Miraak

Depuis la bataille qui avait opposé la Garde de l'Aube au Clan Volkihar, beaucoup moins de chandelles et de brasiers éclairaient les couloirs du château. Les sols de pierre exhalaient des parfums métalliques transportés par des courants d'air glacés, et seuls les sifflements du vent résonnaient contre les murs.

Quelques pas à l'intérieur renvoyèrent Siltafiir dans les geôles thalmores. L'ombre des barreaux dansait au rythme d'une unique torche, les brins de paille de sa couche perçaient ses pantalons de jute rêche, et d'une seconde à l'autre un garde la réveillerait d'un seau d'eau froide.

- Qu'est-ce que vous faites là ?

La gorge nouée par le souvenir du collier, Siltafiir sursauta sans produire un son. Depuis leur victoire contre Harkon, Ilit avait élu domicile dans le château et se contentait parfaitement de son ermitage. Elle n'essaya pas de dissimuler sa contrariété devant les trois visiteurs imprévus qui se présentèrent à sa porte. Quand Serana lui expliqua les raisons de leur présence, l'agacement se mua en doute.

- Vous êtes folle, dit Ilit du ton le plus respectueux qu'elle ait jamais employé pour parler à l'Enfant de Dragon.

- C'est toujours moins dangereux qu'accepter une offre de Mora, rétorqua celle-ci.

Impossible de la contredire. Curieuse, Ilit suivit le trio dans le Cairn de l'Âme. Elle profita du trajet pour se renseigner sur l'étrange Dunmer qui tâtait et reniflait tout en produisant des sons de pets avec sa bouche. Contaminée par son enthousiasme, elle choisit de ne pas trop se méfier d'elle — ou de lui, ce n'était pas clair.

Suivant les ordres de sa maîtresse, Durnehviir les transporta sur les lieux de leur combat, là où il apparaissait après chacun de ses voyages en Tamriel. Siltafiir sentait la nervosité croître alors qu'ils atterrissaient. Même si le dovah entendait sa Voix depuis Apocrypha et parvenait à la rejoindre, trop de choses risquaient de mal tourner.

À commencer par Miraak. Il pouvait refuser son aide, ou la trahir, ou avoir passé tant de temps en Oblivion qu'il y était définitivement lié, corps et âme.

Les mains moites, elle s'assura que Serana connaissait son rôle, puis fouilla lentement son sac. Les nœuds dans son ventre se serrèrent encore plus quand ses doigts se fermèrent sur le livre noir. Les Skaals le lui avaient confié avec un peu trop d'empressement, forts heureux de lui déléguer la tâche de les protéger. Comme tout le monde.

Elle jeta un dernier regard aux spectateurs, espérant qu'ils émettraient une objection de dernière minute. Ils se contentèrent de sourire ou d'acquiescer. Un soupir plus tard, elle s'assit en tailleur, posa le livre sur ses cuisses et l'ouvrit. Les phrases tentaculaires l'étreignirent.

L'air fétide d'Apocrypha lui brûla les poumons. Au milieu de ses quintes de toux, elle regretta toutes les décisions qui l'avaient menée ici et hésita à retourner sur Nirn d'une manière ou une autre. Hahjok acquiesça vivement.

L'âme de Miraak grésilla dans le lointain. Elle secoua la tête et chassa ses pensées défaitistes. Si elle l'abandonnait après lui avoir redonné un semblant d'espoir, elle ne se le pardonnerait jamais ; les illusions thalmores l'avaient assez familiarisée avec la déception d'une évasion ratée.

Devant elle s'étendait l'esplanade où Miraak l'avait électrocutée en se pavanant. Un endroit spacieux dénué de plafond, rien de tel pour invoquer un dragon.

DURNEHVIIR

Elle couina de joie en le voyant émerger du sol. La première étape était un succès. Ils décollèrent sans perdre un instant, peu désireux de laisser le temps à Hermaeus-Mora de deviner leur plan.

Trouver Miraak s'avéra aisé ; il patientait au sommet de la plus haute tour de tout le royaume. Une minute de vol suffit à l'atteindre. Durnehviir tourna quelques secondes autour du toit plat, puis se posa à seulement quelques pas du premier Enfant de Dragon.

- Viens ! ordonna Siltafiir en lui tendant la main.

Miraak s'intéressa au ciel plutôt que de lui obéir ; des tentacules s'accumulaient, les yeux de Mora descendaient sur eux en les fixant. Miraak ne cessait de regarder le Daedra, puis la main de Siltafiir, puis le Daedra, puis la main, puis…

- Meyz ! Nu ! insista-t-elle d'un ton de plus en plus paniqué.

