Hahjok ! Illusoire

Son cœur jouait du tambour dans son crâne et un goût métallique lui remontait du fond de la gorge. Elle voulut se masser la nuque, mais ses bras refusèrent de bouger. Clignant de l'œil, elle découvrit des bracelets de cuir autour de ses poignets, solidement attachés à des accoudoirs.

Avant même de se demander qui l'avait placée dans cette malencontreuse position, elle vit une paire de bottes noires, sur lesquelles tombaient de longues robes assorties, portées par nulle autre qu'Elenwen. Dans le dos de celle-ci, suspendus au mur de ce qui était sans nul doute possible un donjon, patientaient une ribambelle d'outils de torture. Heureusement, cette idiote de Thalmor ne l'avait pas bâillonnée. Grave erreur. Elle inspira, prête à revêtir son aspect draconique.

MU

Le mot ne traversa jamais sa gorge, emprisonné par un étau brûlant. Des spasmes la secouèrent durant d'interminables secondes. Ils cessèrent aussi soudainement qu'ils étaient apparus, la laissant hoquetante de surprise et de douleur. Elenwen se contenta de sourire.

Siltafiir supposait qu'on l'avait capturée pour l'interroger. Elle ne doutait pas du sadisme des Thalmors, mais ils n'avaient pas organisé cette opération dans le simple but de se divertir. Pourtant, Elenwen ne lui posa pas une seule question durant les heures qui suivirent. Ou peut-être qu'il ne se déroula que quelques minutes, elle perdit vite la notion du temps.

À chaque fois qu'elle croyait perdre connaissance, un sort de soin la revigorait. Elle ne réalisa qu'on l'avait décrochée de son siège seulement quand on la jeta sur un sol de pierre humide. Une partie lointaine, très lointaine de son esprit réalisa que le son d'une porte métallique et de la clef assortie résonnaient derrière elle. Dès que la brume libéra ses pensées, elle se traîna jusqu'à un tas de paille pathétique et s'endormit aussitôt.

Il lui sembla avoir à peine touché le sentier de Quagmire avant qu'un torrent gelé se déverse sur elle. Glapissante, elle voulut sauter sur ses pieds, mais brûlures et contusions s'allièrent pour l'immobiliser. Indifférent à sa peine, le garde qui l'avait arrosée jeta son seau dans un coin de la cellule et ramassa la prisonnière par le bras. Un autre attendait dans le couloir pour l'aider à la traîner dans la salle de torture adjacente.

Elle cessa rapidement d'essayer de compter les jours, ou même de chercher un moyen d'ouvrir la porte — ils avaient confisqué le crochet de secours caché dans ses sous-vêtements. D'autres Altmers relayaient Elenwen pour s'assurer qu'elle ne trouve jamais assez de sommeil entre chaque voyage hors de la cellule, et tous ses repas se constituaient d'un gruau insipide servi irrégulièrement.

Quand la première question lui tomba dessus, elle ne la comprit pas. Personne ne lui avait parlé depuis son emprisonnement, alors elle fixa bêtement Elenwen. Son silence lui valut un doigt cassé.

Les Mots se disputaient sans arrêt pour attaquer en premier celle qui leur causait tant de douleurs, et parfois l'un d'entre eux gagnait. Iiz poussa ses confrères et grimpa dans sa gorge sans permission. L'étau brûlant se serra autour de son cou et bloqua le Mot à mi-chemin. Les Thalmors l'avaient affublée d'un collier, aussi large et à moitié aussi épais que son auriculaire, qui la choquait sans merci à la moindre vibration suspecte.

La tortionnaire attendit que ses spasmes se calment pour répéter sa question avec lenteur et clarté :

- Où se cachent les Lames ?

Elle faillit le lui révéler. Après tout, ils avaient menacé Paarthurnax, et tous les autres dragons dans la foulée. Pourtant, ils l'avaient aidée à de nombreuses reprises durant sa mission. Et puis, ses informations déballées, à quoi servirait-elle aux yeux des Thalmors ?

La mâchoire serrée pour l'empêcher de trembler, elle abaissa sa paupière et se focalisa sur un seul mot. Nahlot brilla dans son esprit. Plus un son ne traverserait ses lèvres jusqu'à ce qu'elle en décide autrement. Un deuxième doigt cassé prouva sa conviction ; sa bouche s'ouvrit dans un silence complet. Même son souffle ne produisait plus aucun bruit.

À la session suivante, elle trouva une parade plus efficace encore face aux tortures d'Elenwen. Ayant médité sur faaznu, elle laissa sereinement ses geôliers attacher ses poignets au mur et accueillit le premier coup de martinet avec un sourire détendu.

Empli par le Mot, son corps sentit à peine le contact du cuir contre ses côtes. Les plaies et écorchures qu'il laissa derrière lui ne la démangeaient même pas. Après quelques coups, des signes d'hésitation s'insinuèrent dans les gestes d'Elenwen. Elle avait vu des prisonniers se retenir de crier durant des semaines entières, mais ils serraient les dents, respiraient plus fort, laissaient passer un gémissement occasionnel.

L'Enfant de Dragon semblait s'amuser. En fait, elle lui demanda avec un ricanement éraillé de s'en prendre à son bras droit ; il la grattait. Elenwen dissimula sa surprise, la soigna juste assez pour éviter une infection, puis la renvoya dans sa cellule. La prisonnière ne savait toujours pas combien de temps s'écoulait, mais elle était persuadée qu'on la laissa tranquille plus longtemps que les fois précédentes.

Des bruits de combat interrompirent sa méditation. Quelques secondes plus tard, des humains en armure déboulèrent dans le couloir de cellules. L'un d'entre eux s'immobilisa devant celle de Siltafiir, qui bondit sur ses pieds et se rua sur les barreaux.

Ralof était là ! En chair et en os ! Il lui attrapa les mains et ordonna à ses hommes de trouver la clef des geôles. Pendant qu'ils cherchaient, il s'inquiéta de son état, lui promit de lui prodiguer tous les soins nécessaires, et lui demanda où étaient les Lames. Elle le fixa d'un air confus.

- Quoi ?

- Les Thalmors ont trouvé leur cachette, on doit envoyer un messager les prévenir.

- Libère-moi, Odahviing peut m'y emmener plus vite qu'un messager.

- Tu as besoin de repos. Dis-moi juste où ils sont.

- Pourquoi ça t'inté—

Elle voulut se libérer de sa prise, mais il tenait ses poignets aussi fermement que des menottes. Il insista, elle lutta. Ce n'était pas normal. L'œil fermé, elle secoua la tête, s'agita de toutes ses forces, mais ses jambes imitèrent ses bras et refusèrent de se mouvoir.

