqu'à l'auberge, et même jusqu'au lendemain. Peu désireuse de subir l'inquiétude de Durnehviir ou les maugréements d'Odahviing, elle choisit de partir à pied. On lui pardonnerait bien un peu de temps perdu.
Le craquement de la neige sous ses semelles, les sifflements du vent et la danse enjouée des flocons parvinrent presque à la relaxer. Nahlaas lui vida l'esprit de ses inquiétudes restantes en lui demandant de lui parler de toutes les odeurs alentour. Alors qu'ils arrivèrent dans une zone plus chaude d'Estemarche, elle lui décrivit les changements de température et les différentes textures du sol. Ils ne croisèrent aucune âme pendant plus de la moitié du trajet, à l'exception de quelques loups qui fuirent dès qu'elle leur grogna dessus.
Au milieu de l'après-midi, un quatuor de brigands inconscients l'aborda. Leurs menaces amusées se muèrent vite en agacement devant le manque de réactivité de leur victime. Yol dévora trois d'entre eux avant qu'ils ne puissent lever leurs armes, le quatrième détala comme un lièvre. L'un des brûlés, un Impérial au nez tordu, s'agitait encore pour éteindre ses vêtements. À peine y parvint-il qu'un coup de hache lui fendit le crâne.
Siltafiir aurait repris sa route sans leur accorder plus d'attention, mais Nahlaas avait une autre idée. D'un ton excité, il lui demanda de rester un moment aux côtés de sa dernière victime. Il s'extirpa du bâton et s'infiltra dans le corps inerte.
Un soubresaut l'agita, puis il s'assit d'un mouvement brusque.
- J'ai vraiment réussi à… commença-t-il en regardant ses mains toutes neuves… à… AAAAH !
Siltafiir sursauta. Nahlaas s'empoigna la tête, poussa un râle tout droit sorti des pires cauchemars de Quagmire et bondit hors du corps, directement dans le bâton. Le cadavre retomba sur le dos, le visage figé dans un cri silencieux, les mains levées de chaque côté de sa tête comme si on le menaçait d'une flèche.
Mauvaise idée !
- De posséder un corps mortellement blessé ? s'exclama-t-elle d'un ton entre le cri et le couinement. J'aurais pu te le dire !
Je ne savais pas que la douleur était aussi !... Aussi !...
- Douloureuse ? grinça-t-elle.
Oui !
Son ton horriblement indigné la plongea dans un fou rire nerveux.
Content de voir qu'au moins un de nous deux s'amuse, siffla Nahlaas dès qu'elle se calma, ce qui raviva son hilarité.
Il ravala ses autres plaintes de peur de prolonger ce spectacle ridicule. Son rire dompté, ils reprirent leur chemin et n'eurent à endurer aucun autre contretemps sur toute la route. Le lendemain matin, Faillaise les accueillait. Siltafiir passa une bonne partie de la journée au lit, dans la Souricière.
Au soir, elle s'accouda au bar de la Cruche Percée en quête de pain, de fromage et d'hydromel. Son butin en mains, elle chercha le siège libre le plus proche dans la foule dense. Elle ne trouva que Cynric, qui détourna le regard dès qu'il croisa le sien, et une silhouette trop familière assise en face de Delvin. L'oreille blanche et l'oreille noire qui dépassaient de son capuchon ne laissaient aucune place au doute.
Son sang bouillonna. Elle joua des coudes pour atteindre la table sans perdre un instant. Son assiette de bois s'écrasa entre Delvin et le Khajiit, éparpillant ses tranches de pain et d'eidar alentour. Ils sautèrent de leurs sièges d'un même mouvement, mais elle fixa l'assassin et gronda :
- Assis !
Presque tous les clients du bar obéirent — ceux qui n'avaient pas de tabouret optèrent pour le sol ou les cuisses de leurs collègues. Un doigt levé, elle s'apprêta à lui faire regretter d'être venu au monde, mais sa curiosité l'emporta.
- Qu'est-ce qu'il fait là ? dit-elle en tournant son attention sur Delvin.
Il bégaya un moment avant de lui montrer un losange métallique serti d'un unique rubis qui lui rappelait désagréablement l'œil d'Alduin. L'assassin voulait authentifier cette amulette qui avait supposément appartenu à un membre du Conseil impérial.