Le Thu'um secoua Miraak, qui lui attrapa l'avant-bras et se laissa tirer sur le cou du dragon. D'un coup d'ailes, Durnehviir esquiva une vague de tentacules, puis annonça qu'il retournait dans le Cairn. La poix noire l'avala tandis qu'il survolait l'océan d'encre qui couvrait Apocrypha. Siltafiir se retourna juste à temps pour voir Miraak disparaître avec leur monture.

Une exclamation victorieuse aurait traversé ses lèvres, mais elle se mua en cri terrifié quand elle commença à chuter. Elle ne sentait plus les âmes de Durnehviir et Miraak, ils avaient bel et bien quitté ce plan, alors pourquoi tombait-elle en direction de l'océan noir ? Prête à subir l'impact, elle ferma son œil, cessa de respirer, et s'enroula la tête dans les bras.

Quelque chose s'enroula autour de son ventre, stoppant sa chute et coupant son souffle. La tête en bas, le regard parasité par des lumières dansantes, elle peina à reconnaître la double pupille qui caractérisait l'œil central de Mora.

- Où l'as-tu envoyé ?

Son timbre lent vibrait d'une colère palpable. Siltafiir ne pensa même pas à répliquer d'un air victorieux qu'il aurait bien aimé le savoir ; les tentacules gesticulaient tout autour d'elle, prêts à s'enfoncer dans sa chair et à lui tordre les membres. Frustrés par son silence, ils fondirent sur elle.

FEIM

Le Mot avait choisi lui-même de se manifester, ce dont elle ne se plaignit pas. Son fantôme glissa de la poigne du Daedra et reprit sa chute vertigineuse jusque dans la mer d'encre. Elle ne souleva pas un remous en s'y enfonçant.

Pendant quelques secondes, elle ne vit ni ne sentit plus rien du tout, enveloppée d'un cocon opaque, sans haut, sans bas, sans gauche, sans droite. Puis tout la brûla. Sans la protection de feim, l'encre grignota sa peau, dévora son œil et consuma ses poumons.

- Meyz ! Nu !

Comme foudroyé, Miraak oublia les centaines d'yeux qui descendaient du ciel et attrapa le bras tendu du dernier Enfant de Dragon. Elle le tira sur son étrange dragon-zombie qui échappa de justesse à une vague de tentacules. Un instant plus tard, une noirceur totale les couvrit.

Il crut être retourné comme un gant. Quelque chose — quelqu'un ? — aspirait son essence par tous les pores de sa peau. Elle l'avait donc bien attiré dans un piège. Trop occupé à la maudire, il réalisa que la douleur avait cessé seulement quand on l'appela :

- Miraak ?

Clignant des paupières, il tenta de s'asseoir, pour mieux retomber sur le dos dans une violente quinte de toux. Une fine poussière s'infiltra sous son masque, tapissant sa bouche et ses narines. La sensation le fit presque vomir.

La même personne répéta son nom quand il cessa de tousser. Plus lentement cette fois, il s'assit, le crâne tambourinant et l'estomac en pagaille. Au-travers du voile flou qui couvrait ses yeux, il vit d'abord des traînées noires et violettes, puis un éclat orangé à sa gauche. Un visage arrondi se dessina lentement, encadré de cheveux roux et constellé de taches de rousseurs.

- Krosis ?

En découvrant ses iris jaunes, il crut s'être trompé, mais elle acquiesça avec un sourire hésitant.

- Je ne porte plus ce nom depuis longtemps.

Avant qu'il ne puisse lui poser d'autres questions, un grésillement grimpa le long de sa colonne vertébrale. Il pivota brusquement la tête. Une femme pâle se tenait à genoux à sa droite, mais il ne s'intéressa qu'à l'Enfant de Dragon, assis en tailleur un peu plus loin, un livre noir ouvert sur les cuisses.

Les tentacules qui l'attachaient au tome se rétractèrent. Elle sursauta, avala des inspirations saccadées et se laissa tomber sur le dos en poussant un râle exténué. Une Dunmer se pencha sur elle, une main tendue pour l'aider à se relever.

Un trait sombre surgit des pages et s'enroula autour de sa gorge, un autre apparut et fouetta l'elfe si fort qu'elle vola en arrière. En un instant apparut un nuage d'yeux et de tentacules frémissants. Le dragon-zombie cria immédiatement pour défendre son thur, mais un tentacule lui perça le cou et il disparut dans un brouillard violacé.