Quand elle releva sa paupière, une silhouette sombre la toisait de haut. Malgré le voile flou qui couvrait sa vision, elle était certaine qu'il ne s'agissait pas de Ralof. Elle reconnut vite Elenwen, toujours aussi impassible, ainsi que la chaise trop bien connue qui entravait ses mouvements. La douleur ne fonctionnait plus, place à une méthode plus subtile.

- Vous résistez encore, c'est presque respectable.

Le ton d'Elenwen suintait tout sauf le respect. Elle soupira en rajustant ses gants, contourna la prisonnière d'une démarche fière et disparut pendant de longues, silencieuses secondes. Un mécanisme s'activa soudainement, faisant vibrer la chaise qui tourna lentement sur elle-même.

- Le sang des Nordiques exhale une parfum infecte, pire encore que celui des autres humains. J'aurais préféré éviter de m'en couvrir, mais puisque celui-là a eu l'obligeance de se présenter de lui-même à nos portes...

Suspendu au mur par des bracelets de fer, un homme poussait des grommellements étouffés par un sac de toile. Son teint de neige se détachait comme une fissure contre la pierre sombre. Siltafiir se surprit à détailler les cicatrices qui ponctuaient son torse, les thalmors l'ayant délesté de tout sauf d'un pantalon de jute, et s'arrêta sur la plus grosse qui reliait ses pectoraux. Ses doigts sentaient presque le relief de son sillon entre les poils blonds... Elenwen arracha le sac au moment où la réalisation frappait Siltafiir.

Les cheveux de Ralof tombèrent en pagaille sur son visage alors qu'il crachait des insultes colorées. Il cligna des yeux, repéra Elenwen, gonfla le torse tant qu'il le pouvait dans sa position et proféra une demi-menace. Sa rage se flétrit lorsqu'il croisa le regard horrifié de sa compagne, assise trois pas derrière l'Altmer. Celle-ci reposa sa question pour la centième fois en traversant la pièce d'un pas lent, coupée par Ralof qui ordonna à Siltafiir de ne surtout pas parler.

Un rire léger s'éleva dans le dos de la prisonnière, puis Elenwen réapparut à sa droite, une pince métallique entre les doigts. L'assurance de Ralof ne dura que jusqu'au sixième craquement. Dès lors, des pleurs se mêlèrent à ses piques provocatrices. À partir du dixième il suppliait Siltafiir de parler et Elenwen de changer de victime. Il pliait déjà. Elle osait à peine regarder les doigts tordus, les dents manquantes et la peau déchirée. Entendre ses cris retournait le gruau et la bile dans son estomac.

Les lèvres de l'Enfant de Dragon se seraient déliées si un éclair enragé n'avait traversé son corps. Elle résistait depuis des jours, des semaines peut-être, et ce soi-disant fier Nordique abandonnait en une minute à peine, la vendait pour son confort, la jetait aux loups dans l'espoir d'éviter quelques morsures. Si elle l'avait su si lâche, elle ne se serait jamais offerte à lui, elle valait mieux que ça ! Un couard ne méritait pas—

Non. En effet, un esprit faible ne l'aurait jamais séduite. Le dos couvert d'un frisson gelé, elle se força à le regarder. Elle reconnaissait son visage, doux et buriné tout à la fois, sous ses grimaces de douleur et la cascade de sang qui couvrait son menton. Son ventre se tordit devant ce spectacle, mais elle continua son inspection. Elenwen arracha une dent supplémentaire avant de reporter son attention sur les doigts. Huit d'entre eux se pliaient à des angles impossibles.

Huit. Combien de craquements Siltafiir avait-elle entendus ? Près du double, sans compter ceux des dents sur lesquelles la tortionnaire se repencha une fois un neuvième doigt recourbé. D'ailleurs, n'avait-elle pas déjà retiré celle-ci ? Et où les jetait-elle ? Ni seau, ni bourse, ni chiffon ne patientait au sol. L'émail disparaissait sans trace, comme dévoré par la pince.

De la même façon qu'elle s'était extirpée de l'illusion précédente, elle abaissa sa paupière et se concentra sur son corps. Les menottes de la chaise sciaient ses poignets et chevilles alors qu'elle s'agitait. Les cris de Ralof ne cessaient pas. Ils s'emplifiaient. Tout comme la voix de la tortionnaire, qui répétait sa question entre chaque craquement. Tous les sons semblaient si proches.

Les Rotmulagge grondaient furieusement, luttant pour se frayer un chemin jusqu'à se gorge. Elle les ravala tous, mais sa bouche brûlait d'envie de hurler son indignation face à cette illusion cruelle. Prête à cracher sa rage d'une manière ou d'une autre, l'Enfant de Dragon gonfla ses poumons, montra les dents, plia sa langue et... cracha. Elle cracha de toutes ses forces.

- Bwuark !

Elle se dépâcha de rouvrir l'oeil, interpellée par cette voix inconnue. Des taches floues bougaient devant elle, l'une plus bruyante que les autres. Saisissant quelques mots d'un dialecte altmeri, elle comprit que son attaque improvisée avait atteint le visage d'un Thalmor. Hélas, sa voix masculine n'appartenait clairement pas à Elenwen. Celle-ci devrait attendre une autre opportunité de vengeance. À peine Siltafiir retrouva-t-elle sa vision que la tortionnaire en question apparut, une main illuminée d'étincelles.

Réveillée par le choc de son visage contre le sol de sa cellule, elle se traîna jusqu'à la paille, comme à son habitude, le nez empli d'une odeur brûlée. Elle aurait sombré dans le sommeil sans plus lutter, mais une incertitude l'empoigna. Était-ce une autre illusion ? Se trouvait-elle encore sur la chaise ? Elle chercha vite un Mot pour contrer leur magie. Aucun ne lui parla, aucun ne pouvait effacer une illusion à lui seul, pas sans être prononcé. Mais elle pouvait s'influencer elle-même.

Hahjok. Ses sens la trompaient. Seul le Mot lui révélait sa réalité. Celle où rien n'était réel. Elle s'y accrocha de toutes ses forces et endura.

Les illusions s'enchaînèrent. Ralof fut remplacé par Nahlaas, puis Cynric, puis Brynjolf, puis Evangeline. Tantôt ils la sauvaient, tantôt ils étaient capturés à ses côtés, parfois ils venaient seuls, parfois accompagnés. Elle les vit souffrir, mourir, sentit leurs étreintes et la douceur de leurs voix, mais hahjok la rappelait à l'ordre dès qu'elle baissait sa garde.

Assise dans sa cellule, se demandant si elle s'y trouvait vraiment, elle se laissa surprendre par une silhouette sombre qui l'observait. Croyant qu'il s'agissait d'un Thalmor, elle lui jeta un regard de défi, mais sursauta en découvrant sa véritable nature : l'être n'était que brume. Sa forme imprécise entra dans la cellule sans se soucier des barreaux.