- J'ai une question très simple pour toi : es-tu prêt à collaborer avec des gens qui ont essayé de me tuer deux fois ?
Les sourcils presque inexistants du Bréton se soulevèrent, avant de retomber si bas qu'ils projetèrent une ombre menaçante sur ses yeux. Il poignarda le Khajiit des pupilles.
- Une erreur sincère, paniqua l'accusé.
- Vous vous êtes trompé de cible ? cracha l'accusatrice.
Le silence était tombé sur la Cruche Percée, tous écoutaient la conversation, prêts à intervenir. Il observa nerveusement les spectateurs. Sa longue queue fouettait l'air et ses oreilles demeuraient horizontales, plaquées en arrière. Siltafiir réprima difficilement un ricanement devant sa nervosité palpable.
- S'kreddi ne savait pas que vous faisiez partie de la Guilde.
Cet argument convainquit Delvin trop rapidement au goût de Siltafiir. Une simple promesse de la rayer de la liste de contrats de la Confrérie suffit à le calmer, et il reprit la discussion comme de rien. Elle ne l'entendit pas de cette oreille.
- Qui veut ma mort ?
Son ton agressif dressa quelques poils sur la queue du Khajiit. Il protesta faiblement — ça ne se faisait pas de dénoncer un client — mais elle plaqua ses deux mains sur la table. La tentation de lui arracher la réponse en hurlant lui brûlait la langue, pourtant elle n'échappa qu'un murmure :
gol hah
Il frémit de la tête aux pattes, puis maintint une immobilité parfaite en la fixant. Le cœur de Siltafiir accéléra, le sang lui monta à la tête, une étrange chaleur l'emplit. Elle désirait uniquement lui arracher une information, mais avec une phrase de plus elle pouvait lui ordonner de se trancher lui-même la gorge. Ou d'éliminer toute la Confrérie avant de se suicider. Elle secoua la tête et répéta sa question sans rien y ajouter.
- Jalossa Telvanni, avoua-t-il immédiatement.
Yeux écarquillés, il couvrit son museau avec ses paumes. Siltafiir chercha un instant sa mémoire, incapable d'associer un visage à ce nom.
- Où est-elle ?
Il retira ses mains juste assez longtemps pour répondre clairement :
- Épervine.
Un sourire jubilatoire fendit le visage de Siltafiir. Elle annonça qu'il l'accompagnerait là-bas dès qu'elle aurait fini son repas. Si cette Jalossa ne se trouvait plus à Épervine, il l'aiderait à la localiser qu'il le veuille ou non.
Penaud, il chevaucha Odahviing en sa compagnie. Elle s'étonna de n'entendre presque aucun grommellement venant du dragon, mais une préoccupation plus importante accapara ses pensées.
- Il me faut une gemme spirituelle noire. Tu sais où en trouver ?
- Nous en avons au sanctuaire. Il est tout proche d'Épervine, nous n'aurons pas un grand détour à faire.
Il ne perdait plus de temps à paniquer quand il lui révélait des informations confidentielles, résigné à n'être qu'un pantin impuissant aussi longtemps qu'elle le désirerait. Au moins, Delvin lui avait fait promettre de ne tuer aucun membre de la Confrérie tant qu'ils ne menaçaient plus sa vie. Malgré tout, la peur agitait sa queue alors qu'ils atterrissaient à proximité du sanctuaire. Astrid n'apprécierait pas l'intrusion.
Avec un peu de chance, elle se trouvait loin de son bureau. Il pourrait s'y glisser, prendre une gemme et ressortir sans que personne ne le remarque. Ses prières se réalisèrent ; dans un silence complet, il fouilla les affaires de sa cheffe et ressortit de la pièce en brandissant sa prise.
L'Enfant de Dragon le regarda à peine en empochant la gemme, focalisée sur les escaliers qui menaient au cœur du sanctuaire. Elle les emprunta sans explication et lui ordonna de la suivre.
Il crut un moment qu'elle allait briser sa promesse et commettre un massacre, mais elle trotta avec légèreté jusqu'à un mur arrondi auquel il n'avait jamais prêté beaucoup d'attention. Veezara et Arnbjorn cessèrent d'entretenir leurs armes pour la fixer alors qu'elle frôlait des gravures pointues du bout des doigts . Astrid choisit ce moment pour sortir de la salle à manger. Comme prévu, elle apostropha l'intruse de sa voix la moins avenante.