Contaminé par la panique de l'autre Dovahkiin, Miraak rampa en arrière sans dignité pendant que Krosis et la femme pâle attaquaient. Hermaeus-Mora leur prêtait tout juste assez d'attention pour dévier leurs sorts, tous ses yeux rivés sur sa victime. Il poussa son masque d'un tentacule, qu'il enfonça profondément dans sa bouche. Une violente nausée secoua Miraak.

- Une âme pour une âme ! tonna le Daedra.

L'elfe réapparut, pliée en deux, courant aussi vite qu'elle le pouvait, un bras enroulé autour du ventre. Des flammes noires jaillirent de ses doigts tendus et engloutirent le Daedra. Le cri de mille feuilles déchirées s'échappa du brasier obscure. Elle s'acharna jusqu'à ce qu'il batte en retraite, sauta sur le livre, le ferma et le lança aussi loin que ses bras le lui permettaient.

Sans perdre un instant, elle courut vers l'Enfant de Dragon dont le corps s'agitait de légères convulsions. Des traînées d'encre symétriques coulaient de sa bouche et de son nez, formant des dessins que Miraak reconnut immédiatement. Elle se transformait en Quêteur !

Avant qu'il n'ait le temps de se lever, l'elfe avait plaqué sa main sur les lèvres noircies. Les convulsions cessèrent, remplacées par des coups de pieds et des cris étouffés. Toute idée de se redresser abandonna Miraak ; il n'avait pas été poignardé depuis des millénaires, mais d'après ses souvenirs cela ressemblait fortement à la sensation d'une lame dans le ventre. Il ne s'attendait pas à une connexion si puissante entre leurs âmes.

La douleur fit soudainement place à un nouvel accès de nausées. Pendant que l'elfe lui frottait le dos, l'Enfant de Dragon vomit une cascade d'amas gluants qui partaient en fumée avant de toucher le sol. Quand elle éructa les derniers restes de la corruption d'Hermaeus-Mora, elle et Miraak partagèrent un soupir soulagé.

- Tu te remets ?

Krosis s'assit à côté de lui, proche, mais prudente de ne pas le toucher.

- Je crois, grogna-t-il en jetant un coup d'œil à sa droite.

L'Enfant de Dragon approchait, soutenue par la Dunmer et la femme pâle. Entre les maux de crâne qui le harcelaient et les maux de ventre qui la pliaient en deux, il ne savait pas lequel d'entre eux souffrait le plus. Elle le fixa intensément au-travers du masque qu'elle avait réajusté, pendant que ses compagnes l'aidaient à s'asseoir à quelques pas de lui.

- J'attends, dit-elle soudainement.

Après quelques secondes de silence, elle se répéta en croisant les bras. Les oreilles bourdonnantes de son agacement, Miraak adopta la même position.

- Qu'attends-tu ?

- Des remerciements, s'indigna-t-elle en jetant ses mains en l'air, je viens de risquer ma vie pour te libérer, ça mérite de la gratitude !

- Je n'ai jamais demandé ton aide.

Un vrombissement énervé agitait leurs cœurs au même rythme. Krosis détourna la tête pour cacher un ricanement, pendant que l'Enfant de Dragon penchait la sienne sur le côté. Elle leva un doigt, le baissa, puis se hissa sur ses pieds à grands coups de plaintes et autres maugréements. La Dunmer l'imita, prête à l'attraper si elle perdait l'équilibre.

- J'aurai ce "merci" que ça te plaise ou non.

Pour accompagner son avertissement, elle fit craquer ses phalanges et avança d'un pas instable. Miraak se leva avec la même élégance. L'elfe et Krosis s'interposèrent sans grand effort entre les deux Parleurs épuisés. Quelques secondes plus tard, ils étaient de retour par terre et mijotaient chacun dans leur rancœur.

Quand Durnehviir se recomposa, Siltafiir se dépêcha de grimper sur son cou. Elle s'attendait à sentir les bras de Nahlaas s'accrocher à sa taille, mais le grésillement de l'âme de Miraak s'intensifia, puis une main gantée apparut au-dessus de son épaule pour attraper une des cornes du dragon. D'un regard en arrière, elle confirma ce qu'elle savait déjà : le malappris s'était octroyé la place de son ami. Celui-ci, l'air aussi boudeur qu'elle, s'installa en troisième position, les pupilles rivées sur le dos de Miraak.

- Retournons sur Nirn, annonça-t-elle en essayant d'ignorer sa frustration.

- Nous devrions d'abord retrouver la part de son âme que j'ai offerte aux maîtres idéaux, suggéra Serana en désignant Miraak du menton.

Siltafiir se retourna encore, puis grogna :

- Avec toutes celles qu'il m'a volées, ça ne doit pas faire une grosse différence.