Elle rampa en arrière, jusqu'au coin du mur, tentant vainement d'échapper à la lente avancée de ce nouveau danger. Il s'accroupit devant sa forme recroquevillée alors que d'autres être identiques apparaissaient alentour et le rejoignaient. À mesure qu'ils se rassemblaient, formant un mur opaque, oppressant, des voix s'élevaient dans le donjon.

Quel sort pathétique. Incapable de se sauver elle-même. Vous appelez ça une héroïne ? À sa place je n'oserais plus me montrer devant personne. Je mourrais de honte. Qui voudrait d'un tel déchet ?

Hahjok lutta vaillamment, mais cette illusion la harcela sans flancher. Les moqueries s'intensifièrent, soulignées de gloussements éthérés, jusqu'à devenir assourdissantes. Fus voulut chasser ses tourmenteurs, mais une pensée pour le collier dompta sa combativité. Les bras enroulés autour de sa tête, Siltafiir supplia toutes les forces de Mundus de lui venir en aide.

Le brouhaha se tut. Hébétée, elle se redressa. Une cellule vide la salua de son silence. Elle n'eut pas le temps de s'accorder un soupir soulagé qu'une poigne glaciale saisit son épaule droite.

- Si vous le désirez, je peux vous protéger de toutes leurs illusions, et même vous donner le pouvoir de quitter cette cellule.

Même si elle l'avait voulu, Siltafiir n'aurait jamais oublié la voix de Vaermina. Elle maintint une immobilité totale, incapable de réfléchir. Le rire du daedra ricocha contre les murs.

- Prenez le temps qu'il vous faudra pour me donner votre réponse, je suis patiente.

Dès que sa main libéra l'épaule de Siltafiir, le décor se métamorphosa. De retour sur la chaise, elle tremblait de la tête aux pieds. Elenwen s'autorisa un sourire devant ce changement d'attitude, mais sa prisonnière n'y accorda aucune attention. Elle devait s'enfuir.

Elle tenta plusieurs fois de tromper les gardes avec son invisibilité, mais quand elle ne se trouvait pas déjà au cœur d'une illusion, ils la rattrapaient à l'aide d'un sort de détection. Sans Voix, sans arme, sans outils, elle ne pouvait compter que sur une aide extérieure.

La Guilde aurait peut-être pu s'inquiéter de son sort, mais ils croyaient sûrement qu'elle se chargeait de Miraak. Le temps qu'ils se mettent à sa recherche et la localisent, des semaines, des mois pourraient s'écouler.

Ne restait qu'à choisir : Elenwen ou Vaermina ? Une personne saine d'esprit aurait opté pour les Thalmors sans hésiter. Divulguer des informations sensibles valait indéniablement mieux que vendre son âme. Siltafiir hésita. La haine nourrie durant son emprisonnement lui hurlait d'accepter le marché du daedra.

Hahjok l'atteignit malgré sa rage. Le Prince des cauchemars ne promettait que des rêves. Alors elle patienta. Et les interférences de Vaermina empirèrent. Elle complétait les illusions d'Elenwen avec des détails convaincants, ou en remplaçait complètement le scénario. Siltafiir, tôt ou tard, se réveillait toujours, étalée sur son tas de paille.

Un jour, quelque chose changea. Au lieu de la traîner dehors par les cheveux, un garde la plaqua au sol pour lui lier les mains et les pieds, puis enfonça un sac sur sa tête. Elle passa les heures suivantes à se faire soulever et jeter sur diverses surfaces, reconnut le son de nombreux sabots et sentit la température monter. Des odeurs de terre humide et de plantes filtrèrent peu à peu au-travers du tissu rêche.

Quand ils découvrirent sa tête, la toundra s'étendait devant eux. Sur ce terrain dégagé, un petit groupe d'humains chevauchait au pas dans leur direction. Quelques Altmers aux mains solidement liées les suivaient en baissant la tête.

Siltafiir pâlit. Les nouveaux arrivants arboraient les couleurs des Sombrages, et Ulfric lui-même les guidait, Galmar à sa droite. Elle regretta le sac, débectée par l'idée qu'il puisse la voir dans un état si lamentable. Pas juste lui, près d'une dizaine de ses hommes l'accompagnaient, qui raconteraient sûrement à tous les autres Sombrages que l'autrefois puissante Enfant de Dragon ne pouvait même plus crier.

Hahjok la rassura. D'un instant à l'autre, elle échapperait à cette humiliation. Sa conviction s'effrita quand elle croisa le regard froid d'Ulfric. Il se détourna juste assez lentement pour qu'elle le voie bien, et juste assez vite pour marquer son mépris.

Hahjok. Galmar ne s'intéressa même pas à elle. Un Thalmor la poussa en avant au moment de l'échange. Les mains et pieds toujours attachés, elle s'écrasa dans la boue.

Hahjok. Elle voulait que ça cesse. Hahjok. Tout ça ne pouvait pas être réel. Hahjok ! HAHJOK !

- HAH—

Le collier s'activa. Quand elle retrouva le contrôle de son corps, elle sentit sous ses fesses les échardes de la chaise à menottes. L'horreur et le soulagement se mêlèrent. Son calvaire continuait, mais au moins aucun témoin ne s'apitoyait sur son sort.

Une fois qu'elle attendait, allongée sur son tas de paille, des cris résonnèrent dans le couloir. Une occurrence habituelle pour ses illusions. Le corps d'un garde en armure dorée s'effondra devant sa cellule, une hache plantée entre les deux yeux. Sûrement l'œuvre de Ralof, songea-t-elle distraitement, ses autres sauveurs employaient d'autres armes.

Une toison grise apparut au coin du mur, coiffant le corps massif d'un Nordique, et délogea la hache de sa victime. Leurs regards se croisèrent ; ce n'était pas Ralof. Siltafiir fronça le sourcil. Elle connaissait ce visage allongé, mais impossible de le replacer, surtout avec les éclaboussures de sang qui le couvraient.

- Avulstein !

Le prisonnier qui occupait la cellule en face de la sienne bondit sur les barreaux. Son frère était venu le sauver avec une petite troupe d'hommes. Cette illusion blessa la fierté de la Brétonne ; elle n'était même plus assez importante pour occuper le rôle principal de sa propre torture. Après quelques efforts, elle identifia les frères : deux membres de la famille Grisetoison de Blancherive. Elle les suivit sans conviction quand ils ouvrirent la porte de sa cellule.