- Je ne fais que passer, expliqua-t-elle en s'écartant du mur, pour vous transmettre un message de Delvin.
Après de rapides clarifications, la cheffe de la Confrérie s'excusa d'un ton qui semblait sincère — une rareté venant de celle qui n'admettait jamais ses erreurs — mais demanda quand même comment elle était entrée. S'kreddi pâlit sous ses poils quand elle le désigna.
- Ne lui en voulez pas, il n'a pas le choix. D'ailleurs je vais vous l'emprunter encore un moment.
Elle tourna les talons et lui fit signe de venir. Astrid protesta et les suivit à grands pas, imitée par les deux autres assassins présents. L'Enfant de Dragon réagit immédiatement :
- Bo ni !
Comme dans la Souricière, sa voix s'insinua dans les os de l'auditoire. Personne n'osa plus bouger un muscle. Satisfaite, elle leva le menton, échappa un ricanement et traîna son esclave dehors. Ils marchèrent jusqu'à Épervine en élaborant des plans pour se débarrasser discrètement de Jalossa. Celle-ci occupait une chambre de l'auberge, il fallait donc l'attirer dehors si Siltafiir voulait la questionner sans attirer d'attention indésirable.
- Vous ne savez vraiment pas pourquoi elle veut me tuer ?
- Le mobile de nos clients n'a aucune importance tant qu'ils peuvent payer.
- Ils n'essaient jamais de se justifier ?
- Si, très souvent. Mais pas elle.
Elle grogna sa frustration, mais il lui proposa une stratégie pour extirper leur cible de l'auberge. Convaincue, elle lui confia son masque et attendit dans la forêt qui bordait la ville.
Il se réjouit de trouver Jalossa toujours dans la même chambre. Après plus de trois mois d'attente, il n'aurait pas été surpris d'apprendre son départ. Allongée sur son lit, plongée dans un livre, il lui fallut quelques secondes pour comprendre ce que signifiait la présence de ce visiteur tant attendu. Elle sauta sur ses pieds et se rua sur lui.
- Est-ce que… c'est fait ?
Ses mèches auburn bondissaient autour de son visage triangulaire alors qu'elle trépignait d'impatience, agitant les poings comme une gamine.
- Une nouvelle âme a rejoint Sithis, murmura-t-il de sa voix la plus mystérieuse.
Il prouva la véracité de son mensonge en lui présentant le masque de l'Enfant de Dragon. Elle s'en empara en couinant de plaisir. Dès que ses effusions de joie se calmèrent, il s'éclaircit la gorge et tendit la paume pour obtenir son paiement. Elle sautilla jusqu'à son sac et en extirpa une lourde bourse. Alors qu'elle en dénouait le cordon, ses sourcils se froncèrent.
- Vous avez caché le corps ?
- Au fond d'un lac, acquiesça-t-il.
Ses yeux sanguins s'illuminèrent, puis elle commença à compter ses septims. Honoraires en poche, S'kreddi retourna aux côtés de sa maîtresse. Elle se montra étonnamment patiente quand il lui annonça que l'étape suivante de leur plan consistait à attendre.
⁂
Assise par terre, loin de toute aide potentielle, Jalossa réévaluait sérieusement la pertinence des choix qui l'avaient menée jusque-là. Elle entendait à peine les menaces de l'Enfant de Dragon étouffées par le masque qu'elle avait récupéré, et surtout par les battements paniqués de son propre cœur.
- Alors ?
- C'est que… J'étais… Ma situation…
Aucune des excuses qui lui venaient en tête ne pouvaient justifier une tentative d'assassinat. Bras croisés, tapant du pied de plus en plus vite, Siltafiir perdit patience au bout de quelques secondes à peine.
GOL HAH
Elle lui demanda pour la troisième fois ce qui l'avait motivée à engager la Confrérie.
- Vous m'avez humiliée ! s'exclama-t-elle en redressant le dos. Et rendue sourde d'une oreille, ajouta-t-elle en pointant le côté gauche de sa tête.
- J'ai… quoi ?
La surprise et la confusion atténuèrent presque sa colère.
- Vous m'avez crié dessus à Markarth, j'ai cru mourir !