Tout laboratoire d'alchimie respectable se devait d'empester au moins un peu. Celui de Valerica remportait cette distinction haut la main. Siltafiir ne l'avait jamais remarqué, ayant passé sa vie entourée de tous les ingrédients de Tamriel, mais dès que Miraak la suivit hors du portail qui menait au Cairn elle crut que son nez explosait.

L'air humide s'insinuait dans ses narines et y déposait des parfums doucereux de plantes et de chairs fermentées. Chaque inspiration lui embourbait les sinus. Elle se ressaisit peu à peu, apaisée par les caresses de Nahlaas contre son dos. Miraak choisit de refuser le soutien d'Ilit pour s'effondrer sur le banc le plus proche.

Traverser le château ne s'avéra pas plus agréable ; des siècles de sang pourri suintaient de chaque pierre et se collaient à leur peau. Siltafiir regretta amèrement d'avoir été dépouillée de sa tunique enchantée lors de son emprisonnement. De puissantes effluves de transpiration s'élevaient dès qu'elle tirait un peu le col de son armure de Rossignol, sans compter que l'atmosphère ambiante rendrait ses vêtements irrécupérables.

L'air matinal la requinqua, et la vue du soleil caressant la cime des montagnes lui confirma que son plan avait bien fonctionné. Hahjok s'empressa de la décourager, alors elle regarda par-dessus son épaule. Quelques pas derrière elle, Miraak frissonnait en sortant du château, fouetté par les bourrasques nordiques dont il avait oublié les morsures. Pourtant, son âme vrombissait chaleureusement.

Siltafiir soupira d'aise malgré elle. Les grelottements heureux de Miraak lui chatouillèrent le dos et chassèrent la tension qui avait élu domicile entre ses omoplates. Elle se surprit à observer la mer avec lui, enivrée par l'iode, éblouie par le scintillement des vagues, enchantée par le rire des mouettes.

- Que comptes-tu faire de lui ?

La question de Nahlaas lui arracha un léger sursaut. Son instinct combatif s'éveilla, tout comme celui de Miraak. Ils se fixèrent au-travers de leurs masques pendant qu'Ilit et Serana les rejoignaient, protégées du soleil montant par des gants, des capes et d'épais capuchons.

- Tout dépendra de ce qu'il décide. S'il essaie de conquérir Solstheim, ou un autre endroit, je devrai l'en empêcher.

- Tu t'en crois capable ? renifla-t-il dédaigneusement.

- Tu veux vérifier ?

Ilit et Nahlaas interrompirent une seconde dispute, avec beaucoup plus de difficulté. La première dut employer la Voix, le second embraser ses mains de flammes sombres pour calmer les ardeurs des Dovahkinne. Serana changea de sujet en demandant à être ramenée au fort de la Garde de l'Aube. Lèvres pincées, Siltafiir se dirigea vers la plage d'un pas claquant. À mi-chemin, elle se retourna.

- Je dois aussi te déposer quelque part ? siffla-t-elle de son ton le plus mielleux à l'encontre de Miraak.

Si elle n'avait pas senti son étouffante hésitation, elle aurait pris son silence et son immobilité pour des insultes. Une compassion frustrante l'envahit ; elle ne savait pas ce qu'elle aurait fait à sa place, lâchée dans un monde changé par plusieurs millénaires, sans repère familier auquel se raccrocher.

- Tu peux rester ici, proposa Ilit, il y a bien assez de place pour deux.

Il pivota, prêt à la suivre dans le château, mais se figea à la vue des pierres givrées et oxydées. Une seconde vague d'hésitation l'ébranla et retroussa les narines de Siltafiir. Elle s'imagina vivre entre ces murs, et il dut en faire de même, car des frissons synchronisés les secouèrent. Autant élire domicile dans une nécropole.

- J'ai une chambre libre chez moi.

Elle regretta immédiatement ses paroles ; leur cohabitation détruirait sa maison en moins d'une journée. Heureusement, un être aussi fier que lui avait peu de chances d'accepter. L'inquiétude reprit ses droits tandis que le masque de Miraak se tournait lentement vers elle. Il pesa ses choix avec prudence, au point que Siltafiir elle-même se demanda si elle voulait rester là, puis, après un dernier coup d'œil à Ilit et sa demeure, il opta pour la plage.

La Renarde leur courut après et sauta devant lui.

- J'ai un château, s'indigna-t-elle, et tu préfères la suivre ?

Siltafiir inspira, prête à lui faire regretter ces mots, mais son ventre se serra. Envahie de regrets dévorants, elle tricota l'air de ses doigts en attendant la réponse de Miraak. Il voulait rester. Il le voulait tant qu'elle faillit l'encourager.