Comme lors de ses précédentes fausses évasions, elle s'empara d'une cape et d'une paire de bottes dans la réserve des gardes. Un pied dehors lui coupa le souffle ; le froid du Nord la gifla alors qu'elle emboitait péniblement le pas au groupe de Nordiques et à leurs jambes démesurées. Tout cela semblait de plus en plus réel, mais hahjok lui répétait sans arrêt que ses sens mentaient, étouffant ses espoirs avant qu'ils ne prennent le contrôle de ses émotions.

Annonçant qu'ils ne pouvaient plus mettre les pieds à Blancherive tant que les Thalmors se déplaçaient librement dans le pays, les Grisetoison décidèrent de se rendre à Vendeaume pour rejoindre officiellement les rangs des Sombrages. Leurs compagnons promirent de passer le message à leur mère.

Les deux groupes proposèrent à Siltafiir de les accompagner. Elle choisit la direction de Vendeaume. Presque aucun mot ne traversa ses lèvres. Moins elle en disait, moins elle risquait de révéler une information de trop aux Thalmors. Elle préférait écouter les bribes de conversations que les frères semaient en chemin.

Ils s'accordèrent pour ne surtout pas pénétrer l'enceinte de Solitude et se réjouirent de trouver un camp de Sombrages entre les bosquets et collines d'Haafingar. Elle faillit les suivre, appâtée par les parfums d'un feu de bois et de la soupe qui bouillonnait au-dessus des bûches.

Sa fierté la rappela à l'ordre. Même si toute cette scène n'était rien de plus qu'un mensonge fabriqué par son esprit, elle préférait dix fois mourir de froid plutôt que de mendier de l'aide auprès des hommes d'Ulfric. Cachée sous son invisibilité, elle ignora les appels des Nordiques, qui se reprochèrent de ne pas lui avoir demandé son nom.

Les entrepôts de Solitude lui offrirent toutes les provisions et cachettes dont elle pouvait rêver. Allongée derrière des tonneaux sur un tas de fourrures hâtivement rassemblées, elle n'osait pas fermer l'œil. La chaleur revenait dans ses doigts et ses orteils, amenant avec elle une douleur intense. Si intense qu'elle commençait à croire que tout cela était bien réel.

Hahjok. Ça ne prouvait rien. Certaines illusions l'avaient transportée d'un bout à l'autre du pays pendant ce qui paraissait des heures, voire des jours. Vaermina lui avait plusieurs fois fait sentir le souffle d'Alduin contre son visage et l'épée de Mercer contre son ventre.

Elle se résigna finalement à fermer les yeux. À quoi bon retarder l'inévitable ? Pourtant, la chaise à menottes n'accueillit pas son réveil. Ni la cellule, d'ailleurs. En fait, elle se tenait debout, au milieu de Quagmire. De nombreux êtres brumeux erraient alentour sans lui prêter attention.

Inutile de se perdre dans les souvenirs ou les rêves de quelqu'un, les Thalmors ne l'autoriseraient pas à dormir longtemps. D'un instant à l'autre un seau de neige fondue se déverserait sur sa tête. Allongée sur un sentier, elle observa les étoiles multicolores, décidée à profiter de son court moment de répit.

- Est-ce vraiment le moment de vous reposer ?

Avant qu'elle ne puisse réagir, la forme immense de Vaermina couvrit le paysage. Un nez presque aussi gros que sa tête frôlait son ventre.

- Vous n'avez pas encore accepté mon offre.

Hahjok. Elle lui promettait une fausse liberté.

- Je ne veux pas, couina-t-elle d'une voix rauque et pitoyable qu'elle ne reconnaissait pas.

- C'est votre choix.

Le daedra s'évapora, remplacé par les êtres de brume qui s'agglutinèrent en un instant. Menaces et moqueries l'emmurèrent. Hahjok. Le haut et le bas se fondirent l'un dans l'autre, elle ne savait plus si elle était couchée, assise, debout. Hahjok. Impossible de se couvrir l'œil ou les oreilles, impossible d'échapper à ce tourbillon. Hahjok. À force de grincements et de grognements, elle inspira une profonde bouffée d'air.

- Hah—

Elle se recroquevilla. Quand les éclairs cessèrent d'assaillir sa gorge, elle s'autorisa à regarder les environs. Comme attendu, la chaise qu'elle connaissait trop bien l'accueillit de son siège tordu. Pourtant, après quelques clignements de paupière, les menottes de cuir s'effacèrent, remplacées par des caisses et des tonneaux. Hahjok.

Assise, elle se pinça, se gifla, se griffa, et ne se réveilla pas. Ses jambes et ses poignets bougeaient librement. Hahjok. Elenwen l'avait certainement remise dans sa cellule, à attendre que cette illusion cesse de faire effet pour mieux la plonger dans la suivante.

Elle aurait bien profité de cette pile de fourrures durant le peu de temps qu'il lui restait, mais son estomac se plaignit. Hahjok. Même si ce n'était qu'une illusion, son gargouillis répétitif la convainquit de fouiller l'entrepôt.

Quelques bouts de pain dans le ventre, des vêtements trop grands sur le dos et une dague à la ceinture, elle se convainquit de reprendre la route. Bien qu'improbable, elle ne pouvait pas complètement rejeter la possibilité d'avoir été libérée. Hahjok. Mais mieux valait ne pas se faire de faux espoirs.

Le ciel commençait tout juste à pâlir quand elle pointa le nez dehors. En traversant le port, elle surprit une discussion entre un commerçant et un capitaine qui devait se rendre à Vendeaume. Elle attendit qu'ils finissent de marchander, puis suivit le marin sur son bateau.

Pendant qu'il organisait son équipage, elle se fraya un chemin jusqu'à la cale, derrière des piles de coffres et de caisses. Même s'il ne s'agissait que d'une création de son esprit manipulé, elle appréciait ce transport inespéré. À peine quelques heures plus tard, elle foulait le sol givré de Vendeaume.

Malgré les douces réprimandes de hahjok, elle accéléra le pas, impatiente de se serrer contre son amant. Elle dut retenir un couinement victorieux en entrant dans le palais ; Ralof, debout devant le trône de son jarl, salua celui-ci et se retira en direction de ses quartiers. Elle courut à sa suite, prête à lui sauter dessus dès qu'il entrerait dans sa chambre.

Alors qu'il arrivait devant sa porte, il jeta un regard en arrière, puis continua sa route. Deux chambres plus loin, il s'assura encore que personne ne se trouvait derrière lui, regardant droit au travers du corps invisible de Siltafiir, puis frappa à la porte. Sorlena répondit.

- Pardon de ne pas être venu plus tôt. Ça va ? chuchota-t-il en pointant le ventre de la Nordique.

- Oui, Jora s'est bien occupée de moi, sourit-elle en soulevant sa tunique.

Un bandage frais couvrait son estomac. Les épaules de Ralof se relaxèrent et il poussa un soupir soulagé. Il vérifia une dernière fois que personne ne pourrait les surprendre, puis saisit délicatement les épaules de sa sœur d'armes.