- Markarth ? répéta-t-elle en se frottant l'arrière du crâne. Je ne… Oh ! L'usurpatrice !
Elle croyait que la haine qu'elle ressentait pour cette Dunmer avait atteint son paroxysme. Grosse erreur.
- Si je résume bien, susurra-t-elle en s'accroupissant devant sa proie, vous vous êtes appropriée mon identité pour qu'on vous offre des pintes gratuites, et quand je vous ai démasquée vous avez décidé de vous débarrasser de moi ?
- Oui, couina-t-elle sans l'énergie qui l'animait un instant plus tôt.
L'envie de lui arracher les membres démangeait Siltafiir, mais elle se contenta de dégainer la gemme noire récupérée au sanctuaire. Jalossa jeta un regard terrifié à S'kreddi. Adossé à un arbre, il ne montra aucune réaction. À la première supplique qui traversa ses lèvres, l'Enfant de Dragon la coupa :
RII VAAZ ZOL
Les lueurs de son âme tourbillonnèrent dans les airs un instant avant d'être dévorées par la gemme. Son corps faillit tomber sur le dos, mais ses muscles se contractèrent et la maintinrent en position assise. Il se leva difficilement en crachant des râles à glacer le sang.
Alors que Siltafiir se demandait ce qu'elle pourrait bien faire de ce cadavre animé, Nahlaas surgit de son bâton sans prévenir. L'assassin et elle poussèrent le même cri surpris quand il pénétra les chairs zombifiées. Le regard vitreux de la morte retrouva sa vivacité et un sourire fendit son visage.
- J'ai un corps ! s'exclama Nahlaas en agitant ses mains.
Cela sortit Siltafiir de sa stupeur. Elle ouvrit les bras juste à temps pour accueillir le câlin le plus étouffant de sa vie. Un léger parfum de fumée se dégageait de son ami. Il lui frotta le dos en gloussant.
- Tu tiens chaud, se réjouit-il, et tu pues !
Il s'écarta, s'empara de ses mains et sautilla sur place.
- Je veux manger quelque chose !
Après avoir ordonné au Khajiit choqué de reprendre ses activités habituelles sans poser de question, elle appela Durnehviir. Jalossa avait sûrement dégusté son dernier repas à l'auberge d'Épervine, mieux valait emmener son corps dans une autre ville pour n'éveiller aucune suspicion.
Nahlaas rit à gorge déployée pendant presque tout le vol, penchant la tête à droite et à gauche pour sentir le vent dans ses cheveux. De retour à Faillaise, Siltafiir marcha droit vers le Dard de l'Abeille pour commander une assiette aussi variée que possible pour lui et un ragoût de venaison pour elle.
Prudente de ne renverser aucune carotte, elle ramena sa prise à leur place où il attendait en martelant la table de ses paumes. Il s'empiffra sans attendre. Son amie l'observa en mâchonnant ses patates.
Le saumon et les poireaux l'enthousiasmèrent tant qu'il postillonna partout pour le lui annoncer. Le chou ne reçut en revanche qu'une grimace déçue, mais le fromage de chèvre rattrapa cet écart en lui arrachant un soupir extatique.
Dès qu'il termina de saucer son assiette avec un bout de pain, il commença à piquer du nez. Siltafiir se leva et l'encouragea à l'imiter, mais il appuya sa tête sur ses bras croisés et ferma les yeux.
- Ce sera beaucoup, beaucoup plus confortable dans un lit, souffla-t-elle en se penchant sur lui.
Cet argument le redressa. Il pesa le pour et le contre en fixant le néant, puis se hissa sur ses pieds. Ses bâillements ponctuèrent leur court trajet jusqu'à Rucheline et dérobèrent des rires attendris à Siltafiir. Elle dut lui rappeler fermement d'ôter ses chaussures avant de s'affaler sur le matelas.
Alors qu'elle tirait la couverture pour le border — sa première sieste méritait bien qu'elle le chouchoute un peu — il lui attrapa le bras et la tira dans les draps. Emprisonnée par un câlin, elle se résigna vite. Il fallait bien avouer que Maven lui avait offert du mobilier de qualité.
⁂
- C'est un ami, il est digne de confiance.
- Donc c'est… "il" ? hésita Brynjolf en se grattant la barbe.