- Je ne peux pas vivre ici, dit-il d'un ton posé qui jurait avec son trouble intérieur.

Ilit redoubla d'insistance, et comme ses paroles seules ne le convainquaient pas elle s'empara de sa main. Siltafiir ferma instinctivement ses doigts pour répondre à sa poigne, s'étonna de rencontrer le vide, puis siffla entre ses dents en se rendant compte de sa bêtise. Elle chercha la volonté de les presser, titillée par l'image d'un repas et d'un lit chauds, mais le contentement de Miraak la submergea.

Bien sûr, elle aussi aurait fondu au contact d'une main après des millénaires de solitude. Celles de Cynric l'avaient retournée alors que son emprisonnement n'avait duré que quelques semaines, et les étreintes de Nahlaas lui apportaient une sérénité qu'elle n'aurait jamais imaginée auparavant.

Soudainement, un froid morbide s'insinua dans sa paume. Il grimpa dans son poignet, puis jusqu'à son coude en quelques instants à peine. Miraak secoua le bras pour se libérer. Ilit s'écarta, réduite au silence l'espace d'un instant, avant de croiser les bras, arquer les jambes et redresser le dos. Elle dépassait Miraak de quelques centimètres.

- Elle habite dans un cagibi !

- Au moins il est salubre, rétorqua Siltafiir en adoptant la même position qu'elle, et j'ai une deuxième maison. Plus grande.

Certes, ses demeures côte à côte pouvaient tenir dix fois au moins entre les murs de cette forteresse, mais ce n'était qu'un détail. Ilit s'agita.

- C'est quoi le problème de mon château ? glapit-elle en claquant du pied.

- Nii pook, crissèrent les Enfants de Dragon.

Ils échangèrent un regard et se détournèrent aussitôt. Ilit murmura un "oh" contrit et baissa le menton. Une main sur la hanche, elle se massa la nuque.

- À ce point ?

Miraak acquiesça, exsudant l'inconfort. D'un ton plat, elle leur souhaita bon voyage et retourna chez elle. Il la fixa jusqu'à ce que la porte se referme sur elle, puis suivit les autres. Siltafiir se concentra sur le ciel, prudente de ne surtout pas lui jeter de regard apitoyé — son masque l'aurait dissimulé, mais il l'aurait senti à coup sûr.

ODAHVIING

Cet appel leur offrit une distraction bienvenue. Piqué par la curiosité, Miraak vint se poster à sa droite.

- Il vit encore ?

- Bien sûr. Les dragons sont immortels, dit-elle en haussant les épaules.

- Tu aurais pu dévorer son âme.

Un frisson désagréable la parcourut de bas en haut. Nahlaas lui épargna la fin de cette conversation en lui sautant sur le dos.

- Je veux manger de la tarte aux myrtilles !

Elle lui promit d'en acheter une dès leur arrivée à Faillaise. Pour sa part, elle se contenterait de plus léger, sa digestion peinait encore à se remettre de son régime au gruau. Quand Odahviing apparut, elle hésitait entre soupe de carottes et velouté de tomates. Il la sortit de sa réflexion en s'arrêtant en vol stationnaire une dizaine de mètres au-dessus d'eux.

- Qu'est-ce que tu attends ? grogna-t-elle.

Les dragons ne pouvaient pas exactement rentrer la tête entre leurs épaules. Ça ne l'empêcha pas d'essayer. Ses serres s'enfoncèrent profondément dans la terre et le sable imbibés par les vagues, à une bonne distance du groupe. Enfermé dans un silence prudent, ses pupilles suivirent Miraak sans ciller.

Celui-ci, non content d'avoir pris la place de Nahlaas lors du vol précédent, faillit s'accaparer celle de Siltafiir sur le cou de leur monture ; elle dut lui sauter devant et le pousser du coude pour empêcher l'affront. Elle bomba le torse, mais il se contenta de hocher la tête sans animosité.

- C'est tout ? s'étonna-t-elle.

- Tu l'as appelé, dit-il comme si cela justifiait sa soudaine obéissance.

Elle ne le questionna pas plus. Nahlaas ne méritait pas les mêmes égards, de toute évidence ; à peine installée, Siltafiir sentit leurs âmes se frôler, et les grandes mains gantées s'accrochèrent aux cornes d'Odahviing. Celui-ci vrombissait d'une nervosité qui s'atténua dès le décollage ; Miraak ne le dévorerait pas en plein vol.

D'ailleurs, la beauté du paysage le distrayait plus que nécessaire. Son épatement contamina Siltafiir, qui se surprit à détailler la tundra et les cimes enneigées, les rivières qui sillonnaient la terre ocre, et même les forêts dénudées par l'hiver.