Siltafiir sentit un hurlement furieux gonfler dans son estomac. Cette vulgaire joor osait enlacer la taille de son homme. Elle osait profiter du baiser qui lui était destiné. Elle osait…

Son corps s'affaissa. Toute sa rage ne servait à rien, se rappela-t-elle sans cesser de les fixer. Soit il s'agissait d'une illusion, soit elle s'humilierait en activant ce maudit collier devant eux. Son cri naissant se mua en sanglot, qu'elle dissimula en fuyant, les mains plaquées sur la bouche.

- Cynric.

L'interpellé sursauta et, à moitié accroupi, se détourna de son coffre. Fouillant la salle d'entraînement du regard, il ne vit pas l'ombre d'un ragnard, encore moins la source de cette voix. Il l'avait déjà entendue, aucun doute là-dessus, mais impossible d'y associer un visage.

- C'est Siltafiir, reprit-elle en posant une main invisible sur son gant.

Trop de sentiments différents se bousculèrent à l'entente de ce nom. Elle vivait, quel soulagement ! Comment osait-elle lui causer tant d'inquiétudes en disparaissant pendant des semaines ? Elle avait sûrement passé la plus grande partie de ce temps avec son soldat. Et par l'Oblivion, pourquoi restait-elle invisible ?

- J'ai besoin de ton aide. Tu connais un endroit où personne ne nous surprendra ?

- Pourquoi ? grogna-t-il en se retenant de tendre les doigts pour la toucher.

- Réponds-moi.

Voilà ce qui manquait à sa voix ! Cette vibration enivrante qui transformait ses ordres en pulsions irrésistibles. Il ravala son désir de la questionner et acquiesça dans le vide.

- Suis-moi.

Sa réputation d'asocial le laissait généralement indifférent. Il appréciait la solitude, se contentant parfaitement de vider quelques pintes occasionnelles avec les autres voleurs et de passer le reste de ses nuits à cambrioler les nobles et bourgeois de Bordeciel. Ce soir-là, il se réjouissait de ne jamais sourire à ses collègues ; personne ne commenta les rides profondes creusées entre ses sourcils et autour de son nez.

Parcourant les souterrains, il se demanda plusieurs fois si Siltafiir le suivait encore. Espérant que oui, il poussa une dernière porte, se décala sur le côté pour la laisser passer et se détendit en la sentant frôler son coude. D'une courte poutre prévue à cet effet, il barricada l'entrée et se tourna vers la chambre de pierre, éclairée par une unique fente dans le plafond. Les cellules de Vendeaume paraissaient luxueuses en comparaison, mais la certitude que personne ne s'inviterait semblait plus importante que leur confort.

- C'est bon, lui assura-t-il en approchant d'une commode composée d'autant de poussière que de bois.

Il alluma la lanterne qui y trônait et se retourna. Un hoquet le secoua — il ne s'attendait pas à tomber sur une Siltafiir bien visible, et s'insulta mentalement pour s'être laissé surprendre ainsi. Sa honte ne dura que le temps de voir ses joues sales et creusées, ses cheveux blonds assombris par le gras et la saleté, ses vêtements beaucoup trop grands et, surtout, le collier métallique qui comprimait sa gorge.

- Enlève-moi ça, croassa-t-elle en pointant le collier du doigt.

- Qu'est-ce—

- Enlève. Moi. Ça.

Il pinça les lèvres et lui indiqua une table au coin de la pièce. Elle s'y allongea sur le ventre, tourna les yeux en direction du mur et tira ses cheveux pour dégager sa nuque.

Tout ce qu'elle refusait de raconter, Cynric le découvrit à la vue du verrou. L'alliage de vif-argent et de pierre de lune arborait des tiges feuillues finement gravées, un métal et des motifs typiques de l'archipel de l'automne. Ses décorations délicates juraient douloureusement avec la chair à vif de sa porteuse.

- Les Thalmors ?

N'obtenant aucune réaction, il s'assit et se pencha sur la serrure. Il tâta le métal de ses outils, poussa le mécanisme, entendit un cliquetis prometteur, puis surestima la résistance de son crochet. Le fer cassa, le verrou retomba en place et une série de spasmes secouèrent Siltafiir. Après quelques interminables secondes, elle s'immobilisa, haletante et tremblante, les yeux toujours rivés sur le mur.

- Ça va ?

- Enlève-le.

Le gargouillis rauque et suppliant qui avait remplacé sa voix glaça le sang de Cynric. Le ventre noué, il se repencha sur elle.

Malgré toute sa délicatesse, les artisans altmers produisaient des verrous d'excellente qualité. Les battements affolés de son cœur n'aidaient pas. Son deuxième crochet se brisa également. Paupières closes, il attendit que Siltafiir cesse de convulser, s'excusa d'un ton presque aussi rocailleux que le sien et se remit en position.

Non, il n'y arriverait pas. Ses doigts tremblaient tellement qu'il parvenait à peine à viser la serrure. Il inspira lentement, expira au même rythme, et se leva. Tout en lui demandant pardon, il grimpa sur la table, passa une jambe de chaque côté de ses hanches, s'assit sur ses fesses et appuya ses avant-bras sur ses omoplates. Elle poussa un hoquet surpris, mais s'abstint de protester.

Après une minute horriblement longue, il crut atteindre son but. Faux espoir. Collé à son corps, il sentit tous ses muscles se contracter de douleur. Il s'excusa encore et reprit son travail sans attendre. L'essai précédent lui avait permis de tâter la totalité du verrou, il devait y arriver.

Quand le cliquetis victorieux résonna, il n'y crut pas tout de suite, prêt à sentir Siltafiir convulser contre lui. Il n'entendit que son souffle rauque. Du bout de ses doigts tremblants, il ouvrit complètement le collier et expira de soulagement.

- C'est fait, annonça-t-il en retournant par terre.

Ses jambes le tenaient à peine, tout comme les bras de Siltafiir alors qu'elle se redressait. Assise au bord de la table, les pieds sur le banc, elle fixa le bout de métal maculé de sang frais et séché. Elle tendit une main pour le prendre, hésita, puis se rétracta, enveloppant son torse de ses bras.

En la voyant arrondir le dos et se plier en deux, il oublia de se contenir. Avant de s'en rendre compte, il la tenait par les épaules et la relevait, cherchant son regard du sien. Alors qu'il alignait maladroitement des mots qui se voulaient réconfortants, elle jeta ses bras en avant.

Elle s'écarta tout aussi brusquement en s'excusant. Du bout des doigts, il frôla ses lèvres que le baiser de Siltafiir picotait encore. Sans écouter ses justifications, il plongea sur elle pour lui en voler un autre. Et comme elle ne le repoussait pas, il continua.