Siltafiir jeta un regard au-dessus de son épaule et détailla Nahlaas, qui l'avait convaincue de lui faire visiter la Souricière car il arborait l'incompréhensible désir de sentir l'odeur des égouts. Effectivement, sa poitrine et ses hanches généreuses lui donnaient tout l'air d'une femme.
- Tu as une préférence ? lui demanda-t-elle.
Il cessa de renifler l'air et haussa les épaules.
- Non, ça m'est égal. Je n'ai jamais eu de genre, je ne vois pas l'intérêt d'en choisir un maintenant.
- Jamais eu de ?... Quoi ?
Nahlaas révéla d'un ton guilleret qu'il ne possédait ce corps que depuis la veille. Une explication inconfortable plus tard, Siltafiir parvint à informer son chef qu'elle s'absenterait encore un moment, ayant promis à Nahlaas de lui faire sentir et goûter toutes les épices du marché de Solitude. Sans compter qu'il voulait parcourir la ville de Vendeaume et sentir le froid le plus mordant du pays sur sa peau.
De plus, elle prévoyait de faire un détour par l'Académie de Fortdhiver à la recherche d'une solution au problème nommé Miraak. Elle ne savait pas trop ce qu'elle y trouverait, mais ça valait toujours mieux que de se tourner les pouces. Sous le choc des dernières révélations, Brynjolf maintint le silence pendant quelques secondes.
- Oui, répondit-il brusquement, tu peux y aller. J'ai… euh… des choses importantes à faire.
Il tourna les talons en se massant la tempe. Les deux amis se rendirent donc à Solitude. Nahlaas se réjouissait de tout : de la nourriture bien évidemment, des étals de parfums et d'ingrédients, de la douceur des nouveaux vêtements que Siltafiir lui offrit et même des cloques qui abîmaient ses pieds lorsqu'ils se préparèrent pour la nuit.
Malgré les deux lits qui occupaient leur chambre d'auberge, Nahlaas quémanda plus de câlins et ils dormirent encore ensemble cette nuit-là. Siltafiir s'y habitua vite, elle devait admettre que c'était agréable.
Contaminée par l'euphorie de son ami, elle ne se sentit presque pas mal à l'aise quand ils atterrirent à Vendeaume. Ils marchèrent sans but d'un quartier à l'autre en attrapant des flocons avec leur langue. Alors que Nahlaas se demandait ce qu'il allait commander à la taverne, une distraction inattendue se présenta. Les oreilles bourdonnantes, Siltafiir remit son masque.
Elle ne laissa pas ses espoirs grandir ; sentir la présence d'un dragon ne signifiait de loin pas qu'elle dévorerait une âme ce jour-là. Il risquait de lui demander le droit de régner sur ce territoire, et même s'il s'en abstenait et choisissait un duel à mort, Miraak apparaîtrait à coup sûr pour dévorer son âme. À choisir, elle préférait la première option.
Perché sur le mur qui séparait le palais du reste de la ville, Kestolgniiz se présenta, annonçant qu'il aspirait effectivement à devenir le gardien de Vendeaume. Il parlait calmement, d'une manière fort similaire à celle de Paarthurnax. Ses écailles tantôt d'un noir rocheux, tantôt d'un blanc givré, se mariaient parfaitement aux teintes grisâtres de l'architecture.
Comme elle s'y attendait, le combat ne dura pas longtemps. Il attira quand même une foule conséquente, incluant Ulfric, ce dont Siltafiir se réjouit. Elle lui sauta dessus, lui expliqua en deux mots qu'il devait se charger de négocier avec le dragon, et s'enfuit en cherchant Nahlaas du regard. Dès qu'elle le trouva, ils s'en allèrent manger le repas qu'il attendait si impatiemment.
Elle n'apprit rien d'utile durant ses trois jours à Fortdhiver. Nahlaas, en revanche, découvrit qu'il pouvait produire des sons de flatulences avec sa bouche. Le bruit lui-même ne l'amusait pas spécialement, mais les vibrations engourdissaient ses lèvres d'une façon qu'il trouvait très agréable.
⁂
Ses espoirs s'amenuisaient jour après jour. Se prélasser, faire des recherches poussées sur Apocrypha et l'Oblivion, et accomplir des contrats simples pour la Guilde ne sema aucune idée dans le désert de son esprit.