Soudainement, l'envie pressante de s'emparer d'un objet convoité l'envahit, comme si une pâtisserie au miel se tenait là, juste sous son nez, à la narguer sans pitié. Elle chercha la source de son désir entre chaque val et vallon, derrière chaque colline, dans l'enceinte de chaque ville qu'ils survolaient. Rien. Et son envie croissait.

Un sursaut frissonnant la secoua alors qu'un éclair froid parcourait son dos. Un doigt s'appuyait contre sa colonne vertébrale, juste entre ses omoplates.

- Qu'est-ce que tu fais ? couina-t-elle en regardant par-dessus son épaule.

- Tu n'as pas de mana, murmura Miraak plus pour lui-même que pour lui répondre.

- Et alors ?

Elle s'agita pour se débarrasser de ce contact indésiré. Il retira son index juste assez longtemps pour qu'elle cesse de bouger, puis le reposa, sur son épaule cette fois.

- Arrête !

- Aucun être vivant ne peut fonctionner sans mana.

Exaspérée, elle donna de furieux coups de coudes à l'aveugle. Mauvais calcul. Basculant sur la droite, elle tenta bien de s'accrocher à une corne, mais sa main infirme flancha au premier effort. Une poigne ferme lui saisit le bras avant qu'elle ne chute. Et ne la lâcha plus. Les éclairs froids roulaient à présent entre son coude et son épaule pendant que l'âme de Miraak grésillait d'excitation.

- Qu'est-ce. Que. Tu. Fais ?

- J'essaie de trouver tes vaisseaux manaïques.

- Viir !

Sa main valide agrippée à Odahviing, elle se retourna, prête à gifler cet envahisseur d'espace personnel. Elle ne se rappelait peut-être pas de son enfance, mais sa haine d'être traitée comme un sujet d'expérience brûlait ardemment. Miraak comprit finalement le message. Malgré sa frustration palpable, il garda ses doigts pour lui jusqu'à la fin du trajet.

- Tu vas te donner mal au ventre, rit Siltafiir.

Nahlaas inhala sa quatrième part de tarte sans lui prêter d'attention. La Brétonne termina d'écraser ses patates bouillies et se servit un bol de purée grumeleuse juste quand Miraak remontait du sous-sol.

- Pas trop de poussière ? ricana-t-elle.

Elle sentit son regard noir au-travers de son masque. La chambre d'ami était restée inutilisée depuis son emménagement, et hors de question d'aider Miraak à secouer les draps et épousseter les meubles. Au moins, il ne s'était pas plaint de la taille du "cagibi". Il semblait même apprécier l'air chaud et presque sec de cette demeure.

- Si tu as faim, sers-toi.

Elle désigna la casserole de purée et la tarte entamée, puis s'attaqua à son bol. Il n'hésita pas longtemps avant d'opter pour les fruits. Le dos parfaitement parallèle au dossier de sa chaise, il approcha la tarte de son masque. Et se ravisa au dernier moment.

Siltafiir faillit glousser quand il découvrit son visage, mais se laissa surprendre par son apparence. Elle ne s'attendait à rien de très précis, juste à un humain. Un vieil humain. Plus vieux que le faciès aux rides à peine creusées qui reniflait sa nourriture. Quelqu'un comme Arngeir, avec peut-être quelques tentacules frétillant sur ses joues, pas les banales rouflaquettes et les épis auburn qui chatouillaient ses jeunes pommettes.

- Quoi ? s'agaça-t-il.

- Tu es normal, s'étonna-t-elle en fixant la légère bosse à la base de son nez pointu.

À part ses yeux en amande entièrement noirs, il ressemblait à n'importe quel Nordique. L'âme de Miraak transpira un mélange de soulagement et de vexation. Il mordit furieusement dans la tarte pour échapper à la conversation.

Un franc succès. Un explosion de goûts le submergea, il en oublia toute retenue et laissa échapper un gémissement approbateur. Il réalisa immédiatement son erreur et jeta préventivement un regard menaçant à Siltafiir. Celle-ci ne pensa même pas à moquer sa réaction, encore étourdie par son euphorie.

- Talen-Jei cuisine les meilleures pâtisseries de la Brêche, annonça Nahlaas en rebondissant sur sa chaise, ses chaussons aux pommes sont aussi un délice.

Il engloutit une cinquième part de tarte et poussa le plat vers Miraak pour l'encourager à se servir. Convaincu qu'il pourrait savourer son premier repas d'homme libre sans railleries, il avala goulument son premier morceau et tendit la main pour un second. Il se figea. Les Enfants de Dragon posèrent en même temps une paume sur leur ventre. Un gargouillis inquiétant s'éleva de celui de Miraak.