Les doigts enfoncés dans le cuir de son armure, elle le tirait contre elle d'une poigne aussi faible que désespérée. Une petite voix chuchotait à Cynric qu'il ne devait pas profiter de sa vulnérabilité, mais elle ne le dissuada pas de glisser une main sous sa tunique. Le relief de nombreuses cicatrices fraîches se dessina sous ses doigts alors qu'il explorait ses hanches et son dos.

Au milieu de l'odeur de cave dégagée par ses cheveux s'invita un goût salé. Cynric s'écarta. Des larmes ruisselaient sur la joue indemne de Siltafiir. Il délogea sa main de la tunique à contrecœur pour lui essuyer le visage. Profiter d'un moment de faiblesse, c'était une chose, mais si elle se mettait à pleurer, la culpabilité le poursuivrait pendant des semaines.

- Tu veux rentrer chez toi ? Nahlaas sera sûrement contente de te voir.

Il ajouta que l'étrange Dunmer demandait des nouvelles de Siltafiir à chacun de ses passages dans la Souricière. Elle harcelait même Brynjolf afin qu'il monte une équipe pour la retrouver. D'ailleurs, il faudrait également le prévenir ; cédant à l'inquiétude, il avait déjà rassemblé des noms de volontaires et envoyé des messages à tous leurs contacts du pays.

Siltafiir ne savait comment réagir. Ils l'auraient sauvée tôt ou tard, ils tenaient à elle. Lents comme ils l'étaient, elle aurait pu craquer dix fois et révéler aux Thalmors tout ce qu'ils désiraient. Mais peut-être que son esprit venait d'inventer cette conversation pour la rassurer. Ou pour l'attrister. Ou les deux.

Elle en oublia de suivre Cynric, qui dut la tirer par le poignet pour qu'elle s'enfonce avec lui dans les souterrains. Il connaissait un tunnel qui débouchait près du port. Leurs bottes prirent l'eau, mais ils atteignirent le balcon de Siltafiir sans rencontrer personne. Nahlaas ne répondit pas quand il toqua.

- Elle doit être sortie, marmonna-t-il en dégainant un crochet.

Un court moment plus tard, il l'avait poussée à l'intérieur et assise sur son lit. Le désespoir alléchant dont elle l'avait arrosé un peu plus tôt avait fait place à une apathie fort agaçante. Plutôt que se laisser frustrer, il s'accroupit devant elle, attrapa ses mains et les caressa de ses pouces.

Elle voulait répondre d'une légère pression des doigts, le remercier, mais une lassitude écrasante rendait chaque inspiration plus épuisante que la précédente. Si elle se réveillait dans sa cellule ou sur la chaise à menottes, si ces deux derniers jours s'avéraient mensongers, si elle revoyait encore une fois le sourire d'Elenwen, elle abandonnerait. Les Lames pouvaient bien crever, ils ne valaient pas tant de souffrances.

- Je te prépare un truc à manger ? proposa Cynric.

Son œil mi-clos s'ouvrit grand et elle le fixa, incrédule. Il répéta sa question avec une impatience palpable. L'espoir enfla dans son torse alors qu'elle acquiesçait sans oser détacher son regard du sien. Il râla, jeta ses gants sur le lit et s'approcha de l'âtre, que Nahlaas avait couverte de tous les ingrédients vendus au marché.

Tout en examinant des patates, il lui conseilla de se laver ; elle se sentirait bien mieux une fois débarrassée du demi-kilo de crasse qui lui pendouillait des cheveux. Elle tira une mèche pleine de nœuds devant son visage et observa les reflets gris et gras qui la parcouraient.

Au sous-sol, elle trouva la baignoire en bois et le seau qui servait à la remplir. La simple idée de faire tous ces allers-retours l'épuisa. Elle s'empara au hasard d'une barre de savon sur la pile accumulée par Nahlaas, puis remonta sans bruit.

Focalisé sur un chou, Cynric ne la remarqua pas quand elle sortit par le balcon. Elle ne s'inquiéta pas des regards indiscrets en jetant ses vêtements par terre, au bord du lac, dissimulée par la nuit fraîchement tombée. Ignorant un frisson, elle mit un pied dans l'eau.

Le froid la paralysa. Quelle idiote ! Comment avait-elle pu oublier les limites de son corps à ce point ? Agitée de grelottements incontrôlables, elle appela iiz silencieusement.

Ses muscles se détendirent. Elle s'enfonça dans le lac, encore plus léthargique qu'avant. Après de longues minutes à flotter, elle se rappela pourquoi elle macérait. Elle retourna sur la rive, ramassa le savon oublié à côté des habits et retourna se tremper. Malgré hahjok qui lui répétait que tout cela était vain, elle se savonna presque décemment.

Alors qu'elle se rinçait, sa volonté flancha. Immergée jusqu'au nez, elle en oublia son corps. Emplie par le pouvoir d'iiz et hahjok, rien ne la liait à la réalité, son être ne pesait rien, ne sentait rien, ne s'inquiétait de rien.

- Siltafiir ?

Elle se tourna vers la source de cet appel, plus par réflexe que par choix. Penchée au balcon, la silhouette de Cynric fouillait les ténèbres en tournant la tête de droite à gauche. Il dut la héler deux fois de plus pour qu'elle consente à signaler sa position. Ignorant ses remontrances, elle récolta ses affaires et le rejoignit.

Ses plaintes perdirent de leur vitriol quand il remarqua sa nudité, pour s'éteindre complètement alors qu'elle passait devant lui sans même essayer de se cacher. La lanterne accrochée au-dessus de la porte illumina toutes les gouttes d'eau qui roulaient sur ses courbes.

La bouche sèche, Cynric entra à sa suite. Il s'affaira à remplir deux bols de soupe sans la quitter des yeux. La mollesse de ses mouvements le rendait nerveux, mais une petite part de lui se réjouissait de la voir bouger si lentement. Il pouvait la détailler tant qu'il le voulait.

Le temps qu'il prépare la table, elle n'avait encore choisi aucun vêtement propre. Elle arracha finalement la couverture du lit. Emballée dans sa cape improvisée, les épaules affaissées, elle vint s'asseoir en face de Cynric. Pendant qu'elle sirotait le bouillon sans toucher aux légumes qui y flottaient, il fixait l'eau qui gouttait de ses cheveux et roulait sur son torse.

Il se réintéressa à son visage quand des tremblements la secouèrent. Des sanglots silencieux tordaient son visage. Grommelant, il se massa les tempes et effaça ses fantasmes naissants.

- C'est quoi le problème ?