Elle ne savait même pas ce qu'elle désirait faire de Miraak. Le tuer ? Le libérer ? La première option impliquait de le combattre, et ses instincts lui hurlaient de ne surtout pas tenter l'expérience dans le royaume d'Hermaeus-Mora. Ce qui l'amenait à son second choix, et le même problème se présentait : comment le sortir de là ?
- Dure journée ?
Dans un effort surhumain, elle décolla sa tempe du bar, et jeta un regard sombre à Delvin. Il s'assit à sa droite, commanda une chope à Vekel pour lui laisser le temps de bâiller et s'étirer.
Elle avait commis l'erreur de mentionner les pouvoirs de Nahlaas devant Brynjolf, qui avait immédiatement trouvé un moyen d'en tirer profit. Trop heureux de contribuer à leurs finances, son ami avait accepté joyeusement et se trouvait donc sur la route de Solitude en ce moment même. L'absence soudaine de ses étreintes ouvrait la voie à ses peurs et ses frustrations, ce qui bien évidemment affectait son sommeil. Sans compter que les lits de la Guilde étaient beaucoup moins confortables que celui de Rucheline.
Pour ne rien arranger à son humeur, Cynric fricotait encore avec la jolie Bosmer dans un coin de la Cruche Percée. Leur présence se remarquait d'autant plus qu'à cette heure matinale l'endroit était presque vide.
- Des problèmes avec ton dernier contrat ?
- Non, tout s'est bien passé. Tu connais un moyen d'extraire quelqu'un d'Apocrypha ?
Il cligna des yeux, sa chope à mi-chemin de sa bouche. Quelques lentes gorgées plus tard, il se frotta le menton et dit :
- On ne peut pas dire que c'est ma spécialité. Tu as un moyen d'y entrer ?
- Oui, les livres d'Hermaeus-Mora.
- Et tu ne peux pas les utiliser en sens inverse ?
- Moi, oui — enfin, j'espère — mais je ne suis pas sûre pour l'autre personne, soupira-t-elle en appuyant sa joue sur sa paume.
- J'imagine que tu n'as aucun cri qui permette d'ouvrir un portail ou de se téléporter.
- Tu imagines bien.
Et puis, sa dernière expérience avec la téléportation ne l'avait pas exactement réjouie. Son œil s'écarquilla. Elle plaqua ses paumes sur le bar et poussa un cri victorieux, arrachant un sursaut à Delvin ainsi qu'à la Bosmer qui s'approvisionnait en boissons.
- J'ai un dragon qui peut le faire !
Trépignante, elle sauta de son siège, trotta vers la sortie, puis retourna aux côtés de Delvin pour le remercier et lui annoncer qu'elle devrait s'absenter au moins quelques jours ; son plan requérait des préparations spéciales. Alors qu'elle partait vraiment, elle croisa le regard sévère de Cynric. Il se détourna immédiatement, mais elle avait clairement vu son expression accusatrice.
Cette animosité silencieuse estompa son entrain. Elle prévint Brynjolf et se rendit à Rucheline d'une démarche pensive. Ce n'était pas le moment de se laisser distraire, elle devait élaborer une stratégie sans faille. Mais la froideur de Cynric lui nouait le ventre. Elle aurait dû le confronter, quitte à crier un petit peu pour le convaincre de s'expliquer. Non, c'était ridicule, elle se moquait bien de ce qui passait par la tête de cet asocial.
Alors qu'elle posait son sac sur son lit, un crépitement résonna dans son dos. Elle eut à peine le temps de se demander de quoi il s'agissait. Le sort de paralysie la frappa.
La jolie Bosmer apparut dans son champ de vision, débarrassée de son sourire enjôleur, et dégaina une fiole. Sans explication, elle l'ouvrit et la tint sous le nez de Siltafiir. Celle-ci sentit avec terreur ses membres s'engourdir. Sa vision s'assombrit lentement. Juste avant de perdre connaissance, elle crut percevoir une pression autour de sa gorge.
À suivre…
Si vous vous demandez encore à quel point je suis imaginatif pour inventer des noms, S'kreddi se nomme ainsi car c'est le verlan phonétique de "discret" et Jalossa parce que "jalos" est la racine de "jalousie". N'hésitez pas à complimenter mon génie créatif.
Termes draconiques
Bo ni ! — (Ne) bougez pas !
Kest Olg Niiz — Tempête Frisson Grêle