- Balcon ! s'exclama Siltafiir en pointant la porte.

Il comprit le message et sortit aussi vite que possible en conservant une démarche à peu près digne. Le front appuyé sur sa paume, elle attendit qu'il se soulage en fixant sa purée. La simple idée de finir son bol l'envoya presque tenir compagnie à Miraak. Il rentra un moment plus tard, les yeux brillants et le teint grisâtre.

- Qu'est-ce que tu mangeais en Apocrypha ? marmonna-t-elle en dessinant une tête de dragon dans sa purée.

- Rien, rota-t-il en tombant sur sa chaise.

- Comment ça, "rien" ?

- Il n'y a rien à manger en Apocrypha.

Nahlaas, qui digérait sa tarte en somnolant, les bras croisés sous sa tempe en guise de coussin, leva brusquement la tête. Il dévisagea Miraak d'entre ses mèches rousses, la bouche entrouverte. Arborant la même expression, Siltafiir se pencha en avant.

- Tu n'es pas… mort de faim ?

- Tu vois bien que non.

Elle leva l'oeil au ciel et crissa :

- Comment ça se fait ?

- Quand j'avais faim, je lisais.

- Et la lecture te… nourrissait ?

Il acquiesça. Elle échangea un regard avec Nahlaas, qui haussa les épaules et retourna à sa sieste digestive. Hésitante, elle servit un peu de purée à son invité en lui suggérant de manger plus lentement. Le repas ne fut guère plaisant, mais au moins il resta dans son estomac.

Malgré lui, Miraak s'inspira de Nahlaas. Son menton carré posé sur son épaisse paume, il tanguait de droite à gauche en fixant une chandelle. Il se réveilla en sursaut quand sa tête bascula sur le côté. Hagard, il identifia les alentours, se frotta les paupières des deux mains et, suivant le conseil de son hôte, se retira au sous-sol.

Elle le sentit s'effondrer sur son matelas, puis sombrer dans un sommeil profond. Le murmure paisible de son âme la berça, au point qu'elle faillit s'endormir à son tour. D'un grommellement, elle se motiva à pousser une chaise devant chaque porte, secoua Nahlaas par l'épaule et le traîna au lit.

Hahjok. Ces interminables couloirs humides n'étaient qu'une création de Vaermina. Tant qu'elle se concentrait sur l'âme d'Ursanne et ignorait les êtres de brume et leurs moqueries, elle échapperait à ce cauchemar.

Vous ne la vaincrez jamais.

Bien sûr qu'elle la vaincrait, elle pouvait bien se battre elle-même ! Mais si c'était si aisé, pourquoi se trouvait-elle encore ici ? Profitant de son immobilité, les êtres de brume l'emmurèrent de leurs menaces et insultes.

Faible, honteuse, pitoyable. Une pathétique mortelle qui se prenait pour un dragon. Bientôt, qu'elle vainque Ursanne ou non, Quagmire la dévorerait entièrement, Vaermina effacerait son souvenir de toutes les mémoires de Nirn. Comme Jalossa, d'autres s'octroieraient ses accomplissements, mais personne ne les contredirait. Toute résistance était futile.

Avant de s'en rendre compte, elle était à genoux. Étourdie, étouffée, elle crut basculer par terre, pour tomber assise sur une chaise. Elle voulut masser sa gorge irritée, mais ses poignets restèrent collés aux accoudoirs, maintenus par des menottes trop serrées.

- Où se cachent les Lames ?

Son sang se glaça. Dressée derrière elle, Elenwen répéta calmement sa question. Le cœur battant furieusement, Siltafiir manqua de s'énuquer pour la regarder. Hahjok. Les Grisetoison l'avaient délivrée et Cynric l'avait débarrassée du collier. Elle était libre, loin de cette salle de torture.

Mais elle ne se réveillait pas. La moiteur du donjon tapissait ses narines, les échardes de la chaise se plantaient dans ses cuisses, et la voix d'Elenwen résonnait sans se fatiguer. Elle voulut crier, appeler le Thu'um à l'aide, mais sa gorge se verrouilla avant même qu'elle ne puisse inspirer. Seuls des sifflements paniqués filtrèrent d'entre ses lèvres.

Une pression soudaine contre ses tempes lui déroba un hoquet. Les flammes des torches se noircirent, puis explosèrent contre les murs, inondant la pièce en un instant.

Elle cessa de se débattre dès que le feu se dissipa. Assis à califourchon sur ses cuisses, Nahlaas lâcha sa tête pour s'emparer délicatement de ses épaules. Quelques bégaiements hébétés plus tard, elle reconnut sa chambre.