Il regretta l'agressivité de son ton, ce n'était clairement pas de sa faute si elle se trouvait dans un état pareil, mais elle s'excusa quand même de lui offrir un si pitoyable spectacle. Honteux, il proposa de rester pour la nuit, s'étonnant lui-même quand aucune pensée salace n'accompagna cette offre.

Le repas fini, il ôta son armure et se coucha à côté d'elle. L'épuisement l'aurait assommé instantanément, mais il réalisa qu'elle n'avait enfilé aucun vêtement avant de s'allonger. Il s'empressa de lui tourner le dos. Tant qu'il fermait les yeux et ne pensait pas à la paire de seins qui se trouvait à portée de main, il finirait par s'endormir. Sauf qu'elle bougea, et s'accrocha à sa tunique, et appuya son front entre ses omoplates.

Il ne savait pas quel divin il avait énervé pour s'attirer pareille punition, alors il l'endura en les maudissant tous un par un.

Un tourbillon orange et noire l'engloutit, ses poumons la brûlèrent, son visage partit en fumée. Elle s'assit en haletant.

L'ombre des barreaux dansait contre les murs, rythmée par le frétillement de l'unique torche qui brûlait dans le couloir. C'était donc bien un rêve. Bien sûr que c'était un rêve, Cynric ne se serait jamais donné autant de mal juste pour elle. Quelle idiote elle faisait. Lutter ne servait plus à rien, elle perdrait l'esprit à insister. Elenwen avait gagné.

- Tu es réveillée !

Une masse grise et auburn lui sauta dessus et l'étouffa d'un câlin. Un parfum de cendres et de caramel l'enveloppa tandis que les murs froids de sa cellule se muaient en planches d'un brun chaleureux.

- Je suis tellement désolé, j'aurais dû m'inquiéter plus tôt, pleura Nahlaas, le visage enfoncé dans le creux de son épaule.

Elle ne réagit pas, fixant le plafond en se demandant si c'était une autre illusion. Vaermina l'avait harcelée avec une vigueur redoublée dès qu'elle avait posé le pied en Quagmire, au point qu'elle avait affronté Ursanne dans l'espoir de se libérer. Un échec cuisant, dans tous les sens du terme, qui lui avait fait revivre son combat contre Alduin. Le Daedra jouait encore avec son esprit, cela expliquait tout.

Nahlaas s'écarta et, fermement accroché à ses bras, planta son regard larmoyant dans le sien. Il inspira profondément et se lança dans une tirade ininterrompue :

- C'est réel. Tu te demandes si tu hallucines depuis que les Grisetoison t'ont libérée, mais c'est bien réel. Tu es à Faillaise, Cynric était là hier, je l'ai remplacé ce matin quand je suis rentré. Nous avons décidé de dire à Brynjolf que tu étais coincée dans une poche d'Oblivion et que tu as besoin de repos. Ça a intérêt à te convenir parce qu'il a déjà dû lui transmettre le message. Et oui, si tu te poses encore la question, tout ceci est vraiment en train de se passer. C'est. Réel.

Il reprit son souffle pendant qu'elle emmagasinait ses paroles.

- Maintenant, une mauvaise nouvelle, continua-t-il sans lui donner le temps de réagir, tu as bien vu Ralof avec Sorlena, ce n'était pas une illusion.

Cette fois, il lui accorda un moment. La bouche entrouverte, elle se remémora l'étreinte des deux Nordiques, la manière dont le nez rond de Sorlena s'écrasait contre celui de Ralof, et la douceur caractéristique avec laquelle il serrait ses épaules. Hahjok lui promettait que c'était un mensonge, Nahlaas jurait l'inverse. Dans les deux cas, elle était perdante.

- Comment tu peux les différencier ? marmonna-t-elle, envahie par une lassitude grandissante.

- Souvenirs et illusions ? Ils n'ont pas le même goût. Et tu devrais crier.

- Hein ? demanda-t-elle après quelques secondes de silence.

- Tu n'as pas utilisé le Thu'um depuis que Cynric t'a enlevé le collier, expliqua-t-il en massant son propre cou, je suis sûr que ça t'aiderait.

Elle chercha un Mot à prononcer, mais sa gorge se crispa au point de lui couper le souffle. La brûlure du métal contre sa peau, les éclairs qui dévalaient sa colonne vertébrale, le goût sanguin qui tapissait sa langue subjuguèrent sa Voix. Osant à peine respirer, elle enfonça sa tête entre ses épaules. Nahlaas s'empressa de l'étreindre et s'excusa pour sa suggestion.

- Non, tu as raison, gargouilla-t-elle, je devrais…

Elle devait parler, sinon, à quoi bon respirer l'air libre ? Un dragon muet valait tout autant qu'un dragon mort. Sans ailes, sans écailles, sans une mâchoire capable de briser des rochers, elle valait encore moins que ça. Ralof avait bien raison d'être passé à mieux.

- Tu devrais manger.

Il l'extirpa du lit, lui jeta des habits propres sur la tête et trotta vers l'âtre. La soupe de Cynric bouillait mollement sur les flammes. Nahlaas se plaignit de son goût fade, mais comparée au gruau des prisons thalmores elle concurrençait la cuisine du Gourmet en personne.

Siltafiir posa sa cuillère. Avait-elle remercié Cynric ? Elle s'était excusée de nombreuses fois — trop nombreuses, pour un dragon — et lui avait pleuré dessus pendant la moitié de la nuit. Il lui avait clairement communiqué son agacement, mais à douter, espérer et redouter de se trouver dans le monde réel, elle en avait perdu sa dignité et s'était accrochée à lui comme une enfant terrifiée.

Il ne s'était pas retourné. Malgré les baisers dont il l'avait assaillie quelques heures plus tôt, sa curiosité s'était évaporée. Rien de plus normal après le spectacle qu'elle lui avait offert.

- Si tu prévois de retourner dans la Souricière, je dois te prévenir, annonça soudainement Nahlaas en fronçant ses sourcils en forme de gouttes d'eau, la Bosmer est encore là.

Siltafiir bondit de sa chaise. Elle l'avait complètement oubliée. Tout son abattement se mua en une haine glaciale pour cette elfe. Griffant la table, elle se demandait déjà quelles tortures lui faire subir — Elenwen lui avait appris quelques techniques auxquelles elle n'aurait jamais pensé par elle-même.

- As-tu besoin d'aide pour te débarrasser d'elle ?

- Non.

Elle se rassit rageusement, finit son bol et se releva. Son ventre gémit de douleur sous cette avalanche d'aliments solides, mais ses envies de vengeance piétinaient toutes ses autres préoccupations. Hahjok tenta de la freiner — à quoi bon se fatiguer ? — mais elle voulait trop y croire. Même s'il ne s'agissait que d'un espoir créé par son esprit malade, elle ferait payer ses actions à cette joor, puis à Elenwen, puis à tous les Thalmors qui croiseraient sa route.