- Sais-tu où tu te trouves ? s'inquiéta-t-il en s'asseyant à côté d'elle.

Elle acquiesça distraitement, concentrée sur le grésillement qui lui titillait la colonne vertébrale. Miraak, se rappela-t-elle en le voyant debout au pied du lit. Bras croisés, il l'observait de derrière son masque avec la même curiosité étouffante que lorsqu'ils chevauchaient Odahviing.

- Où étais-tu ? s'enquit-il.

- Ici, tu le vois bien, grogna-t-elle en se levant.

- Tu mens.

Il la harcela de questions alors qu'elle préparait ses affaires, et elle le rembarra avec autant d'énergie. Changeant de tactique, il demanda à étudier son absence de mana. Elle lui conseilla d'aller se faire voir à l'Académie de Fortdhiver.

Aidée par Nahlaas, qui se dressa sur le chemin de Miraak, elle s'enfuit de chez elle et courut jusque dans la Souricière. Malgré les mètres de roche et de terre qui les séparaient, son agacement l'atteignait encore. Le nez en l'air, elle concentra toute sa mauvaise humeur sur lui et oublia de regarder devant elle.

Elle heurta un corps massif de plein fouet. Les fesses par terre, elle leva l'œil sur Brynjolf, qui poussa un cri joyeux en la reconnaissant. Tout en l'aidant à se relever, il lui confia son travail suivant :

- Tu veux rendre visite aux Sang-d'Argent ?

Elle accepta immédiatement ; tant qu'elle échappait à Miraak, tout lui convenait. Son enthousiasme retomba quand il lui conseilla d'aller voir Cynric à qui il avait déjà confié les détails de la mission. Elle le croisa à la sortie de la salle d'entraînement.

Après leur dernière interaction, elle ne s'attendait pas à une embrassade chaleureuse. Elle ne s'attendait pas non plus à ce qu'il recule de deux pas en jetant des regards au couloir comme s'il espérait y trouver de l'aide. Il ne se détendit guère quand elle lui annonça que Brynjolf l'envoyait.

Sa nervosité ne s'amenuisait toujours pas alors qu'il lui expliquait que les Sang-d'Argent avaient reçu trois bouteilles d'un vin aussi rare que précieux. Le jarl Thongvor mariait sa fille et prévoyait de servir au moins l'une des bouteilles lors des célébrations. À deux jours de là.

- Brynjolf veut qu'on y aille en dragon, pour être sûrs d'arriver à temps, maugréa-t-il.

Il recula encore d'un pas. C'en était trop. Il n'avait pas à la traiter comme un animal sauvage, ou une pestiférée, ou une de ces cheminées de soufre qui perçaient les plaines volcaniques de la Brèche.

- C'est quoi ton problème ? cracha-t-elle soudainement. Je vais pas te manger !

La tête enfoncée entre ses épaules, il déglutit audiblement et murmura sa question :

- Est-ce que tu as tué Dessa ?

- Qui ?

Elle crut le voir pâlir, mais impossible de le confirmer dans l'obscurité.

- La Bosmer avec qui… commença-t-il en tricotant ses doigts.

- Oui, coupa-t-elle d'un grondement, je l'ai tuée.

- Pourquoi ? couina-t-il en reculant de plus belle.

- C'était une thalmore. C'est elle qui m'a capturée.

Cynric écarquilla les yeux. Sa bouche s'ouvrit, puis se tordit pendant que des plis dégoûtés se creusaient autour de son nez.

- Oh, je croyais… Oh…

Il tira la langue et frissonna. Toute sa peur se mua en révulsion. Sans plus oser la regarder, il lui suggéra de se mettre en route rapidement, d'ailleurs il allait préparer ses affaires immédiatement. Il illustra ses mots en la contournant, en tâtant ses poches et en se plaignant qu'il n'avait pas assez de potions d'invisibilité. Siltafiir sauta devant lui.

- Tu croyais quoi ? s'enquit-elle, les bras grand ouverts pour lui bloquer le passage.

- Rien, arrête de perdre du temps.

Pour seule réponse, il s'empara de ses épaules, la déplaça sur le côté et s'enfuit en courant. Elle ne se fatigua pas à le courser. Ses propres préparations nécessitaient toute son attention, elle ne pouvait pas perdre de temps avec ces enfantillages.

À suivre…

Toujours actif, toujours curieux de savoir si quelqu'un s'intéresse à cette fic et ce que vous en pensez.

À bientôt !

Termes draconiques :
Meyz ! Nu ! — Viens ! Maintenant !
Nii pook. — Ça/Il pue.
Viir ! — Cesse !