Invisible, elle fouilla la Souricière et repéra sa cible dans la Cruche Percée, à la table de Vex. L'elfe se leva rapidement, un contrat en poche, et serait partie sans un mot, sauf qu'elle remarqua le dos courbé de Cynric dans un coin d'ombre. Quand ses fins doigts cuivrés glissèrent sur l'épaule du Bréton, Siltafiir hésita à se dévoiler et à la tuer là, devant tout le monde.

- Je serai de retour dans une heure au plus, tu veux qu'on passe la soirée ensemble ?

Il jeta un coup d'œil furtif à la sortie, droit au-travers de Siltafiir, puis acquiesça sans desserrer les lèvres. Inconscient de la tempête qui venait de se lever, il retourna à son attitude morose, tandis que l'elfe rejoignait la surface. Les dents de Siltafiir grinçaient alors qu'elle lui emboîtait le pas.

Hahjok. C'était inutile. Autant retourner près de Nahlaas et profiter de ses étreintes. Elle faillit écouter le rotmulaag et bifurquer vers Rucheline dès qu'elle mit un pied dans le cimetière de Faillaise, mais, doublement humiliée par les actions de cette joor, son âme brûla de colère.

Sans même s'assurer qu'elles étaient seules, elle la dépassa, redevint visible et profita de sa surprise pour lui sauter dessus. Un instant plus tard, elle était assise sur son torse, pressant ses mains autour de son cou. Ignorant les coups et griffures infligés par sa victime paniquée, elle ne s'intéressait qu'à la terreur qui agrandissait ses pupilles.

Ça ne suffisait pas, elle devait craindre pour sa vie, mais aussi pour son âme, pour son esprit, pour tout. Elle devait regretter d'avoir seulement pensé à la capturer. Tout le programme de torture imaginé en chemin s'effaça derrière sa rage innommable. Un trio de Mots exploita cette distraction pour grimper dans sa gorge sans être refoulé.

faas ru maar

Le murmure vibra dans ses os et dans ceux de l'elfe. Des hurlements étouffés par la poigne de Siltafiir emplirent le cimetière. Ça ne suffisait toujours pas.

faas ru maar

Les appels à l'aide ressemblaient de plus en plus aux cris d'un petit animal pourchassé. Des torrents de larmes se perdaient dans l'herbe. Ça suffisait presque.

faas ru maar

Les cris se muèrent en sanglots saccadés, puis en hoquets. Quelques spasmes la secouèrent. Elle s'immobilisa.

Siltafiir la lâcha lentement. La trace de ses doigts creusait des sillons profonds dans le cou de sa victime. La peau, encore chaude, retrouvait lentement sa forme initiale, pendant que les yeux écarquillés fixaient le ciel avec une expression horrifiée. Elle réalisa seulement à cet instant qu'elle avait laissé son masque chez elle. Parfait, la morte avait eu droit au spectacle idéal pour ses derniers instants.

En se levant, elle remarqua des traces humides entre les jambes du cadavre. Un ricanement graveleux remua son torse. Cette joor pathétique s'était souillée en mourant de peur. Oui, elle avait eu ce qu'elle méritait. C'était enfin suffisant.

Hahjok. Non, bien sûr que ça ne suffisait pas. Elle avait sûrement rêvé ce meurtre, et même si ce n'était pas le cas, les Thalmors parasitaient Bordeciel comme des ragnards. Se débarrasser d'une piètre Bosmer ne protégerait personne, seule l'éradication de leur faction apporterait un peu de sérénité à Tamriel.

Le raclement d'une surface pierreuse contre une autre surface pierreuse la sortit de ses pensées. Son invisibilité la couvrit juste à temps ; Niruin sortait de la Souricière en sifflotant. Il poussa un cri aigu en découvrant le corps étalé au milieu du cimetière, puis quelques jurons, observa les alentours d'un air paniqué et se précipita sous terre en trébuchant sur les escaliers.

Siltafiir se sentait étrangement légère en retournant à Rucheline, déconnectée de son corps au point qu'elle n'entendit pas les beuglements qui résonnaient dans le ciel. Deux grésillements lui chatouillèrent la nuque, attirant enfin son attention sur le duel coloré qui se déroulait au-dessus de la ville.

Kredrelfax défendait ardemment son territoire. Il n'introduisait presque aucun argument, préférant conclure les insultes adverses par ses propres médisances plutôt que lancer de nouveaux sujets de conversation. Ses paroles n'en restaient pas moins virulentes et noyaient celles de l'autre dragon.

Siltafiir se défit de son invisibilité et sortit de la ville sans prêter attention aux gardes qui s'abritaient sous l'arche de la grande porte. Le débat fut aussi court que fascinant. Kredrelfax redoubla soudainement d'agressivité, cracha ses flammes les plus dévorantes et les ponctua d'un coup de serres sur la nuque de son ennemi.

Le sol trembla sous l'impact du corps démesuré. Le grésillement de l'âme vaincue s'intensifia alors que ses écailles se désagrégeaient. Puis il disparut. Siltafiir cligna de l'œil.

Loin de l'énerver, l'apparition de Miraak l'ancra sur Nirn. Leurs âmes s'appelaient et se répondaient dans un jeu de tir à la corde inimitable. Hahjok remua, mais la simple présence du premier Enfant de Dragon le dompta. Celui-ci entama l'une de ses moqueries rituelles, que Siltafiir coupa d'une voix calme :

- J'ai peut-être un moyen de te libérer.

La satisfaction pompeuse de Miraak fit place à l'étonnement.

- Il n'y a aucune garantie que ça fonctionnera, ajouta-t-elle, et je ne pense pas que Mora me laissera essayer plusieurs fois. Ça t'intéresse ?

- Tu es sérieuse, dit-il en décroisant les bras.

Son indécision donna des maux de ventre à Siltafiir. Il tenta d'étouffer la graine d'espoir qu'elle venait de planter, mais elle germait déjà. Il prononça trois mots qui restèrent suspendus dans l'air longtemps après qu'il fut retourné en Apocrypha :

- Zu'u saraan hi.

À suivre…

Siltafiir avait pas assez souffert, j'en ai rajouté une couche. Bref, j'aimerais beaucoup connaître votre avis si vous êtes arrivés jusqu'ici, et je vais essayer de garder mon rythme actuel d'écriture (j'atteins gentiment les scènes que j'ai le plus envie d'écrire donc, contre toute attente, il y a une chance raisonnable que j'y arrive).

Termes draconiques :

Nahlot — Silence

Faaznu — Sans douleur (faaz : douleur / -nu : suffixe signifiant "sans/dénué de")

Hahjok — Illusoire

Zu'u saraan hi. — Je t'attends.